Solitude et communauté
Thème 2
Croissance de la communauté à partir des personnes
Depuis quelques années, et spécialement depuis le Concile Vatican II, on a beaucoup réfléchi sur la cellule d'Église que constitue une communauté de religieux ou de religieuses.
Bien des approches ont été proposées:
- approche biblique, avec des réflexions sur le projet de Jésus, sur le collège des Douze, sur la "vita apostolica", sur l'existence quotidienne des premières communautés chrétiennes;
- approche historique, avec des enquêtes sur le monachisme primitif, sur l'évolution du style d'autorité dans la vie religieuse, sur les différentes Règles monastiques, sur les origines de chaque Ordre;
- approche théologique, en particulier des études qui ont renouvelé la théologie des vœux ou qui ont mis en lumière la place des consacrés dans l'Église (à partir de Lumen Gentium);
- approche spirituelle, enfin; inséparable des précédentes, et qui s'attache principalement à la conversion des cœurs et des mentalités.
J'ai pensé vous inviter aujourd'hui à une démarche complémentaire (simplement complémentaire) des précédentes, et qui, à première vue, pourrait paraître tout à fait secondaire ou négligeable. Elle aura tous les dehors du simple bon sens; elle s'attachera à des choses qui vont sans dire, mais qui parfois vont beaucoup mieux en les disant. Il s'agira en effet de redonner toute leur force à de vieilles évidences. Ce sera, pour le dire en un mot, un éclairage sociologique de la vie de communauté; ce qui ne nous empêchera pas de nous tenir constamment sous la lumière de l'Évangile.
Je m'efforcerai de ne parler que de ce que je connais un peu, en vous laissant souvent continuer les lignes en pointillé. De temps à autre il m'arrivera de rêver en évoquant l'avenir. Vous me le pardonnerez, j'en suis sûr, comme vous me pardonnerez de connaître encore si peu votre vie concrète, ce qui peut-être me rendra parfois injuste ou maladroit.
Nous procéderons en trois étapes:
1. Crise et progrès
2. La vie de groupe et ses lois
3. Applications pratiques à la vie de nos communautés
1 . Crise et progrès
Nous allons parler non pas des changements, des multiples améliorations de détails auxquelles vous avez déjà procédé, mais plus fondamentalement, du changement, de cette aptitude à changer, à progresser, à évoluer, que l'on doit trouver dans tout groupe humain comme en tout vivant.
Et nous parlerons du changement en tant qu'il est voulu pour la communauté et par la communauté, en vue de mieux réaliser sa vocation.
Il arrive en effet souvent que le changement soit imposé du dehors à une communauté, soit pour des rai-sons politiques (exemple: moniales des pays de l'Est; exode de 1940), soit pour des raisons économiques (exemple: la pénurie de fuel, ou les nouveaux règlements de la sécurité sociale), soit pour des motifs culturels (exemple: la liturgie de nos sœurs africaines), soit encore à cause d'imprévus matériels. Dans toutes ces circonstances le changement ne pose guère de problèmes à nos communautés.
Ce type de changement imposé a été le lot du peuple de Dieu depuis toujours. Il lui a fallu passer successivement du nomadisme à la sédentarisation, d'une organisation tribale à un état centralisé puis à une monarchie, d'une paix relative sur sa terre à l'exil et à la déportation, de l'autonomie politique à la sujétion sous plusieurs occupants.
De la même manière, Dieu pourvoit aujourd'hui de l'extérieur à certaines mutations, parfois profondes, de la vie de l'Église. C'est Lui et Lui seul qui en détient la clef. En revanche il est une mutation progressive de la vie fraternelle, une maturation, une évolution vers le mieux, qu'il attend de chacune de nos communautés pour qu'elle réponde à chaque moment de son histoire à l'appel que Dieu, depuis toujours, lui fait entendre. Et là, évidemment, la volonté de chaque moniale et la volonté commune sont directement engagées, qu'il s'agisse d'une conversion morale ou, plus humblement, des moyens concrets à adopter pour améliorer l'existence et les échanges de tous les jours.
En général on ne change, on n'éprouve le besoin d'évoluer, que lorsqu'on arrive à une impasse, à un blocage, à une situation devenue difficilement supportable, à un moment de tension ou de crise.
L'Église traverse des crises; nos communautés également. C'est pourquoi, afin de donner une sorte de toile de fond à toutes nos réflexions, nous allons essayer, rapidement, de répondre à une première question: quel cheminement proposer lorsque se présente une crise?
On peut tout résumer commodément par un parcours en six étapes:
1° lire la crise, l'analyser le plus objectivement possible, en éliminant les outrances de l'émotion et les désirs de surenchère. Des modes de vie et de pensée dont nous avons hérité se voient menacés, contestés, vidés de leur sens. Il faut avant tout mesurer l'importance réelle de la remise en cause.
2° apporter l'éclairage de l'histoire. Il faut comprendre d'où l'on vient, car ce sont les conditionnements d'hier qui expliquent la situation d'aujourd'hui. L'histoire permet de mieux valoriser l'héritage reçu et de relativiser la crise. Souvent ce que l'on prend pour une difficulté toute nouvelle n'est souvent que la résurgence d'un vieux problème ou d'une vieille maladie de la communauté.
3° accueillir les nouvelles questions. Le progrès des sciences humaines, les mutations intervenues dans la société, les mœurs, l'hygiène, la culture, l'éducation, les moyens d'information, tout cela fait apparaître certaines choses ou certains comportements comme désormais intolérables. L'Église accueille ces question-nements nouveaux sans crainte ni tristesse, mais avec une vigilance critique, et donc sans se laisser enlever ni la mémoire ni la parole. C'est la réaction constructive qu'elle attend de nos communautés.
4° se référer au projet de Jésus Christ pour son Église et au projet des fondateurs en vue du service de Jésus Christ. Il s'agit de revenir constamment aux exigences de l'Évangile ainsi qu'aux grandes intuitions spi-rituelles qui ont modelé le visage particulier de chaque famille religieuse.
5° prendre de nouvelles orientations pour la vie et l'action. Pour être saines, ces nouvelles orientations doivent mettre en œuvre à la fois ce qu'il y a d'impérissable dans l'Écriture et la Tradition, et tout ce qui a été reconnu comme vivifiant dans les nouveaux besoins et les nouvelles intuitions
6° arrêter des décisions pour ici et maintenant. Ces décisions doivent rester cohérentes avec les orientations retenues (5), mais elles tiennent compte des conditions concrètes de la vie de telle ou telle communauté. Alors qu'au niveau des orientations une certaine unité est possible et nécessaire entre les diverses communautés qui se réclament d'un même projet évangélique, au niveau de la vie journalière un certain pluralisme sera inévitable.
Tel est le circuit qu'il faut sans cesse reprendre:
accueil des nouvelles questions l l référence au projet de Jésus et des fondateurs
3 4
éclairage par l'histoire l 2 5 l nouvelles orientations
1 6
lire la crise l l décisions pour ici et maintenant
C'est un chemin long, mais ici les raccourcis et les courts-circuits ne réserveraient que de mauvaises surprises. On ne peut passer directement de 1 à 6, en faisant mécaniquement le contraire de ce qui s'est fait; on ne peut pas non plus passer impunément de 3 à 5, des nouvelles questions aux nouvelles orientations, en sautant la référence au projet ecclésial.
La santé d'une communauté, même et surtout au plan évangélique, se mesure souvent à sa capacité d'analyse et de décision, ou, si l'on veut, à la possibilité qu'elle a de regarder en face et fraternellement ses propres problèmes, et à la volonté qu'elle manifeste de ne pas stagner loin des solutions.
2. La vie de groupe et ses lois
Si nous consultons un dictionnaire au mot "communauté", nous trouvons la définition suivante: "Groupe social dont les membres vivent ensemble ou ont des biens, des intérêts communs".
La communauté religieuse est donc aussi une réalité sociale et peut s'analyser du point de vue sociologique; de plus ses caractéristiques générales sont celles d'un groupe. Nous allons donc partir commodément de la notion de groupe pour éclairer du point de vue sociologique notre vie communautaire.
Il y a groupe quand on trouve entre plusieurs personnes une certaine interdépendance dans la poursuite de buts communs ou compatibles. Dans le cas de nos communautés, l'interdépendance est définitive.
On rencontre évidemment bien des sortes de groupes. Les uns, plus spontanés, reposent sur des affinités électives (ex. un groupe de joueurs d'échecs); d'autres, spontanés également, reposent sur une identité d'origine ou de formation (ex. les groupes d'anciens élèves). Le groupe que nous appelons communauté religieuse est institutionnel.
L'existence et la vie d'un groupe (et donc d'une communauté) suppose un certain nombre d'éléments communs que nous allons passer en revue. Cela nous permettra ensuite d'étudier la cohésion et le dynamisme des groupes, puis deux modèles extrêmes de fonctionnement des groupes.
Voici donc le schéma que nous allons suivre:
A. Eléments communs à tous les groupes.
B. Cohésion et dynamisme des groupes.
C. Deux modèles extrêmes de fonctionnement des groupes:
1° les groupes qui privilégient l'ordre et les structures;
2° les groupes qui privilégient l'équilibre dynamique.
A. Éléments communs à tous les groupes
La vie d'un groupe suppose les éléments suivants:
1° un ensemble de valeurs, par exemple: l'amour de la musique de Mozart, l'amour du sport; pour une communauté religieuse: l'amour de la prière contemplative, du silence, de tel ou tel style liturgique, etc.
2° des objectifs à atteindre, par exemple: être, au cœur de l'Eglise, une force d'intercession, de réconciliation, etc.
3° un système de rôles et d'autorité, qui permet de différencier et de les articuler, par exemple: dans nos communautés, la responsable du chant, l'économe, la maîtresse des novices, la prieure, etc.
4° une communication entre les membres: communication des renseignements, des ordres et des consignes; communication ascendante, descendante, horizontale. Par exemple: dans nos monastères, sont des organes ou des moyens de communication: les réunions communautaires, le conseil, ... les prières universelles, etc.
5° des méthodes de travail et des moyens d'action, par exemple, dans l'enseignement: les cours, les séminaires, les travaux dirigés; dans nos communautés: les répétitions de chant, la polycopieuse, le four à céramique, la chapelle pour les célébrations, etc.
6° un certain nombre de règles d'administration concernant les choses et la vie concrète: par exemple: les cotisations de la sécurité sociale, le roulement à établir pour l'usage des machines agricoles dans une coopérative; dans nos monastères, le fonctionnement de la bibliothèque conventuelle, l'horaire du travail sur telle machine, la répartition des tâches au jardin, etc.
7° un certain nombre de règles administratives concernant les personnes; par exemple: dans une entreprise, le recrutement du personnel, l'accueil, l'orientation, la formation, les promotions; dans nos monastères, l'organisation du postulat, du noviciat, de la formation permanente, etc.
B. Cohésion et dynamisme du groupe
Les sept éléments, qui normalement sont communs à tous les membres du groupe, permettent d'établir à tout moment le bulletin de santé de ce groupe et d'apprécier sa cohésion et son dynamisme.
En principe cohésion et dynamisme vont de pair: tout ce qui resserre l'unité des membres fait progresser le groupe, et tout ce qui fait progresser le groupe resserre l'unité de ses membres.
Si un divorce apparaît entre les forces de cohésion et les forces de progression, le groupe est menacé soit de sclérose, soit d'éclatement. C'est le cas, par exemple, d'un groupe très cohérent, très uni, qui ne voudrait pas aller de l'avant pour ne pas remettre en cause des avantages acquis de tranquillité ou de sécurité. À l'inverse un groupe peu uni peut parfois se montrer très dynamique et très entreprenant, lorsque la tâche accomplie ou l'objectif visé permettent d'occulter ou d'éluder les problèmes d'unité au sein du groupe. Il se produit alors une sorte de connivence des membres du groupe pour fuir en avant. Mais tôt ou tard la question de la cohésion de ce groupe se posera, et avec une intensité accrue.
Mais prenons plutôt le problème sous l'angle positif, et demandons-nous quels sont les facteurs qui peuvent assurer à un groupe à la fois la cohésion et le dynamisme.
1° Le groupe sera sain et progressera si chacun des sept éléments analysés plus haut est pertinent, clair, et accepté.
Pertinent, c'est-à-dire "qui convient exactement à l'objet dont il s'agit", surtout compte tenu du but à long terme;
clair, car le flou divise toujours un groupe, surtout s'il est entretenu volontairement;
accepté, ou, si l'on veut: assumé et partagé par tous les membres du groupe.
Testons cela pour les valeurs sur lesquelles les membres s'engagent. Par exemple, un monastère croit à la valeur de la prière contemplative, silencieuse, en pure gratuité et perte de soi. Valeur éminemment pertinente, mais est-elle claire pour toutes? est-elle acceptée vraiment par toutes?
Pour les objectifs concrets que se propose le groupe, le test est encore plus net. Sont-ils pertinents, c'est-à-dire conviennent-ils au but à long terme, à la vocation profonde du groupe et de chacun de ses membres? Par exemple: des moniales envisagent tel type d'accueil; cet accueil va-t-il être vraiment l'expression de ce qui est cherché et vécu en profondeur? Le projet est-il clair? a-t-on laissé du flou? exprès? le projet est-il accepté? y a-t-il au départ un consensus suffisant? le projet retenu est-il pertinent?
Prenons maintenant l'exemple des règles administratives pour la vie concrète: l'horaire de la prière et du travail est-il clair? (généralement oui: il est affiché...); est-il accepté (et donc respecté...)? est-il pertinent? (dans certains cas, à l'évidence, il ne l'est pas).
Un dernier exemple: les règles du groupe concernant les personnes. À propos du style de formation envisagé pour les plus jeunes: est-il clair? est-il accepté par la communauté? est-il finalement pertinent?
La pertinence, la clarté et l'acceptation établissent une correspondance entre les mobiles individuels et ce qui meut le groupe tout entier. En fait elles doivent être vérifiées de loin en loin et réaffirmées aussi souvent qu'il est nécessaire. D'où l'importance de la communication, des échanges à ces divers niveaux, pour confronter et harmoniser les réactions individuelles.
2° Un autre facteur de cohésion et de dynamisme: la sympathie, et au-delà: la charité. Je n'y insiste pas, c'est trop vident pour faire problème.
3° Parfois le prestige peut être facteur de cohésion et de progression, spécialement dans les débuts, qu'il s'agisse du prestige d'un meneur (tel spirituel, par exemple, qui a senti un besoin de l'Église), du prestige d'un groupe (tel monastère qui a son image de marque), ou du prestige de la tâche assumée (lorsque par exemple une communauté est dans le vent et qu'elle a la cote à cause de ses réalisations). Le prestige peut être pendant un certain temps un facteur positif; mais il est parfois ambigu et souvent passager. Un groupe qui a vécu quelques années en s'appuyant sur un prestige (de personne ou de groupe) est amené en général à une épreuve de vérité qui révèle la profondeur réelle des engagements.
4° Certains autres éléments ne sont qu'apparemment facteurs de cohésion, et ne débouchent pas sur un vrai dynamisme: par exemple, les contraintes ou les pressions qui s'exercent à l'intérieur du groupe, ou encore l'impossibilité pour une personne de changer de groupe, qui se traduit par des réflexions du type suivant: "on ne m'acceptera pas ailleurs", ou "ailleurs, c'est encore pire".
C. Deux modèles extrêmes de fonctionnement d'un groupe
On ne rencontre jamais deux groupes totalement identiques, et même si l'on ne retient que les principaux modèles de fonctionnement d'un groupe, on se trouve en face de tout un éventail de possibilités. Pour faire bref et partir de repères bien typés, prenons tout de suite les deux bords extrêmes de l'éventail, et décrivons:
- d'abord un groupe fonctionnant selon un modèle de solidité,
- puis un groupe fonctionnant selon un modèle d'équilibre.
Mais je m'empresse d'ajouter que dans la réalité on ne trouve jamais ces deux modèles à l'état pur; on a toujours affaire à un mélange, à un dosage, plus ou moins fortuit ou plus ou moins conscient.
Groupe qui privilégie l'ordre et la structure
Dans un groupe de ce type:
a) chacun doit se tenir strictement à sa place:
- une place fixée par les habitudes ou les coutumes, lesquelles ne souffrent aucune déviation; exemple: les règles étroites de la hiérarchie familiale dans beaucoup d'ethnies africaines.
- une place fixée rationnellement; exemple: dans les sociétés occidentales, les hommes sont placés selon leurs capacités reconnues officiellement, selon leurs diplômes, etc.
b) l'autorité est impersonnelle, confiée à quelqu'un automatiquement en fonction de son ancienneté, de ses diplômes, de son apport de capitaux.
c) les fonctions sont définies strictement, et l'on privilégie les activités à consignes au détriment des activités à décision. Autrement dit, on laisse le moins de jeu possible dans les rouages, on restreint la part de l'appréciation personnelle, on préfère que chaque individu agisse selon un code qui balise son travail et lui fournit des critères sûrs d'application. L'idéal plus ou moins conscient et avoué est d'obtenir des comportements homogènes et des personnalités conformistes (exemple de l'adjudant qui aligne la section en criant: "Je ne veux voir qu'une tête!").
d) Les règles d'administration sont fermes et précises, en particulier quant au choix des personnes, leur promotion, leur rémunération.
Là encore on "cadre" au maximum la vie pour éliminer d'avance au maximum les déviations ou les difficultés. Dans de tels groupes le zèle est toujours malvenu et considéré comme nuisible. Ceux qui réussiront sont justement ceux qui ne feront pas de zèle. À la limite, on jaugera les hommes non pas d'après leurs qualités personnelles, ni même d'après les résultats de leur action, mais d'après leur aptitude à s'insérer dans l'engrenage: "a-t-il le comportement professionnel qui lui est demandé?" On considère donc comme essentiel l'aspect prescrit de l'activité, plutôt que son aspect discrétionnaire.
e) les communications sont dépersonnalisées; on n'entre pas en contact avec les gens tels qu ils sont, tels qu'ils vivent, mais avec leur "rôle", avec leur "personnage". Les individus sont censés n'avoir pas d'histoire, précisément parce que, dans le groupe, "on ne veut pas d'histoires".
On tente de concrétiser le vieux rêve d'un monde anhistorique ("hors histoire"), d'un monde aseptisé et toujours prévisible. On veut savoir toujours où l'on en est, et pour cela on sacrifie toute chaleur humaine, tout l'inattendu des personnes et de l'affectivité.
Tout cela évidemment renforce le "quant à soi" de chacun et durcit les façades puisque chacun se sent à tout moment en représentation.
f) on évite à tout prix les affrontements et les conflits, qui remettent en cause l'ordre établi et la solidité du groupe.
Quand naissent des désaccords ou des antagonismes:
- ou bien on les nie;
- ou bien, volontairement, on les exagère, afin que tous renoncent à les envisager;
- ou bien l'on dénonce ou l'on crée des boucs émissaires, "seuls coupables" du désaccord, comme on chassait autrefois au désert un bouc chargé de tous les péchés de la tribu ou du clan.
Quand les conflits malgré tout subsistent, on a recours à des moyens institutionnels pour les arbitrer, par exemple: on ne se réunit pas pour regarder ensemble les éléments de la dissension, mais on fait venir l'inspecteur du travail, on écrit à Monseigneur..., ou bien on passe aux votes prématurément.
Cette peur du conflit, s'ajoutant au souci déjà signalé d'obtenir des comportements uniformes, explique certains phénomènes d'ostracisme par rapport aux personnages gênants.
On comprend aussi que dans ces groupes à modèle de solidité on s'affronte toujours à fleurets mouchetés et qu'on se place réciproquement de manière à ne pas se faire peur, ce qui peut aboutir rapidement
- à une stérilisation des échanges,
- à un appauvrissement des personnes,
- à des distorsions curieuses entre le résultat d'un vote secret et ce qui a pu être dit au cours de l'échange préparatoire.
Voilà donc les principaux traits d'un groupe à modèle de solidité. Redisons-le: tel que nous venons de le décrire, un groupe de ce genre n'existe nulle part à l'état pur.
Groupe qui privilégie l'équilibre dynamique
Nous allons maintenant caractériser, à l'autre bord de l'éventail, un groupe qui fonctionne tout autrement, et qui cherche sa cohésion non plus en raidissant les structures, mais en établissant de loin en loin un nouvel équilibre.
Là encore ne nous pressons pas pour prendre position par rapport à cette manière de faire, et ne canonisons pas automatiquement, car aucun groupe, en réalité, ne fonctionne parfaitement selon ce modèle, et rien ne dit que ce modèle, à l'état pur, serait toujours totalement bénéfique.
Avec ce type de groupe, les choses se présentent ainsi:
a) Tout état auquel le groupe est parvenu peut, sans catastrophe, être remis en question. Et les divers éléments de la vie ou de l'activité du groupe peuvent être réorientés en vue de rejoindre un nouveau palier d'équilibre.
b) Le dynamisme de ce groupe repose tout entier sur la spontanéité des personnes, sur leur capacité de répondre à la nouveauté par la nouveauté, à la nouveauté d'une situation par la nouveauté d'une attitude. On développe donc les activités à décision (qui font appel à l'initiative des individus).
c) La place de chacun ne se perpétue pas de manière immuable. La stratification sociale peut évoluer: les rôles et les responsabilités sont suffisamment interchangeables. À la limite, on sait envisager, sur des points non essentiels, une déstructuration provisoire afin de restructurer le groupe ou son action de manière plus adaptée, plus satisfaisante pour les personnes.
Les groupes de ce type ont une conception nouvelle de ce qui est rationnel. Agir et réagir de façon rationnelle, ce n'est pas reconduire purement les schémas du passé, ni non plus inverser a priori les objectifs, mais c'est tenir compte de l'ensemble des facteurs qui affectent une situation donnée. Prenons un exemple: un groupe cherche une nouvelle efficacité dans son travail, pour une meilleure production; et il va tenir compte non seulement de l'efficacité à court terme (ou à courte vue) mais des résultats escomptés à long terme. À court terme, l'efficacité demanderait peut-être de bouleverser la composition des équipes d'ateliers; à long terme, elle suggérera un recyclage professionnel de l'ensemble du groupe. Autrement dit on pense à la fois au progrès du groupe et au progrès de chaque personne, au rythme du groupe et à celui de chaque personne.
d) Les rapports humains sont authentiquement vécus, sans camouflages réciproques, au risque que cela entraîne éventuellement un désordre mineur et passager, ou une certaine contestation. Positivement, le groupe devient capable peu à peu de réfléchir à des problèmes complexes, de s'atteler à des travaux qui font appel à plusieurs disciplines. Par exemple: le musicien et le poète collaborent avec l'ingénieur de son; la sœur liturgiste connaît mieux les problèmes de la sœur fleuriste, et vice versa.
e) L'autorité est moins contraignante, plus partagée, plus décentralisée. Elle est considérée surtout comme une capacité de répondre aux besoins du groupe, selon les moments de son évolution.
Les personnes ne sont pas promues automatiquement à l'ancienneté ou au prestige des diplômes, mais dans la mesure où elles peuvent effectivement faciliter l'évolution continue du groupe, en particulier (mais pas uniquement) par leur créativité, leurs idées novatrices.
f) Le groupe prend l'habitude de traiter lucidement les désaccords. Au lieu de rêver à une entente idyllique, au lieu de se contenter d'un assentiment superficiel, on tâche que les conflits débouchent sur une meilleure coopération. En particulier on renonce au "tout ou rien", qui est souvent une séquelle de l'adolescence, et l'on ne se résigne pas à ce que la vie du groupe devienne une épreuve de force constante où les uns perdent toujours ce que les autres gagnent.
g) Les règles d'administration, les habitudes ou les coutumes du groupe, sont considérées comme pouvant évoluer, puisque leur rôle est de permettre la cohésion et le progrès. Aussi le groupe reste-t-il ouvert à la création de nouvelles normes. La maturité d'un groupe, de ce point de vue, ne consiste pas à refuser toutes les normes, elle se mesure au contraire à la capacité dont le groupe fait preuve d'assumer ses normes et de les revitaliser aussi souvent qu'il est nécessaire.
En résumé, ce qui est recherché par le groupe, ce n'est pas la fixité, mais la stabilité. Or un groupe est stable, non quand il ne bouge pas, mais quand il est capable de trouver, à chaque moment important, un nouveau seuil d'équilibre.
*
Comparons maintenant les deux modèles que nous avons retenus.
Le premier, celui qui privilégie l'ordre et la structure,
- permet à un groupe de durer malgré les problèmes et les conflits, fût-ce en les niant, en les empêchant de déborder, en réalisant une sorte d'enkystement;
[la définition du dictionnaire devient une vraie parabole si on la transpose dans le domaine sociologique: "enkystement: formation d'une couche de tissu conjonctif dense autour d'un corps étranger qui se trouve ainsi isolé du tissu environnant"].
- se présente comme sécurisant; mais la sécurité est parfois payée plus ou moins cher au niveau du bonheur des personnes;
- aborde plus volontiers les problèmes en termes de droit, de devoir, ou de pouvoir;
Le second modèle, qui valorise une constante recherche de l'équilibre:
- permet à un groupe de résorber, au moins à long terme, une bonne part de ses conflits;
- apporte moins de sécurité immédiate, mais vise un plus grand dynamisme pour chaque personne;
- induit une plus grande sensibilité aux événements, aux imprévus, à la spontanéité, à la réalisation des personnes pour elles-mêmes.
On pourrait dire que ces deux modèles de fonctionnement des groupes correspondent à deux définitions de la paix. L'une est de saint Augustin: "tranquillitas ordinis" (la tranquillité de l'ordre), l'autre a été proposée par Paul VI: "la paix, c'est l'équilibre dans le mouvement".
Nous avons choisi, pour la commodité de l'analyse, les deux bords extrêmes de l'éventail, deux modèles opposés sur la plupart des points; mais, encore une fois, ces deux modèles extrêmes ne sont réalisés nulle part. Heureusement d'ailleurs, car, absolutisés, ils pourraient mener un groupe soit à des rigidités, soit à des fragilités excessives. Dans le concret chaque groupe, chaque communauté, doit trouver aux diverses étapes de son histoire le dosage optimal entre la sécurité et le risque. Une certaine oscillation entre ces deux pôles doit être considérée comme normale, et de fait nous la constatons partout, pour peu que nous suivions l'évolution d'une communauté. Toute communauté vivante est amenée à réguler le modèle d'équilibre par le modèle d'ordre, et vice versa. L'important est que le groupe reconnaisse la nécessité et la légitimité de cette régulation. C'est même le point de départ d'une véritable humilité communautaire.
Ici, tout spécialement, joue l'analogie entre la maturité d'une personne et celle d'un groupe. De même, en effet, qu'une personne n'atteint la maturité que lorsqu'elle accepte son passé, les données irréversibles de son existence et la nécessité de marcher avec ses richesses et ses limites, de même, pour qu'une communauté devienne adulte, il faut qu'elle puisse:
- reconnaître les handicaps légués par son histoire,
- s'accepter sans angoisse comme un vivant en perpétuelle osmose avec son milieu, et en perpétuelle évolution.,
- se réconcilier avec l'insécurité, avec la nécessité de l'exode.
Ce qui fut vrai d'Abraham, "qui partit sans savoir où il allait" (Hb 11,8), ce qui fut vrai d'Israël tout au long de son exode, ce qui fut vrai du Fils de l'Homme qui n'avait pas sur terre où reposer sa tête (Mt 8,20) demeure vrai dans l'Église pour chaque communauté: il n'y a pas pour elle de cité permanente (Hb 13,14), pas de repos avant le repos de Dieu (Hb 4,11), et à tout moment de son histoire elle est en marche vers la cité dont Dieu lui-même est l'architecte et le constructeur (Hb 11,10).
Quant aux critères dont un groupe dispose pour opérer sa régulation, ils sont fournis à la fois par le passé auquel le groupe se réfère, par ses objectifs présents et par sa visée de l'avenir.
Dans le concret, comme chaque famille spirituelle a sa mémoire, sa réalité et son espérance, le dosage entre solidité et créativité se fera avant tout en fonction du charisme de l'institut, tel qu'il se trouve exprimé aux origines et, éventuellement, dans la (ou les) réforme(s). D'où l'importance qui sera toujours accordée, dans les choix du présent, au silence, à la solitude, à l'austérité joyeuse, à la vie de la cellule communautaire. L'actualisation nécessaire portera avant tout sur ces notes essentielles, sans lesquelles un monastère tournerait le dos à l'avenir.
3. Applications pratiques à la vie des communautés
Avançons maintenant d'un nouveau pas dans notre analyse.
En supposant que la communauté a perçu le besoin d'une évolution, partielle ou globale, et qu'elle en a admis la nécessité, comment peut-elle penser et conduire cette évolution, et concrètement: sur quels leviers peut-on peser pour favoriser une mutation raisonnable?
C'est là une question particulièrement urgente quand une communauté semble désespérément stagner, quand des blocages paraissent irrémédiables, quand la communauté en vient à douter de son avenir et même de sa survie.
Il existe, certes, des situations difficiles, où la confiance au Seigneur s'avère de plus en plus nécessaire; mais il n'existe pas de situations communautaires où l'on ne puisse rien faire, rien chercher, rien tenter; et plus notre confiance en Dieu est authentique, plus elle nous rend lucides, courageux et inventifs pour accomplir ce qui est en notre pouvoir.
Il y a toujours quelque chose à faire, et la première est d'accepter de travailler avec le temps, comme fait Dieu depuis qu'il a mis les hommes sur la terre.
Nous allons donc explorer une série d'efforts possibles ou de secteurs à améliorer. Je les énumère d'abord, sans chercher à être exhaustif, et en visant concrètement nos communautés monastiques:
1° améliorer la communication
2° recentrer la communauté sur ses objectifs essentiels
3° promouvoir les personnes
4° revoir les circuits
5° démythiser les charges
6° redonner de la qualité aux réalisations communes
1° Améliorer la communication dans la communauté, c'est favoriser le partage des activités et des motivations, c'est augmenter la lucidité (et la lumière) dans les relations interpersonnelles.
Le schéma de la "fenêtre", bien connu des sociologues, permettra de résumer les difficultés d'un tel projet et les priorités à consentir (fig. 1).
fig. 1 connu de l'individu ignoré par l'individu
connu des autres
I
PARTAGE
II
AUTO-AVEUGLEMENT
ignoré par les autres
III
SECRET
IV
INCONNU
La surface I (partage) représente les comportements et les motivations qui sont connus de chacun et des autres, donc tout ce qui est partagé en communauté.
La surface II (auto-aveuglement) représente ce que les autres voient en nous (de nos comportements et de nos motivations) mais que nous ignorons nous-mêmes. Par exemple: un fanatique ne perçoit pas qu'il l'est, mais son entourage le situe très vite comme tel.
La surface III (secret) délimite ce que nous savons mais ne révélons pas aux autres.
La surface IV (inconnu) recouvre les comportements ou les motivations dont ni l'individu ni les autres ne sont conscients. Par exemple: la manière de parler d'un responsable gêne la communication dans le groupe, et personne ne se rend compte que le malaise vient de là.
Dans un groupe nouvellement formé (ou une communauté où le dialogue est encore peu développé) les choses se présentent généralement ainsi (fig.2):
fig. 2
I PARTAGE
II
AVEUGLEMENT
III SECRET
IV INCONNU
La surface I (partage) est très petite, ce qui se vérifie à plusieurs symptômes:
- les échanges restent pauvres ou superficiels;
- peu d'expression libre et spontanée (on entend toujours les mêmes);
- peu de lucidité dans l'air, beaucoup de jugements téméraires (à vrai dire un jugement est toujours téméraire...);
- l'anxiété ou l'appréhension restent grandes, les échanges sont encore guindés;
- les choses retombent: on ne donne pas suite aux idées et aux suggestions; on entend et voit peu ce qui se passe en réalité; certains membres du groupe parlent toujours dans une sorte de désert, sans jamais savoir s'ils rencontrent accord ou désaccord, etc.
À mesure que la communauté devient adulte (et évangélique), la surface du partage tend à s'agrandir: chacune se sent plus libre d'être elle-même, et chacune s'efforce de mieux percevoir les autres telles qu'elles sont réellement.
Evidemment - et c'est essentiel - la surface 1 ne peut s'agrandir que si les trois autres secteurs vont en s'amenuisant, ce qui amène les mutations suivantes:
Quand I grandit, III se rétrécit. En d'autres termes: quand le partage s'intensifie, le secret recule, ce qui ne veut dire que la discrétion diminue. Il devient moins nécessaire pour chacun de cacher ou de rentrer ce qu'il sait ou ce qu'il ressent, parce que l'atmosphère permet de plus en plus de confiance. Les membres de la communauté éprouvent moins d'appréhension et consacrent plus librement au bien commun leurs ressources et leurs compétences. On constate en même temps une plus grande réceptivité aux opinions et aux suggestions nouvelles.
La surface II (celle de notre aveuglement) est plus lente à rétrécir, parce que nous avons souvent de "bonnes raisons", des raisons psychologiques plus ou moins inconscientes, pour rester " aveugles" " (cf. Jn 9,41), pour refuser de voir comment nous nous comportons, pour fuir la lumière qui nous vient des autres.
Le changement est encore moins rapide pour la surface IV (l'inconnu). Souvent, pour révéler à l'individu et au groupe telle ou telle illusion, il faut qu'interviennent des événements inattendus ou des personnes venues de l'extérieur et dont le regard est encore neuf.
Dans une communauté qui a suffisamment développé ses échanges fraternels, la "fenêtre" présente des modifications importantes (fig.3):
fig. 3
I PARTAGE
II
aveuglement
IV
III secret
inconnu
La zone du secret a considérablement diminué: les personnes perdent moins de temps et d'énergie à défendre leur territoire. Les zones II et IV sont de proportions beaucoup plus modestes et s'équilibrent à peu près: l'auto-aveuglement de chacune ne tranche pas trop sur l'ignorance commune à toutes.
À propos du partage, une remarque s'impose: améliorer la communication dans une communauté n'implique pas forcément qu'on multiplie les occasions d'échange verbal, mais plutôt qu'on recherche activement la qualité des échanges. Normalement un partage plus vrai renvoie les membres de la communauté à un silence plus authentique.
Quant aux moyens concrets dont on dispose pour favoriser le partage, il ne s'agit jamais de recettes-miracles. Pour les responsables, à tout niveau, plusieurs réflexes ou attitudes sont nécessaires en même temps, qui ne s'apprennent pas dans des livres:
1° se former à l'écoute,
2° savoir donner la parole,
3° savoir laisser prendre la parole,
4° savoir reprendre la parole,
5° se rappeler sans cesse la puissance de la parole.
Ces humbles moyens restent valables, d'ailleurs, moyennant les transpositions nécessaires, à tous ceux et toutes celles qui veulent travailler lucidement au progrès de leur communauté.
2° Recentrer la communauté sur ses objectifs essentiels
Retrouver les vraies priorités, c'est un moyen souvent efficace pour aider une communauté à progresser.
On évite ainsi:
- une dispersion des énergies;
- une trop grande sensibilité de la communauté aux modes passagères ou aux pressions exercées indûment de l'extérieur;
- la marginalisation définitive de certains membres de la communauté;
- l'amertume d'autres membres de la communauté, qui se sentent isolés ou déconsidérés à cause de leur fidélité à l'essentiel.
On renforce par là même:
- en chacune la conscience de son identité et le sentiment d'appartenir à une communauté vraiment spécifique;
- dans la communauté: la confiance en son avenir, la joie dans l'accomplissement du projet commun, l'efficacité du travail et des efforts.
Ce recentrage implique:
- au niveau des intelligences, un effort de présentation, de clarification, de valorisation et de persuasion. Il faut redire où est l'essentiel, et les responsables de communautés ont grâce d'état pour cela. La promulgation de nouvelles normes à l'essai pour tous les monastères a pu être une occasion toute naturelle pour cet effort de valorisation des objectifs essentiels.
- au niveau des volontés et de l'affectivité, des choix souvent courageux quant à l'horaire, quant à la présence et aux absences, quant au style des relations avec l'entourage, quant à l'austérité joyeuse qui fait partie de toute vie érémitique communautaire, etc.
3° Promouvoir les personnes Entendons par là: viser, par le moyen de la vie de communauté, la meilleure réalisation possible de chaque destinée, de chaque vocation personnelle.
À vrai dire ce souci de la promotion des personnes n'est guère isolable des autres efforts que nous sommes en train d'analyser: il colore tout ce qui est fait pour améliorer la communication, pour recentrer la communauté sur l'essentiel, pour redonner de la qualité aux réalisations communes, etc.
Mais le fait de reprendre pour lui-même ce thème de la promotion des personnes va nous permettre de parler de quelques initiatives particulières qui peuvent contribuer, à long terme, à changer le climat d'une communauté.
Partons d'exemples concrets.
Beaucoup d'efforts ont été faits dans les communautés, surtout depuis le Concile, dans le sens d'une formation doctrinale permanente, et les fruits ne se sont pas fait attendre, et en particulier les fruits spirituels. Car il y a parfois des naufrages, ou en tout cas des stagnations spirituelles, qui viennent d'un manque de nourriture de la foi, même dans nos communautés monastiques.
Formation doctrinale permanente: en plus des causeries, depuis longtemps traditionnelles, assurées dans les monastères par des prêtres diocésains ou des religieux parfois éminents, on a programmé des sessions doctrinales ou bibliques parfois intensives, toujours exigeantes, des travaux et des recherches poursuivis en communauté sur plusieurs semaines, où les compétences et le tact pédagogique de quelques sœurs font merveille. Il y a des dons cachés qui se révèlent lorsqu'on prend des initiatives pour promouvoir les personnes.
Cela semble avoir avivé, chez beaucoup de sœurs plus anciennes ou d'âge moyen, non seulement le goût de la nourriture substantielle, non seulement l'intérêt pour la doctrine reçue et reçue ensemble, mais le désir de se nourrir elles-mêmes et d'être actives pour leur culture biblique ou doctrinale, chacune à son niveau et selon ses moyens.
Le moment est venu dans l'Église, je crois, d'envisager, avec confiance et modestie, une vraie personna-lisation de la culture biblique et doctrinale. Les moyens à mettre en œuvre ne sont pas forcément dispro-portionnés. Ils doivent répondre à trois besoins:
- stimulation des sœurs,
- accompagnement des sœurs dans leur effort,
- contrôle (ou éventuellement évaluation) de cet effort.
En rêvant un peu, on peut espérer que, d'ici quelques années, chaque institut - ou pourquoi pas l'UCRC - puisse faire face par lui-même à ces trois demandes des sœurs.
Plus redoutable est la tâche de former les jeunes moniales. Vos statistiques d'entrées et de sorties le montrent à leur manière, qui est objective et impersonnelle.
Là encore, ce qui est entrepris pour personnaliser la formation peut enrichir la vie de la communauté tout entière, moyennant un a priori de bienveillance des sœurs de la communauté à la fois pour les jeunes qui cherchent et pour les sœurs attelées à la formation. Déjà les méthodes, le cadre, les critères de la formation ont évolué profondément dans beaucoup de monastères. Mais il faut accueillir maintenant au postulat, puis au noviciat, des jeunes dont les repères culturels et l'histoire chrétienne ne sont plus comparables à ceux d'il y a vingt ans, et face à cette situation nouvelle et mouvante, la formation des jeunes souffre encore de plusieurs handicaps:
1. les jeunes sont trop peu suivies et aidées pour leur vie spirituelle dans le monde entre le moment où elles envisagent vraiment d'entrer au monastère et le début de leur postulat;
2. on manque souvent d'une instance de premier discernement qui permettrait aux jeunes, librement, de clarifier leur demande, et leur éviterait éventuellement d'aller à un échec quasi certain qui laisse toujours des traces profondes dans l'histoire des personnes. Combien de fois nous accueillons dans nos monastères, pour un stage ou pour une acclimatation, mais parfois aussi pour un postulat, des jeunes filles dont la demande n'est pas encore clarifiée. Est-ce qu'il n'y a pas là un effort à faire, demandé aux formatrices, pour éviter à une jeune de se fourvoyer pendant dix-huit mois dans le postulat de telle famille religieuse, alors qu'un discernement un peu plus poussé aurait permis de l'orienter d'une manière quasi définitive?
3. le discernement à l'intérieur du monastère est parfois exagérément long, ce qui rend d'autant plus difficile, en cas d'arrêt du noviciat, la réadaptation à un autre genre de vie et à un autre service d'Église;
4. au moins dans certains instituts, on ne forme pas suffisamment les maîtresses de formation comme elles doivent l'être pour accueillir les jeunes qui frapperont à la porte des monastères dans les décennies à venir;
5. les communautés, en tant que telles, n'ont pas toujours suffisamment évolué dans leurs modes de discernement des vocations, et en restent parfois , par souci de retenir ou de garder des sujets, à des critères trop extérieurs ou une vision largement dépassée de la personne humaine et de son évolution en milieu cloîtré.
4° Revoir les circuits, c'est-à-dire passer en revue les secteurs clés de la vie et de l'activité du monastère pour s'assurer que tout s'y passe de manière équitable et fraternelle.
Cela amène à revoir périodiquement l'organisation du travail, l'arrivée des fournitures et le départ des produits fabriqués, la répartition (dans le temps et entre les sœurs) des détentes, des journées de désert, des tâches à grande créativité, le fonctionnement de la bibliothèque (lieu d'élection pour des circuits privilégiés), etc.
Ce n'est pas parce que les sœurs ne se plaignent pas que tout est forcément en place. Souvent c'est une vraie libération intérieure pour les sœurs les plus effacées que de sentir leur responsable vigilante et prompte à dépister les situations d'injustice.
Revoir les circuits, cela se traduira, par exemple, dans les efforts suivants:
- Assurer une rotation normale aux tâches de dévouement.
- Revoir de temps à autre l'emploi du temps réel de la communauté et de chaque sœur. Cette vérification réserve souvent des surprises.
- Remédier aux surcharges de certains membres de la communauté, soit plus doués et polyvalents, soit plus généreux et qui ne disent jamais non, soit plus gourmands d'activités rentables ou voyantes, soit qui recherchent inconsciemment un alibi pour échapper à l'aridité de l'existence contemplative.
- Remédier aux obstructions. Par exemple, certains secteurs du travail communautaire peuvent se trouver engorgés parce qu'une sœur occupe un poste clef et s'y accroche, alors que de toute évidence elle est incapable (momentanément ou définitivement) de faire face à la situation.
- Remédier aux cumuls. Il y a des cumuls officiels, visibles, parfois inévitables, mats il est toujours dommageable qu'ils se perpétuent (par exemple, le cumul d'une responsabilité de gouvernement et d'une tâche de formation). Il existe aussi des cumuls moins évidents ou moins conscients qui s'instaurent et s'installent par un concours de circonstances ou par la force de l'habitude. Par exemple, certaines responsabilités relatives à l'animation liturgique, aux finances ou à l'organisation du travail confèrent parfois à certaines sœurs un véritable pouvoir qui peut interférer avec l'autorité de la responsable de la communauté ou être ressenti comme très pesant par les autres sœurs.
- Remédier aux anomalies. Anomalie assez fréquente: un secteur d'activité se trouve monopolisé par une sœur qui en fait sa propriété inamovible ou qui tend à exercer (inconsciemment) une dictature sur toutes celles qui collaborent à cette même tâche... ou qui simplement traversent son domaine. Anomalie encore quand une partie des services ou des agréments de la communauté est canalisée au seul profit d'une sœur ou de quelques-unes.
- Préparer de loin la relève aux postes qui réclament plus de technicité; ce qui conduit parfois à donner à une plus jeune une formation professionnelle ou des outils de travail dont les plus anciennes n'ont pas pu profiter.
5° Démythiser les charges
Je n'insisterai pas longtemps sur ce sujet de l'autorité et des responsabilités, qui doit souvent être abordé dans le cadre de vos réflexions à l'intérieur de chacun de vos instituts.
Beaucoup d'excellent travail a été accompli dans l'axe de Vatican II pour restaurer l'idée d'une autorité-service au sein d'une Église servante et pauvre. Reste quand même un problème qu'il faudra un jour regarder en face et traiter en profondeur: l'impact psychologique des charges, des responsabilités, des élections et des nominations, dans les groupes restreints que constituent les monastères.
Le contraste est parfois surprenant entre la générosité d'une moniale, évidente à bien des signes, et le manque de liberté intérieure qu'elle manifeste à l'endroit des charges et des responsabilités.
On aurait facilement tendance à aborder ce problème uniquement ou avant tout sous l'angle de la culpabilité, sans voir suffisamment que les difficultés personnelles des moniales à ce sujet sont parfois induites par des habitudes du groupe, par certaines scléroses que la communauté ressent confusément, mais qu'elle a fini par avaliser avec une sorte de fatalisme: "On n'y peut rien!"
Soyons justes: dans beaucoup de monastères les élections et les nominations sont l'occasion d'analyses et de mises au point tout à fait évangéliques. Oserait-on dire pour autant que le Seigneur peut être fier de ses monastères quand arrive le temps des élections?
Il faut donc démythiser les charges. Il semble, en effet, qu'un mythe traîne encore ici ou là dans nos monastères, bien des années après le Concile. En forçant un peu les traits, on pourrait le transcrire à peu près comme ceci: "Pour réussir vraiment sa vie de moniale, il faut être ou avoir été prieure ou conseillère"; ou encore: "Seules concourent au progrès du monastère celles qui sont ou ont été en charge"; ou encore: "Rentrer dans le rang est le signe d'un rejet". Trois expressions du même mythe.
Tout cela sonne faux et va, de plus, à l'encontre de la théologie paulinienne de la complémentarité des charismes. D'ailleurs beaucoup de celles qui assument la charge d'un monastère, même si elles mesurent à sa juste valeur la confiance qui leur est faite, vivent quotidiennement leur responsabilité comme une croix qui les configure au Christ Pasteur. Mais le problème se pose différemment pour les sœurs qui n'ont jamais eu de responsabilités importantes ou qui sont restées sur un échec. Comme on dit avec un peu d'humour: "Être conseillère ce n'est rien, mais... ne l'être pas, c'est beaucoup!" Un malaise demeure parfois, diffus, mais réel, qui peut entraver durablement l'épanouissement d'une moniale ou de sa communauté.
On peut proposer plusieurs critères de santé pour une communauté au moment du renouvellement des mandats:
- les débats atteignent un niveau suffisant de transparence (cf. la case "secret" dans la fenêtre de tout à l'heure); il va de soi que la transparence ne peut presque jamais être totale dans un groupe nombreux;
- on ne constate pas de différence sensible entre les avis exprimés de vive voix et les avis exprimés ensuite dans le vote secret;
- on n'a pas besoin de recourir aux contraintes juridiques;
- on reconnaît les aspects positifs d'une saine alternance des personnes;
-on se rallie loyalement à la décision arrêtée par la communauté.
6° Donner ou redonner de la qualité aux réalisations communes
Rien ne soude un groupe autant qu'entreprendre une tâche commune précise qui exige de tous un dépassement.
Dans le secteur du travail, l'effort de qualité des monastères porte déjà ses fruits. On disait autrefois: "c'est un travail de romain, ou: c'est du travail de bénédictin"; on commence à entendre dire un peu dans toutes les provinces de France: "c'est du travail de moniales!"
Il faudrait aborder longuement le chapitre des détentes communautaires, si facilement guettées par le tassement et la routine.
Les heures de détente en grand groupe constitueront toujours des moments privilégiés de l'oubli de soi et de l'écoute des autres; et ce serait un recul spirituel que de contester ou d'éliminer cette part d'ascèse évangélique. Il reste que les récréations sont faites pour re-créer quelque chose, et les formes de cette nécessaire créativité sont appelées à évoluer sans cesse en fonction de la culture ambiante et en fonction du progrès des personnes.
Mais le secteur à privilégier quand on parle de qualité est celui de la vie liturgique, de la célébration cultuelle des événements d'Église ou des événements communautaires.
J'ai toujours été frappé de la correspondance qui existe entre le tonus liturgique et le tonus de la vie communautaire. Entendons-nous bien; il ne s'agit pas en premier lieu de la richesse d'une polyphonie ou de la justesse des si bécarre. Certaines liturgies encore pauvres sonnent juste au niveau de l'union des cœurs, et les chrétiens qui viennent prier avec vous le ressentent très fort. L'essentiel n'est pas la qualité artistique du résultat, mais la qualité fraternelle de l'investissement. En général, d'ailleurs, par un de ces petits miracles dont l'Esprit Saint a le secret, les deux ont tendance à coïncider: qualité fraternelle et qualité liturgique.
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Voilà, mes sœurs, les quelques réflexions que je voulais vous livrer concernant l'application les lois de croissance des groupes à la croissance évangélique de nos communautés. Ces remarques constituent beaucoup moins des conclusions qu'un point de départ. Je n'ai qu'un regret en terminant, c'est d'avoir si peu nommé Jésus à propos de tous ces efforts qui pourtant ne visent que Lui seul.
Vous aurez compris, j'en suis sûr, que le Seigneur ressuscité n'est pas seulement à l'horizon de tout cela, mais qu'il agit, par son Esprit Saint, au cœur de tous les dynamismes qui traversent vos communautés. Il n'y a, entre le bon sens et les Béatitudes, ni séparation ni opposition. Simplement, lorsque nous avons fait ensemble les mille pas du bon sens, Jésus vient nous dire: "Fais-en mille autres avec moi". Et le seul qui coûte vraiment, c'est le pas 1001, car c'est celui où la charité peut devenir héroïque.
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