"Votre joie, nul ne pourra vous la ravir"

(Jn 16, 22)

 

Dans cette méditation à base biblique, il s'agira uniquement de mettre en regard deux réalités qui conditionnent à la fois notre vision chrétienne du monde et notre vie de tous les jours, à savoir la souffrance et la joie. Certes, Dieu merci, les grandes souffrances et les grands désarrois nous sont souvent épargnés, mais quelle est la chrétienne ou le chrétien qui ne sente, au plus profond du cœur, "une épine dans la chair", la douleur d'un être aimé, le souci d'un jeune qui grandit mal ou d'un vieux parent que l'âge diminue ? Aux questions qui montent alors en chacun, quelles sont les réponses du Nouveau Testament, quels sont les réflexes de Jésus face à la souffrance et à la joie ?

Jésus et la souffrance

Ce qu'on dit des souffrances de Jésus charrie souvent l'idée d'un Dieu impitoyable et vengeur que Jésus ne connaît pas et ne reconnaît pas. Celui qui est mort pour nous n'ôte pas à la souffrance son mystère, mais il reprend ce mystère dans l'affirmation de l'amour de Dieu, toujours premier, toujours dernier, toujours englobant.
Il n'a pas de réponse qui nous dispenserait de nous tourner vers le Père, de lui redire notre confiance "malgré" tout.
Jésus ne nous dit pas pourquoi Dieu a créé ce monde-là, cet homme-là, cette liberté-là, mais vient redire que le dessein de Dieu est toujours un dessein d'amour ; si Dieu crée, si Dieu appelle, si Dieu "justifie", c'est finalement pour glorifier (Rm 8, 30).

Alors, quelles sont les réponses de Jésus à la souffrance ?

La toute première réponse de Jésus est sa solidarité avec l'homme qui souffre, avec le monde des hommes appelés au bonheur, même s'ils sont visités par la souffrance .

La deuxième réponse de Jésus est son agir messianique, son action d'Envoyé de Dieu :
- l'annonce du Règne de Dieu, la bonne nouvelle que l'amour de Dieu englobe toute l'histoire des hommes et toute histoire d'homme, le rappel que le projet de Dieu est de réussir l'homme ;
- une lutte incessante, jusqu'à la nuit tombée, contre la souffrance du corps ;
- une compassion sans limite pour toute souffrance du cœur.

Jésus nous mobilise à la fois :
- pour l'annonce de la bonne nouvelle : nous sommes aimés, l'amour est plus fort que la mort ;
- pour son œuvre universelle de guérison des corps : il veut, par nous, aller au-devant de toute détresse
- pour étendre sa compassion à toute souffrance du cœur : il nous veut tout en éveil de charité, artisans de paix et témoins de la miséricorde.

Troisième réponse : Jésus dissocie pour toujours souffrance et culpabilité.
Aux disciples qui l'interrogent : "Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ?", Jésus répond clairement : "Cet homme n'a point péché, ses parents non plus."

La quatrième réponse de Jésus, c'est sa remise totale au Père dans l'Esprit Saint (sa confiance héroïque).
Gethsémani a été le sommet de sa vie. La remise totale de nous-mêmes est aussi un sommet vers lequel nous devons tendre. Ne nous étonnons pas d'en être encore loin, et d'avoir à cheminer vers cette "confiance tout entière". Même au moment de notre mort corporelle, la confiance sera encore un don de Dieu.
En se remettant au Père, Jésus a remis au Père tous ceux et toutes celles que le Père lui avait donnés.
Le Christ nous appelle à cette Béatitude des mains ouvertes, et c'est Lui qui nous donne d'ouvrir les mains pour remettre au Père notre propre destinée et tous ceux qu'il nous a donnés à aimer et à servir.
Dans un grand "oui".

La joie de Jésus

On aimerait que Jésus nous parle longuement de sa joie. parce que l'on sent bien que la joie ne le quittait pas. Mais sur ce point il nous fait rarement des confidences  Il faut savoir retrouver cette joie dans celle du pasteur qui retrouve sa brebis (Lc 15, 5s), dans la joie de la moisson (Jn 4, 36) et celle du mariage (Jn 3, 29). Cela déjà en dit long sur ce qui habitait le cœur du Christ : partout dans l'Évangile de Jean l'accomplissement et la joie sont mis en relation avec la personne de Jésus. La joie est "accomplie" parce que, en Jésus, elle atteint non seulement un sommet, mais son but.

Les deux textes les plus explicites se trouvent en saint Jean. Là, à plusieurs reprises, Jésus insiste sur sa propre joie. Il s'adresse d'abord à ses disciples :"Je vous ai dit ces choses, pour que ma joie, la mienne, soit en vous, et que votre joie devienne complète" (Jn 15,11) ; puis, un peu plus loin, il dit à son Père :"Mais maintenant je viens vers Toi et je parle ainsi dans le monde pour qu'ils aient en eux-mêmes ma joie, la mienne, dans sa plénitude" (Jn 17,13). Nous ne vivrons tout avec le Christ que si nous entrons dans sa joie, qui est toujours une joie offerte et partagée.

Non seulement les souffrances du Christ sont pour nous exemplaires (1 P 2, 20-24), puisque, comme lui, nous sommes amenés à souffrir en faisant le bien (1 P 3, 17 ; 4,1), qu'on nous outrage pour le nom du Christ (1 P 4, 14 ; Act 5, 41)) et que nous avons part à ses souffrances (1 P 4, 13), lui "dont la meurtrissure nous a guéris" (1 P 2, 24), mais notre joie sera la joie de Jésus en nous, en particulier lorsque nous nous verrons exaucés : "Demandez et vous recevrez, pour que votre joie soit en plénitude" (Jn 16, 24). Jésus le premier, "l'auteur et le consommateur de notre foi, a enduré la croix au lieu de la joie qui s'offrait à lui" (Hb 12, 2). Toutes nos croix sont d'avance reprises dans la sienne ; toutes nos joies rejoignent sa joie de Sauveur, heureux de vivre sa destinée de Fils et d'accomplir jusqu'au bout l'œuvre de Dieu.

Voyons donc comment la foi découvre la joie de Jésus à la source et au sommet de la joie des chrétiens,

La joie des chrétiens

On ne peut rejoindre Jésus sur le chemin du don de soi sans mettre en œuvre dans une même visée de confiance ce que la Nouvelle Alliance nous révèle de la joie.

Joie du Messie accueilli et proclamé

Dès l'arrivée du Messie, il est accueilli par la joie des bergers (Lc 1, 14) et des Mages (Lc 2, 10) ; mais dans tout l'Évangile de Luc la joie accompagne les œuvres de Jésus, que ce soit la guérison de la femme courbée (Lc13, 17), la vue rendue à l'aveugle de Jéricho (Lc 18, 43), le pardon accordé à Zachée (Lc 19, 6) ou l'arrivée triomphale à Jérusalem (Lc 10, 37). Même les débuts de l'Église mettent les cœurs en liesse, et les disciples, après l'Ascension, reviennent dans la Ville "avec une grande joie" (Lc 24, 52).
La base de la joie chrétienne est que le Christ est annoncé (Ph 1, 18). Cette "joie de la foi" (Ph 1, 25), on la trouve aussi bien chez le majordome converti (Act 8, 39) que chez les païens à l'écoute de Paul et Barnabé (Act 13, 48). Cette "joie dans le Seigneur" (Ph 3, 1 ; 4, 4) colore toute la vie de la communauté chrétienne, parce qu'elle est liée fondamentalement à la découverte du Royaume et de sa paix (Rm 14, 17). Elle envahit, selon Jésus, l'homme qui trouve le trésor dans son champ (Mt 13, 44), et elle est, en chacun, le fruit de l'Esprit (Ga 5, 22).
Non seulement elle permet de se mettre au diapason des autres et "de se réjouir avec ceux qui sont joyeux" (Rm 12, 15), mais elle établit chacun, dès aujourd'hui, dans l'espérance : "Soyez joyeux dans l'espérance", demande Paul (Rm 12, 12), "que le Dieu de l'espérance vous remplisse de toute joie et paix dans la foi, pour que vous abondiez d'espérance par la puissance de l'Esprit Saint" (Rm 12, 13).

Une joie paradoxale

Surprenante, la joie chrétienne l'est d'abord parce qu'elle doit assumer toutes les épreuves, et toutes les souffrances sont une occasion de se réjouir (Ja 2, 1) : "Vous tressaillez de joie (à cause du salut qui va se manifester), même s'il vous faut, pour un peu de temps encore, être attristés par diverses tentations" (1 P 1, 6s).
Le chrétien accueille ainsi l'épreuve dans l'espérance de la gloire (Rm 5, 2), et même "surabonde de joie dans les nombreuses difficultés qu'il rencontre (2 Co 7, 4 ; 1 Co 8, 2). Les Thessaloniciens, par exemple, "ont accueilli la parole parmi bien des tribulations avec la joie de l'Esprit Saint" (1 Th 1, 6). Si bien que là où l'on attendrait un homme triste, on trouve un chrétien "toujours joyeux" (2 Co 6, 10).

Autre paradoxe de la joie chrétienne : elle débouche dès maintenant sur le bonheur du dernier jour, lors de l'Avènement du Seigneur (1 Th 2, 16. 19). Cet aspect eschatologique affleure déjà dans le lien, mentionné plus haut, avec l'espérance (Rm 5, 2 ; 12, 12s), avec l'Esprit (Ga 5, 22), avec la paix et l'entrée dans le Règne (Rm 14, 17). L'Esprit de la gloire nous est déjà donné, et la joie en Jésus est déjà une Béatitude (Mt 5, 11s).

La joie chrétienne a de quoi déconcerter également parce le croyant s'appuie sur une joie qui demeure, au-delà des joies limitées qui déçoivent et qui passent : il est dans la joie "comme s'il n'était pas dans la joie" (1 Co 7, 30). Les disciples doivent même se réjouir de la mort du Seigneur, parce qu'elle équivaut à son exaltation, et donc les fait demeurer eux-mêmes avec le Père (Jn 14, 28). Plus largement, tout "chagrin" du croyant peut déboucher sur la résurrection et le salut (Jn 16, 20-22).

On s'attendrait – et cela aussi est paradoxal – que l'Évangile nous laisse des consignes précises, et que Paul nous dise comment la joie triomphe des misères du corps ; mais les épreuves auxquelles il fait allusion concernent surtout la vie apostolique, et la joie qu'il décrit vise en premier lieu la relation de l'apôtre avec sa communauté.

On accueille dans la joie ceux que l'Apôtre envoie (Ph 2, 28s). Lui-même arrive dans la joie chez ceux qui acceptent sa parole (Rm 15, 32) et "reçoit joie et réconfort" de la charité de Philémon (Phm 7). Au jour de l'Avènement, Paul sera fier de sa communauté, sa joie et sa couronne (Ph 4, 1). La bonne tenue de la communauté de Thessalonique suscite l'action de grâce et la joie du pasteur (1 Th 3, 9 ; cf. Ph 1, 4), et, sans vouloir le moins du monde régenter la foi des chrétiens, Paul, conscient de ses propres impuissances (2 Co 13, 9), se veut "l'auxiliaire de leur joie" (2 Co 1, 24).

Les souffrances ou les détresses vécues par la communauté invitent à la solidarité avec tous ceux qui sont dépouillés. L'"incendie" qui atteint une communauté ne doit pas lui sembler "étrange" (1 P 4, 12s), car les mêmes épreuves attendent la fraternité qui est répandue dans le monde (1 P 5, 9). Les chrétiens se savent en possession "d'une richesse meilleure qui dure", et "une grande récompense leur est assurée" (Hb 10, 32-39).

Ultime paradoxe : la communauté tient déjà la joie, mais en promesse. Pour le moment elle est haïe par le monde, parce que Jésus a tirés du monde ses disciples  (Jn 15, 18s ; 17, 4) et ils ne sentent pas la joie qui pourtant les habite.

"Rien que pour aujourd'hui"

Les exemples de Jésus et de la première communauté chrétienne nous apportent l'air qu'il nous faut respirer et nous indiquent les sommets que nous avons encore à gravir. Reste à vivre la joie au jour le jour, et à transformer toute notre vie à partir de la joie de Jésus.

Tout commence par un grand oui dit à Dieu, car on ne peut vivre la joie de l'Évangile, à travers le bonheur et les épreuves, sans être profondément d'accord avec Lui, avec ce qu'Il nous révèle au fil des événements. La joie chrétienne s'origine là : dans l'harmonie de notre volonté avec celle de Dieu, aimé et prié comme un Père. S'ajuster à Lui en toute circonstance, voilà la véritable "justice", au sens que lui donnent les Psalmistes et Jésus.

Référés en tout temps à l'amour de Dieu, le chrétien ou la chrétienne ne peuvent se donner le droit à la tristesse, car la tristesse nous replie et nous recourbe sur nous-mêmes, alors que la joie sans cesse nous retourne vers Dieu et vers son désir, qui est toujours d'aimer. Courageusement, les croyants luttent pour ne pas laisser entrer ni s'installer la tristesse, qui rétrécit toujours l'horizon et entame en chacun la décision d'aimer et de servir.
La tristesse ramène le croyant au passé, de malheur ou de péché, alors que le Christ l'attend en avant et le précède : "Je n'ai qu'une pensée, écrit saint Paul, oubliant ce qui est derrière, tendu de tout mon être en avant, je cours droit au but" (Ph 3, 13).

Un autre frein nous retient sur la route de la joie où l'on peut tout partager avec le Christ, c'est la crainte, la crainte de ne pas s'être montré digne dans le passé, la peur de ne pas être aimé dans le présent, et les appréhensions de toutes sortes qui colorent de teintes sombres tout ce qui a trait à l'avenir. "L'amour parfait chasse la crainte", dit saint Jean (1 Jn 4, 18), et la joie dans le Seigneur éveille la confiance : sûrs d'être choisis sans l'avoir mérité, nous repoussons doucement toute peur, et nous marchons, appuyés sur Celui qui espère en nous.

Il n'y a place en nous que pour l'action de grâces. Le même Paul qui nous demande de nous "réjouir toujours" (1 Th 5, 16) nous veut "débordants d'action de grâces" (Col 2, 7) et "vigilants dans l'action de grâces" (Col 4, 2). De Marie il nous est dit que la joie l'habitait, que "son âme magnifiait le Seigneur" et que "son esprit tressaillait de joie en Dieu", et cela pour deux raisons : parce que Dieu avait "jeté les yeux sur sa servante" et qu'Il avait fait "pour elle de grandes choses" (Lc 1, 47-49). À notre niveau de pécheurs, nous pouvons aussi nous glorifier d'un regard du Seigneur et admirer son œuvre pour nous. Cela suffit pour nous établir dans la joie : la joie des pauvres aimés de Dieu.

fr. Jean Lévêque, ocd

 

 

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