Tradition et trahison dans les discours des amis
La tentation est forte, pour les interprètes du livre de Job, de mettre en relief la foi du héros principal en stigmatisant de manière unilatérale l'étroitesse et l'aveuglement de ses trois visiteurs : Éliphaz, Bildad et Sophar. En réalité, les dialogues de Job (4-27) présentent les personnes et les thèses de façon beaucoup plus fine et nuancée, et l'auteur de ces dialogues ne pouvait se contenter d'oppositions trop superficielles.
Dans la première moitié du Ve siècle, il se trouvait confronté à une crise de la réflexion sapientielle qui menaçait d'ébranler en Israël les bases de la foi. L'enseignement de la tradition sur la rétribution temporelle des bons et des méchants s'avouait impuissant à rendre compte de la souffrance des innocents, et donc de certains choix de Dieu dans ses desseins sur les hommes. Le centre de gravité de l'expérience humaine et religieuse s'était déplacé peu à peu, dès avant l'exil, du groupe vers l'individu, et le besoin d'une vision nouvelle de l'homme et du monde était ressenti de plus en plus vivement dans les milieux cultivés et fervents d'Israël. Le génie du poète de Job est d'avoir accepté cette excentration, avec toute l'insécurité qu'elle comportait, et d'avoir tenté une lecture théologique originale du destin de l'homme. Mais, loin de jeter par-dessus bord les schémas de pensée hérités de plusieurs siècles de yahwisme, il a conçu son œuvre comme un dialogue constant entre la tradition, dont les visiteurs se disent les porte-parole, et les questions nouvelles de l'existence historique.
L'audace de cet homme, en même temps que son respect pour le legs du passé, éclate déjà dans la manière dont il a bâti son réquisitoire : il a scindé en deux le vieux récit en prose, puis il a pris comme pages de garde le Prologue et l'Épilogue, en leur laissant toute leur naïveté, tout leur optimisme, toute leur grandeur héroïque un peu simplificatrice; et c'est à l'intérieur de ce cadre classique qu'il a développé, longuement, sa propre vision des choses, à la fois croyante et subversive. De même, si l'on s'interroge sur l'origine des images qui tissent les discours de Job et de ses amis, on est surpris de constater l'importance des emprunts faits aux usages israélites de la controverse juridique, aux psaumes de plainte et, de manière plus discrète, aux thèmes prophétiques. Même si le Prologue présente Job comme un étranger, le Job véhément des dialogues pense et parle en héritier de la théologie d'Israël. Il ne conteste pas, comme de l'extérieur, une foi dans laquelle il ne parviendrait pas à entrer : c'est cette foi elle-même, douloureuse et inentamée, qui lui fait rechercher une nouvelle intelligence de Dieu et de l'homme.
On ne peut comprendre les révoltes, les invectives et les désespoirs de Job que si l'on a précisé au préalable la manière dont ses amis lui présentent la doctrine qu'ils disent tenir de la tradition. Pratiquement les discours d'Éliphaz, de Bildad et de Sophar s'articulent autour de trois thèmes principaux que nous allons reprendre successivement : la punition des impies, le bonheur assuré au juste, et l'indignité de l'homme devant Dieu.
«Telle est la part de l'homme méchant »
Le thème du malheur réservé à l'impie est assez également réparti entre les discours des trois amis. Dans le premier cycle (4-14), il apparaît comme un argument parmi d'autres, et c'est la mort de l'impie qui est le plus souvent décrite ; dans le deuxième cycle (15-21) la punition du méchant est la seule preuve que les visiteurs retiennent à l'appui de leurs thèses, et elle est développée plus amplement : toute la vie du méchant est dépeinte cette fois comme un tourment perpétuel; enfin dans le dernier cycle (22-27) c'est surtout Sophar qui reprend l'idée.
Quand le thème du malheur de l'impie se trouve conjugué, en quelques versets seulement, avec celui du bonheur des justes, l'origine lointaine de ce jumelage est à chercher dans la réflexion sapientielle (ex. Pr 1017, et les conclusions en diptyque de plusieurs « instructions » du livret I des Proverbes: 2, 21s; 3, 32 ss; 4, 18s), mais on n'en trouve en Job aucun exemple typique. Lorsque ce même thème de la punition du méchant est traité en larges fresques, on se trouve beaucoup plus proche de la tradition psalmique que des meshalim des sages. Le genre littéraire le plus voisin est en effet la plainte contre les ennemis, particulièrement fréquente dans les lamentations individuelles. Les discours du livre de Job lui empruntent beaucoup. Ainsi, pour décrire le comportement des méchants, Éliphaz (4, 10) réutilise l'image psalmique des fauves, et Bildad le thème du piège (18,8 ss). De même l'arrogance des ennemis de Dieu (15,25 ss) a de nombreux parallèles dans les Psaumes, et la cruauté du puissant envers les pauvres est stigmatisée en 20, 20ss de la même manière qu'en Ps 10, 8; 37, 14s ; 94, 5s ; 109, 16s.20.
Pour dépeindre les divers modes de châtiment, les amis de Job affectionnent les images de fragilité et d'instabilité, d'insécurité et d'arrachement, d'angoisse et de désespoir; mais ce sont surtout les images de la marche au néant qui sont privilégiées : une fois maudits le domaine du méchant et sa demeure, où l'on répand du soufre, sa lumière s'éteint, et avec elle tout ce qui faisait son bonheur. Sa nourriture s'altère en ses entrailles (20, 14; cf. Jr 51, 44). Comme un surgeon arraché il pourrit sur le sol, et d'autres germent à sa place. Il se fane comme une tête d'épi, et la sécheresse le gagne, des racines à la ramure (18, 16; cf. Am 2, 9). On le pousse de la lumière aux ténèbres, puis c'est la mort, brutale, parce que les hommes d'impiété sont raflés avant le temps (22, 15 sq.). Comme un fantôme, le méchant périt à jamais; tel un songe, il s'envole et on ne le trouve plus; il est mis en fuite comme une vision nocturne (cf. Is 29, 7).
Même la mort n'arrête pas le châtiment du méchant. Progressivement, tout ce qu'il fut s'efface de la mémoire des hommes qu'il n'a pas su aimer. Pire encore : le malheur atteint ses descendants; ceux qui lui survivent sont enterrés par la mort, et ses veuves ne peuvent le pleurer. S'il a des fils nombreux, c'est pour le glaive, et ses rejetons n'ont pas de pain à satiété; ils sont chassés à la Porte, sans pouvoir espérer de libérateur, et ils doivent indemniser tous les pauvres lésés par leur père. C'est ainsi que Dieu punit les lionceaux pour les crimes des lions; il brise leurs crocs et les disperse. Cette idée que les fils sont châtiés pour le père marque un recul par rapport au personnalisme d'Ézéchiel (14, 13-23; 18) qui désolidarisait l'individu du péché de ses proches ou de son clan.
Bien que les châtiments ne soient pas toujours explicitement rapportés à Dieu, il ne fait aucun doute pour les trois amis que Dieu en est toujours l'auteur. Ce point est affirmé très souvent, et à des charnières importantes des discours. Il semble toutefois que Dieu s'en remette généralement aux causes secondes pour punir les infractions à l'ordre moral, et tout se passe comme si Dieu choisissait, librement, de cautionner une sorte de logique interne qui, à partir de la faute, est censée amener un malheur proportionné : le méchant « trébuche dans ses propres desseins », « moissonne ce qu'il a semé » et « enfante ce qu'il a conçu » (15, 35 ; cf. Pr 14, 22). C'est donc le pécheur qui pourvoit à son propre châtiment, et, selon Éliphaz, l'insensé se tue lui-même par son dépit et son irritation : « L'iniquité ne sort pas du sol et la peine ne germe pas de la terre, mais c'est l'homme qui engendre la peine comme les fils de Réšef (les aigles) élèvent leur vol » (5, 2.6 s).
Les sentiments prêtés à Dieu quand il punit, beaucoup moins nuancés que chez les prophètes, reflètent une dureté assez familière aux visiteurs de Job. Même quand il se tait, Dieu n'est pas dupe : «Il laisse le méchant s'appuyer avec sécurité, mais ses yeux surveillent ses voies. » Vient un jour où se lève « celui qui, par sa force, saisit les tyrans » ; alors « l'autre ne compte plus sur la vie » (24, 22 s). Dieu, à ce moment, semble ne connaître qu'un réflexe : la colère. Les méchants périssent au souffle de sa fureur (cf. Ps 90, 7). Sophar décrit même Dieu, en armure de fer, s'acharnant sur son ennemi (20,23 ss). Il est vrai que le thème de Dieu guerrier survient dans le livre de Job après une double transposition littéraire : il appartenait primitivement aux épopées d'Israël (cf. Dt 32,40 ss) et a été souvent repris par les psalmistes pour illustrer leur certitude du châtiment des impies. C'est à la tradition psalmique qu'il est repris ici. Mais ce double remploi n'efface pas totalement la violence de l'image.
Rangé sommairement dans la catégorie des impies parce que le malheur l'a atteint, Job est censé entendre sa propre condamnation dans ces longs réquisitoires contre les méchants. Le malheur, en effet, selon les amis, suppose toujours le péché. Sous cette forme, Job récuse vigoureusement leur thèse; mais d'un autre point de vue il reste luimême tributaire d'un certain archaïsme théologique, car il interprète d'instinct ses épreuves comme un châtiment, même si c'est pour s'insurger aussitôt contre l'injustice de ce châtiment et contre l'arbitraire qu'il prête à Dieu. Tout en mettant Éloah au défi de lui dire « sur quoi il le querelle », tout en lui reprochant de lui imputer une culpabilité imaginaire, Job ne cesse, pour sa part, de chercher un coupable pour se rendre raison de sa propre détresse. Si ce n'est lui, ce doit être Dieu.
«Comme s'élève une meule en son temps»
La perspective de la colère de Dieu n'est heureusement pas la seule que les amis ouvrent à Job : le thème opposé, traditionnel lui aussi, vient contrebalancer de loin en loin l'outrance des tableaux de violence. Ce thème du bonheur des justes, abondamment développé dans le premier cycle de discours, disparaît totalement dans le deuxième et est réduit, dans le troisième, à une dizaine de versets (22, 21-30). Il serait illusoire de chercher dans le genre littéraire particulier des bénédictions et des promesses de bonheur à caractère cultuel l'origine de ce thème, car il fait partie du fonds commun aux prophètes, aux psalmistes et aux sages, qui s'empruntent mutuellement images et expressions. Dans les livres prophétiques les oracles de bonheur sont assez rarement adressés à l'individu, car tout le peuple doit avoir part à la joie qui vient de Dieu en réponse à la conversion; mais les prophètes et les psalmistes se retrouvent pour affirmer qu'au-delà des réussites matérielles le vrai bonheur est d'espérer en Yahvé avec un cœur de pauvre.
Selon les visiteurs de Job, fidèles là encore à la tradition d'Israël, quatre attitudes conditionnent le bonheur du croyant : 1) La conversion. Job doit revenir à Shadday, se réconcilier avec lui et faire la paix (22, 21 ss) moyennant un retournement moral. Il éloignera l'iniquité qui est dans sa main et ne laissera pas l'injustice habiter dans sa tente (11, 14; 22, 23). Droit et parfait devant Dieu (8, 6.20), il sera sauvé par la pureté de ses mains (22, 30). Tout cela est conforme à la prédication prophétique. 2) L'humilité, car Éloah « sauve ceux qui baissent les yeux » (22, 29). 3) La stabilité dans la foi. Job, une fois revenu à Dieu, doit «fixer son cœur (11, 13; cf. Ps 78, 8). 4) La prière, à propos de laquelle les amis de Job font appel à un vocabulaire précis et théologiquement très dense. Ce n'est pas à une expérience spirituelle au rabais qu'ils convient Job. Bildad lui suggère d'abord d'être « en quête » de Dieu (šihēr). C'est le verbe qu'emploient les sages pour exprimer la recherche constante de la sagesse; le Ps 78, 34 le met en rapport avec la conversion. Il s'agit d'une quête de Dieu qui prend tout l'être (Ps 63, 2), qui remue le croyant jusqu'à l'angoisse (Os 5, 15), et à laquelle Isaïe associe à la fois l'attente, le désir et le souvenir (Is 26, 8 s). De plus la prière de Job devra se faire imploration, supplication (8, 5), tel l'appel de détresse des vaincus (1 R 8, 33), des exilés (8, 47), des accusés (Jb 9, 15) ou de ceux qui craignent pour leur vie (Gn 42, 21 ; Os 12, 5). Supplication véhémente qui peut se traduire par des cris devant Dieu (Ps 30, 9 ; 142, 2) et que Job élèvera vers Dieu en tendant vers lui des mains pures (11, 13).
Dans l'hypothèse d'un Job pécheur, ces conseils, théologiquement inattaquables, rejoignent les intuitions les plus saines et les attitudes les plus authentiques de la spiritualité d'Israël. Le drame, pour Job, n'est pas qu'en tout cela ses amis disent faux, mais que d'emblée leur dire soit faussé par leur interprétation de sa souffrance. Voir a priori dans l'éprouvé un réprouvé, c'est se condamner à ne pouvoir rien dire, ni de Dieu, ni à l'homme qui souffre.
Lorsqu'il décrivent, non plus les conditions du bonheur, mais le bonheur lui-même, les trois visiteurs ont parfois beaucoup plus de mal à séparer le théologal de l'utilitaire. Avec toute la tradition, ils présentent le juste comme un homme serein, immunisé contre le malheur; ils lui promettent une saine joie de vivre et une réussite qui dépasse le cadre familial: après une existence harmonieuse et féconde, Job arrivera au tombeau en pleine vieillesse, « comme s'élève une meule en son temps » (5, 26). Mais l'épanouissement de la relation à Dieu apparaît bien comme la composante essentielle du bonheur. Dieu veillera sans cesse sur Job et le délivrera comme il délivre toujours l'innocent; de ses mains qui guérissent, il pansera lui-même les blessures de son fidèle. Job, « rétabli dans sa demeure de justice », lèvera vers Dieu un visage sans tache (11, 15) ; sa prière se verra exaucée, et, comblé de la bonté d'Éloah, il s'acquittera de ses vœux. Alors il pourra estimer l'or comme la poussière (22, 24) en comparaison de la joie qu'il trouvera en Dieu. Shadday sera pour lui «des lingots et de l'argent en monceaux ». Une phrase d'Éliphaz résume bien l'intimité nouvelle que Job, converti, pourra vivre avec Dieu « Alors en Shadday tu te délecteras » (22, 26). Ce verbe est l'un des mots préférés de la tradition isaïenne pour exprimer la joie spirituelle et son retentissement dans tout l'homme (Is 55, 2 s; 58, 14; 66, 11; cf. Ps 37, 4-11).
À dire vrai, la perspective des trois amis ne se maintient pas toujours à cette hauteur, et l'idée d'un marchandage avec Dieu affleure à plusieurs endroits de façon déplaisante : «Réconcilie-toi avec Shadday et fais la paix : par ce moyen ton revenu sera bon ! » (22, 21.) Cette visée intéressée risque fort d'arrêter la foi à mi-chemin, et les visiteurs de Job ne parviennent pas, finalement, à désolidariser la relation à Dieu de tout contrat d'assurance sur le destin. De nouveau on mesure ici de quel poids pesait sur la théologie d'Israël l'axiome de la rétribution temporelle.
Encore convient-il de se garder à ce propos de tout anachronisme. Pour le théologien habitué à l'eschatologie chrétienne, l'idée d'une vie avec Dieu s'évanouissant à la frontière de la mort ne peut être rejointe qu'au prix d'un volontaire dépaysement historique. Faute de cette ascèse intellectuelle, bien des réactions et bien des tentatives des sages d'Israël pourraient être écartées d'un revers de main, comme les balbutiements d'une théologie immature, alors qu'en réalité l'on aurait profit à s'interroger sur le théocentrisme de ces sages, et sur les richesses que recèlent leur amour de la vie et leur espérance paradoxale.
En ce qui concerne les visiteurs de Job, on ne peut qu'être frappé de l'insistance avec laquelle ils réclament d'être entendus avant d'être disqualifiés. Certes, en affirmant a priori la culpabilité de Job, ils se ferment aux véritables dimensions théologiques du mystère auquel renvoie sa souffrance, et c'est sur ces points précis de la méconnaissance de l'homme et de l'interprétation des épreuves qu'une critique des amis et de leur langage peut porter à fond. Il reste que toute une part de leurs affirmations serait aisément contresignée par les prophètes et les psalmistes. Ce qu'ils mettent en porte-à-faux, c'est une tradition spirituelle qui, en d'autres contextes, garderait sa valeur; et souvent, s'ils ont tort, c'est dans leur manière d'avoir raison. Ceci se vérifie particulièrement à propos de la troisième thèse qu'ils défendent : l'indignité radicale de l'homme devant Dieu.
« Qu'est-ce qu'un homme pour qu'il soit pur? »
Le thème de l'indignité de l'homme revient à deux reprises chez Éliphaz (4,17-21 ;15, 14 ss) et une seule fois chez Bildad (25, 4 ss) ; et l'étude de ces textes fait apparaître trois constantes. 1) Le thème est toujours annoncé sous la forme d'une double question : « Un homme a-t-il raison contre Éloah, un humain est-il pur devant son auteur? » (4, 17; cf. 15, 14; 25, 4.) 2) L'énoncé du thème est toujours suivi d'un raisonnement a fortiori : Si Dieu convainc ses anges d'égarement, si même à ses Saints il ne se fie pas, si les étoiles ne sont pas pures à ses yeux, à plus forte raison ne trouvera-t-il aucune intégrité morale chez l'homme « qui habite une maison d'argile ». 3) Les trois textes mettent en parallèle le thème de la justice (çedāqāh) et celui de la pureté morale (thr, zkh).
Dans l'Ancien Testament, c'est souvent par contraste avec la puissance et la sainteté de Dieu que l'homme éprouve son indignité (Is 6, 1-6). « Yahweh, qui est comme toi ? », s'écrient les psalmistes (Ps 89, 7 ss ; 76, 8 ;113, 5 ; cf. 1 Sm 2, 2), et le thème de la majesté inaccessible du Créateur, fréquent dans les Psaumes, est repris volontiers par les sages pour étayer leur théorie de la rétribution. Dans les Ps 143, 2 et 130,3 le fidèle argue de son indignité pour échapper à un châtiment trop rigoureux (cf. 1 R 8, 46; Am 7,2-5 ; Pr 20, 9 ; Ps 19,13 ; Qo 7, 20). De tous ces textes il ressort à l'évidence que l'Ancien Testament voit dans la faiblesse de l'homme une excuse pour ses péchés et un moyen de faire pression sur la miséricorde de Dieu. Les trois amis, par une distorsion du thème, vont en faire une arme contre Job.
Leur argumentation est simple : l'homme n'a aucune contestation à faire valoir, il n'a surtout aucun droit à se justifier devant Dieu, parce que ses limites le lui interdisent. Non pas que l'engendrement et la naissance comportent, de soi, une souillure, car si l'homme est dit « enfanté de la femme » (yelūd ’iššāh), cette expression ne connote pas autre chose que la caducité; mais selon les amis de Job cette caducité marque immanquablement la conduite morale : à corps fragile, volonté labile. En cela les censeurs de Job ne font d'ailleurs que s'inscrire dans une tradition jalonnée par les Ps 39, 78, 90, 103, par Si 17, 30ss et par les Hōdayōt de Qumran (XII, 24-31 ; XIII, 15). Les thèmes de la caducité humaine et du péché, théologiquement distincts, voisinent très souvent dans les textes, et la strophe de Jb 15,14-16 en est un exemple typique : l'homme, décrit d'abord sobrement comme enfant de la femme, devient, à deux versets de distance, « un être abominable et corrompu, qui boit l'iniquité comme l'eau ». Mais la sévérité des amis, elle, prend le contre-pied de la tradition. Job, en 14, 1-4, alléguait l'impureté inévitable de l'homme comme circonstance atténuante que Dieu se devait de prendre en considération. La réponse d'Éliphaz arrive, coupante, désespérante : l'homme n'a pas d'excuse, car c'est sa malignité volontaire qui le rend abominable à Dieu.
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Ainsi, qu'il s'agisse de la rétribution des justes et des impies ou du motif, non moins traditionnel, des limites humaines, les arguments des visiteurs de Job ne font que déployer et illustrer le même malentendu fondamental. Job reconnaît sa finitude et celle de tout homme, et sur ce point il renchérit volontiers sur les affirmations de ses amis; mais il refuse que l'on explique sa souffrance par une prétendue culpabilité. Les prédicants lui parlent de transgression au moment même où il se sent l'objet d'une agression de Dieu. Puisqu'il souffre, lui qui a toujours cherché Éloah, il est donc faux que le bonheur suive toujours le bien ; et ses maux immérités ne peuvent être attribués qu'à Dieu, qui est « devenu cruel » pour lui (30, 21). Quel est le sens de ces souffrances, quel est le vrai visage de ce Dieu ? Les deux questions sont liées désormais pour Job, et c'est à Dieu même qu'il entend les poser.
Les visiteurs disent tenir d'avance la réponse, et ils en trouvent les éléments dans la tradition, telle qu'ils l'interprètent. Certes, ils n'inventent rien, et les apories de cette tradition ne leur sont pas imputables; mais leur tort est de les occulter pour sauvegarder coûte que coûte la sécurité d'un système. De plus, là même où ils disent vrai avec la tradition, ils en trahissent !e message en trahissant l'amitié, car c'est toujours falsifier la Parole de Dieu que de s'en servir contre l'homme pour l'humilier ou le faire taire. « Maximes de cendre! », leur rétorque Job; et il tourne le dos résolument à cette récupération mensongère des certitudes de la foi.
Au-delà de ce dialogue manqué avec ses amis, Job poursuit, paradoxalement, son dialogue avec l'Absent, et persiste à réclamer, le dos au vide, une confrontation qu'à la fois il souhaite et redoute. Il a gardé fidèlement sa relation à Dieu; il est donc en droit de se défendre. Mais se défendre, c'est tenter d'avoir raison contre Dieu. Peut-on affirmer sa propre droiture, sa propre justice, si l'on doit l'affirmer contre le Créateur? Tout le drame de Job est là, à une profondeur inaccessible au verbiage de ceux qui savent, entre sa relation à Dieu et sa relation à lui-même.
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