"Vivante, sainte, agréable à Dieu"

 

(Rm 12,1)

 

Un regard sur la vie consacrée

Jean Lévêque, ocd

 

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- vœu  d'obéissance

- engagement à la pauvreté

- propos de chasteté

- conclusions

 

I .  Vie consacrée et sacerdoce des fidèles

  

Depuis le Concile Vatican II on a beaucoup réfléchi, beaucoup dialogué, beaucoup écrit au sujet des conseils évangéliques et de la vie consacrée. Il serait inutile et lassant de redire ici ce que vous avez lu, médité, enseigné durant toutes ces années de renouveau ecclésial; et dans cette première causerie, uniquement théologique, desti­née à orienter et à climatiser nos travaux, je vais essayer d'avancer un peu dans notre compréhension de la vie consacrée, mais en suivant un seul axe : les rapports de la vie consacrée et du sacerdoce des baptisés.

Nous nous demanderons comment la vie consacrée épanouit la grâce du baptême et prolonge la dynamique de la confirmation, ces deux sacrements qui sont à la base du sacerdoce des fidèles du Christ. Puis nous reviendrons sur chacun des trois vœux sous l'angle de la vie concrète, sans quitter l'éclairage de la parole de Dieu.

Mais comment parler du concret à des sœurs que je ne connais pas, ou pas encore, ou très peu? Pourrai-je nommer les questions, les problèmes, les attitudes, sans surprendre, sans choquer, sans blesser? Et ces appro­ches concrètes rejoindront-elles les sœurs de ce pays? Je l'espère, assuré que votre accueil sera bienveillant et que vous saurez voir, au-delà d'éventuelles maladresses, le désir qui m'anime de servir le Carmel. Ce dont je suis persuadé, après quelques années de réflexion et de travail avec les moniales carmélites, c'est qu'une réflexion spirituelle doit rester en prise sur le réel, et que nos grands saints nous en montrent l'exemple. Il s'agit de vivre, et le temps presse pour ceux qui aiment: c'est maintenant que nous commençons, ahora comenzamos, c'est maintenant le temps du salut, c'est maintenant que l'avenir se construit, en pleine lumière, selon le désir de Jésus.

 

 

Le temps est passé où l'on s'ingéniait à présenter la vie religieuse en rupture avec la vie chrétienne dite ordinaire; et la constitution Lumen Gentium de Vatican II prend bien soin de n'aborder la théologie de la vie religieuse qu'après avoir rappelé la vocation universelle à la sainteté dans l'Église[i].

L'existence de la religieuse ne prend tout son sens que sur la base d'une destinée chrétienne déjà en marche vers la perfection de l'amour. Elle ne sera jamais qu'un mode de l'existence de la baptisée; et l'appel particulier que la consacrée a perçu ne fera jamais qu'actualiser et radicaliser les relations personnelles avec Dieu que le baptême a inaugurées en elle, de même que les promesses qu'elle fait à Dieu ne peuvent que l'insérer plus vitalement dans l'Église.

Ce qui différencie la religieuse au sein de l'unique peuple de Dieu, ce sont des actes-signes (ses engage­ments[2]) posés une fois pour toutes[3] devant l'Église d'une manière pleinement libre et volontaire, et qui continuent à lier son existence chrétienne: - d'une part à une communauté institutionnelle responsable dans l'Église d'un style de présence et d'une mission déterminés,  - d'autre part à la pratique constante de trois des conseils évangéliques.

Les religieuses, dans l'Église, n'ont pas le monopole de la sainteté, et leur itinéraire spirituel, comme celui de tous les croyants, reste ponctué de chutes et de conversions. Elles ne possèdent pas d'autre vérité ni d'autres certitudes que celles dont vit tout baptisé; et elles ne peuvent se glorifier de l'appel qu'elles ont entendu, puisque Dieu seul en a pris l'initiative. Les consacrées, simplement, se proposent de vivre une promesse; et cela, si elles demeurent fidèles, imprime normalement à leur existence un élan qui doit profiter au Corps tout entier.

 

Sans revenir sur les origines historiques de la vie consacrée, et en supposant connus les développements de Vatican II sur la légitimité et l'importance du projet religieux, je voudrais décrire ici le style d'existence défini par les engagements religieux, à partir d'une double écoute, celle de la parole de Dieu et celle de l'expérience humaine. Nous envisagerons donc l'existence religieuse surtout du point de vue de la personne qui s'engage, et je m'attacherai spécialement à dégager la dynamique spirituelle de toute vie consacrée.

 

 

La vie religieuse dans l'axe des sacrements de baptême et de confirmation

 

 

Si l'on veut rendre raison théologiquement de la vie religieuse, on est amené nécessairement à marquer sa continuité non seulement avec les lignes de force de l'existence baptismale, mais avec le dynamisme sacramentel de la confirmation par l'Esprit de Jésus. Ce sera le premier temps de notre recherche.

 

Les engagements religieux dans l'axe du baptême

 

Par le sceau de son baptême, le chrétien est incorporé au Christ Prêtre comme fils du Père; il reçoit le pouvoir et la mission de rendre visible dans sa vie de baptisé le mystère pascal du Christ, selon ses deux composantes simultanées: mort au péché et vie pour Dieu. C'est par là qu'il est introduit, comme membre du peuple saint de Dieu, dans le mystère ecclésial de la Pâque, pour participer à l'activité (visible) sacramentelle de l'Eglise, et en tout premier lieu à l'Eucharistie, sacrement pascal par excellence.

 

Dans cette même ligne baptismale, les consacrés, par leur pauvreté volontaire, se proposent et promettent d'imiter la kénose[4] du Fils de Dieu, qui s'est fait pauvre, de riche qu'il était, pour nous enrichir par sa pauvreté" (2 Co 8,9). Et parce que cette kénose des consacrés est vécue sous le signe de la victoire pascale, elle devient la pourvoyeuse des vraies richesses du Royaume (2 Co 6,10; Ja 2,5).

L'obéissance des consacrés qui "s'humilient sous la puissante main de Dieu" (1 P 5,6) est également une passion et une vie nouvelle dans le Christ pascal. D'une part, en effet, elle approfondit la kénose des baptisés qui livrent volontairement à Dieu leur liberté et qui rendent visible, dans le temps de l'Eglise, le mystère de soumission du Fils, serviteur de Dieu, obéissant jusqu'à la mort de la Croix (Ph 2,6-8; cf. Hb 5,8). D'autre part, et simultanément, l'obéissance à Dieu introduit les consacrés dans la gloire pascale du Fils, exalté par Dieu à raison de ses souffrances (Ph 2,9). L'obéissance religieuse rend donc visible, de manière toute spéciale, le mystère d'abaissement-élévation du Fils de Dieu (Lc 18,14; Jn 12,32; Act 5,31), et constitue une épiphanie de la victoire du Christ sur les refus du monde (Rm 5,19; Hb 5,9).

Enfin le célibat, choisi librement par la religieuse, lui permet d'accomplir avec une hâte nouvelle le passage pascal de la servitude au service du Christ sans partage de cœur (1 Co 7,32-35). Quand la consacrée voue toutes ses forces au Royaume, sa stérilité n'est qu'apparente: c'est celle du grain qui meurt en terre afin de porter du fruit cent pour un. Il s'agit plus que jamais pour elle de "fructifier pour Dieu", de "fructifier pour la sainteté" (Rm 6,22; 7,4). De même la solitude humaine, assumée pour le Royaume, devient, dans le creuset pascal, le mystère de l'appartenance au Christ (Rm7,4). Crucifiée, certes, par son célibat, la consacrée devient, pauvrement mais réellement, une image vivante des épousailles du Christ et de l'Eglise (Ep 5,27).

 

Les engagements religieux dans l'axe de la confirmation

 

Par le sceau de la confirmation, sacrement de la maturité, le chrétien est incorporé au Christ Prêtre dans sa plénitude charismatique de témoin, de prophète, de Fils de Dieu "avec puissance" (Rm 1,4) qui envoie l'Esprit. Le chrétien confirmé par l'Esprit est ainsi appelé et habilité à prolonger, dans la dimension visible de l'Eglise, l'activité charismatique du Messie; et le sceau de sa confirmation l'initie et le consacre définitivement au mystère pentecostal de l'Église.

C'est dans cette dynamique spirituelle du chrétien, fils de Dieu "avec puissance", qu'il faut replacer la vie des consacrés. En effet, le chrétien qui se voue à Dieu dans l'existence religieuse redécouvre et tente de rejoindre d'une manière pleinement adulte le mystère de sa propre chrismation par l'Esprit de Jésus; et les actes-signes que sont ses engagements, en le situant visiblement dans l'Église comme responsable d'une présence et d'une mission particulières, viennent réactualiser sa consécration de prophète du Seigneur.

Qu'est-ce qu'un prophète? C'est un homme saisi par l'Esprit, qui découvre personnellement, interprète authentiquement et dévoile à la communauté croyante la signification de chaque moment du salut (kairos) dans l'économie totale du dessein de Dieu. C'est un homme, ou une femme, qui lit le présent et l'histoire à la lumière des réalités définitives que chaque "kairos" anticipe.

Telle sera également la mission d'une confirmée passée tout entière au service du Royaume: valoriser le moment présent de la rédemption en prophétisant l'eschaton (la réalité dernière) vers lequel chaque moment nous achemine. En répondant le plus totalement possible aux exigences de sa chrismation, la religieuse incarne dans toute sa vie la tension entre le déjà et le pas encore, qui est celle de l'Église dans le nouvel Exode. À qui serait tenté de chercher ici-bas la cité permanente (Hb 13,14), elle rappellera la cité à venir, pourvue de fondations, celle dont Dieu lui-même est l'architecte et le constructeur (Hb 11,10); à qui voudrait fuir l'aujourd'hui de l'Eglise et son insécurité, la consacrée redira, par l'engagement de tout son être, qu'il faut "mettre à profit le kairos présent" (Ep 5,16; Col 4,5).

 

Voyons plus en détail comment la fidélité aux trois grands conseils évangéliques annonce au monde prophétiquement le Royaume céleste du Christ (2 Ti 4,18) jusqu'à ce qu'il vienne.

 

La dimension prophétique du célibat volontaire a été souvent décrite. Qu'une femme renonce à s'insérer comme chaînon dans la suite des générations humaines, cela se justifie pleinement "en vue du Royaume des cieux" (Mt 19,12). Tout autant que les autres baptisées, les religieuses ont à travailler ici-bas dans le champ du Père; mais elles ont une raison supplé-mentaire de se hâter "comme des étrangères et des voyageuses" (1 P 2,11). Témoins de l'Église vierge, elles doivent veiller, "les reins ceints et la lampe allumée" (Lc 12,35), atten­dant le retour du Christ pour aller à sa rencontre et entrer avec lui au banquet des noces (Mt 25,1-13). Rappel permanent de la non-adhérence des chrétiens à ce monde (Jn 15,19; 17,11-16; 1 Jn 2,17), elles anticipent en espérance le monde définitif (Mt 22,30) et la révélation plénière des enfants de Dieu (Rm 8,19.22s). Et cela, sans porter sur la chair en elle-même aucun jugement dépréciateur, mais au contraire en regardant cette chair, assumée et sauvée par le Christ, comme promise à la résurrection et à la gloire.

 

Jésus a été oint par l'Esprit pour porter au monde son évangile de pauvre (Lc,18; Is 61,1s; Mt 11,5). un engagement spécial configure la consacrée au Christ selon ce charisme missionnaire de pauvreté.

Dans sa prédication sur la montagne, Jésus met la pauvreté en relation avec la possession anticipée du Royaume eschatologique: "Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des cieux est à eux" (Mt 5,3; Lc 6,20). Et de fait cette béatitude du Christ pauvre, quand elle est vécue authentiquement par les reli­gieux, prophétise le Royaume de bien des manières. Tout d'abord elle proclame sans ambages que l'adhérence aux biens temporels, et même aux affections terrestres dans ce qu'elles ont de captatif, retient l'élan de l'Esprit (Mt 10,37). Dieu nous veut "dynamisés en total dynamisme" (Col 1,11); or l'inquiétude du profit, le souci d'amasser et la séduction mensongère de la richesse étouffent la parole qui a germé en nous et la rendent stérile, parce qu'ils nous fixent sur la consolation immédiate (Mt 6,19-33; 13,12; Lc 6,24). La richesse selon le monde est "misère, aveuglement et nudité"(Ap 5,17). C'est pourquoi la consacrée, "tendue de tout son être en avant et courant droit au but" (Ph 3,13s), renonce à l'avoir, au pouvoir et au faire-valoir. En toutes les choses qui étaient pour elle des "gains", c'est-à-dire des biens à convoiter, à garder et à défendre, elle ne voit désormais que préjudice, "en regard du bien suprême qu'est la connaissance du Christ Jésus". Elle sacrifie tout pour gagner le Christ et remporter le prix attaché à l'appel de Dieu (Ph 3,7.9.14).

La religieuse qui a promis de vivre pauvre annonce aussi au monde des biens sur lesquels le temps ne mordra pas, un trésor qui ne fera pas défaut dans le ciel (Lc 12,23) et que ne menaceront ni la rouille, ni l'usure, ni la destruction (Mt 6,12). La pauvreté volontaire désigne à tous le véritable lieu du cœur chrétien (Mt 6,21); elle prêche à tous le véritable service de Dieu, qui est attachement d'amour, humilité, dépendance filiale, confiance d'enfant et accueil du don de l'Esprit (Lc 18,15; Mt 19,23s). Mais surtout elle est dans le monde le symbole, ou mieux: la parabole vivante, de ce qu'est la recherche du Royaume. Comme le Fils de l'homme, la religieuse pauvre n'a pas où reposer sa tête (Mt 8,20; Lc 9,58); mais de cette marche incessante naît en elle la sérénité dans l'inconfort, et elle trouve une vraie liberté de cœur au service de Jésus: "J'ai appris, disait Paul, à me contenter de mon sort: je sais vivre dans le dénuement, je sais vivre dans l'abondance. Je suis initié à tout, à la satiété comme à la faim, à l'abondance comme au dénuement. Je puis tout en celui qui me fortifie "(Ph 4,12s).

Peu à peu la pauvre volontaire devient une sage selon l'Évangile. Elle prend le rythme de Jésus, qui est le rythme journalier: "Il y eut un soir, il y eut un matin ... À chaque jour suit sa peine" (Mt 6,34; Gn 1). Le rythme du Royaume reste celui de la première création. Calme dans ses prévisions, la religieuse pauvre s'interdit de se mettre en peine du lendemain, et elle porte toute son attention et sa fidélité sur la volonté présente de Dieu, imitant le Père et le Fils qui ne cessent d'agir dans l'aujourd'hui (Jn 5,17).

 

Le rôle prophétique de l'obéissance religieuse consistera de même à valoriser pleinement le moment actuel du salut en l'ordonnant au vouloir eschatologique de Dieu.

La femme qui se lie par une promesse d'obéissance rappelle au monde que la volonté de Dieu est médiatisée pour nous par des instances humaines, tout comme sa puissance sanctificatrice passe par des sacrements visibles. En acceptant ainsi le pouvoir médiateur de l'Église jusque dans le concret de son existence, la consacrée proclame la permanence de la loi d'incarnation et la solidarité de tous les baptisés dans la poursuite du salut communautaire.

Par sa promesse d'obéissance à l'Eglise, la consacrée est ainsi décentrée d'elle-même et recentrée sur le Christ. Elle est morte aux normes de réussite du monde, et sa véritable efficience demeure cachée en Dieu avec le Christ, car c'est le Christ Seigneur qui, invisiblement, rythme son action par les directives ou les désirs de l'Église-Épouse. Quand le Christ, qui est toute sa vie, se manifestera au grand jour de la parousie, alors, mais alors seulement, la consacrée sera manifestée avec lui dans sa gloire (Col 3,3s).

Par ailleurs, lorsqu'une baptisée qui promet l'obéissance lie plus étroitement que jamais son histoire humaine aux destinées du Royaume, elle se range plus que jamais sous la loi de l'Esprit de vie, qui la libère dans le Christ Jésus de la loi du péché et de la mort (Rm 8,2). En disant adieu aux lois minimales d'une éthique purement humaine, elle accède à la loi royale, la loi parfaite de liberté (Ja 1,25; 2,8.12), car là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (2 Co 3,17). La vie des consacrées dit un grand oui à l'Esprit qui travaille le monde pour l'amener à la glorieuse liberté des enfants de Dieu (Rm 8,21); chaque journée d'obéissance devient un moment favorable du salut et de la réconciliation avec Dieu. En leur propre nom et au nom de l'Église tout entière, les consacrées, par leur obéissance, anticipent et prophétisent le oui que le monde dira à Dieu au moment de la décision eschatologique, quand le Fils remettra toutes choses à son Père.

Enfin, lorsque la consacrée a vraiment crucifié ses préférences égoïstes et son désir d'indépendance, elle témoigne par toute sa vie, à l'imitation de l'oint de Dieu, que ses œuvres sont les œuvres de Celui qui l'a envoyée (Jn 9,4; 10,25); car si le choix qu'elle a fait d'une vie obéissante lui interdit désormais toute réalisation autonome d'elle-même, au point de la laisser parfois désarmée et tâtonnante, telle une aveugle, dans sa propre vie, c'est en définitive "pour que les œuvres de Dieu soient manifestées en elle" (Jn 9,3).

Devenant ainsi la collaboratrice de Dieu (2 Co 6,1) pour l'œuvre du salut selon la mesure du don du Christ (Ep 4,7), non seulement la consacrée structure sa propre existence en fonction de la loi de grâce, mais elle contribue pour sa part à structurer le monde selon la hiérarchie eschatologique des valeurs: "Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu" (1 Co 3,22). Une consacrée qui s'unifie unifie le monde; et son obéissance ordonne le cosmos selon Dieu.

 

Toute l'existence d'une consacrée se situe donc dans la dynamique des deux sacrements du baptême et de la confirmation. C'est une existence tout entière pascale et tout entière vouée à la mission charismatique de l'Église. Concrètement, les promesses religieuses définissent, dans l'Église et à son profit, une manière spéciale de vivre le sacerdoce des croyants et sa double fonction médiatrice: médiation ascendante, cultuelle et sacrificielle, en union au Christ adorateur du Père et rédempteur de ses frères en humanité; médiation descendante de sanctification, en union au Christ glorieux, Fils de Dieu établi en puissance, qui envoie au monde l'Esprit de sainteté.

Redisons-le: les éléments de cette théologie descriptive de la vie religieuse se retrouvent, d'une manière ou d'une autre, dans toute esquisse de la vie chrétienne authentique. C'est tout à fait normal, et c'est le contraire qui serait surprenant, car, théologiquement, la vie d'une consacrée n'est pas autre chose que le sacerdoce des fidèles; elle est ce sacerdoce même, mais vécu avec des moyens plus directs de consécration et avec une tension prophétique particulière.

Il est clair également que nous venons de dessiner ici le profil idéal d'une existence de consacrée, et que toute religieuse porte ce trésor dans un vase d'argile (2 Co 4,7). On ne soulignera jamais assez que l'appel à la vie religieuse ne fait pas échapper une chrétienne à la condition humaine, à ses servitudes comme à sa grandeur. Mais les limites, les pesanteurs et les défaillances des consacrées, qu'elles soient personnelles ou collectives, ne pourront jamais dévaluer l'appel que l'Esprit de Jésus leur a fait entendre, ni la portée ecclésiale des promesses qu'elles ont faites. En dépit de toutes les misères du passé ou du présent, la vie religieuse reste un signe multiforme dressé dans le monde. Signe de la permanence et de l'efficience du dessein créateur de Dieu dans l'aujourd'hui de l'Église. Signe de l'emprise, sur une baptisée, du mystère de mort et de vie du Christ Jésus. Signe de la puissance attractive du Christ élevé de terre; signe de l'action du Christ glorieux dans son Eglise visible, et donc signe de la réalisation du Règne de Dieu dès ici-bas. Signe de la présence de l'Esprit et de ses charismes au sein de l'Église actuelle. Signe de l'irréversibilité du temps chrétien; signe de l'urgence de la charité; signe de la fécondité d'une vie totalement vouée à l'Évangile.

 

 

Fidélité et création

 

 

Cette existence à la fois crucifiée, pascale et prophétique, les consacrées la vivent au sein d'une famille ecclésiale particulière qui a reçu, au nom de Dieu, leurs engagements, et qui est porteuse et garante du charisme d'un fondateur.

 

² La naissance, dans l'Eglise, des diverses familles religieuses illustre de manière frappante la complémen­tarité du charisme et de l'institution. Plus précisément: le même Esprit Saint,qui a suscité chez tel chrétien ou telle chrétienne un charisme nouveau de vie évangélique, a suscité par la suite chez les pasteurs de l'Église des charismes de  discernement. Le Concile Vatican II revient à plusieurs reprises sur cet accueil par l'Eglise d'initiatives spirituelles prises par des baptisés:

"L'autorité de l'Église, sous la conduite du Saint-Esprit, a pris soin d'interpréter les conseils évangéliques, d'en régler la pratique et d'instituer à partir d'eux des formes de vie stables. Ainsi (...) ont grandi des formes diverses de vie solitaire ou commune, et diverses familles qui se développent pour le profit de leurs membres et pour le bien de toute l'Église du Christ.

C'est l'Église qui, suivant docilement les inspirations du Saint-Esprit, reçoit les règles proposées par des hommes et des femmes éminents, et quand elles ont été bien ordonnées ultérieurement, les approuve officiellement. Elle accorde aussi la protection de son autorité vigilante aux Instituts érigés de toutes parts pour l'édification du Corps du Christ, pour qu'ils croissent et fleurissent selon l'esprit des fondateur".

(Lumen gentium, VI, § 43.45)

 

²  Si l'on prend un peu de recul pour analyser sur une assez longue période l'histoire des créations de nouvelles familles religieuses, on s'aperçoit que les charismes des divers fondateurs offrent plusieurs traits communs.

 

Tout d'abord, ils traduisent une authenticité évangélique, une consonance avec les Béatitudes de Jésus, aisément perçues par les contemporains.

Par ailleurs l'intuition de chaque fondateur est apparue, en son temps, comme une nouveauté dans l'Église. Nouveauté relative, certes, puisqu'il s'agissait en fait de mettre en relief ou de ramener au premier plan un aspect du message de Jésus qui avait toujours fait partie du patrimoine de la communauté chrétienne. Il reste cependant qu'avec chaque fondateur a pris corps dans l'Église une manière bien typée de suivre le Seigneur, un style de vie spirituelle et de présence au monde suffisamment reconnaissable et attirant.

Autre caractéristique des divers projets des fondateurs: leur opportunité spirituelle et missionnaire. Le charisme des nouveaux départs est donné par l'Esprit en vue du progrès de l'Église entière et, visiblement, en fonction des besoins et de l'attente des hommes qui cheminent vers Dieu en un moment déterminé de l'histoire. Par la suite, très souvent, l'Esprit Saint semble vouloir assurer la durabilité de ce même charisme pour continuer à susciter dans le peuple de Dieu les mêmes besoins et les mêmes aspirations.

L'ouverture sur l'universel va de pair avec l'opportunité missionnaire; et elle constitue souvent, dès le début, l'un des meilleurs signes de vitalité de tout nouveau projet de vie religieuse.

Enfin, on ne peut qu'être frappé, lorsqu'on étudie la naissance des familles religieuses, de constater le réalisme et l'équilibre des moyens concrets prévus et mis en œuvre par les fondateurs. La santé sociologique des ordres et des instituts, le sens de l'homme qu'ils ont su promouvoir, le dosage qu'ils ont voulu entre les forces de cohésion et les forces d'expansion de chaque communauté, ont été des facteurs importants de permanence pour les groupes religieux, en dépit des mutations historiques parfois très brusques auxquelles ils ont été affrontés.

 

² Car une famille religieuse, comme tout vivant, ne grandit et ne dure que si elle s'adapte et si elle trouve les moyens de sa propre rénovation.

À partir des intuitions charismatiques des fondateurs, l'Église a pu instituer des formes de vie stables, mais jamais aucun groupe religieux ne pourra se prévaloir d'une garantie de pérennité. La vie et l'avenir des familles religieuses reposent à chaque époque, et aujourd'hui plus que jamais, sur la fidélité créatrice de leurs membres.

S'il est vrai que le charisme initial, avec l'empreinte indélébile qu'il a laissée, demeure la pierre de touche de toutes les réalisations ultérieures, et qu'il résistera à toutes les réductions qui dénatureraient le projet du fondateur, il reste que bien des éléments concrets de la vie d'une famille religieuse sont appelés, un jour ou l'autre, à prendre un visage nouveau.

Même la manière de vivre les conseils évangéliques peut évoluer en fonction de nouvelles données socio­culturelles. Par exemple la pauvreté communautaire se traduit différemment à partir du moment où le groupe religieux s'insère dans un circuit ordinaire de production ou s'aligne sur un régime commun de sécurité sociale. L'obéissance fait de plus en plus appel à la responsabilité personnelle et à l'initiative des religieux; et la promotion de la femme, maintenant bien amorcée en de nombreux pays, ne manquera pas de modifier en profondeur le cadre humain dans lequel sera vécu le célibat volontaire pour le Royaume. Le projet missionnaire d'un fondateur peut avoir perdu de son efficacité sous sa forme primitive et retrouver toute son urgence une fois transposé ou repensé en fonction de besoins nouveaux du monde ou de l'Église. De même une communauté, même si elle peut s'appuyer sur une longue tradition, peut fort bien être amenée à évoluer dans sa manière d'offrir le sacrifice de louange, dans la mesure où elle sent la nécessité de s'ouvrir à d'autres sensibilités artistiques ou à un sain pluralisme (ou universalisme) dans l'expression lyrique de la foi. On pourrait multiplier les exemples à l'infini, et de toute façon la vie s'en charge avant même qu'on l'analyse.

 

²  Comme tout ce qui touche au rayonnement direct de l'Évangile dans la suite des temps, la vie religieuse réclame donc une élucidation et une interprétation permanentes. Chaque moment de la vie d'un ordre ou d'une congrégation, comme d'ailleurs chaque kairos de la vie de l'Église tout entière, est un temps de crise, au sens johannique du terme (krisis), c'est-à-dire à la fois le temps de l'épreuve, du choix et de la décision.

 

Tel un vaisseau en pleine mer, tout groupe religieux, pour se situer et s'orienter en chaque aujourd'hui de Dieu, doit opérer un double repérage: à partir de son passé et à partir de son projet. Car tout ce qui, dans l'Église  est vécu avec le dynamisme de l'Esprit Saint, est à la fois anamnèse, actualisation et prophétie.

-           L'anamnèse du passé fondateur, les religieuses la réalisent en se penchant sur les origines de leur congrégation pour y repérer des lignes de force spirituelles et missionnaires, et pour comprendre non seulement d'où elles viennent, mais quels furent, hier, les conditionnements de leur histoire.

 

-         L'actualisation du charisme initial se réalise à la fois:
• par la fidélité aux intuitions premières;

     • par l'accueil des questionnements nouveaux, en dialogue avec les certitudes impérissables déjà authentifiées par l'histoire;

     • par la recherche de formes de vie commune, d'activité et d'expression, mieux adaptées à la génération qui monte et qui sera demain, très vite, porteuse du charisme.

Cette actualisation suppose donc, de la part des religieuses d'une même communauté, à la fois ouverture, créativité et vigilance critique, car la famille religieuse, à moins de perdre sa personnalité si nécessaire à l'Église, ne peut se laisser enlever ni la mémoire ni la parole.

 

² Quant à l'élément prophétique, si présent déjà à la conscience de toute consacrée, il doit apparaître dans les options concrètes de la famille à laquelle elle s'est affiliée. Dans la mesure même où une famille religieuse témoigne dans le monde d'une nuance spécifique de la vie selon l'Évangile, elle peut faire fond sur la fidélité du Seigneur et projeter hardiment vers l'avenir les certitudes et les espoirs dont elle vit déjà présentement. Par des moyens ou des cheminements connus de lui seul, l'Esprit de Jésus fera fructifier les charismes qu'il a lui-même suscités et authentifiés dans l'Église.

 

Les jeunes qui sont à la recherche d'un style de vie religieuse ont besoin de trouver, dans les diverses familles ecclésiales, à la fois cet enracinement, cette fidélité ouverte et cet espérance en l'avenir que Dieu fera. Le charisme des fondateurs, ils veulent le découvrir non seulement dans les livres et les brochures, mais tel qu'il est ressaisi et vécu aujourd'hui par les femmes et les hommes qui s'en réclament. Les jeunes savent, d'instinct, que la vie ne trompe pas et qu'une espérance active est toujours un signe que la vie passe. Ils sont prêts à excuser beaucoup de limites et à comprendre beaucoup de misères; mais ils ne pourraient comprendre qu'au sein d'une famille religieuse, des baptisées, animées par l'Esprit, servant un tel Seigneur et appelées par lui à coopérer au salut du monde, aient cessé de chercher vraiment ensemble l'essentiel et le chemin étroit qui mène à la vie.

 

 

 

II .  "Il s'est fait obéissant"

 

L'obéissance des consacrées

 

 

Pour situer d'emblée nos réflexions dans leur vrai contexte théologique, redisons rapidement comment l'obéissance religieuse situe la consacrée de manière spécifique par rapport à Dieu, par rapport au dessein de Dieu, et par rapport à l'Église.

 

Par rapport à Dieu Trinité :        

 

Par le vœu d'obéissance, la consacrée s'engage à la suite du Christ, qui est venu pour faire la volonté du Père[v], a pris la condition d'esclave[vi], a appris l'obéissance par tout ce qu'il a souffert[vii], et s'est fait obéissant jusqu'à la mort.

La consacrée, dans le désir de faire toujours ce qui plaît à Dieu, fait librement le sacrifice de sa volonté propre, jusqu'à faire sa nourriture de la volonté du Père. Elle s'en remet totalement à la mouvance de l'Esprit, force efficace de Dieu, Dieu-Force à l'œuvre dans le monde et dans le cœur des hommes, à l'imitation de la Vierge Marie, dont toute l'action fut inspirée et conduite par la Puissance du Très-Haut.

 

Par rapport au dessein de Dieu:  

 

Par le vœu d'obéissance, nous entrons sans retour au service du dessein de Dieu, qui est que tous les hommes soient sauvés. Pour l'édification du Corps du Christ, nous nous mettons au service de tous nos frères dans le Christ, comme le Christ lui-même qui, dans sa soumission au Père, s'est fait le serviteur de ses frères et a donné sa vie en rédemption pour la multitude (Mt 20,28; Jn 10,14­18).

 

Par rapport à l'Eglise :    

 

Par le vœu d'obéissance, la consacrée affirme, dans la foi, au plus profond de sa volonté, le pouvoir médiateur de l'Eglise. En effet, par ce vœu elle se lie volontairement à une famille religieuse, à une institution d'Église, et s'engage à voir dans la volonté de ses supérieures légitimes une expression de la volonté de Dieu. Attachée désormais d'une manière nouvelle au service du Royaume, elle se déclare solidaire, à la vie et à la mort, de la famille religieuse qui a reçu ses promesses au nom de Dieu et de l'Église  Pour une carmélite, cette solidarité est vécue concrètement dans le cadre d'un monastère où elle vivra parmi quelques sœurs sa charité universelle.

L'évolution actuelle de la vie religieuse ramène au premier plan cette solidarité fraternelle étroitement liée au vœu d'obéissance, et il faut souligner ici qu'elle est essentielle pour toute baptisée qui s'engage à la suite du Christ. Par leur obéissance, les consacrées veulent inscrire leur vie tout entière sur la trajectoire dessinée par l'incarnation et la kénose du Fils de Dieu. En se faisant "semblable aux hommes et obéissant jusqu'à la mort", le Christ Jésus s'est voulu totalement fils et totalement frère. Sa liberté de Fils de Dieu fait homme, il l'a exprimée en accomplissant jusqu'au bout l'œuvre du Père. Cela lui était aussi nécessaire et agréable que de manger tous les jours: "ma nourriture, disait-il, c'est de faire la volonté de mon Père". Venu pour rendre témoignage à la vérité au sein du peuple de l'Alliance, dans son oui à Dieu il est allé jusqu'à la croix, totalement fils. Et sa fraternité avec les hommes, Jésus l'a vécue en assumant jusqu'au bout les solidarités résultant de l'incarnation et de l'envoi par le Père: il s'est voulu totalement frère.

Les consacrées, à leur tour, en vivant le vœu d'obéissance, se veulent totalement filles de Dieu et totalement sœurs en humanité. Pour répondre à l'appel de Dieu, accueillir son envoi et accomplir son œuvre  elles s'engagent librement en des solidarités irréversibles; elles entrent pour toujours dans l'histoire d'une famille religieuse au sein de l'Eglise; elles épousent à la vie et à la mort le destin d'une communauté qui sera pour elles le lieu du témoignage pascal.

L'obéissance d'une religieuse est donc signe, à la fois, de sa soumission de fille et de sa solidarité de sœur. C'est pourquoi elle se traduit, dans le concret, tout autant par une volonté d'appartenance au groupe fraternel que par l'acceptation des consignes d'une supérieure.

 

Après avoir rappelé les perspectives théologiques et spirituelles ouvertes par l'obéissance religieuse, abordons, sous un angle très concret, les problèmes posés par l'autorité et l'obéissance dans nos carmels, à quelque trente ans du Concile Vatican II et au début d'un nouveau millénaire.

Comme je ne connais vraiment aucun de vos monastères, je pourrai librement nommer les difficultés ou les dérives, sans craindre de manquer à la discrétion. Tous les exemples retenus viendront d'ailleurs. La franchise de ma part, et la transparence évangélique de la vôtre, sont d'autant plus nécessaires que nous vivons une période de mutations, onéreuse, mais décisive pour les carmels: dans beaucoup de monastères le renouveau évangélique de l'autorité et de l'obéissance conditionne dès aujourd'hui la santé de la vie communautaire et l'authenticité du projet thérésien, si bien que l'avenir de ces monastères dépendra en grande partie des conversions acceptées, sans retard, sous le regard de Dieu.

Nous aborderons en premier lieu quelques problèmes liés à l'obéissance, puis quelques autres qui naissent de l'exercice de l'autorité; et nous terminerons en décrivant un moment particulièrement fort de l'obéissance dans une communauté.

 

 

Problèmes d'obéissance

 

Toutes les moniales, Dieu merci, ne sont pas en crise à propos de l'obéissance qu'elles ont vouée au Seigneur et à son Eglise; et nous connaissons tous de ces sœurs qui, après vingt ou quarante ans de Carmel, ont gardé vis-à-vis de leur prieure la netteté, la simplicité et la droiture de leur noviciat. On peut compter sur elles quand une tâche leur est confiée. Elles s'in-vestissent courageusement dans leur secteur d'activité sans en devenir propriétaire. Elles savent à la fois proposer et rendre compte, se soumettre et rester inventives, gérer intelligemment leur atelier et rester attentives au bien commun, travailler avec enthousiasme et ne pas empiéter sur le domaine ou le silence des autres sœurs. Dans nos monastères où les bras parfois se font rares, il est réconfortant de voir des sœurs de tous âges tenir avec joie des postes de service obscur, consacrer leurs forces à l'entretien de la maison sans se sentir dépréciées, ou encore accepter sans révolte de servir dans d'autres secteurs ou sur un autre rythme.

Mais à côté de ces exemples, qui auraient réjoui notre Mère Ste Thérèse, dès que l'on analyse sereinement le vécu communautaire, dès que l'on tente de repérer les forces de progrès et les dangers de stagnation, on met le doigt, et sans doute dans chaque monastère, sur un certain nombre de déformations ou de maladies de l'obéissance.

 

Parfois les déformations de l'obéissance s'enracinent dans des erreurs dont on est victime, ou complice, à son sujet. Il est faux, par exemple, de prétendre que la communauté donne à la prieure son autorité. Car l'autorité de la prieure lui vient de Dieu par l'Église; et la communauté, par son vote, désigne simplement celle qui sera pour trois ans détentrice de cette auto-rité, et donc garante de la cohésion et du dynamisme de l'ensemble. C'est une erreur aussi que de priver pratiquement la prieure de son pouvoir de décision. Certes, beaucoup de choix et d'orientations doivent être préparés par une concertation communautaire, mais il est des cas où la prieure, parce que mieux informée ou plus consciente des enjeux, devra décider, et en tout état de cause la prieure doit avoir le dernier mot (cf. Constitutions, § 43). Ce point, qui paraît évident, fait problème ici ou là lorsque la prieure n'a plus ni le dernier mot ni le premier, ni même tout bonnement le droit à la parole. Dans ces cas, toujours malheureux, qui l'emporte dans la communauté? qui impose ses options? qui fait la loi? - la sœur qui crie le plus fort ou qui manœuvre le plus habilement. On voit même des sœurs réclamer à grands cris le dialogue pour des points mineurs qui sont en fait du ressort de la prieure, et fuir le dialogue quand il construit des choses fortes dans la communauté.

 

À côté de ces erreurs, parfois diffuses dans les communautés, il nous faut relever certaines attitudes, conscientes ou semi-conscientes, par rapport à l'obéissance, qui sont préjudiciables à la moniale comme à l'ensemble des sœurs, et qui, dans la plupart des cas, mettent en cause par ailleurs la pauvreté et la liberté de cœur.

L'anomalie la plus voyante est la marginalisation d'une sœur par rapport à la communauté. Gardons-nous, spécialement ici, d'aborder ce phénomène d'emblée sous l'angle de la culpabilité: la réalité est souvent beaucoup plus complexe, et parfois désolante ou tragique. La marginalisation entame l'obéissance de deux manières: -par­ce qu'elle traduit un refus ou une impossibilité d'admettre l'autorité qui régit la vie commune; - et parce qu'elle nie, dans les faits, la solidarité de la sœur avec l'institution, concrètement: avec son monastère.

On connaît des marginalisations dans l'espace: celle, par exemple, de la sœur qui se retire, au sens fort, dans un lieu ou des lieux bien à elle ou qu'elle annexe pour elle seule (tel grenier, telle cave, tel atelier dont l'abord est interdit aux autres). Mais on constate aussi des marginalisations dans le temps: c'est le cas, presque caricatural, de ces sœurs qui font tout, absolument tout, mais une heure après les autres.

Quand la marginalisation s'installe, elle touche à la fois l'espace, le temps et la dynamique communautaire. Ce fut la misère, trop longtemps tolérée, de cette moniale, maintenant décédée, qui avait la responsabilité d'économe, et qui passait à la télévision tout le temps qu'elle ne passait pas à ses comptes ou à son office. Pour cette sœur, la marginalisation s'accompagnait d'une perte totale des valeurs carmélitaines.

Dans la plupart des cas, la marginalisation se fait très progressivement, parfois de façon presque insensible, et les prétextes ne manquent pas pour la justifier: c'est le jardin qu'il faut arroser, et justement à l'heure de l'oraison; c'est la préparation fébrile de colis pour une date encore lointaine; ce sont les prunes qui vont pourrir :"vous m'excuserez pour la rencontre communautaire!"; c'est l'accueil d'un type particulier de personnes: "vous comprenez ... je suis la seule qui les comprenne!". Il arrive aussi qu'une sœur s'établisse précocement dans l'exception; assez vite, alors, ce qui devait n'être qu'une concession temporaire est revendiqué comme un droit.

 

Moins évidente, mais dommageable pour la dynamique communautaire comme pour la fidélité personnelle des soeurs, est l'apparition, dans le monastère, de diverses féodalités.

Je vise ici certaines revendications d'autonomie ou l'instauration de certains pouvoirs parallèles, au détriment de la responsabilité de la prieure. Bien des domaines peuvent y prêter, depuis la liturgie jusqu'à l'élevage des poules, car dans tous les secteurs de la vie commune une sœur peut exprimer sa volonté de puissance, et ce d'autant plus qu'elle sentira ou imagi-nera dans tel ou tel secteur sa supériorité, ou qu'elle se sentira ou s'imaginera irremplaçable.

L'existence et la persistance de ces féodalités amène parfois une dissimulation vis-à-vis de la prieure, un raidissement des échanges entre soeurs, un blocage des rouages communautaires au niveau du travail et des services. En effet la tendance innée d'une personne compétente, qui a beaucoup investi dans l'organisation d'un atelier ou d'un service, sera de demeurer le plus longtemps possible dans une responsabilité qui la valorise, surtout si c'est l'unique secteur où elle peut personnaliser son action. À la limite, il deviendra impossible aux prieures successives d'envisager le remplacement de la sœur ou même la préparation lointaine d'une rempla­çante, sous peine de déclencher chez la sœur une crise profonde d'abattement ou d'a-gressivité, voire une véritable fronde parmi les amis du couvent ou les habitués du magasin ou du tour.

L'autonomie d'une "féodale" aboutit çà et là à des attitudes ou à des situations aberrantes. Dans tel monas­tère, la prieure, au bout de deux ans, n'avait toujours pas obtenu la clef de tel local ou de telle armoire. Dans un autre, tout le courrier du monastère était réceptionné et ventilé par une "féodale". Ailleurs encore, il était impensable que la prieure et son conseil pussent mettre en place une diététique nouvelle, rendue pourtant néces­saire par l'état de santé des sœurs.

L'un des signes qui manifestent l'existence d'une féodalité est l'absence de tout dialogue avec la prieure sur la manière de conduire le travail, sur les options commerciales privilégiées par une sœur  ou sur ses exigences à l'égard des sœurs qui sont appelées à l'aider. On disait, voici quelque vingt ans, dans un monastère: "Cette sœur, dès qu'on lui confie une respon-sabilité, devient un sous-marin: elle disparaît en plongée profonde!"

On imagine aisément les scléroses que des féodalités de ces types créent dans la vie communautaire, et le handicap parfois insurmontable qu'elles constituent pour l'avenir du couvent, sans parler des souffrances cachées d'un grand nombre de sœurs qui jouent loyalement le jeu de la collaboration et de la transparence.

 

Une autre tentation peut guetter une sœur au niveau de l'obéissance: la cessation délibérée de toute relation vivante avec sa prieure, soit parce que les élections n'ont pas donné le résultat qu'elle escomptait, soit parce qu'une maladresse ou une incompréhension de la prieure l'ont blessée dans sa confiance ou dans sa fierté. Il est vrai qu'assez souvent les sœurs sont frustrées dans leurs attentes légitimes à propos de ce dialogue avec la prieure; mais il arrive également que des sœurs, pour des raisons surtout affectives, s'autorisent, durant des mois, parfois des années, à faire la grève du dialogue, tournant ainsi le dos à l'une des intuitions les plus fécondes de notre Mère Ste Thérèse.

Le niveau spirituel du dialogue avec la prieure peut varier énormément selon les personnes en cause et selon l'histoire affective et religieuse de chaque moniale; mais Dieu bénit toujours une sœur lorsque, fidèlement, elle tisse avec sa prieure le réseau de la confiance, de la simplicité et de la transparence. Il faut plus de véritable personnalité pour maintenir courageuse-ment un dialogue difficile que pour vivre une autonomie farouche ou blessée.

 

Nous aurions pu parler longuement des attentes et des difficultés des jeunes carmélites face à l'obéissance. C'est en effet un volet très important de la question. Mais il est plus urgent, semble-t-il, de réfléchir sur l'état présent des communautés, sur ce qui s'y vit ou ne s'y vit pas. Car l'avenir du monastère réside dans l'authen­ticité, aujourd'hui, de sa vie de prière et de ses relations fraternelles. Si le rôle moteur de la prieure s'efface, si la dynamique communautaire achoppe par trop à des anomalies graves ou à l'inertie de sœurs figées dans leur re-fus, si le monastère thérésien n'est plus, humblement, en état de conversion, les jeunes viendront, elles viendront voir, mais ne resteront pas. Notre réflexion sur les vœux serait finalement vaine, si elle ne restait pas en prise sur la vie; c'est seulement ainsi qu'elle peut servir l'espérance et préparer l'avenir.

 

 

Problèmes d'autorité

 

Dans l'Église  l'obéissance est toujours personnalisée; on obéit à Dieu en obéissant à quelqu'un(e), que l'Église a revêtu(e) d'une autorité[viii], et notre vœu d'obéissance nous réfère toujours concrètement à des responsables bien visibles. Bien évidemment, la manière dont s'exerce l'autorité va conditionner le style d'obéissance de chaque moniale. L'inverse est vrai aussi dans une certaine mesure: l'obéissance vraiment personnalisée et évangélique permet une évolution favorable du style d'autorité.

Un grand tournant a été pris avec le Concile Vatican II, partout où ses décisions ont été reçues dans un esprit filial. Dans plusieurs pays le travail patient des fédérations de carmélites a permis d'équilibrer les changements devenus nécessaires dans la relation d'autorité. Beaucoup de situations ont bougé; beaucoup de méthodes ou d'habitudes ont évolué, et, dans l'exercice de leur charge, beaucoup de prieures se sont rapprochées à la fois de l'esprit évangélique et de la sagesse de notre Madre. Un long chemin a été ainsi parcouru dans bien des monastères; et pourtant, ici ou là, demeurent ou sont réapparus chez les responsables des réflexes qui vont à l'encontre de la libération des cœurs et d'une vraie dynamique communautaire. Tantôt il s'agit de maladresses, tantôt de peurs, plus souvent encore de comportements dictés par la lassitude, car la charge, magnifique, de la prieure et la solitude qu'elle entraîne entament vite l'enthousiasme et la résistance des moniales les plus fortes et les plus généreuses. C'est pourquoi il n'est pas question pour nous d'envisager ces attitudes sous l'angle de la culpabilité, mais de regarder sereinement les faits et de nommer les problèmes.

 

Commençons par quelques oublis ou erreurs concernant le rôle de la prieure.

On a tellement l'habitude d'avoir une prieure, gérante du quotidien, que l'on oublie, ou qu'elle oublie, parfois la dimension ecclésiale de son autorité. Son rôle pour la cohésion et le dynamisme de la communauté lui est conféré par l'Église, et sa légitimité de prieure repose sur son allégeance à l'Église. Si elle perdait cette référence de l'intelligence et du cœur à l'Église de Jésus, la prieure n'aurait plus d'autre autorité que son prestige personnel, et dans ce cas toutes les dérives deviennent possibles pour la communauté.

Garante de la fidélité du monastère au charisme du Carmel, la prieure est la première à se sentir et à se vouloir liée à l'institution, à la grande famille religieuse que constitue, dans l'Église, le Carmel thérésien; et l'autonomie du monastère n'a de sens que dans une communion réelle avec l'Ordre tout entier. De ce point de vue, l'une des tâches de la prieure est d'assurer une osmose confiante avec les autres monastères (ce que notre mère sainte Thérèse faisait avec tant de spontanéité), et de promouvoir une attitude constamment fraternelle vis-à-vis de la Fédération ou des Fédérations.

Par ailleurs, dans le contexte de la vie et des épreuves actuelles de notre Ordre, il revient à la prieure de donner l'exemple d'une soumission généreuse, éclairée, et vraiment évangélique, aux Constitutions promulguées par l'Église. Les Constitutions doivent être reçues comme un texte ordonné à la charité et à la vie. Comme tout texte de lois, les Constitutions sont, de leur nature, un texte réformable, mais dont la validité ne peut être mise en cause. Comme tout texte juridique, les Constitutions nécessitent une jurisprudence, c'est-à-dire une réflexion ecclésiale sur les problèmes concrets d'application. Comme toute œuvre humaine dans l'Église, les Constitutions portent la marque du temps et les cicatrices de leur naissance: il ne peut être question de les déifier, de les chosifier, encore moins de s'en servir comme d'une arme pour la désunion, mais bien de les valoriser, en dépit de leurs limites, comme un instrument authentique de cohésion et de progrès pour chaque sœur et la communauté.

Ferait également erreur sur son rôle une prieure qui, consciemment ou non, se donnerait pour tâche de forger une communauté à sa propre image. Il ne lui est pas demandé de se faire le pôle d'attraction ou de convergence de la communauté, mais de nouer en gerbe les destinées de quelques filles de Dieu, toutes appelées, toutes fascinées par le Seigneur, toutes donnant le meilleur d'elles-mêmes dans leur réponse personnelle à Dieu selon le charisme du Carmel. Le rôle de la prieure est au service de la communion. Elle n'a pas à réaliser une œuvre personnelle, et son unique réussite sera d'aider la communauté à réaliser son œuvre de présence et de témoignage au cœur de l'Église. C'est pourquoi elle se garde bien d'évaluer à son aune personnelle les aspirations et les nécessités des sœurs, mais se met à l'écoute de chacune, avec gratuité et bon sens, pour discerner ses vrais désirs et ses vrais besoins physiques, relationnels, culturels et spirituels.

Enfin on peut rappeler, avec humour, que le priorat ne confère pas automatiquement tous les charismes. Cela semble évident pour la musique, le crochet ou la pâtisserie. On l'oublie parfois quand il s'agit de la méde­cine ou de la pharmacie. Certes, des excès de pouvoir sont parfois à craindre de la part de la sœur infirmière; certes également une prieure est dans son rôle quand elle arrête gentiment les entreprises d'une sœur qui voudrait à son chevet tous les spécialistes du canton; mais on rencontre aussi le cas douloureux de sœurs qui ne parviennent pas à se faire soigner. Un simple exemple: combien avons-nous dans la communauté de sœurs mal entendantes? combien sont appareillées?

 

Sous l'angle positif, cette fois, et en fonction de l'avenir, explorons quelques moyens qui restent à la disposition de la responsable, malgré les difficultés actuelles des carmels et malgré tout ce qui pèse sur la prieure, pour promouvoir chez les sœurs une obéissance évangélique, dialoguante et responsable.

 

Les difficultés que connaissent nos carmels sont partagées actuellement par tous les monastères contemplatifs. Il est facile de les énumérer:

- les vocations se font rares;

- l'engagement et la persévérance posent plus de problèmes qu'autrefois;

- un décalage culturel apparaît entre la vie au monastère et la vie habituelle de nos contemporains;

- l'évolution de la femme depuis les dernières décennies prend de court les formatrices et les communautés;

- le prestige de la vie contemplative a subi une éclipse;

- la vie matérielle de nos couvents est maintenant plus difficile à assurer;

- le vieillissement des communautés crée des surcharges progressives et rend difficile le renouvellement des responsables.

 

À cela s'ajoutent pour la prieure les difficultés inhérentes à sa tâche de bergère au nom du Berger, lesquelles expliquent bien des timidités, bien des lassitudes et bien des résignations:

- les contraintes du quotidien et l'émiettement du temps;

- la nécessité de porter parfois seule l'insécurité face à l'avenir;

- l'irresponsabilité de certaines sœurs du conseil, incapables d'abandonner leur langage passionnel ou de garder une élémentaire discrétion;

- l'impression, vraiment inhibante pour certaines prieures, d'être là "par intérim", ou même, dans certains monastères, de n'avoir pas droit à la parole, même pour rassembler et construire;

- le sentiment d'impuissance devant des anomalies plus ou moins graves, devant telle ou telle sœur qui, coupablement ou non, ne parvient plus à vivre sa vie religieuse, et parfois tout simplement une vie chrétienne;

- le poids des agressivités incontrôlées, voire maladives, et des amertumes trop longtemps rentrées;

- et enfin l'impossibilité d'un ressourcement théologique et spirituel, qui serait pourtant si bénéfique pour la communauté.

 

En dépit de toutes ces difficultés, la prieure, mise par le Christ en responsabilité et fortifiée chaque jour par sa présence, garde en mains beaucoup de leviers et peut infléchir encore dans bien des domaines la marche de la communauté, même vieillissante. Citons, à titre d'exemple, quelques-uns de ces moyens:

 

1°    Réaffirmer souvent les valeurs partagées par toutes, les grands choix qui sont ceux du Carmel, et le contrat fraternel que chacune a passé avec la communauté, "pour la gloire de Dieu et le salut du monde".

Une communauté adulte sera toujours reconnaissante à la responsable de ne pas laisser le flou s'installer quand les grandes valeurs sont en cause, de redire aux sœurs à temps, doucement mais sans faiblesse, quel Seigneur les a réunies, quel style d'existence et de témoignage il attend d'elles au cœur de l'Église, et combien il importe de "commencer toujours". Il est souhaitable, pour toute communauté, que la prieure ait la parole non pas seulement pour les rappels, pour les mises au point et pour les arbitrages, mais pour redire le dessein de Dieu, et pour commenter en son nom le vécu de la communauté et les moments de grâce qu'elle traverse.

 

Programmer en toute clarté les efforts de la communauté.

 

Plus l'avenir est incertain, plus la communauté doit savoir où elle va et les chemins retenus pour aujour­d'hui, "rien que pour aujourd'hui". Pour continuer à espérer, la communauté doit percevoir que le temps qui passe n'est pas simple répétition, routine, train-train sans relief, mais qu'il est habité par un projet de prière et d'unité fraternelle qui dépasse chaque sœur et qui demeure intact et urgent quelles que soient les difficultés de l'heure.

C'est à la prieure qu'il revient, normalement, de préciser le programme concret d'un projet, les étapes et les échéances, de répartir les compétences, de faire appel aux générosités, de veiller à la continuité et à l'équilibre des efforts. Rien ne fatigue les communautés, rien ne dévalue la concertation communautaire comme des réunions qui ne débouchent sur rien de net, des projets qui s'enfoncent dans la grisaille, ou des situations qu'on laisse pourrir, faute d'avoir provoqué à temps, et dans un esprit évangélique, les clarifications nécessaires. Au contraire, les sœurs de bonne volonté se sentent comprises et épaulées dans leur obéissance quand la responsable a le souci d'évaluer de loin en loin la progression, de rappeler les engagements pris ensemble, de revenir sur une expérience en cours lorsque le temps d'essai arrive à expiration. La sœur responsable agit alors comme la mémoire de la communauté, et, en permettant à la communauté de mieux gérer son temps et ses rythmes, elle peut apporter beaucoup à la dynamique du monastère, au style d'obéissance et à la paix des cœurs.

 

S'interroger souvent, devant Jésus Pasteur, sur la manière dont elle assume sa charge.

 

Touchant le problème de l'autorité, l'une des difficultés pour la responsable est d'avoir à se situer à la fois au service de toutes et au service de chacune. Parfois les soucis matériels et la préoccupation des santés accaparent tellement la prieure qu'elle trouve tout juste le temps et la force de "faire tourner la maison". Elle perçoit combien il serait urgent de manifester à chacune de l'attention, de l'intérêt, de l'estime, et d'aider chacune à se remotiver théologiquement, spirituellement; mais il arrive qu'elle n'en ait plus la force, ou le courage, ou qu'elle n'ait plus, pour cette tâche créatrice, suffisamment de liberté intérieure. Elle use un temps précieux à arbitrer des conflits de personnes qu'on lui apporte parfois de manière peu adulte; elle se sent paralysée par les critiques, ouvertes, latentes, ou systématiques, démunie devant l'inertie de certaines sœurs, devant l'irresponsabilité de certaines conseillères, devant les explosions d'une agressivité incontrôlée, devant des amertumes qui perdurent et s'installent, comme si la conversion n'y pouvait plus rien, décontenancée devant certaines distorsions entre le dire et le faire, entre les exigences d'une sœur pour la communauté et son propre engagement.

Ces handicaps, qui sont quotidiens et source de souffrances, cachent parfois à la prieure la demande très réelle d'un grand nombre de sœurs: "Que la prieure dégage du temps pour nous, pour recevoir chacune". Il est vrai que certaines se plaignent d'un manque de disponibilité de la prieure sans rien tenter elles-mêmes pour la décharger matériellement ou pour lui laisser des sas de réflexion et de reprise en Dieu. Mais le problème est plus vaste et plus profond, car il conditionne étroitement le rôle spirituel de la prieure.

 

Du point de vue du style d'animation ou de gouvernement, on pourrait formuler de manière un peu lapidaire, trois exigences pour la responsable:

Donner l'exemple, l'exemple d'une moniale engagée avec joie et sans retour dans la vie d'oraison et de louange, l'exemple d'une sœur que sa profession a rendue solidaire, à la vie et à la mort, de quinze pauvres assoiffées de Dieu. Donner l'exemple et passer devant : pour la prière, pour la présence au chœur, pour l'écoute fidèle de la parole de Dieu. Certes, les sœurs  sont compréhensives, mais ce serait leur demander beaucoup que de les amener, concrètement, à obéir dans la foi à une prieure qui ne cheminerait plus que de loin avec la caravane, ou dont l'autorité se laïciserait de mois en mois.

Choisir des chemins de droiture, dans les petites choses comme dans les grandes; car la dynamique communautaire est chose délicate: des influences de tous ordres s'y exercent, et la tentation peut être forte, pour une sœur, d'annexer la prieure à ses vues ou à ses projets. La responsable, parce qu'elle reçoit sa tâche de Jésus Pasteur, ne peut être ni manipulée ni manipulante; et parce que ses objectifs sont ceux de l'Evangile, elle n'a que faire des voies indirectes, ni pour elle ni pour ses sœurs.

Rester la responsable, c'est à dire continuer jusqu'au bout du triennat d'assumer la charge, et en prendre les moyens, dans la force et la douceur de l'Esprit. Il serait anormal que la responsable se voit contrainte de se dépenser partout, de servir partout, de remplacer partout, aux dépens de son rôle primordial, qui est de travailler à la cohésion et à l'élan de la communauté et des personnes. Il serait dommageable également, pour la communauté, que la responsable, par lassitude, par timidité ou par découragement, renonce à la parole ou se la laisse ôter.

Car l'autorité n'est service que si elle reste autorité, c'est-à-dire force au service de la croissance. Le Concile, sur ce point, a laissé aux supérieurs religieux des directives très équilibrées:

"Ils amèneront les religieux à la collaboration par une obéissance responsable et active, tant dans l'accomplissement de leur tâche que dans les initiatives à prendre. Ils les écouteront volontiers, susciteront leur effort commun pour le bien de l'institut et de l'Église, usant toutefois de leur autorité quand il faut décider et commander ce qui doit être fait" (Perfectae caritatis, § 14).

 

4°    Pour favoriser le dynamisme de la commun, la prieure peut encore agir sur un quatrième levier: promouvoir entre les sœurs une communication de qualité.

Mises à part les réunions de communauté, il existe bien d'autres secteurs de communication où la responsable est impliquée ou a son rôle à jouer.

Dans bon nombre de monastères, l'aggiornamento voulu par le Concile a entraîné une certaine libération de la parole. Beaucoup de choses ont été dites, beaucoup de bouchons ont sauté, beaucoup de couvercles se sont soulevés; mais, passé ce premier temps d'explosion ou d'euphorie, les communautés ont dû gérer dans un contexte un peu nouveau la parole et le silence, les échanges communautaires et les dialogues personnels.

Çà et là des problèmes sont apparus ou réapparus.

Par exemple le problème endémique des bavardages incontrôlés, contre lesquels les règles monastiques mettent souvent en garde. Ce sont de véritables lézardes à la citerne, par où s'échappe l'eau de la communauté, l'eau vive du silence contemplatif, de l'obéissance et de la charité constructive. Sur ce point, une ascèse très vigilante attend la responsable elle-même, harcelée par une multitude de tâches, et qui risque de s'éparpiller ou de dévaluer sa parole de responsable. Mais parfois, remarquablement silencieuse en ce qui la concerne person­nellement, elle se trouve confrontée à des habitudes de bavardage largement répandues dans la communauté et que certaines sœurs essaieraient volontiers de justifier en théorie. Des communautés, autrefois très attentives à la qualité du silence, ont connu ces dernières années des dérives inquiétantes. Ici ou là la difficulté vient en partie d'une recadrage imprudent de l'horaire: dans le dessein de favoriser la solitude, et pour contrebattre les contraintes du travail, on a rogné exagérément le temps des récréations, d'où la prolifération de conversations, parfois longues, hors du temps et hors des lieux normaux.

 

Au sujet des dialogues personnels de la responsable avec chacune des sœurs, une enquête et des analyses précises seraient nécessaires avant tout essai d'évaluation. Il est clair, en tout cas, que ce type de dialogue constitue à la fois un test de l'esprit religieux et de la liberté intérieure pour chaque sœur, et un lieu privilégié de révision de vie pour la responsable, sous le regard pacifiant du Seigneur. Voici, à titre indicatif, quelques questions toutes simples que la prieure peut être amenée à se poser, en vue de restaurer ou d'enrichir ses dialogues:

- Quelles sœurs ai-je rencontrées sous l'angle personnel ces deux derniers mois?

- Quelles sont les sœurs qui m'évitent ou que j'évite? celles pour lesquelles je me résigne au silence?

- En est-il qui mangent indûment mon temps aux dépens des plus démunies? ou qui m'agrippent cent fois dans les couloirs sans jamais répondre à mes invitations au dialogue?

- Les malades et les sœurs âgées ont-elles gardé leur part dans mon emploi du temps?

- Quand une sœur vient, est-ce que je sais l'écouter pour elle-même, ou est-ce moi qui parle, qui dis et qui me dis?

- Que disent les silences de mes sœurs?

- Est-ce que je me laisse paralyser, à la pensée que telle sœur est plus ancienne que moi, ou plus expéri­mentée, ou plus cultivée, ou qu'elle jouit dans la communauté d'un crédit supérieur au mien?

- Est-ce que j'aborde les dialogues difficiles avec un cœur vraiment évangélique, pour que le Seigneur croisse, même si je dois diminuer? Est-ce que je prie pour m'y préparer?

- Est-ce que je fais suffisamment confiance à la force de l'Esprit qui nous habite toutes deux, la sœur et moi?

-         Qu'en est-il de mon agressivité, de ma discrétion, de mon désir de plaire?

 

On pourrait poursuivre l'énumération des sentiers de conversion, et chacune est à même d'affiner l'approche de ce problème d'authenticité. Mais pour clore ces réflexions sur la communication dans nos monastères, insis­tons sur un détail pratique: les prieures supposent parfois trop facilement que les sœurs sont au courant de ce qui se passe. S'il s'agit de problèmes qui concernent toutes les sœurs, leur présent ou leur avenir, il ne suffit pas de les avoir traités en conseil ou signalés dans un aparté en récréation; sinon les plus silencieuses des sœurs et les plus discrètes, auront l'impression qu'elles ne comptent pas, que leur avis est négligeable et leur accord superflu. En famille, sans aucune contrainte, on sait toujours à temps ce que l'on doit connaître. En com­munauté, ne pas savoir est ressenti souvent comme une mise à l'écart. Jésus lui-même y voyait un signe de servitude: "Je ne vous appellerai plus serviteurs, disait-il aux disciples, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître" (Jn 15,15).

Pour rompre l'impression inutile de secret, il est facile de ventiler largement les renseignements communau­taires et les nouvelles, grandes ou petites; on peut aussi demander à une sœur de tenir un cahier de commu­nauté où seront notés brièvement les décisions prises et les objectifs retenus, à l'intention des mal entendantes, des malades, des distraites ... ou des amnésiques.

Toujours dans le but d'améliorer la communication, et donc aussi la communion des cœurs,  et pour éviter aux sœurs d'être souvent réduites à des conjectures, il peut être bon d'expliquer suffisamment à la communauté ou à une sœur les raisons de telle proposition ou de tel choix. Parfois l'on choisit des chemins détournés, par exemple pour écarter telle sœur de tel poste, alors qu'une explication douce et franche, bien que pénible sur le moment, serait plus humaine et finalement moins traumatisante. Cela aussi est une manière d'espérer.

Enfin il n'y a pas à craindre de nommer les problèmes et d'analyser sobrement une situation, si on peut le faire paisiblement et avec objectivité.

 

 

 

Un moment fort d'obéissance: la communauté face à ses élections

 

 

Quelques notes toutes simples sur les élections communautaires et la manière de les vivre dans l'Esprit de Jésus et comme un acte sanctifiant pour toutes.

 

1°    Les élections sont un moment de grâce à vivre, personnellement et communautairement, dans la foi et l'espérance.

Les élections ne sont pas un malheur pour une communauté. C'est une échéance normale voulue par l'Église, et donc porteuse de grâce, de lumière et de force pour la communauté qui l'aborde.

Moment de la "visite" pour la communauté du Seigneur; moment où le Pasteur se fait tout proche de son peuple, de son troupeau; passage rédempteur qu'il faut savoir reconnaître.

Moment d'intense soumission à l'Esprit Paraclet, qui mène chaque sœur et la communauté à la vérité tout entière, à Jésus, vérité, chemin et vie.

Moment de pauvreté, où, déposant toute volonté de puissance, la communauté laisse l'Esprit de Jésus œuvrer lui-même, à la fois pour la cohésion et pour le dynamisme de l'ensemble des sœurs.

Moment prophétique, puisque, guidée par l'Esprit, la communauté lit son présent à la lumière de la geste de Dieu et des promesses faites à son peuple.

 

2°    Un moment de cohésion et de croissance communautaires.

 

La communauté réaffirme les valeurs qui sont pour elles essentielles, et se détermine en fonction de ces valeurs:

- les valeurs contemplatives et leur transcription carmélitaine;

- le style carmélitain de présence et de témoignage dans l'Église.

Les élections peuvent être un moment de lucidité, où la communauté prend conscience des objectifs à atteindre. Elle réfléchit sur ce qui l'attend durant le triennat à venir.

Les élections vont permettre de différencier les tâches et de les articuler, s'il le faut, d'une manière un peu nouvelle. De proche en proche, c'est parfois toute la communauté qui "cristallise" différemment, parce que le changement des fonctions entraîne un changement dans les rapports entre les personnes, dans leur manière de se situer les unes vis-à-vis des autres.

Moment d'intense communication entre les membres de la communauté, où la parole fraternelle revêt une force inhabituelle.

Moment dynamique tout entier tourné vers l'avenir de la communauté et la lisibilité de son témoignage; moment où l'on fait appel à la spontanéité et à la liberté de chacune en vue du bien commun.

Une attention maximale est portée aux personnes, à leur capacité de réunir et de relancer la communauté.

 

Les élections sont une journée d'Église, où est réaffirmée la mission de la communauté: "Au cœur de l'Église je serai l'amour", et où le sceau du pasteur diocésain est apposé sur le choix communautaire. Journée d'Église, où les sœurs  entrent dans la prière de Jésus demandant à son Père l'unité pour ceux qu'il envoie, la cohésion pour le dyna­misme (Jn17,20-26).

 

3° Un moment de croissance personnelle.

 

Croissance en liberté intérieure:

 

Nouveau départ pour un don de moi inconditionnel: je laisse le Christ me donner mes conditions de vie. Nouvelle dis-ponibilité: je me laisse placer ici ou là.

Remise totale à Dieu de tout acquis, de toute sécurité, de toute installation. Occasion de me désencombrer.

Liberté nouvelle par rapport à l'image de moi-même qui parasite mes relations. Occasion d'offrir et de donner à la communauté le meilleur de moi-même pour ce moment important: je vais m'efforcer de me rendre calme si je suis impulsive, de me rendre pondérée si je suis partiale, de me rendre accueillante si je suis passionnée.

 

Croissance en autonomie affective et en responsabilité.

 

Je suis appelée à m'ouvrir à de nouvelles relations fraternelles, à accepter et à donner une nouvelle confiance.

C'est vrai pour toutes les sœurs  mais spécialement pour les postulantes et les novices, lorsque change la constellation des formatrices. Elles auront à poursuivre avec une autre maîtresse des novices des dialogues bien engagés avec la précédente.

Parfois je suis appelée à une nouvelle solitude pour Jésus; mais je dois tout tenter pour parvenir à un dialogue confiant.

 

Croissance dans l'obéissance.

 

Les élections vont être pour moi l'occasion de ratifier de nouveau mon vœu d'obéissance, et de renouveler ma foi dans le pouvoir médiateur de l'Église (cf.p.9).

 

Croissance personnelle, à quelles conditions?

 

Éliminer de mon cœur toute fièvre,

tout désir d'influencer mes sœurs,

toute tentation de chantage,

toute idée de rapport de forces,

toute dramatisation des données communautaires ou personnelles,

tout attachement à mon propre statut de responsabilité ou de travail,

tout souvenir que l'Esprit ne peut authentifier.

Que ma parole soit "oui, si c'est oui, non si c'est non; car tout le reste vient du mauvais"; (mais il est souvent bon de pouvoir expliquer son oui ou son non).

 

Chasser doucement toute crainte pour l'avenir. La crainte est toujours de trop, car elle est signe d'un amour moins achevé.

Faire passer le bien commun avant mon propre confort.

Avoir le courage de mon opinion, mais la proposer avec douceur, comme une parmi d'autres, même et surtout si elle ne rejoint pas les autres.

 

4°    Trois critères de vérité évangélique pour les élections communautaires.

 Les élections auront vraiment été un moment de croissance communautaire et personnelle,si la prieure est:

- élue dans la paix,

- accueillie dans la foi,

- soutenue avec loyauté.

 

Élue dans la paix:

 

Partout les élections communautaires se préparent longuement dans la prière. Ce qui diffère profondément d'une communauté à l'autre, c'est le degré de concertation communautaire, le degré de liberté dans les échanges et les analyses de situation, et la qualité des dialogues préparatoires.

Mais de toute façon, les élections sont un acte d'Église, que l'Esprit Saint authentifiera.

 

Être élue n'est jamais un droit; ne pas être élue ne signifie pas forcément un rejet. Une élection de prieure ou de conseillère ne décerne pas un brevet de sainteté. Certaines sœurs  jamais élues ne sont pas moins élues de Dieu.

Les aptitudes sont plutôt de l'ordre du charisme que de l'ordre de la sainteté ou du mérite personnels. Il y a, par ailleurs, dans une communauté, beaucoup d'autres charismes que le charisme d'autorité.

Enfin il n'y a pas à s'étonner d'avoir élu, finalement, une sœur imparfaite, ni de découvrir de nouvelles imperfections chez celle que l'on vient d'élire.

Il faut se souvenir aussi qu'une élection a toujours lieu à un moment donné de la vie communautaire et de l'histoire de la communauté. C'est dire qu'à côté des questions d'aptitude peuvent jouer des critères d'oppor­tunité: une telle fera mieux maintenant, telle autre plus tard.

 

Accueillie dans la foi:

 

"Considérant, plutôt qu'elle-même, le Christ qui l'a mise au-dessus de vous" (Règle primitive du Carmel).

La sœur  une fois élue, est non seulement la prieure, mais ma prieure, même si j'ai voté pour une autre.

Elle est prieure telle qu'elle est, avec ses dons et ses limites, avec sa grâce propre et son tempérament.. Il est sain de renoncer une fois pour toutes au leurre de la prieure idéale. D'autant plus que, sauf exception, elle est prise dans la communauté, et donc connue d'avance.

Je dois accueillir également dans la foi la cessation, durable ou momentanée, de tel ou tel dialogue privilégié avec telle prieure. Tout ce que je lui ai découvert de moi-même, de mes espérances et de mes combats, toutes les confidences que librement je lui ai faites, tout cela, elle l'a écouté au nom de Dieu, et elle va le garder désormais dans le silence de Dieu; elle va l'emporter, par la prière, dans le secret de Dieu... "Jean (-Baptiste) était la lampe qui luit, et vous vous êtes réjouis un moment à sa lumière" (Jn 5,35).

Une certitude: quelle que soit la prieure élue, c'est elle qui m'est donnée pour que, librement, je manifeste ma volonté de vivre dans l'obéissance à Jésus-Christ.

 

Soutenue avec loyauté:

 

Ce n'est pas à la sœur prieure de se faire, tant bien que mal, une place, sa place, dans la communauté; c'est la communauté qui doit la lui donner et la lui garder. Chaque sœur, pour vivre librement l'obéissance qu'elle a vouée, doit faciliter à la sœur prieure sa tâche de gardienne du bien commun et les dialogues de divers niveaux qui sont nécessaires.

Dans la même ligne, il est bon que la communauté se préoccupe de garantir à la prieure un horaire de vie supportable, ainsi que des moments de reprise personnelle et de gratuité. Si c'est la prieure qui se voit obligée de réclamer cela, la communauté aura toujours du mal à l'accueillir positivement.

Aider la prieure dans son rôle, cela signifie, concrètement:

- la placer dans des conditions de vérité quant aux situations et aux problèmes (elle ne peut pas tout deviner);

- lui laisser son rôle de décision;

- lui demander au besoin, avec douceur, de préciser ses directives;

- compenser avec souplesse et bonne humeur ses lacunes. Pratiquement, dans toutes les communautés, une certaine connivence de bon aloi entre sœurs est nécessaire pour que les choses marchent au mieux, même si la prieure n'a pu tout voir ni tout prévoir; et là, le conseil a un rôle tout particulier à jouer, dans la loyauté et la discrétion.

 

 

 

 

 

III .      "Pour nous enrichir par sa pauvreté"

 

                        La pauvreté des consacrées

 

 

Dans notre réflexion sur la pauvreté des consacrées, nous nous placerons d'abord dans une perspective trinitaire, puis nous approfondirons la pauvreté personnelle, pour terminer par la pauvreté communautaire.

 

Pauvreté et vie trinitaire

 

La pauvreté vécue loyalement et intériorisée épanouit en nous la vie trinitaire.

 

Notre pauvreté nous configure à Jésus pauvre.

 

On ne se fait pas pauvre, dans la vie religieuse, avant tout pour contester les riches, mais pour imiter Jésus dans son choix de vie et pour recevoir le sceau de sa pauvreté, une pauvreté volontaire et heureuse. La pauvreté s'enracine en Jésus aussi profond que le mystère de son incarnation. "De riche qu'il était, il s'est fait pauvre" (2 Co 8,9). Il est venu de la plénitude; il a choisi sur terre la pauvreté, non pas comme un amoindrissement, mais comme un accomplissement de son être de Fils et comme une manifestation de sa volonté de salut. Il s'est fait pauvre pour nous, pour nous amener à la plénitude dont il venait, à la richesse qui éternellement le comble. II s'est fait pauvre pour nous enrichir, et par sa pauvreté justement, ce qui veut dire à la fois deux choses: - il nous enrichit parce qu'il s'est fait homme et pauvre; - il nous enrichit en nous donnant de devenir pauvres à son image.

"Ce qui m'attire dans la pauvreté, écrit une carmélite, c'est de m'unir à Jésus pauvre, totalement pauvre de lui-même devant son Père, pauvre pour aimer et se laisser aimer, pauvre de tous les moyens humains, disponible, dépendant. Quand j'ai soif de pauvreté, c'est une soif d'être tout à fait libre pour l'Amour, soif de découvrir la joie très pure de tout attendre de Dieu seul".

 

Notre pauvreté est une remise inconditionnelle entre les mains du Père

 

Celle qui choisit la pauvreté pour Jésus attend du Père ce que le Père veut donner à ses enfants qui l'en prient. Elle écarte toute fièvre à propos de ce qu'elle avait, qu'elle a ou n'a pas, et elle met "son trésor dans le ciel". Car la pauvre selon l'Évangile a un trésor et s'est faite pauvre pour ce trésor. Simplement elle a transféré son trésor hors de sa portée, hors de ses prises, hors de son regard: elle l'a mis "dans le ciel", c'est-à-dire en Dieu seul. Sa pauvreté n'est pas destruction, mais préférence: elle a placé son trésor là où elle veut mettre son cœur. Et parce que la consacrée a tout remis entre les mains du Père, elle recevra de Jésus la force de surmonter toutes les faims du désert, tous les rêves de l'avoir et du pouvoir, toutes ces tentations que Jésus lui-­même, en tant que Messie, a repoussées dans la force de l'Esprit.

 

Notre pauvreté est ouverture à l'œuvre de l'Esprit Saint.

 

Poussée à mon tour au désert par l'Esprit, je m'en remets à lui de mon bonheur, de mon cheminement, de mon témoignage. Et quand je me demande: "comment tout cela se fera-t-il?", l'Évangile me répond: "à l'ombre de l'Esprit". Pour réaliser tout le projet de Dieu, la Puissance du Très-haut "fera ombre[9]" sur moi. Pauvre de cœur, je m'en remets à lui, je me "laisse à l'Esprit"[x] qui fait toutes choses nouvelles, sans que je sache ni d'où il vient ni où il va. Parce que je me veux pauvre comme Jésus, je me mets à la disposition de l'Esprit. Or être disponible, c'est se laisser placer ici ou là, au gré de Celui qui trace le chemin.

 

 

Pauvreté personnelle de la consacrée

 

Trois remarques nous introduiront au thème de la pauvreté personnelle dans la vie religieuse.

1. La question "suis-je pauvre?" est une interrogation que la consacrée devra entendre toute sa vie, car le vœu de pauvreté est un chemin d'espérance, d'exode et de conversion. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut vivre constamment avec mauvaise conscience. S'interroger ne veut pas dire obligatoirement se culpabiliser de manière maladive, encore moins culpabiliser les autres, mais simplement savoir prendre à temps des options courageuses et élaguer dans les choses, les attachements et les servitudes.

2. La pauvreté peut d'ailleurs prendre des formes très variées, et être accentuée différemment selon les étapes de la vie et les circonstances extérieures.

3. À l'intérieur d'une même communauté, la pauvreté peut être vécue plus ou moins intensément ou sous des formes assez personnelles par des sœurs également données au Seigneur. On n'enrégimente pas la pauvreté ni les autres Béatitudes. À chacune de donner "comme elle a résolu dans son cœur" (2 Co 9,7), sans prendre modèle ni à droite ni à gauche, sans s'aligner sur les faiblesses de sa sœur ni sur les libertés qu'elle prend.

 

Ayant ainsi souligné la responsabilité inaliénable de la consacrée face à ses vœux, regardons comment elle est appelée à vivre sa pauvreté

- dans la vie matérielle et l'usage des choses;

- dans la vie relationnelle et affective;

- dans la vie spirituelle.

 

La pauvreté matérielle est celle qui me touche dans mon corps. Je la rencontre dans tous les problèmes concrets de santé, de nourriture, de vêtements, de chauffage (d'aération!), d'outillage pour le travail, de moyens de locomotion, mais spécialement aussi dans les moyens de culture, et indirectement dans le temps dont je dispose. Cette pauvreté, je suis amenée, en tant que consacrée, à la vivre comme dépendance, comme transparence, comme volonté de partage, et comme liberté.

 

Dépendance.          Notre Règle dit: "Que tout vous soit commun et soit distribué à chacune par la main de la Prieure, ou par la sœur qu'elle aura chargée de ce soin". Ma sœur  va donc être pour moi un relais de la Provi­dence de Dieu. C'est une dépendance que j'aurai à vivre joyeusement, sans amertume, puisque je veux l'assumer par amour. Elle me fera demander à temps les permissions nécessaires, sans mettre la prieure devant le fait accompli; mais, par loyauté spirituelle, je me rappellerai qu'une permission accordée ne me dispense pas d'être pauvre. Cette dépendance, qui est fidélité dans les petites choses, me prépare à gérer les biens du Royaume et les dons de l'Esprit; et je n'essaierai pas de la contourner en me faisant offrir ce dont j'ai envie par des amis ou ma famille.

 

Transparence.        La transparence au regard de la responsable dans l'usage ou l'acquisition des biens matériels est essentielle pour la pauvreté consacrée. C'est concrètement la pierre de touche la plus sûre d'une pauvreté authentique; et quand des dérives plus ou moins graves s'installent dans la vie religieuse d'une moniale, très souvent la pauvreté est la première touchée.

La transparence implique: - que je fasse connaître mes besoins, sans les majorer, mais sans étroitesse; - que je rende compte des options ou des initiatives que j'ai dû prendre; - que les chiffres soient vrais, comme aussi les dates. Plus une moniale est amenée à gérer des fonds, des outils de travail, des stocks, ou les courses de la communauté, plus elle doit être exigeante pour sa propre transparence. C'est avant tout au Seigneur qu'elle rend ses comptes, et sous ses yeux qu'elle les prépare.

 

Volonté de partage.           La volonté de partage doit s'entendre aux deux sens du terme: il s'agit à la fois de donner aux autres leur part et de prendre ma part des fatigues et des servitudes qui pèsent sur mes sœurs.

La volonté de partage, au premier sens, consistera pour moi à mettre au service de la communauté les dons que j'ai reçus de Dieu, sans fausse humilité, pour ne pas me faire prier, sans amertume ni repli quand on ne me demande rien, ou plus rien. Je laisserai également au service de toutes, ou à la disposition d'une équipe, les instruments de travail, de culture, de repos, qui doivent épanouir chaque sœur. Par souci de vraie pauvreté, je remettrai au commun non pas les outils cassés, les tabliers troués, les bottes crottées, mais tout ce dont je n'ai plus l'usage et qui peut servir.

Partager, c'est aussi prendre ma part des fardeaux communautaires, des travaux d'entretien, des mille servi­tudes qui retombent toujours sur les mêmes: portes à fermer, robinets à vérifier, serviettes à changer, vaisselles imprévues, gamelles à récurer, surcharges passagères des jours où l'on reçoit. C'est un test très sûr de la pau­vreté authentique; mais dans ce domaine, beaucoup en restent à des approximations: on consent, par exemple,. à desservir quelques assiettes, mais jamais on ne prendra une lavette pour essuyer une table. Il est des sœurs qui passent des dizaines d'années au monastère comme à l'hôtel, où tous les services sont prévus, et qui trouvent normal de mettre les pieds sous la table sans jamais se salir les mains ou sans jamais se soucier d'acquérir une compétence manuelle. Rendre les choses en bon état, ne pas écrire ni souligner sur les livres, ne pas garder trop longtemps ce que j'ai emprunté, ranger les choses à temps et à leur place, prendre soin du matériel communautaire, lire les modes d'emploi, être douce avec les choses et leur permettre de durer: ce sont autant de moyens de prendre ma part des contraintes de la vie quotidienne.

 

Liberté.      La liberté de cœur par rapport aux choses est essentielle à la vie évangélique, car si nous gardons un trésor, même minime, autre que le Christ, nous y mettrons notre cœur, qui sera alors partagé, encombré, alourdi. La pauvreté doit nous rendre libres par rapport au désir d'avoir, d'avoir plus (pléonexia), de refermer les mains sur un bien qui soit nôtre, et par rapport au désir de thésauriser et à la peur de manquer. Voici, à ce sujet, le témoignage d'une moniale:

"Je me sens portée à garder des tas de choses mises au rencard par d'autres, choses qui pourraient bien me rendre service un jour ou l'autre! Si je les mets au commun, elles risquent d'être parties le jour où j'en aurai besoin. J'ai peur de lâcher ces choses, de donner, d'être pauvre, parce que j'ai peur de manquer. Je n'ai pas assez confiance en Dieu, car s'Il vient en aide à point nommé, merveilleusement, il peut aussi faire attendre longtemps des choses devenues nécessaires. Je pense pourtant que ce détachement - et c'est mon combat de pauvreté - est nécessaire, et qu'il est source de liberté et de joie."

La liberté de cœur me fera écarter l'inutile, ou ce qui ne m'est pas vraiment nécessaire, sans regard sur ce que d'autres sœurs se permettent ou revendiquent, mais simplement parce que je veux donner au Christ au jour le jour ce que je lui ai promis pour toujours.

Libre de cœur, je trouverai normal de laisser à mes sœurs le meilleur temps, la meilleure place, la meilleure cellule, le meilleur ensoleillement; de me retrouver avec le moins bon du plat, et de le choisir comme toujours bon pour moi; d'avoir à mon usage un outil moins performant ou moins moderne que celui de mes sœurs. C'est cette liberté devant les choses et parmi les choses qui me fera entrer de bonne grâce dans les choix communautaires, le menu communautaire, les habitudes culinaires de ma communauté, son répertoire de chants et son cercle d'amis. Bonne grâce qui ne me dispensera nullement d'avoir des idées à proposer pour améliorer les choix concrets de la communauté.

La même liberté, donnée par Jésus, devant toute possession, me défendra de toute nostalgie à propos de ce que j'ai quitté, et de ce que, aujourd'hui encore, je dois lâcher pour mieux servir le Royaume, de tout ce qui était pour moi "des avantages" (Ph 3,7), de tout ce qui me valorisait dans le monde, de tout ce qui me donnerait une place enviable dans la communauté, mais qui reste caché, et connu de Dieu seul.

 

La pauvreté évangélique me touche et m'interpelle dans ma vie relationnelle et affective.

 

Énumérons quelques fidélités ou quelques efforts qui vont traduire cette pauvreté dans ma relation aux autres et à moi-même.

- Accepter les sœurs telles qu'elles me sont données, et donc faire bon accueil à des sœurs  que je n'ai pas choisies, que je n'aurais pas retenues si j'avais eu à les choisir, et les recevoir comme un cadeau de Dieu qui me les donne à aimer.

- Assumer joyeusement la nécessité de vivre une amitié ouverte, large, de type communautaire, sans pouvoir librement privilégier dans mes dialogues les sœurs dont je perçois les affinités avec mes propres goûts.

- Accepter que la pauvreté de l'Évangile soit une école de réalisme dans ma vie relationnelle. Heureuse de toutes les richesses, évidentes ou cachées, que je découvre en mes sœurs, il me faut aussi accepter les pauvretés de ma communauté - quant à son nombre et à son âge moyen, - quant à son image de marque dans la région apostolique, - quant à ses capacités d'expression (liturgique) et de rayonnement, - quant à sa capacité d'attirer les jeunes et de s'ouvrir, par l'intelligence et le cœur, à la nouveauté attendue par l'Église, - quant aux scléroses, mineures ou graves, qui la menacent. Je dois accepter que la communauté soit une communauté de pauvres, et me mettre moi-même, bien que pauvre, au service des plus pauvres de la communauté.

- Accepter que les liens de famille ne soient plus resserrés que de loin en loin, de ne rien pouvoir direc­tement pour des parents vieillissants, de ne plus avoir de cadeaux à faire, ni de temps pour des travaux qui feraient plaisir à ma famille.

- Assumer la solitude quand, par loyauté, je suis seule à voter de telle ou telle façon.

- Tenir sur mes jambes, ou mieux: par mon seul amour du Christ, lorsque la prieure n'a pas de véritable estime pour moi ou pour mon travail, qu'elle n'a pas de temps pour moi, ou, au contraire, quand elle s'appuie trop fort sur moi pour l'aider dans ses responsabilités.

- Prendre paisiblement la place que mes sœurs m'accordent dans leur attention ou leur amitié, et savoir me contenter de leur confiance et de leur estime. Ne pas m'attrister de n'être pas la préférée. Continuer à donner le meilleur de moi-même alors que mes efforts ne sont pas connus ou pas reconnus. Ne pas répondre par des réflexes de fuite ou d'isolement aux oublis et aux indifférences des sœurs.

- Prendre sans tristesse ni angoisse la mesure de la mutation radicale qui m'est demandée par rapport à la communauté et à ce que j'attends d'elle: il me faut,en effet, passer de "la communauté pour moi" à "moi pour la communauté".

- Donner même ce que je n'ai pas reçu, et inverser par amour tout manque et toute frustration: si je me sens seule, me mettre en route vers la solitude des autres; si je me sens peu comprise, m'investir dans l'écoute gratuite de mes sœurs.

- Me redire souvent que, bien que pauvre, j'ai un trésor. Mon cœur est pris; mon cœur est habité; il est comblé. "Ma part fait mes délices; j'ai même le plus bel héritage" (Ps 16,6): même si, comme les Lévites, je n'ai pas de terre en Israël, j'ai reçu en partage le service du Temple de mon Dieu. Trop est avare à qui Dieu ne suffit !

- Enfin, faire bon visage à ma propre pauvreté, aux contraintes de ma santé, aux limites que je sens, ou que l'on me fait sentir, dans mon intelligence, dans ma capacité d'aimer et d'être aimée, et aux limites que l'obéissance ou la communauté m'imposent concrètement, quand, par exemple, je ne prends aucune part au travail rémunéré ou que je n'ai pas été retenue pour une service de formation des jeunes.

"Aujourd'hui, écrit une sœur, il me semble que le visage de la pauvreté pour moi, c'est d'accueillir ma fragilité, mes failles. J'ai fait ce qui était en mon pouvoir pour me consolider, mais je sais maintenant que je ne serai jamais capable de porter quelque chose de lourd, et je sais que c'est à cela que je dois dire oui. Apprendre à dire oui paisiblement et pleinement, faire le peu qui est à ma portée sans le minimiser, et accueillir mes limites, mon impuissance. Laisser Dieu être le Maître et agir à sa guise, et non pas changer ce chemin dont je comprends que le Seigneur me demande précisément d'en faire un chemin, pour qu'Il l'envahisse comme Il veut. Il y a des moments où je dis oui, d'autres où je cherche à remettre la main sur les choses. Pour moi, la pauvreté, c'est d'abord un combat, et un combat pour Jésus seul."

 

 

Pauvreté spirituelle.

 

C'est la pauvreté dans la recherche de Dieu et l'accueil de sa vie. La pauvreté matérielle et la pauvreté consentie dans la vie affective n'ont de sens, en effet, que comme expression de la pauvreté spirituelle, de la préférence pour le trésor unique dans le ciel.

Nous avons rappelé en commençant comment la pauvreté nous ouvre de manière spécifique à la vie trinitaire. Il suffira ici de souligner qu'une consacrée ne découvrira le chemin de la pauvreté que si Jésus le lui montre, le lui suggère par son Esprit. "Si le Fils vous libère, vous serez vraiment libres", disait Jésus (Jn 8,36). Si le Fils nous rend pauvres, nous le serons vraiment. Écoutons là encore le témoignage d'une moniale:

"C'est le Seigneur lui-même qui nous fait pauvres peu à peu. Et si c'est lui qui se charge de nous désencombrer, de nous détacher, et donc de nous délivrer, c'est bien parce qu'ainsi seulement nous lui serons livrés, abandonnés. Et je pense que Lui seul peut le faire avec précision, avec précaution aussi: la précision de l'amour qui nous désire, la précaution de l'amour qui nous connaît. Même quand c'est très dur et douloureux, il y a au fond de nous comme une science obscure qui sait que nous sommes en train d'être libérés pour Lui, pour l'amour. Et je ressens de plus en plus ce travail d'appauvrissement du Seigneur comme un apprentissage, ou mieux un apprivoisement progressif, à l'heure de ma mort, à l'heure de pauvreté totale et de remise totale au Père en Jésus".

 

Dans la période difficile que traversent nos communautés et nos fédérations, l'un des critères de la pauvreté spirituelle est la disponibilité des sœurs. Elle met d'ailleurs en cause à la fois l'obéissance et la solidarité avec la communauté.

La disponibilité est une exigence inscrite au cœur de notre existence de consacrés et à laquelle nous confronte chacune de nos retraites personnelles ou communautaires. Essayons d'abord de cerner par quelques approches concrètes ce que la disponibilité représente pour chacun de nous; puis nous chercherons, très librement, comment la parole de Dieu nous la propose et nous la fait aimer.

 

Un test de liberté intérieure.        

 

Tout proche encore de son étymologie[11], le mot disponibilité exprime la possibilité d'un changement dans l'espace, la possibilité d'être placé ou posé ici ou là, çà et là, d'être dé-placé, arrangé, dé-rangé. Un objet est disponible quand il peut être amené dans l'espace où il va servir. Pour une personne, la disponibilité implique l'acquiescement à un changement dans l'espace. Parfois il s'agit simplement de son espace intérieur: on dira disponible un homme dont les jugements, les sentiments et les décisions peuvent se modifier librement. Ce qui est alors souligné, c'est la plasticité intellectuelle ou affective de la personne. Plus souvent la disponibilité met en jeu l'expression de la volonté d'autrui: l'homme disponible accueille librement cette volonté étrangère qui va le situer ailleurs dans l'espace, pour une tâche ponctuelle ou pour un service de longue haleine.

Dans bien des cas l'importance du déplacement spatial mesure assez bien la disponibilité du sujet: pour un médecin, par exemple, accepter de partir en brousse plutôt que de rester à Paris témoigne d'une vraie liberté par rapport à un espace de vie et de travail. Mais un simple changement de service dans une même entreprise ou une même communauté peut également réclamer une grande disponibilité. L'essentiel se situe donc dans l'acceptation volontaire d'un changement.

Dans la vie religieuse, l'acceptation des tâches et des changements d'office constitue pour la moniale une manière privilégiée de mettre en œuvre l'obéissance et la pauvreté qu'elle a vouées à Dieu. La pauvreté, car tout changement de lieu entraîne une dépossession. L'obéissance, car les mutations de lieux ou de tâches sont normalement l'occasion d'un dialogue préparé et approfondi, où la responsable fait connaître les urgences de la communauté, et où la moniale exprime ses désirs, ses besoins, ses espoirs, et éventuellement ses appréhensions et ses difficultés face au service envisagé pour elle.

Des éléments essentiels entrent en jeu dans ce dialogue. En effet la moniale porte la responsabilité de sa propre parole, et il lui appartient de se présenter comme libre devant l'avenir ou au contraire comme une femme a priori indéplaçable, donc en fait indisponible. La responsable, de son côté, qui a réfléchi, non seulement à la mission qu'elle va confier mais aux moyens nécessaires pour l'accomplir, achève, en cours de dialogue, de mesurer les enjeux.

La disponibilité des moniales, renouvelée quotidiennement dans la prière et entretenue par la charité concrète, est l'un des tests les plus sûrs de la santé d'une communauté, car elle agit à la fois comme une force de cohésion et une force d'expansion. Des religieuses disponibles ne chercheront pas à échapper à la dynamique fraternelle, même si elles doivent faire face à des tâches accaparantes ou peu gratifiantes pour elles-mêmes. Elles gardent au cœur l'esprit de l'Exode; elles se veulent nomades et voyageuses en ce monde ("résidentes tempo­raires", He 11,13; 1 P 2,11); elles savent qu'elles ne peuvent s'identifier à la place qu'elles occupent dans le monastère, et à aucun moment de la vie communautaire elles ne sont tentées de s'appuyer sur des facilités acquises. Parce qu'elles ont fait vœu d'obéissance et de pauvreté, elles tiennent à garder vivante leur solidarité avec les sœurs que Jésus leur a données.

À cette disponibilité attendue des moniales doit correspondre évidemment l'attitude pleinement responsable des instances de gouvernement, à tous les niveaux, en vue de sauvegarder l'équilibre de vie de chaque sœur, de répartir équitablement les charges et les surcharges, et d'assurer à toute moniale qui reçoit une mission les moyens normaux de la remplir. C'est pourquoi les prieures ont à cœur d'achever paisiblement leur travail de réflexion et de prospective avant toute décision impliquant pour une sœur des changements importants.

 

"Prête à toute bonne œuvre ".

      

Cette disponibilité, cette liberté dans l'espace, qui fait ouvrir les mains et agrandit le cœur, la parole de Dieu nous la fait aimer et désirer comme la réponse spontanée de notre foi et de notre amour.

Le mot même de disponibilité n'apparaît pas tel quel dans l'Écriture, mais la Révélation nous en donne plusieurs équivalents concrets.

 

Dans l'Ancien Testament, les textes les plus parlants et les plus dynamiques sont ceux où le croyant est invité à changer de lieu par un ordre direct du Seigneur: "Lek: va!" On en relève une quarantaine, parmi lesquels se détachent les ordres de Yahweh à Abraham, à Moïse et au prophète Élie.

L'injonction du Dieu de l'Alliance laisse Abraham en pleine incertitude: "Va, quittant ton pays, ta parenté et ta famille, vers le pays que je te ferai voir" (Gn 12,1). C'est un départ sans conditions, sans délai, sans pros­pective possible. Dieu sait; Abraham ne sait pas: "il partit sans savoir où il allait" (He 11,8). Abraham se met en route, et pourtant il n'a fait qu'entendre Yahweh. Sa réponse est de marcher, jour après jour, au pas du troupeau. Il traverse le pays de Canaan, jusqu'au Chêne de Moré, sans savoir encore quelle terre le Seigneur lui "fera voir". C'est alors que le Seigneur "se fait voir", et lui dit, en quelque sorte: "le pays, tu viens de le voir; sans le savoir, tu l'as parcouru. Tu l'as traversé comme un pays ordinaire, mais c'est bien le pays de la pro­messe."

Est-ce le moment de la prise de possession? Pas encore: une autre promesse prend le relais de la première, reportant plus loin encore l'horizon, prolongeant l'incertitude: "À ta descendance je donnerai ce pays" (je le donnerai ... plus tard!) (Gn 12,7). La nouvelle réponse d'Abraham sera de cheminer encore, en espérant la descendance, et en parcourant de long en large la pays maintenant nommé. L'incertitude est levée, mais l'itinérance continue. La terre reconnue demeure encore promise, et Abraham n'y vivra jamais qu'en nomade: "C'est par la foi qu'il séjourna en Terre promise comme dans une terre étrangère, habitant sous des tentes"(He 11,9). Tout ce qu'il possédera en Canaan, c'est le champ du Hittite, pour sa sépulture. C'est par la foi que la carmélite séjourne dans la terre promise de son carmel comme dans une terre étrangère, habitant sous la tente.

Le livre de la Genèse raconte un autre départ, qui réclame d'Abraham une disponibilité plus grande encore: "Après ces événements, il advint qu'Elohim éprouva Abraham. Il lui dit: 'Abraham!" Il dit: 'Me voici!" Il dit: "Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac; va au pays de Moriyyah, et là offre-le en holocauste sur une des montagnes que je te dirai" (22,ls). "Je te dirai" ... Dieu de nouveau se réserve le moment de la pleine lumière. Abraham part une fois encore sans savoir vraiment où, et sur une parole de Dieu qui semble renier sa promesse: Il part, sans demander raison d'un ordre déraisonnable. L'incertitude s'épaissit: c'est l'image de son Dieu qui se trouble maintenant en lui.

Vainqueur dans cette épreuve, Abraham sera reconnu juste par Dieu pour s'être pleinement ajusté à son vouloir, pour s'être soumis librement, même devant le mystère.

 

De Moïse, Dieu attend la même disponibilité: "Debout! Va! pars en avant du peuple pour qu'ils aillent prendre possession du pays que j'ai juré à leurs pères de leur donner!"(Dt 10,11). "Va, monte d'ici vers le pays que j'ai promis par serment" (Ex 33,1). Pour le guide de l'Exode, les ordres de Dieu se font plus précis, et balisent déjà nettement le chemin à suivre:

"Va vers Pharaon, le matin "(Ex 7,15).

"Va vers le peuple, et tu le sanctifieras, aujourd'hui et demain "(19,10).

"Va, descends, puis tu monteras, toi et Aaron "(19,24).

Face à Pharaon et face à son propre peuple, la mission de Moïse sera souvent périlleuse; mais Dieu le fait entrer à temps dans ses secrets: 'Maintenant, va, mène le peuple où je t'ai dit"(32,34).

Parfois Dieu lui explique la consigne qu'il lui donne: "Va, retourne en Égypte, car ils sont morts, tous les hommes qui en voulaient à ta vie " (4,19); et à plusieurs reprises Dieu conforte son messager en lui promettant son aide: "Va, réunis les anciens (le conseil du monastère...) Ils écouteront ta voix " (3,16).

"Va, mène le peuple ... Voici que mon ange marchera devant toi "(32,34).

"Maintenant donc, va, et moi je serai avec ta bouche, et je t'enseignerai ce que tu devras dire "(à la communauté ...) (4,12).

 

De la même manière, au temps des Juges, Yahweh achèvera de décider Gédéon à la fois en lui rappelant ce qu'il lui a donné et en l'assurant de son aide à l'avenir: "Va avec cette force qui est tienne, et tu délivreras Israël de la poigne de Madian! "(Jg 6,14).

 

Dans la geste du prophète Élie alternent les ordres de Dieu qui visent sa préparation ou sa survie per­sonnelle, et les ordres qui concernent sa mission dans l'histoire de son peuple:

"Va, (pars) d'ici, dirige-toi vers l'Orient, et tu te cacheras dans le torrent de Kerit"(1 R 17,3). "Lève-toi, va à Sarepta ... là-bas j'ai ordonné à une femme veuve de te ravitailler" (17,9).

Suivent les deux ordres de mission: "Va te montrer à Ahab" (18,1), et à la grotte de l'Horeb: "Va, retourne par le même chemin, à travers le désert, vers Damas"(19,15).

 

Souvent, dans la vie des hommes de Dieu, la mission qu'il reçoivent les déroute par son caractère paradoxal. Ainsi pour Amos le paysan, lancé malgré lui en pleine mêlée: "Yahweh m'a pris de derrière le troupeau, et Yahweh m'a dit: Va, prophétise à mon peuple Israël "(Am 7,15). Ainsi également pour Osée, qui s'entend dire: "Va, prends une femme de prostitution" (Os 1,2), et qui devient, par sa mission, une parabole vivante de la miséricorde de Dieu.

De même Isaïe ira durant trois ans sans vêtements et nu-pieds, pour mimer le sort qui attend l'Égypte: "Va, tu dénoueras ce sac de dessus tes reins, et tu retireras tes sandales de tes pieds "(Is 20,2). Jérémie, lui aussi, est mené par la voie du paradoxe: "Lève-toi et va vers l'Euphrate; tu cacheras (la ceinture de lin) dans la fente d'un rocher" (Jr 13,6), et Jérémie devra retourner à l'Euphrate pour reprendre la ceinture pourrie. Ezéchiel, sur la parole de Dieu, doit se confectionner un baluchon de déporté et partir pour l'exil en plein jour, sous les yeux ébahis de la population de Jérusalem.

C'est le même mystère des voies de Dieu qui affleure dans le récit de Daniel à travers la transposition apoca­lyptique. Immédiatement après l'annonce d'une résurrection des corps, Daniel reste perplexe devant la vision des deux hommes sur le bord du fleuve:

"Et moi, j'entendis, mais je ne compris pas. Je dis. Mon Seigneur, que sera la fin des choses? - Il dit. "Va, Daniel, car ces paroles sont secrètes et scellées jusqu'au temps de la fin ("Va"... sous-entendu: ne questionne pas; ne cherche pas à savoir dès maintenant). Et toi, va jusqu'à la fin; tu te reposeras et tu te lèveras pour recevoir ta part, à la fin des jours"(Dn 12,3.8.19).

 

Au seuil du Nouveau Testament. Joseph renoue de manière impressionnante avec la tradition d'obéissance des Patriarches, et sa soumission à Dieu est d'autant plus belle qu'elle reste totalement silencieuse, comme si ce silence était seul digne du mystère que Dieu l'appelle à vivre: "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte" (Mt 2,13ss). Dieu, certes, motive son ordre: "car Hérode va rechercher l'enfant pour le faire mourir", mais quant aux délais, Joseph restera suspendu à la volonté de Dieu: "Reste là-bas jusqu'à ce que je te le dise".

 Marie, de son côté, qui se veut sans réserve servante du Seigneur, attend à Nazareth l'heure où Dieu parlera. Adulte dans sa foi, elle demande au messager d'expliciter la volonté de Dieu, puis prononce son oui dès qu'elle se sait assurée de la puissance du Très-haut. Plus tard, elle livrera aux serviteurs de Cana le secret de sa disponibilité: "Faites tout ce que Jésus vous dira!" (Jn 2,4).

À plusieurs reprises le Nouveau Testament souligne qu'un ou une disciple répond à un appel avec promp­titude (Jn 11,19-21; Ac 22,18), en courant (Mc 28,8; Jn 20,2-4; Ac 8,30), avec empressement ou avec zèle ( Lc 1,39; 2,10; 19,5;  2 Co 7,12; 8,7.8.22; Hb 4,11), ou avec immédiateté (Mt 4,22; 27,1; Mc 11,3; Ac 16,10).

La consigne que nous lisons en Tite 3,1 réclame une disponibilité intérieure sans limites: "Rappelle à tous qu'ils doivent (..) être prêts à toute bonne œuvre" et 2 Tm 2,21 voit dans cette disponibilité un test de la sainteté du croyant, qui sera "un vase noble, sanctifié, utile au Maître, prêt[xii] à toute bonne œuvre".

 

Mais au-delà de ces exemples d'hommes ou de femmes qui ont laissé Dieu improviser dans leur vie, le modèle le plus fascinant de pauvreté intérieure et de disponibilité nous a été donné par la kénose du Fils de Dieu fait chair, lui qui, selon la belle intuition de l'épître aux Hébreux, déclarait en entrant dans le monde: "Je suis venu, ô Dieu, pour faire ta volonté "(He 10,7), lui qui s'est fait pauvre, de riche qu'il était (2 Co 8,9) et qui a appris, par ce qu'il a souffert, l'obéissance (He 5,8), lui qui, renonçant à la joie qui lui revenait, a enduré la croix au mépris de la honte (He 12,8).

Pleinement ajusté au vouloir du Père, il pouvait dire: "Ma nourriture, c'est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre" (Jn 4,34); 'je suis descendu du ciel pour faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé" (Jn 6,38). Pas de volonté propre à faire prévaloir, pas d'œuvre à ambitionner, hormis celle du Père: le commandement paradoxal qui passait par le don de sa vie.

Telle fut la disponibilité du Fils de l'Homme, qui n'a jamais eu où reposer la tête (Mt 8,20). Grâce à cette référence de toutes les heures au Père qui l'avait envoyé, Jésus traversait sereinement toute solitude (Jn 8,29). Se garder disponible, et investir tout son amour dans son obéissance, c'était sa manière de vivre, en pauvre, sa liberté de Fils.

C'est également cette kénose volontaire du Fils unique que notre mère sainte Thérèse nous remet en mémoire au moment où elle résume son cheminement dans les voies de Dieu:

"Jetez les yeux sur le Crucifié, et toutes les difficultés vous paraîtront peu de chose. Quand Sa Majesté nous montre son amour par des œuvres si étonnantes et des tourments si terribles, comment prétendrait-on lui plaire par de simples paroles? Savez-vous quand on est vraiment spirituel? C'est quand on se fait l'esclave de Dieu et que, à ce titre, non seulement on porte son empreinte qui est celle de la Croix, mais qu'on lui remet sa liberté, afin qu'il puisse nous vendre comme les esclaves de l'univers entier, ainsi qu'il l'a été lui-même." (7e Dem.ch.4)

Heureuses, et vraiment pauvres comme le Christ, les sœurs disponibles, à qui l'on peut tout demander!

 

 

La pauvreté communautaire

 

 

La communauté, comme chaque moniale, est amenée à s'interroger sur sa pauvreté et le témoignage qu'elle en donne, à chaque tournant de son histoire, à chaque moment important de reprise spirituelle.

Redisons d'abord quelques évidences, propres à approfondir (et éventuellement à calmer) les débats commu­nautaires au sujet de la pauvreté.

 

1. La pauvreté n'est pas un absolu. Elle est et doit rester un moyen au service de la charité parfaite.

2. Aucune expression de la pauvreté ne peut être absolutisée. La pauvreté religieuse, en effet, est vécue différemment selon le milieu économique et selon le cadre culturel où est insérée la communauté. D'une communauté à une autre il y a donc lieu de sauvegarder un pluralisme de bon aloi et le respect réciproque.

3. Les modalités de la pauvreté peuvent différer en partie d'une famille religieuse à une autre, en fonction du but visé par l'institut et des tâches d'Église qu'il privilégie. Autre la pauvreté d'une infirmière en bidonville, autre celle d'une grande abbaye implantée en milieu rural.

4. Les urgences de la pauvreté évangélique peuvent être ressenties différemment par les sœurs d'une communauté, à générosité égale par ailleurs, et ce en fonction:

- de leur pays d'origine et du confort moyen de ses habitants (disposition des maisons, habitudes d'hygiène, manière d'habiter les lieux);

- de leur origine sociale. Par exemple une novice issue d'une famille aisée, qui a souffert de l'égoïsme de son entourage, va peut-être réclamer une pauvreté visible, ou voyante, qui la démarquera nettement de son milieu.

- de la situation matérielle de la famille où elles ont vécu. Une novice qui a connu la gêne dans sa jeunesse ressentira parfois très fort la pénitence afflictive; mais elle décapera tout de suite les semblants de pauvreté et les tentations de "faire pauvre". Une ancienne pauvre sera habitée par des réflexes d'économie; à la limite elle ne se permettra même pas les achats nécessaires, et fera durer son linge au-delà du raisonnable.

- de leur perception plus ou moins vive des détresses du monde et des injustices sociales. Certaines sœurs, à cause de cette sensibilité au monde des pauvres, ont été capables, antérieurement à leur entrée au monastère, de choix sociaux ou politiques courageux, ou d'engagements réels au service du Tiers monde.

5. II faut donc se défier de toute présentation idéologique de la pauvreté, spécialement lorsqu'un effort est demandé à la communauté. Puisqu'un même amour de la pauvreté peut se traduire de manières sensiblement différentes chez une ancienne et une jeune, on ne peut rapprocher les points de vue et faire évoluer les choix que sur la base d'une écoute et d'un respect réciproques. Il arrive parfois que l'on revendique la pauvreté, ou au nom de la pauvreté, d'une manière qui n'est pas pauvre; et il peut se cacher beaucoup de volonté de puissance dans certaines critiques sans nuances adressées à la communauté. Le désir de pauvreté ne peut devenir une arme pour la division. Vivre la pauvreté en communauté n'équivaudra jamais à tout aligner, par un égalitarisme qui ne serait que raideur, mais amènera à reconnaître les vrais besoins de chacune et à faire fond sur la loyauté de chacune face à son vœu de pauvreté.

 

Communautairement, nous vivons et nous témoignons de la pauvreté évangélique:

 

par la simplicité et la sobriété de la vie quotidienne.

 

Nous renonçons à tout ce qui brille; nous résistons à la tentation de vouloir être toujours "dans le vent". Nous ne nous laissons pas asservir par la société d'abondance, de confort, de consommation, et nous ne nous précipitons pas sur les catalogues pour acquérir tout de suite le dernier modèle d'un appareil. Certes, il n'est pas question de bouder systématiquement le progrès, mais nous avons à nous interroger sur le superflu et le néces­saire, tout en sachant que ce sont des données fluantes, qui réclament une élucidation et une évaluation régu­lières. Nous voulons rester libres en particulier vis-à-vis des gens qui nous donnent: un objet peut être gratuit et n'être pas pauvre! II faut aussi nous garder de vivre notre pauvreté sur le dos des autres sœurs  est-ce par exemple un geste de pauvreté évangélique que de refuser l'achat d'un motoculteur pour préparer la terre, lors­qu'on sait par ailleurs que la sœur jardinière est percluse de rhumatismes? La charité demande aussi que l'on sache prendre des décisions de bon sens. Lors d'un séjour chez nos sœurs en Haïti, l'une des îles les plus pauvres du monde, je suis allé visiter des amis bénédictins qui construisaient leur monastère à la force de leurs bras. Ils achevaient l'installation d'une modeste hôtellerie de quelques chambres, et ils avaient tenu à ce que chaque hôte dispose d'une douche, si rustique qu'elle soit. Bon sens évangélique, dans un climat où la tempé­rature d'une cellule peut atteindre 38° au cours de la journée! Même dans nos régions, en tout ce qui touche l'hygiène il est sage d'opter en fonction des plus jeunes.

La simplicité, elle aussi, doit porter la marque de l'Évangile. Simplicité ne veut pas dire laideur. Chez les filles de sainte Thérèse, la simplicité est belle, et la beauté reste simple. Parfois, sous couleur de simplicité, on glisse insensiblement vers le laisser-aller, la facilité ou la négligence. Par exemple, il n'est ni vraiment pauvre ni évangélique d'apporter le repas de nos hôtes sous des couvercles découpés dans des boîtes de fer blanc. Enfin simplicité ne signifie pas renoncement à la féminité: les carmélites sont des femmes simples, des femmes pauvres.

 

par le travail.

 

Le travail est souvent pour les sœurs le lieu d'un vrai dépouillement, et elles peuvent y vivre intensément leur vœu de pauvreté. Mais le témoignage du travail n'est pas automatiquement positif, car certaines sœurs s'aliènent littéralement dans leur travail et en deviennent esclaves, parfois esclaves consentantes, parce qu'elles y trouvent des possibilités de valorisation et d'autonomie. Parfois c'est la communauté elle-même qui ne par­vient plus à maîtriser son temps: on ne sait plus s'arrêter, changer de rythme, prendre des temps gratuits pour réfléchir ensemble; les réunions sont sacrifiées comme superflues; la presse s'installe comme l'ordinaire des journées; les sœurs sont appréciées, respectées, écoutées, en fonction de leur poids économique, de leur rôle dans la production commerciale.

Aux personnes qui nous fréquentent et aux jeunes en stage au monastère, savons-nous donner l'exemple d'un travail libérant pour la personne? l'exemple de consacrées qui restent libres dans leur travail pour rejoindre Celui qui les habite et pour accueillir dans le silence le monde à sauver?

Souvent nos choix face au travail reflètent notre attitude par rapport aux réalités économiques. Certes, nous ne pouvons pas vivre communautairement et ne rien posséder: c'est impossible dans le contexte actuel de la société. Mais comment possédons-nous? Quel niveau de vigilance et de transparence atteignons-nous sur ce sujet en communauté? Et si notre vie communautaire nous permet d'acquérir une certaine maîtrise technolo­gique, restons-nous libres par rapport au rendement? Restons-nous sensibles communautairement au danger des richesses, de nos richesses?

 

par le partage.

 

De plus en plus, dans la ligne du Concile, les monastères s'interrogent sur leur attitude communautaire vis-­à-vis du partage avec les pauvres, proches ou lointains. Est-ce seulement l'affaire de l'économe? Est-ce que l'ensemble des sœurs est tenu au courant des projets et des réalisations effectives dans ce domaine toujours délicat du partage? Comment parlons-nous en communauté des problèmes sociaux aigus? En parlons-nous comme il y a quarante ans? Quelle place faisons-nous dans la communauté aux sœurs plus pauvres cultu­rellement ou affectivement? Quel accueil réservons-nous à leur famille?

Un autre test important de notre esprit évangélique est la manière dont nous partageons entre nous nos pauvretés. Chacune, en effet, est amenée à prendre sa part de la pauvreté communautaire et des pauvretés de la communauté: contraintes du petit nombre et de l'âge, détresses humaines, anémies spirituelles.

 

Pauvreté communautaire face à l'avenir

 

La pauvreté évangélique de chaque sœur conditionne étroitement l'attitude du monastère face à l'avenir. Énumérons quelques-uns des réflexes que le Seigneur attend de chacune et de toutes en ce tournant de l'histoire de l'Église et du Carmel:

 

1. Accepter d'être dans la main de Dieu et se réconcilier avec l'insécurité et avec la nécessité de l'exode. Faire bon visage à l'incertitude du lendemain, comme tous ceux qui ont mis leur confiance en Dieu seul: "Envoie, Seigneur, ta lumière et ta vérité! Qu'elles soient notre guide et nous ramènent sans cesse à ta sainte montagne, là où tu fais ta demeure"(Ps 43,3). Il nous faut accepter d'être et de rester, ensemble, dans la main de Dieu.

 

2. Mobiliser aujourd'hui toutes les énergies disponibles. Car si espérer est une pauvreté; attendre passivement est un luxe.

 

3. Accepter de regarder évangéliquement, sans passion, sans faiblesse, sans résignation, l'état présent du monastère, car c'est toujours dans l'aujourd'hui que l'on peut lire les signes de l'avenir.

Quand une communauté a-t-elle ou a-t-elle encore un avenir?

On répondra:          - quand, aujourd'hui, il y a encore une communauté,

- quand, aujourd'hui, cette communauté a des forces disponibles,                  

- quand, aujourd'hui, ces forces ne sont pas neutralisées.

 

Du point de vue de la sociologie, il y a (ou il y a encore) une communauté quand le groupe dispose encore, pour l'essentiel, de ses éléments vitaux, à savoir:

-   un ensemble de valeurs clairement perçues (pour nous: les valeurs carmélitaines),

- des objectifs précis, et réellement assumés par les membres,

- une prise en charge réelle des fonctions indispensables, avec une bonne différenciation des rôles et une autorité acceptée,

- une communication suffisante entre les membres du groupe,

- des méthodes de travail et d'action bien définies et bien assumées,

- et enfin des règles nettes et admises concernant les personnes et les choses.

En transposant ces données dans le langage carmélitain, nous dirions: il y a communauté quand le contrat fraternel a encore son sens et ses possibilités d'expression.

 

La communauté a suffisamment de forces quand elle peut faire face, par elle-même et régulièrement, à ses besoins, à ses tâches internes et à ses responsabilités extérieures.

Encore faut-il que ces forces soient disponibles pour que la communauté puisse assumer les difficultés et gérer ses possibilités. Parfois, en effet, les forces sont présentes dans la communauté, et suffisamment diver­sifiées, mais elles ne servent pas assez ou pas du tout le projet communautaire, parce qu'elles restent inem­ployées ou parce qu'elles sont dispersées ou cloisonnées, mésestimées ou contrecarrées.

Les forces susceptibles d'édifier l'avenir peuvent être mises en échec à l'intérieur de la communauté,

- soit pour des raisons de mésentente ou de rivalité entre les personnes,

- soit par suite d'une carence de l'autorité, qui ne rassemble plus,

- soit à cause d'habitudes individualistes encore inentamées.

Parfois également l'avenir de la communauté est bridé de l'extérieur par des servitudes économiques, par des décisions politiques, par des contraintes inhérentes à l'environnement immédiat ou aux groupes plus vastes dans lesquels s'inscrit la communauté: ethnie, aire linguistique, ordre religieux, diocèse, Église.

Notons au passage, s'agissant des handicaps, qu'ils hypothèquent plus ou moins l'avenir selon qu'il sont réels ou imaginés, reconnus ou occultés. Toute analyse de situation exige donc de la communauté un effort souvent onéreux de clarification, d'objectivité et de réalisme.

 

Le problème de l'avenir d'une communauté doit être abordé sous l'angle des forces disponibles aujourd'hui, et non pas en termes de temps que la communauté aurait ou aurait encore devant elle, car les communautés ne vieillissent ni ne meurent de façon inéluctable,comme les personnes. De soi, la communauté est programmée pour durer, et c'est pourquoi, dans la dégénérescence d'une communauté, le point de non retour est beaucoup plus long à se préciser, et quand il se précise, la prise de conscience est souvent très brutale. Certes, l'espérance d'avenir d'une communauté est lié assez étroitement à sa moyenne d'âge, qui est une donnée objective et repérable; mais un chiffre, à lui seul, surtout une moyenne, ne tient pas compte de tous les aspects. On peut dire toutefois qu'une communauté est menacée dans sa survie dès le moment où elle ne peut plus assumer, par elle-­même et régulièrement, les besoins et les aspirations des diverses tranches d'âge. Une communauté ne peut vivre quand elle ne peut plus assurer par ses propres forces sa cohésion et sa progression. Quand, par malheur et avec peine, une communauté est amenée à admettre qu'elle n'a plus d'avenir, c'est parfois qu'elle est rattrapée et cernée de tous côtés par des échéances qu'elle ne peut plus honorer, c'est plus souvent parce qu'elle se trouve désormais incapable de "mettre à profit le moment présent" (Col 4,5) et de se projeter dans le temps qui vient en s'ouvrant sainement à la nouveauté et à la créativité.

 

4. Respecter les autres monastères dans leurs choix. Consentir à entendre l'analyse que les autres font des problèmes de l'avenir. Se garder comme de la peste des procès d'intention faits à d'autres sœurs ou à d'autres monastères, car c'est attenter à l'unité, et souvent pécher contre l'Esprit Saint.

 

5. Accepter de penser Église avant de penser monastère.

 

6. Rester ouverte à toute solution évangélique.

 

7. Laisser l'Esprit Saint nous apporter la nouveauté qu'il désire par les chemins qu'il choisit. L'Esprit souffle où il veut; mais il faut entendre sa voix. Pour aller où nous ne savons pas, il nous faut aller par où nous ne savons pas, par des chemins insoupçonnés, par des sentiers que d'autres nous montreront; et il pourrait y avoir de l'orgueil spirituel à prétendre posséder à soi seule la vérité, même thérésienne. Nous abordons l'avenir comme des pauvres, et des pauvres en esprit, qui ne possèdent pas les clefs de l'avenir, ni les mots pour le dire à l'avance.

 

8. Entrer résolument dans la voie de la concertation fraternelle qui est proposé par la Fédération. En ce temps de mutations difficiles, nous devons nous interroger, devant Dieu, sur ce que nous faisons, réellement et pauvrement, pour que vivent dans l'Église le Carmel et l'esprit de notre Mère sainte Thérèse.

Parce qu'il s'agit d'une œuvre urgente, Dieu nous demandera compte de tout le négatif que nous aurons laissé traîner dans notre cœur et dans nos réflexes, ou des suspicions que nous aurons entretenues dans les cœurs autour de nous. Face à l'avenir du Carmel dans notre pays, il y a des inerties qui peuvent devenir graves, des critiques qui atteignent au cœur l'unité, des procès d'intention et des dénigrements de sœur à sœur, de maison à maison, de monastère à fédération, qui tournent le dos au projet du Concile. Il y a des suffisances intellectuelles qui contrecarrent le travail de l'Esprit Saint.

Certes, face à des problèmes complexes, qui souvent dépassent le cadre du Carmel, un pluralisme modéré peut être légitime; mais une carmélite ne saurait utiliser, pour présenter ou défendre ses options, que les seules armes de la lumière.

 

Où en est, réellement, votre fédération, de cette conversion des cœurs, des désirs, des sentiments et des paroles? C'est sans doute la grande, la première question à emporter de ces assemblées, dont l'Esprit Saint a voulu se servir pour vous mener ensemble à la vérité tout entière.

Selon la grâce que Dieu a départie à notre Mère sainte Thérèse, elle a posé les fondements (1 Co 3,10), et les communautés bâtissent dessus. Mais que chacune prenne garde à la manière dont elle bâtit. "De fondement, en effet, nul ne peut en poser d'autre que celui qui s'y trouve, c'est-à-dire Jésus-Christ. Que si sur ce fondement on bâtit avec de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, du bois, du foin, de la paille,( de la critique, de l'aigreur et de la désunion), l'œuvre de chacun deviendra manifeste; le Jour, en effet, la fera connaître". Vous êtes, mes sœurs, en communauté et en fédération, le Temple de Dieu, et l'Esprit de Dieu, le Souffle de la Pentecôte, habite en vous. Que l'intercession des saints du Carmel obtienne à chacune d'entre vous de s'insérer comme pierre vivante dans cette Maison où Dieu veut demeurer.

 

 

 

IV .    "De tout ton cœur, de toute ta force"

 

                        La chasteté consacrée

 

 

L'une des difficultés de parler actuellement de la chasteté tient au fait que le mot est pris, tantôt dans le sens le plus étroit, et finalement négatif, tantôt dans un sens ouvert et positif. Le sens étroit est celui qu'a retenu le langage courant. Pour le Dictionnaire Robert, est chaste "celui qui s'abstient des plaisirs charnels jugés illicites et des pensées impures". Cette définition laisse de côté toute une gamme de sentiments et de réactions affectives qui pourtant entrent en ligne de compte dans la chasteté d'une personne humaine.

Depuis une vingtaine d'années, la théologie et la spiritualité, s'appuyant sur des travaux sérieux d'anthropologie et de psychologie, proposent une approche assez neuve de la chasteté, qui a transformé déjà le travail des formatrices dans beaucoup de noviciats, et qui a même influencé nettement le tout récent Catéchisme de l'Église Catholique.

 

Les définitions n'étant pas encore fixées, ce qui est un bien en période de recherches, nous partirons librement, pour orienter nos réflexions, de la notion suivante:

On désigne par chasteté:

     la mise en œuvre équilibrée et moralement saine

    des énergies du corps et du cœur qui expriment une personnalité d'homme ou de femme              

    dans la relation aux autres, à elle-même, à Dieu et au monde créé.

 

Pour mieux assurer les bases de notre travail commun, revenons successivement sur les divers éléments de cette description.

 

Énergies

 

Il s'agit fondamentalement des énergies du corps et du cœur qui font de chacun de nous un homme et une femme, tel homme et telle femme. Autrement dit la chasteté concerne la sexualité, mais entendue au sens large et dynamique, englobant non seulement la possession d'organes externes et internes, d'une morphologie corporelle, d'une formule chromosomique et d'un système hormonal différenciés, mais aussi la façon dont la personne ressent, assume, épanouit sa féminité ou sa masculinité. "La sexualité affecte tous les aspects de la personne humaine, dans l'unité de son corps et de son âme" (CEC 2332). La différence et la complémentarité de l'homme et de la femme s'expriment, consciemment ou non, sur les trois registres physique, affectif et spirituel.

 

Relation

 

Ceci nous amène au deuxième élément de la définition : la chasteté concerne la personne humaine en relation aux autres, à elle-même, à Dieu et au monde créé.

Relation à l'autre, non seulement dans l'échange physique, mais dans toute rencontre ou situation ou peut naître un rapport affectif. "La sexualité, dit le CEC, concerne particulièrement l'affectivité, la capacité d'aimer et de procréer, et, d'une manière plus générale, l'aptitude à nouer des liens de communion avec autrui". La communion réussie ou manquée avec un être humain ou avec un groupe peut donc être lue non seulement au niveau de la charité évangélique, mais aussi comme un succès ou un échec au niveau des énergies du corps et du cœur. Ce succès ou cet échec interrogent par exemple une moniale sur sa manière d'être femme et telle femme.

 

Relation à soi-même.         La sexualité est impliquée, en effet, non seulement lorsque la personne investit le plaisir dans son corps, mais, plus largement, dans la manière dont la personne, une femme par exemple, s'accepte comme femme, s'assume comme femme, s'aime comme femme.

 

Relation à Dieu, car la manière dont on aime Dieu est marquée, elle aussi, par l'identité sexuelle. Certes "Dieu donne la dignité de personne d'une manière égale à l'homme et à la femme"(CEC 2334), car tous deux sont créés à son image et à sa ressemblance. Mais si l'homme et la femme sont images de la puissance et de la tendresse de Dieu avec une égale dignité, ils le sont de façon différente (cf.2335). Une femme vit avec un cœur de femme sa relation au Dieu Père, au Christ sauveur, à l'Esprit d'amour et d'unité ; c'est avec son affectivité féminine qu'elle reçoit la parole, qu'elle s'investit dans l'imaginaire des Écritures, qu'elle traduit son expérience de la foi. Cette imprégnation de la vie théologale par l'affectivité masculine ou féminine a été trop peu prise en compte jusqu'à nos jours dans l'apprentissage de la vie religieuse et l'approche des grands textes spirituels. De ce point de vue, l'une des tâches qui attend la théologie spirituelle est l'élaboration d'une mystique différentielle, c'est-à-dire d'une mystique où chaque expérience des chemins de Dieu soit lue avec son exposant féminin ou masculin et valorisée en conséquence.

 

Relation au cosmos

 

Tout le monde admet qu'il existe une manière féminine et une manière masculine de réagir à la beauté des choses, au grain d'une étoffe, aux parfums, aux goûts, au temps qui passe, mais aussi des manières différentes d'imaginer, d'acquérir, de posséder et de maîtriser ce qui constitue le cadre ou l'agrément de la vie. Dans toutes ces relations au monde des objets et des êtres, tout être humain, du plus fruste au plus sensible, investit des énergies du corps et du cœur; à tout cela il réagit affectivement par des joies, des désirs, des dégoûts ou des tristesses.

 

Dynamique

 

La chasteté va donc consister à mettre en œuvre ces énergies corporelles et affectives, partout présentes et indissociables dans toute relation de la personne aux autres, à elle-même, à Dieu et au cosmos, d'une manière équilibrée et moralement saine.

Il s'agit bien d'une mise en œuvre: la chasteté n'est pas avant tout restrictive, mais dynamique ; "elle signifie l'intégration réussie de la sexualité dans la personne, et par là l'unité intérieure de l'homme dans son être corporel et spirituel" (CEC 2337). La chasteté ne vise pas à éteindre l'affectivité ni la vie relationnelle, mais bien à l'épanouir et à lui donner toute sa fécondité.

Cependant cette intégration n'est jamais accomplie une fois pour toutes, et la chasteté d'une personne humaine connaît des phases d'évolution, en fonction du développement ou de la régression des énergies du corps et du cœur, et en fonction de l'environnement relationnel, qui est sujet parfois à de fréquentes variations.

Tout baptisé est appelé à mener une vie chaste, à gérer chastement les forces de son corps et de son affectivité, mais chacun selon son état de vie. On distinguera donc la chasteté conjugale, la chasteté des célibataires, qui se vit dans la continence, et la chasteté des consacrés.

C'est le lieu ici de rappeler les bases théologiques sur lesquelles s'appuie toute description de la chasteté consacrée.

 

La chasteté consacrée situe une baptisée de manière spécifique par rapport à Dieu, par rapport au service de Dieu, et par rapport à l'Église.

 

Par rapport à Dieu

 

La chasteté est un don de Dieu.

Elle est un appel de Dieu Trinité à vivre, sans partage de cœur,

une existence pleinement filiale,

une totale amitié (ou une alliance d'épouse) avec le Christ, vierge et libre de cœur,

dans la force et la douceur de l'Esprit.

 

Par rapport au dessein de Dieu

 

La chasteté est voulue et gardée en vue du Règne de Dieu.

Elle est signe de la charité, signe d'un amour déjà donné, et qui se donne dans l'aujourd'hui. Elle stimule la charité, car elle libère le cœur de l'homme, pour qu'il vive avec plus d'intensité le double amour pour Dieu et pour le prochain.

Elle est signe du monde à venir, des biens promis à tous lors de la Parousie du Seigneur.

 

Par rapport à l'Église:

 

Elle manifeste aux yeux des fidèles le mystère des épousailles du Christ et de l'Église sous le double symbole du Christ épousant et de l'Église épousée.

Elle est une consécration sans réserve au service de Dieu et aux œuvres de l'apostolat.

Elle est source d'une plus grande fécondité dans le témoignage évangélique.

Elle comporte concrètement, pour la personne, l'engagement à la continence parfaite dans le célibat et le propos d'ordonner à Dieu son affectivité, en sorte que l'amour préférentiel pour Dieu et l'engagement au service de son Règne deviennent les critères de tous les choix que cette personne devra poser dans sa vie relationnelle.

Les énergies du corps et du cœur sont donc à mettre en œuvre, et, disions-nous, d'une manière moralement saine. Il est clair qu'une personne désirant vivre chastement ne va pas se donner tous les droits sous prétexte de faire droit à son affectivité, à l'expression de sa sexualité.

Insistons plutôt sur l'autre nécessité : la mise en œuvre équilibrée des énergies.

 

Équilibre

 

Le sujet est immense, car il recouvre tous les composantes de la maturité affective. Nous choisirons donc de privilégier quelques approches.

Lorsqu'une moniale s'interroge sur l'équilibre de son affectivité, parmi d'autres questions, qui ont toutes leur importance, elle est amenée à se demander comment elle vit

son identité,

la finitude,

la différence,

la gratuité,

la rivalité.

Les mots peuvent sembler vagues : leur contenu, nous allons le voir, peut s'avérer très concret.

 

L'identité   

 

La moniale est femme; elle est telle femme. Il lui faut parfois de longues années pour accepter ces deux réalités et les intégrer vraiment dans sa vie affective et spirituelle.

On rencontre des femmes qui ne se consolent pas de n'avoir pas été le garçon attendu par leurs parents. D'autres, inconsciemment, continuent à vivre, dans la communauté, comme la grande sœur omniprésente, comme la fille aînée trop tôt responsable, et qui n'a pas eu de jeunesse, ou comme celle sur qui ses frères ont par trop déteint, et qui trouve toujours agaçants ou décevants les réflexes bien féminins des moniales qui l'entourent.

La consacrée est telle femme, marquée par le statut social de sa famille, par l'harmonie ou la mésentente de ses parents, par une initiation heureuse ou manquée aux réalités du corps et de l'amour, par ses réussites et ses échecs dans son travail ou dans ses amitiés, ou tout simplement par telle grâce ou disgrâce physique. Si elle désire intégrer les valeurs de son corps et de son cœur, un vrai réalisme lui est demandé, un acquiescement le plus lucide possible à son être de femme et à son histoire personnelle. Bien des difficultés dans le cheminement spirituel, bien des tristesses, bien des inaptitudes au bonheur ou à la communion fraternelle s'enracinent dans un refus de l'identité, dans un refus d'être cette femme, posée par Dieu dans l'autonomie et modelée par la vie comme un être singulier, tout en attente et en désirs.

L'acquiescement au réel, à son propre réel, est d'autant plus nécessaire à une moniale qu'elle va au devant de la solitude spirituelle. Elle ne pourra vivre sainement et saintement sa solitude avec le Seul que si elle peut coïncider humblement avec elle-même, avec ses pesanteurs et ses richesses, sans s'isoler de la vie fraternelle comme un animal blessé.

Ceci nous amène à regarder de plus près comment nous réagissons à notre finitude.

 

La finitude

 

L'acte créateur de Dieu établit chacun de nous dans la finitude. Nous le savons intellectuellement, mais l'existence quotidienne nous le révèle, parfois sans ménagements, car constamment nous nous heurtons aux contraintes de l'espace et du temps, aux limites de notre intelligence, de notre mémoire, de notre savoir-faire et de nos forces physiques.

Nous ne sommes pas tout ; nous ne disposons pas de tout. Notre être de créature est habité par le manque, qui n'est qu'un autre nom de la finitude, ou la finitude vécue au niveau du désir. Le manque, inscrit par ailleurs en nous à une profondeur inexplorable par la différence sexuelle, marque l'homme aussi bien que la femme. Aucune relation, fut-ce la plus belle tendresse conjugale, ne sera jamais parfaitement ni durablement comblante; et la maturité ne peut être rejointe tant que n'est pas reconnue et assumée la réalité de ce manque au coeur de toute vie affective.

La moniale, par le choix qu'elle a fait d'une chasteté consacrée, va se trouver confrontée au manque sous bien des aspects. Pour elle, pas de vie de couple, pas d'appui sur un compagnon humain choisi et aimé d'un amour exclusif, pas de maternité corporelle, pas de tendresse donnée et reçue au quotidien dans la relation à l'enfant. Et pourtant il lui est proposé de vivre une splendide amitié communautaire et une vraie fécondité relationnelle. Elle va donc vivre pleinement femme au cœur de l'Église, mais elle sait d'avance qu'elle ne pourra faire grief ni à sa communauté, ni à sa maîtresse des novices, ni à sa prieure, de la laisser face à des manques et à des soifs qu'il lui revient d'assumer personnellement.

Même devant Dieu, surtout devant Dieu, il nous faut consentir à notre finitude. Certes, celui qui est Amour veut et peut nous combler, mais il nous faut du temps, et la grâce patiente du Seigneur, pour nous ouvrir sans crainte aux dons qu'il nous fait, et le régime de la foi nous fait vivre un "pas encore", un manque, que seule la gloire pourra effacer.

 

La différence        

 

La mise en œuvre équilibrée de nos forces d'aimer réclame également que nous sachions vivre la différence.

La différence entre les personnes s'enracine, elle aussi, dans la liberté créatrice de Dieu, qui nous a faits individus, autonomes et responsables; mais l'être humain, dans son évolution affective, ne découvre que progressivement sa différence. Jusqu'au huitième mois l'enfant ne distingue pas le moi du non-moi. Il n'existe pour lui ni altérité ni relation. Vers la fin de sa première année, il perçoit que sa mère est autre que lui, et qu'il dépend d'elle. Au cours de sa deuxième année, il explore son corps et son milieu de vie, et il commence à s'ouvrir à l'échange. Enfin, entre deux et quatre ans, l'enfant intègre la différence la plus massive et la plus déterminante, celle du masculin et du féminin, à travers les figures du père et de la mère. Mais tout au long de sa vie la personne humaine devra se situer dans la différence, et assumer les désharmonies, les désaccords, les affrontements.

La vie communautaire, en particulier, met souvent à vif la perception des différences. Telle moniale n'en finit pas de se désoler en se comparant aux autres, qui, elles, savent chanter, conduire, ou se rendre intéressantes dans la conversation, les autres que toutes aiment facilement, les autres qui ont un visage moins ingrat et plus d'élégance naturelle, telle autre surtout, qui est riche de dons, ou qui a le talent d'attirer l'attention de la prieure ou de Monseigneur. Telle autre sœur de la communauté revendique agressivement le droit à la différence, et impose aux autres, plus ou moins consciemment, ses fantaisies culinaires ou vestimentaires, son allergie pour tel auteur, ses attitudes liturgiques préconciliaires. Telle autre encore, niant en quelque sorte les différences, rêve d'une communauté de type fusionnel, sans relief ni affirmation des personnes, où le consensus automatique dispenserait chacune d'être elle-même et de s'assumer. Telle autre, enfin, gommant sa propre différence, se mettra à vivre à la remorque d'une autre sœur dont la personnalité la subjugue, par une sorte de passivité de mauvais aloi.

Nous devinons aisément, à partir des quelques exemples que nous avons sous les yeux ou dans la mémoire, comment ces mimétismes, ou ces illusions fusionnelles, sans refléter forcément une impureté, mettent néanmoins en cause plus ou moins nettement la chasteté du cœur, la manière chaste d'aimer et de se rendre aimable. La chasteté véritable, au contraire, tout comme l'action de l'Esprit Saint, est toujours génératrice de différence et créatrice d'altérité ; elle libère la personnalité de l'autre, le désir de l'autre, la parole de l'autre ; elle redonne à l'autre la possibilité d'être elle-même. Aimer, c'est faire exister, et donc promouvoir l'autre dans sa différence.

 

La gratuité

 

Le même souci de chasteté affective conduira la moniale à s'interroger sur la gratuité dans sa vie relationnelle. Nous imaginons aisément, par exemple, que l'autorité d'une prieure puis-se devenir possessive, et son affectivité envoûtante pour une sœur. De même la fixation affective d'une sœur sur sa maîtresse des novices ou sur sa prieure prend parfois des allures tyranniques. Certaines responsables plient sous le poids de sœurs qui les accaparent à tout moment et pour des riens, sans aucun souci d'une élémentaire retenue et des besoins des autres sœurs.

 

La rivalité 

 

Enfin la manière dont une sœur vit les situations de rivalité peut l'éclairer sur sa chasteté affective, sur l'authenticité de sa vie de femme en communauté. Admet-elle, paisiblement, que la sœur concurrente ait droit, elle aussi, à son espace d'épanouissement, à la confiance des autres, à des moment de succès, ou bien ressent-elle tout partage comme une injustice, toute égalité comme un affront, toute collaboration comme une atteinte à ses prérogatives? Que l'on songe, par exemple, aux pouvoirs que peuvent concentrer dans leurs mains, au long des années, une économe, une liturgiste, une responsable d'atelier, si elles verrouillent leur service et empêchent la mise en place d'une gestion plus concertée ou la formation de remplaçantes. L'autre est alors niée, sacrifiée, inexistante. Parfois même les jalousies, récentes ou longtemps rentrées, éclatent en agressivités incontrôlées, et pour peu que la prieure tarde à y mettre bon ordre, la communauté finit par se résigner à ces féodalités, par crainte d'éclats que les moins fortes ne pourraient supporter.

 

Nous nous demandions comment mettre en œuvre de manière équilibrée les énergies du corps et du cœur. La réponse devient maintenant un peu plus claire : pour vivre de manière réaliste la chasteté qu'elle a promise à son Seigneur, la consacrée renoncera à dissocier chasteté du corps et chasteté affective. Pour vivre évangéliquement son identité de femme, elle travaillera toute sa vie à assumer ses manques et sa finitude, et développera son aptitude à la gratuité, au cœur même des situations où elle est confrontée à la différence et à la rivalité.

 

 

Note:       Une chasteté ouverte

 

Adopter un sens large et riche pour le mot chasteté, comme le fait nettement le CEC, offre des inconvénients mineurs et d'énormes avantages.

 

Deux inconvénients:          1. On s'éloigne du sens attaché communément à ce mot, et l'on risque, en dehors du contexte de la réflexion psychologique ou du climat chrétien, de se faire mal comprendre. Si l'on dit, par exemple, d'une personne qu'elle n'aime pas chastement sa compagne, des gens non prévenus imagineront tout de suite qu'elles commettent ensemble l'impureté.

2. De la même manière, des gens accoutumés au sens étroit du mot chasteté comprendront difficilement qu'on l'emploie en l'absence de fautes charnelles ou de pensées impures. Ils diront volontiers qu'on parle de chasteté à propos de tout et qu'on voit le mal partout.

Des incompréhensions peuvent naître, de ce fait, même en communauté et au noviciat ; c'est pourquoi il est toujours important de préciser d'entrée le vocabulaire que l'on emploie.

 

Mais les avantages du sens ouvert du mot chasteté compensent largement ces quelques possibilités de méprise.

1. Le sens ouvert, qui identifie chasteté et "rectitude sexuelle" (CEC 2518), ou rectitude de la personne dans sa sexualité, met bien en relief l'unité de l'être humain, inséparablement corps, intelligence et affectivité. Le corps et le cœur demeurent constamment en résonance mutuelle : le cœur peut mettre le corps en émoi ; le corps peut orchestrer l'affectivité. La gamme des nuances est infinie, mais l'intégralité de la personne est engagée dans tout ce qu'elle vit ; et c'est sagesse que de l'admettre une fois pour toutes.

2. Élargir le sens du mot permet de mieux différencier la chasteté et la continence, laquelle consiste à s'abstenir du plaisir génital. Des époux peuvent être chastes, alors qu'ils ne gardent pas la continence. À l'inverse une moniale peut rester continente sans pour autant être vraiment chaste; autrement dit : elle peut fort bien être en paix avec son corps et chasser généreusement les fantasmes impurs, tout en vivant son affectivité d'une manière qui n'est pas chaste, par exemple lorsqu'elle enferme des sœurs par son pouvoir de séduction, lorsqu'elle ne supporte pas l'arrivée au noviciat d'une sœur plus jeune ou plus douée, avec qui elle devra partager l'affection de la formatrice, lorsqu'elle empiète sur l'intimité des sœurs, lorsque, ayant choisi librement la vie consacrée, elle n'assume pas les grandeurs et les servitudes d'une vie entre femmes, ou lorsqu'elle vit avec une autre sœur une amitié qui tend à devenir exclusive.

3. Le fait d'étendre la chasteté à toute la vie relationnelle de la personne dégage des perspectives très larges et parfois très neuves pour la connaissance de soi, la maîtrise de l'affectivité, l'analyse du vécu communautaire d'une moniale. Cette lucidité sur ses propres passions, sur ses attachements et ses rejets, sur ses réflexes dans la vie fraternelle, est de première importance pour une baptisée qui a voué au Christ un amour sans partage. Une consacrée capable de s'interroger, à tout âge, sur son affectivité, sur sa manière d'assumer et d'épanouir sa vie de femme, s'ouvre à un travail intérieur d'affinement de la charité et libère en elle les forces vives de l'amitié et de la compassion. Et quand le dialogue spirituel peut atteindre aussi ce niveau de vérité existentielle, l'unification de la personne sous le regard de Dieu s'en trouve grandement facilitée.

 

 

En guise de conclusion : amour, fécondité, témoignage.

 

 

Jusqu'ici, dans notre réflexion, nous nous sommes attachés à élargir la notion de chasteté consacrée : offrande de tout l'être à Dieu sous l'angle de l'affectivité, le vœu de chasteté, durant toute la vie, va motiver et dynamiser la consacrée bien au-delà de la simple intégrité corporelle. Il nous reste à souligner que ce même vœu engage la baptisée à une vie d'amour, et débouche sur une magnifique fécondité, et sur un témoignage irremplaçable dans l'Église et le monde.

 

Amour

 

La vie consacrée, si elle est assumée loyalement, accueille à plein l'amour de Dieu et libère les forces d'aimer reçues de Dieu.

Lorsque la consacrée, répondant à l'appel de Jésus, s'engage à la chasteté, c'est librement qu'elle dispose d'elle-même : son célibat ne lui est pas imposé par la maladie ou les circonstances de la vie ; c'est un célibat voulu pour le Royaume. La première motivation de la consacrée, c'est d'entrer dans le Règne de Dieu, de servir le Règne de Dieu. Elle ne se fait pas religieuse pour pouvoir vivre célibataire, mais elle choisit le célibat parce qu'elle veut appartenir à Dieu, pour appartenir au Christ corps et âme, corps et cœur, répondre totalement à son amour, et entrer tout entière dans son œuvre.

La consacrée veut vivre un amour préférentiel pour Dieu Trinité qui l'habite et qui l'appelle ; et, en vouant à Dieu sa chasteté, elle épanouit la consécration trinitaire de son baptême. Elle offre à Dieu le Père un cœur plus filial et plus libre, où il puisse manifester la plénitude de sa tendresse ; elle concentre ses énergies affectives sur Jésus, l'Ami et l'Epoux ; elle laisse l'Esprit Saint dynamiser et épanouir son cœur et son corps.

Tout son amour va au Christ, et donc aussi tous ses rêves, tous ses désirs, toutes ses joies. Et tout l'amour qu'elle va donner aux autres viendra lui aussi du Christ: c'est en venant du Christ qu'elle aime tous les êtres qui l'entourent, c'est en Christ qu'elle vit toutes ses affections humaines, et dans toute relation, dans toute rencontre, le Christ, déjà présent, demeure présent, virginisant son cœur et le libérant pour l'amitié, l'écoute et la compassion.

Parce qu'il est tout livré à Dieu, parce qu'il est voué au Christ dans la force et la douceur de l'Esprit, l'amour d'une consacrée devient universel, universel comme le dessein de Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés, universel comme la seigneurie du Ressuscité, universel comme l'action silencieuse de l'Esprit. La consacrée réserve à Dieu les racines mêmes de son amour, et parce qu'elle consent à ne jamais refermer sa tendresse sur un être privilégié, Dieu lui donne par grâce un amour qui restera ouvert, qui chaque jour reculera son horizon, qui vibrera à l'immense rumeur des hommes en attente du salut. À elle tous les pauvres du monde, à elle les enfants de personne, à elle l'espoir de tous les jeunes, à elle la détresse de tous les désespérés.

Parce qu'il est enraciné en Dieu, parce qu'il se veut sans frontières, l'amour d'une consacrée devient universel ici et maintenant, là où Dieu l'a placée. Parce qu'il est théologal, il se fait très humain ; parce qu'il est universel, il se fait réaliste, attentif, quotidien; et c'est cette charité prévenante, accueillante, de la moniale au milieu de ses sœurs toutes proches qui authentifie à la fois sa volonté d'être toute à Dieu et son ouverture missionnaire aux dimensions du monde. "La charité, c'est tout sur la terre, et l'on est saint dans la mesure où on la pratique", disait Ste Thérèse de Lisieux ; et dans la vie consacrée, spécialement au cloître, la charité universelle prend le visage d'un héroïsme au jour le jour ; la communion à l'amour infiniment grand du Sauveur se vit dans les petites choses, les rencontres brèves, les miettes de pardon.

 

Fécondité

 

Fécondité d'une vie toute donnée au Seigneur : quand la consacrée s'en remet uniquement à Dieu pour apprendre à aimer et à transmettre la vie, sa stérilité n'est qu'apparente ; c'est celle du grain qui meurt en terre afin de porter du fruit cent pour un. Vouée à Dieu corps et cœur, corps et âme, plus que jamais elle "fructifie pour la sainteté" (Rm 6,22).

Jamais elle ne fera œuvre de chair, mais elle fera à tout instant œuvre de vie. Accueillant elle-même "de toute la force" de son cœur la vie qui vient de Dieu, elle va devenir, par sa simplicité, par sa transparence, par le don silencieux de sa liberté, un relais de cette vie pour tous ceux à qui Dieu l'envoie.

Relais caché, relais souvent invisible ; et il faut à la consacrée toute sa foi, toute sa confiance au Christ, pour continuer à croire que l'amour de Dieu, dont elle vit, passe à travers elle dans le grand Corps qui se construit sur la terre par la force de l'Esprit. L'essentiel de sa fécondité échappera toujours au regard d'une baptisée qui s'est offerte totalement au Seigneur; mais l'Esprit Saint n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, et il n'est pas rare que le rayonnement d'un cœur chaste soit perçu en profondeur par la communauté, pour la gloire de Dieu et la joie des sœurs. À travers la fraîcheur d'un sourire, la droiture d'un regard, la chaleur d'une écoute, quelque chose passe, dans la communauté et dans l'Église, du mystère d'Alliance que la consacrée vit avec son Seigneur. Rendue libre de cœur par le don sans réserve de sa force d'aimer, la consacrée devient d'autant plus amie quelle reste ouverte à toutes, d'autant plus sœur qu'elle ne réclame pour elle-même ni égards ni affection, d'autant plus mère qu'elle s'en remet plus pauvrement à Dieu des fruits de sa vie, d'autant plus femme qu'elle lit ce qu'elle est dans le regard du Christ.

 

Témoignage

 

Quel sens peut avoir pour le monde où nous vivons notre choix volontaire du célibat pour le Royaume? De quoi peut-il être signe dans une société où l'équilibre relationnel de l'homme et de la femme est souvent bousculé ou compromis?

Notre célibat consacré ne saurait être compris comme un mépris de la sexualité ni comme une dépréciation de la vie du couple, encore moins comme une tentative de court-circuiter l'humain pour aller à Dieu.

Le célibat pour le Royaume, sur un appel de Jésus, veut signifier au monde ce que signifiait le célibat de Jésus. Jésus a choisi de n'avoir ni compagne ni enfant, non parce qu'il dédaignait la vie de couple ou la paternité - regardons son attitude vis-à-vis des petits enfants -, mais parce que, en raison de la mission reçue du Père, il avait à se situer autrement parmi les hommes et les femmes à sauver. Quelle bonne nouvelle venait-il proclamer? - L'avènement du règne de Dieu, l'immense rassemblement des frères et des sœurs dans l'amour d'un même Père. Il a donc choisi de vivre en Fils et en frère. Il a choisi d'exprimer totalement son affectivité d'homme véritable dans sa relation au Père et dans sa relation aux frères et aux sœurs. Il a choisi le célibat, qui permettait à son cœur d'homme, au service du Règne de Dieu, une oblativité totale et l'ouverture sur l'universel. C'est pourquoi le Nouveau Testament ne lui connaît pas d'autre épouse que l'Église, l'Église universelle, l'Église de tous les temps et de tous les lieux.

De même notre célibat consacré, loin d'appauvrir le cœur humain, révèle au monde d'autres dimensions de l'affectivité, et c'est là surtout que s'enracine sa force de témoignage pour le monde d'aujourd'hui. Au service du Royaume et avec la force du Christ Sauveur, nous nous engageons à vivre notre affectivité d'hommes ou de femmes en référence au Père et en référence aux frères et aux sœurs. Par là notre célibat est signe de la gratuité et de l'ouverture inconditionnelle du véritable amour chrétien. À cause de Jésus, nous écartons tout amour exclusif pour un compagnon ou une compagne. Par là notre célibat rappelle qu'un amour chrétien ne saurait se traduire par une possession de l'autre ; le célibat pour le Royaume ouvre ainsi à l'affectivité humaine un horizon plus large encore que celui du couple.

Enfin le célibat consacré est, nous l'avons vu, un signe eschatologique. Alors que le mariage insère chaque couple comme un chaînon dans la suite des générations, le célibat consacré anticipe et prophétise le terme de l'histoire où les générations seront totalisées dans le Christ et où Dieu sera tout en tous. Il est signe de l'Alliance éternisée.

 

 

²

 

 

 

"Des chemins s'ouvrent dans leur cœur"

 

Conclusions des Journées Fédérales

 

 

"En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth".

Marie a pris l'initiative que son cœur lui dictait. Elle est partie pour rencontrer, aider, soutenir Élisabeth. Et l'Esprit Saint vient achever ce que Marie a commencé par amour : la rencontre des deux femmes débouche sur une révélation inattendue du dessein de Dieu, et chacune dévoile ce dont l'autre est porteuse. L'arrivée de Marie, jeune mère, fait bondir d'allégresse le Précurseur; Élisabeth, dans un grand cri, proclame la béatitude de celle qui a cru.

Vos rencontres et vos dialogues fraternels, mes sœurs, vous ont apporté, invisiblement, la grâce de la Visitation, "à l'ombre de l'Esprit", sous le regard de la Mère de Dieu, à la mesure de votre désir d'ouverture et de concorde. Vous vous êtes rappelé à quel point chacune de vos communautés, en dépit des misères présentes, est porteuse, pour l'Eglise, du charisme toujours jeune de notre Mère Sainte Thérèse, et vous allez, au retour dans vos communautés, diffuser cette grâce au niveau de la Fédération tout entière, qui est réalité d'Église, voulue et bénie par le Seigneur.

 

L'une des urgences qui semblent ressortir de vos échanges concerne justement votre fédération, son rôle actuel et son rôle futur. Il vous faut passer, sans retard, à un nouveau style de relations et de prise en charge.

Cela implique d'abord que vous regardiez résolument la Fédération dans une perspective ecclésiale et spirituelle : l'existence des fédérations de moniales est un signe des temps et une parole d'Église. Il faut que chaque monastère et chaque moniale en prenne clairement conscience. Votre fédération n'est pas une structure concurrente de votre monastère, à laquelle on concède quelques journées tous les trois ans: c'est un mode privilégié d'expression pour le témoignage du Carmel dans l'Église de ce pays, et chaque monastère doit valoriser ce qui s'y cherche et ce qui s'y fait. Il faut vous dire et vous persuader, même si cette perspective est neuve pour vous, ou dérangeante, que l'avenir du Carmel et des carmels passe par la Fédération. Même si un carmel trouve seul des solutions de vie ou de survie, le Carmel ne vivra, dans votre province, que par la cohésion et le dynamisme des carmels, c'est-à-dire de la Fédération.

Cet effort de conscientisation, face aux urgences de l'avenir, doit s'accompagner d'une volonté réaffirmée de confiance réciproque. Vous devez désormais travailler dans la clarté, et j'allais dire : dans la sécurité, sûres de vos arrières, sûres que dans toutes les communautés les sœurs sont décidées à bannir, par rapport à la Fédération, toute suffisance, toute euphorie trompeuse, toute brutalité dans les affirmations, toute injustice dans l'écoute et l'interprétation.

Certes, ce sera sagesse que de respecter paisiblement les étapes nécessaires de toute mutation pour un groupe important et très divers : - l'étape de la réflexion objective, dénuée de passion et d'impatience, réflexion nourrie par des analyses précises et des échanges, et qui, dans un premier temps, n'engage rien, n'engage à rien, et n'impose rien ; - puis l'étape de la mise en œuvre, au niveau fédéral ou au niveau de chaque monastère, de solutions ponctuelles porteuses d'espoir pour tous les carmels, et spécialement pour les plus jeunes sœurs. Un premier pas dans ce sens, encore timide, mais prometteur, a été fait ces jours-ci, puisque vous avez décidé d'entamer une réflexion sur la formation initiale de sœurs.

Mais cet effort de cohésion fédérale resterait en partie artificiel s'il ne s'appuyait sur une conversion communautaire lucide, constante, et courageuse. L'approfondissement des trois vœux vous y aidera, tant au niveau personnel qu'au niveau de la sanctification communautaire. Une obéissance plus évangélique viendra authentifier la relation à la prieure et revivifier le contrat fraternel passé par chacune avec la communauté. Une pauvreté plus généreuse et plus réaliste rendra chacune plus consonante à la Béatitude proclamée par Jésus, et donnera une force d'attirance nouvelle au témoignage de simplicité, de sobriété, de vie laborieuse et de partage déjà proposé dans l'Église par nos communautés. Enfin une prise en compte très adulte de la féminité et de l'affectivité fera grandir chaque carmélite dans sa liberté intérieure, dans son autonomie d'épouse du Seigneur et dans son désir de fécondité missionnaire.

 

 

Alors le chant de Marie visitante, la cantique de Marie Vierge et Mère, deviendra l'action de grâce spontanée de chaque fille de Thérèse:

 

Je te chante de tout mon être,

et je t'accueille de toute ma joie,

Dieu qui me sauves et me veux toute à toi,

car tu m'as regardée, et tu m'as donné de chercher ton regard;

tu m'as mise au service de ton règne

et tu m'as offert en partage l'humilité du Carmel.

 

Toi qui peux tout et qui me donnes de tout oser, dans l'espérance,

tu as fait pour moi de grandes choses.

Femme tu m'as voulue, femme tu m'as appelée,

femme tu m'aimes et me consacres.

 

La bonté dont tu enveloppes tous ceux qui te révèrent

est venue jusqu'à moi,

et la force de ton amour a triomphé de mes faiblesses

 

 Tu chasses de mon cœur toute volonté de puissance,

  tu libères mes mains de toute possession,

tu revendiques tout mon amour,

tu recueilles tous mes désirs pour les combler

par ta seule présence,

par ton seul souvenir,

par la seule espérance de ta venue.

 

Heureuse ma petitesse, puisque tu m'élèves jusqu'à toi;

heureuse ma faim, puisque c'est toi qui la creuses;

heureuse mon impuissance, puisque toi, mon Dieu, tu accours à mon aide.

 

Moi, ta servante,tu me fais entrer dans l'œuvre de Jésus.

Quand j'oublie de l'aimer, tu te souviens de ton amour:

tu te souviens que tu aimes, et tu aimes à te souvenir,

toi, Dieu de mes pères, à la longue mémoire.

 

Garde-moi, Dieu des promesses,

sur la route des promesses que j'ai faites à Jésus ;

garde-moi fidèle à l'alliance que j'ai conclue au jour de grâce.

Pour que je sache aimer et transmettre ta vie,

garde-moi, Dieu de paix, à l'ombre de l'Esprit.

 

 

 

fr. Jean Lévêque


 

[i]               Lumen Gentium, chap.V et VI. 

 

[2]               Les termes employés par le Concile peuvent recouvrir toute une gamme d'engagements religieux: "Par les voeux, ou par d'autres liens sacrés, assimilés aux voeux selon leur mode propre, par lesquels le chrétien s'oblige aux trois conseils évangéliques susdits, il se donne à Dieu aimé par-dessus tout, de sorte que lui-même et tous ses biens sont rapportés à un titre nouveau et particulier au service et à l'honneur de Dieu" (Lumen gentium, chap. VI, § 44.

 

[3]              On envisage ici avant tout le cas d'engagements définitifs.

 

[4]              Kénose: le fait de se dépouiller de soi-même.

 

[5]              Jn 4,34; 5,30; Hb 10,7; Ps 39,3.

 

[6]          Ph 2,7.

 

[7]         Hb 5,8.

 

[8]        "Auctoritas": étymologiquement: le pouvoir ou la capacité de faire grandir.

 

[9]          Episkiasei (Lc 1,35).

 

[10]           L'expression est de Mr Olier.

 

[11]          Dis-ponere: placer çà et là, ici ou là.

 

[12]         Rapprocher, dans la Septante: Ps 57,8; 108,1 (étoimos) et Siracide 1,1; 2,17 (étoimazein).

 

 

 

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