Route des hommes, route avec Dieu

 

 

 

Les thèmes de la route, de la marche et du cheminement occupent dans l'Ancien Testament une place importante. Et pourtant l'on ferait erreur si l'on imaginait l'Israël des temps bibliques comme un peuple de grands voyageurs. Déjà les traditions de la Genèse ne présentent pas du tout les Patriarches comme de grands nomades du désert, transhumant à la manière des tribus chamelières sur des distances de six cents ou huit cents kilomètres, mais bien comme des pasteurs de moutons et de chèvres se déplaçant par petites étapes à la lisière des terres cultivées. Certes la migration vers l'Ouest dont parlent les textes à propos d'Abraham (l'Araméen errant, d'après Dt 26,5) représente un très long déplacement, mais il n'a eu lieu qu'une seule fois. De même, après la sortie d'Égypte, la longue errance des tribus israélites dans le désert du Sinaï, de point d'eau en point d'eau, a été un événement tout à fait inhabituel, qui ne pouvait manquer de s'incruster profondément dans la mémoire d'Israël. Quand ces anciennes traditions de la geste patriarcale et de l'Exode, après une longue période de transmission orale, ont commencé, vers les dixième et neuvième siècles, à se fixer dans l'écriture, les tribus d'Israël étaient depuis longtemps sédentarisées, dans un pays suffisamment varié et fertile pour que toute transhumance fût désormais inutile. Aussi bien la Palestine était-elle, à l'est et au sud, largement ceinturée de déserts. Quant à la façade maritime, rectiligne jusqu'au promontoire du Carmel et donc peu propice aux installations portuaires, elle ne prédisposait pas les hommes d'Israël à la vocation de navigateurs, si bien qu'une grande partie du commerce extérieur de la Judée et de la Samarie transitait par les ports phéniciens.

Les tribus d'Israël étaient arrivées en Canaan pour y demeurer, et si elles n'avaient rencontré par la suite la résistance des cités philistines supérieurement armées, l'installation complète se serait réalisée plus rapidement encore. Tout invitait, en effet, les tribus confédérées à s'enraciner dans la terre dont elles avaient pris possession : non seulement l'économie agricole, déjà largement développée en Canaan, permettait à chaque clan, et bientôt à chaque famille, de trouver une relative autonomie, moyennant la stabilité de l'habitat, mais la religion cananéenne ambiante, en sacralisant le retour cyclique des saisons et la fécondité du sol ou des troupeaux, ramenait l'horizon de l'Israélite aux dimensions de son terroir, de ses arpents de blé, de vigne ou d'oliviers.

Dans ces conditions, comment l'Israël biblique a-t-il pu valoriser le voyage, l'exode, la marche vers Dieu et avec Dieu, au point d'y voir parfois l'une de ses caractéristiques spirituelles et l'un des critères de sa fidélité? C'est ce problème que nous allons essayer de cerner, spécialement à partir du Pentateuque, des Prophètes et des Psaumes.

 

La route du désert

 

Les plus anciens récits de la migration au désert, ceux que nous trouvons dans les strates yahwiste et élohiste du Pentateuque, présentent cette longue pérégrination d'une quarantaine d'années comme l'histoire d'un amour contrarié ou d'une fidélité conflictuelle. Dieu qui s'est choisi un peuple, veut le mener au repos ; mais ce peuple en marche ne sait pas encore faire à Dieu une confiance inconditionnelle, et ne supporte pas ses lenteurs. Tantôt il veut revenir aux sécurités d'autrefois, celles qu'il payait de son esclavage en Égypte ; tantôt il se hâte d'envahir la terre promise sans attendre l'heure de Dieu (Nb 14, 39ss), tantôt enfin il se donne des assurances tangibles en coulant un veau d'or (Ex 32). Au dessein de Dieu, qui impliquait exode et pèlerinage, le peuple oppose donc un triple refus : la fixation sur le passé, l'impatience qui force les portes de l'avenir, et l'installation insouciante dans le plaisir. Mais la fidélité de Dieu ne désarme pas, et, tout en prolongeant l'épreuve, Yahweh guide les tribus par son Ange ou sa Face (Ex 33, 14), et rend plus sensible sa présence par l'institution de la tente sanctuaire. C'est cette pédagogie de Dieu qui sera mise en relief par les traditions plus tardives du Pentateuque, spécialement dans le Deutéronome: «Tu te rappelleras tout le chemin que Yahweh, ton Dieu, t'a fait parcourir, pendant ces quarante ans, dans le désert, afin de t'humilier, de t'éprouver, pour savoir ce que tu avais dans le cœur, si tu garderais ses commandements ou non. Ton vêtement ne s'est pas usé sur toi, et ton pied ne s'est pas enflé durant ces quarante ans. Ainsi tu sauras, en ton cœur, que, de même qu'un homme corrige son fils, ton Dieu te corrige ; et tu observeras les commandements de Yahweh ton Dieu, pour marcher dans ses voies et pour le craindre (Dt 8,2.4-6 ; cf. 29,4).

 

Ainsi la longue marche des fils d'Israël, sans perdre son caractère d'épreuve, a révélé la tendresse de Dieu. Dieu s'est soucié du quotidien, et c'est lui seul qui a assuré la survie de son peuple « dans le désert grand et terrible, parmi les serpents brûlants et les scorpions, région de soif où il n'y a pas d'eau, mais où il fit sortir de l'eau du rocher de silex » (Dt 8,15). Le Dieu de l'Alliance prend en charge tous ceux qu'il met en route, mais il ne donne d'avance que sa promesse. Tout le reste doit être reçu au jour le jour. Même en vue de la marche on ne peut faire provision des dons de Dieu, car il se réserve de combler à l'étape chacun selon ses besoins. C'est l'enseignement que développe le récit sacerdotal du don de la manne (Ex 16,1-3 ; 6,13a.16-26), et la catéchèse du Deutéronome actualise l'épisode en dépassant résolument le plan des nourritures terrestres: « Dieu t'a humilié et t'a fait avoir faim, puis il t'a fait manger la manne » que tu ne connaissais pas et que n'avaient pas connue tes pères, afin de te faire savoir que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais que l'homme vit de tout ce qui sort de la bouche de Yahweh » (Dt 8,3).

 

Route de l'homme et providence de Dieu sont donc inséparables dans la perspective biblique, et ce qu'Israël, en tant que peuple, a expérimenté au long de son Exode, Dieu le fait vivre personnellement au prophète Élie lors de son pèlerinage à la Montagne de Dieu. Cette fois, c'est l'homme qui, de lui-même, s'est mis en route, par crainte des persécutions de Jézabel, et Dieu lui en fera reproche (1 R 19, 13b) ; mais il ne laissera pas son prophète succomber dans le désert. Élie, par désespoir, se couche et s'endort ; « et voici qu'un Ange le toucha et lui dit ‘Lève-toi, mange!’ Il regarda, et voici qu'à son chevet il y avait une galette cuite sur des charbons ardents et une jarre d'eau. Il mangea et but, puis se recoucha. Et l'Ange de Yahweh revint une seconde fois, le toucha, et dit : ‘Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi !’ Il se leva, il mangea et but ; puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu'à la Montagne de Dieu, l'Horeb » (1 R 19,5-8).

 

La marche au désert, dont le souvenir est encore si vivant dans la geste élianique, sera diversement interprétée dans la tradition des prophètes écrivains.

 

Selon Osée, cette longue itinérance a été le temps de la tendresse paternelle de Dieu, qui a «connu son peuple au désert», mais aussi le temps des premières infidélités: «Quand Israël était jeune, je l'aimai, et d'Égypte j'appelai mon fils. J'apprenais à marcher à Éphraïm, je le prenais par les bras; et ils n'ont pas compris que je prenais soin d'eux ! Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d'amour, et j'étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson tout contre leur joue ; je m'inclinais vers eux et je les faisais manger » (Os 11,1-4). Pour convertir la nation pécheresse, Dieu envisage de l'emmener de nouveau au désert. Là il lui parlera «sur le cœur», et elle lui « répondra comme aux jours de sa jeunesse, comme aux jours où elle montait du pays d'Egypte » (2, 16s).

 

On retrouve chez Jérémie les mêmes thèmes jumelés du premier amour et de la condition pérégrinante. Yahweh rappelle à la communauté d'Israël l'affection et la loyauté de sa jeunesse, son amour de fiancée, alors qu'elle marchait derrière lui au désert. Elle n'avait pas le temps d'ensemencer la terre, mais elle était elle-même pour Yahweh les prémices de sa récolte. L'installation «au pays du verger» a malheureusement terni cette fraîcheur de l'amour, et le culte alléchant des Baals a effacé le souvenir du cheminement avec Dieu : «En quoi vos pères m'ont-ils trouvé injuste pour s'être éloignés de moi, pour marcher derrière la Vanité et devenir eux-mêmes vanité ? Ils n'ont pas dit : Où est Yahweh qui nous fit marcher dans le désert, dans une terre aride et ravinée, dans une terre desséchée et obscure, terre que personne ne parcourt, où nul ne se fixe ?» (Jr 2,1-6).

 

Une trentaine d'années plus tard, Ézéchie! ne retiendra plus de la marche au désert que les trahisons répétées d'Israël. Plus de fiançailles, plus de dialogue d'amour sur la route de rochers et de sable ; le désert n'est plus que le lieu du jugement: « Je vous mènerai au désert des peuples et je vous y jugerai face à face. Comme j'ai jugé vos pères au désert du pays d'Égypte, ainsi je vous jugerai !» (Ez 20, 35s).

 

Cependant, dès la fin de l'exil, le Deutéro-Isaïe va investir une nouvelle espérance dans le thème du cheminement avec Dieu. La route du Seigneur de nouveau va passer dans la steppe (40,3) et le Dieu d'Israël va transformer le désert en oasis pour faciliter le retour des exilés (41,17-20) : il va mettre de l'eau dans le désert et des fleuves dans les solitudes désolées pour abreuver son peuple, son élu (43,20). Dans la région aride où il va conduire les siens, Dieu va fendre les rochers et pour eux faire jaillir de l'eau (48,21) : «Ils paîtront le long des routes, et dans les endroits dénudés ils auront leurs pâturages. Ils n'auront pas faim, ils n'auront pas soif, car celui qui a pitié d'eux les conduira, il les guidera vers les points d'eau » (49,11). Le retour de l'exil est décrit comme un nouvel Exode, mais un Exode sans refus, sans trahisons, et donc sans retards, une marche toute droite à travers le désert vers la Ville sainte, le retour définitif d'un peuple purifié par l'épreuve.

 

Du VIIIe siècle à la fin de l'exil la réflexion des prophètes sur l'expérience de la marche au désert a donc infléchi le thème dans des directions assez différentes ; et la même diversité d'interprétations se fait jour dans les Psaumes à dominante historique. Ainsi la litanie du Ps 136 mentionne simplement la traversée du désert parmi les hauts faits de Dieu, dont l'amour demeure à jamais, alors que dans le Ps 78, qui vise une leçon d'histoire sainte, le récit de l'Exode est ponctué de rappels des infidélités d'Israël. De même le Ps 106, à la fois sapientiel et pénitentiel, voit dans le désert surtout le lieu de la convoitise, où le peuple a tenté Dieu. Mais les psaumes qui font allusion à la longue marche du peuple sont finalement assez peu nombreux. Quant aux psaumes de pèlerinage, hormis 84,8, 122,1 et 126,6, ils chantent beaucoup plus souvent la découverte émerveillée de Jérusalem ou la joie de retrouver les parvis de Dieu que la marche proprement dite.

 

 

Le chemin de la vie

 

Prolongeant une méditation déjà bien amorcée par les prophètes et le Deutéronome, les psalmistes ont personnalisé et spiritualisé résolument l'image du cheminement, et c'est en cela sans doute que leur apport à notre thème est le plus décisif.

La voie de l'homme devient le symbole de sa conduite morale. Le croyant, qui se sait appelé par Dieu et éclairé par sa parole, veut «étudier la voie parfaite et cheminer dans l'intégrité de son cœur à l'intérieur de sa maison » (Ps 101,2), certain que Dieu ne refuse pas le bonheur à ceux qui marchent dans cette intégrité (83,12), et qu'il leur donne de séjourner dans sa Tente (15,2). Le bonheur de l'homme qui craint Dieu (128,1) - c'est-à-dire à la fois le vénère, l'aime et l'écoute - consiste donc à marcher dans ses voies (81,14; 119,1), dans sa vérité-fidélité (86,14; 26,3; cf.119,30), sur la route de ses témoignages et de ses ordonnances (119,14. 27). Tant qu'il s'égare loin des commandements (119,9.118), le croyant erre comme une brebis perdue (119,176) ; au contraire, lorsqu'il garde ses voies (39,2), ou mieux: les voies du Seigneur, pour ne pas faire le mal loin de son Dieu (18,22), lorsqu'il assure la rectitude de sa route en marchant suivant la Loi de Yahweh (119,1), cette Loi qu'il a constamment dans le cœur (37,31), Dieu aplanit 1e chemin devant lui (5,9), si bien que ses pas ne risquent plus de chanceler (37,31 ; 66,9).

 

Non seulement Dieu éloigne de son fidèle la voie du mensonge (118,29) et l'achemine tout droit vers son vrai repos (cf. 107,7), mais il le soutient (17,5), l'affermit sur la route (37,23 ; 119,6) et préserve ses pieds du faux pas pour qu'il marche devant lui dans la lumière des vivants (56,14). À celui qui habite dans le secret du Très-Haut, et qui, partant, accepte l'obscurité de la foi, le psalmiste promet : «Dieu commandera à ses Anges de te garder dans toutes tes voies. Sur leurs mains ils te porteront, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre » (91,11s). L'existence de l'homme de foi devient ainsi un cheminement pour Dieu et avec Dieu. D'où le sentiment de sécurité qui l’accompagne jusque dans l'épreuve : «C'est Dieu qui me ceint de force et rend ma route intègre » (18,33). La souffrance n'est pas ôtée, 1e danger reste menaçant, mais Dieu est là : «Près des eaux reposantes il me mène, il ranime mon âme. Il me conduit sur les sentiers de la justice en vertu de son Nom. Même si je marche dans un val ténébreux, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette, ton bâton me rassurent » (23,2-4). Houlette ferme, qui impose la route, mais qui atteste la présence du berger.

 

Marcher avec Dieu, c'est «marcher au large» (31,9 ; 119,45), et à certaines heures le psalmiste se sent porté par une aisance et une audace qui ne viennent pas de lui : «Dieu rend mes pieds pareils à ceux des biches et me fait tenir debout sur les cimes » (18,34). Dieu seul, en effet, peut donner à l'homme cette vigueur et cette légèreté à son service : «Sur la voie de tes commandements je cours, quand tu dilates mon cœur » (119,32). D'un bout à l'autre du chemin, le croyant se sait accompagné, et comme précédé, du regard de son Seigneur: «Toutes mes voies sont devant toi (119,168). Toi, tu connais mon sentier (142,4). Tu m'examines, quand je voyage et que je me couche : de toutes mes voies tu es le témoin assidu » (139,3) .

 

Mais si Dieu connaît la route de l'homme, l'homme ne connaît pas d'avance la route de Dieu ; c'est pourquoi si souvent il demande à son Guide : «Fais-moi connaître tes voies, Seigneur (25,4 ; 86,11). Fais-moi connaître le chemin de 1a vie (16,11) ; enseigne-moi la voie de tes préceptes, pour que je la garde jusqu'au bout (119,33), pour que je puisse méditer sur tes merveilles » (119,27). La route de Dieu, la route vers Dieu avec Dieu, sera donc toujours une route montrée (25,12 ; 27,11), enseignée (24,4s.9) : «Fais-moi connaître ta grâce dès le matin, car j'ai confiance en toi ; fais-moi connaître la route à suivre, car vers toi j'élève mon âme » (143,8). Connaître la grâce de Dieu ou connaître la route qu'Il ouvre, c'est tout un, comme c'est tout un de croire et de marcher vers lui ; et la seule lumière, pour la foi comme pour le chemin, n'est autre que la parole de Dieu : «Affermis mes pas par ta parole (119,33) ; apprends-moi tes voies, Yahweh : communique à mon cœur la crainte de ton Nom » (86,11). Dès qu'un homme révère Dieu, Dieu lui montre la toute à suivre (25,12), et c'est un souci constant du Dieu qui sauve que d'éclairer la route non seulement pour les humbles, mais pour les pécheurs (25,8) : «Fais-moi marcher selon ta vérité, enseigne-moi, puisque c'est toi le Dieu de mon salut » (25,5).

 

Qu'il s'agisse du peuple au désert ou de chaque croyant en marche vers la cité définitive, il n'est pas de route vers Dieu qui ne soit une épreuve de la foi ; mais jamais l'homme n'y marche seul, parce que Dieu lui-même veut le conduire vers la vérité tout entière. Toute existence croyante est chemin de Dieu avec l'homme, et dès l'ancienne Alliance tout retour vers Dieu avec Dieu annonçait le chemin d'Emmaüs. Au long du chemin et à l'étape, Dieu guide et Dieu abreuve, Dieu nourrit et Dieu sauve. Sa parole éclaire à la fois le cœur et la route : elle est « une lanterne pour nos pas » (119,105). La lanterne, c'est la lumière des pauvres, qui n'éclaire jamais très loin ; mais elle avance avec celui qui marche, et l'on voit toujours clair pour les deux pas suivants. Rien que pour aujourd'hui.

 

 

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