La ville et l'homme: un éclairage biblique

 

 

 

 La concentration des hommes dans les villes, qui a accompagné en Occident depuis plus d'un siècle l'essor de la civilisation industrielle, n'est en fait que l'aboutissement récent d'un mouvement amorcé dans le monde depuis cinq ou six millénaires. Ce phénomène de l'urbanisation, porteur à la fois d'espérance et de menaces pour l'homme, a profondément marqué, en Palestine, l'histoire du peuple de Dieu, son attitude de foi et ses réflexes sociaux. Beaucoup de passages des livres historiques de la Bible et du Deutéronome (19-22), beaucoup de sentences des sages et d'oracles des prophètes ne prennent toute leur force et tout leur sens que si on les resitue dans leur cadre concret : la vie quotidienne d'une petite ville de Juda ou d'Israël. Nous allons donc essayer, à partir des données historiques ou archéologiques, de recréer le climat d'une ville à trois époques-clés de l'histoire biblique : l'époque de la première conquête, l'époque royale et la période hellénistique. Nous serons alors mieux à même de comprendre les réactions des hommes de l'Alliance pour ou contre la ville, pour ou contre le style de vie qu'elle favorisait.

 

 

La création des villes après la conquête.

 

La pénétration des tribus d'Israël, alors semi-nomades, sur le sol de la Palestine fut longtemps entravée par la résistance des cités cananéennes, puis philistines, puissamment fortifiées, supérieures en armement, et liguées parfois de manière efficace ; si bien que la conquête s'étala sur deux siècles, de 1225 environ pour le passage du Jourdain à 1020 pour l'apparition de la monarchie.

Beaucoup de villes israélites furent construites sur l'emplacement de ces anciennes cités, spécialement dans les plaines. On réutilisait alors les installations existantes, dans la mesure où elles étaient intactes ou réparables ; et c'est pourquoi ces villes ne prirent que peu à peu leur caractère israélite. Mais d'autres furent bâties dans des contrées montagneuses jusque-là beaucoup moins habitées. Les hommes d'Israël ne firent pas tout de suite aussi bien que leurs devanciers cananéens, sédentaires depuis toujours, mais ils acquirent assez vite de bons réflexes de bâtisseurs.

La présence d'eau était l'un des facteurs décisifs pour le choix d'un emplacement, et toute extension d'une ville était subordonnée à un accroissement de ses réserves d'eau, ce qui impliquait le stockage maximum des eaux de pluie, de novembre à mars. Partout en Palestine les fouilles amènent au jour de nombreuses citernes crépies qui semblent remonter à l'époque de la sédentarisation des Israélites dans le pays. A Mégiddo, dès l'époque cananéenne, un accès sûr aux grandes citernes avait été prévu en fonction d'un siège possible ; à Lakish et à Jérusalem un tunnel souterrain conduisait l'eau jusqu'à l'intérieur de la citadelle.

Pour la période du Fer I (1200-1000) les rues et les caniveaux sont pratiquement inconnus dans les villes israélites, alors qu'il en existait parfois dans les cités cananéennes, et le regroupement des maisons semble s'être fait un peu au hasard, sans aucun plan fonctionnel. Chaque famille (au sens large, c'est-à-dire avec les grands parents et les oncles) disposait d'un ensemble d'habitations réparties autour d'une cour intérieure. Celle-ci servait pour tous les travaux de cuisine. Au rez-de-chaussée elle était entourée d'ateliers et de magasins à vivres où s'alignaient les grandes jarres destinées à l'huile ou aux grains. L'étage servait de dortoir, à raison de quatre à six personnes par chambre, et cela en hiver, car à la saison chaude on dormait volontiers sur les toits. Les chambres recevaient souvent un crépi ; elles étaient généralement carrées et de dimensions moyennes (de 16 à 25 m²). Du nombre assez limité de ces chambres on déduit que chaque habitation devait abriter une ou deux douzaines de personnes, sans compter le bétail, qui occupait souvent un local du rez-de-chaussée. Chaque maison familiale était séparée des autres par une sente ou au plus une ruelle, ce qui donnait à la petite ville l'aspect d'un véritable labyrinthe. Seuls les abords de la porte de la ville offraient quelque dégagement, et on laissait un chemin de ronde qui permettait l'accès aux remparts et aux magasins qui s'y adossaient.

Les murailles et les bâtiments de quelque importance étaient bâtis plus soigneusement, avec des pierres de taille en angle ou en boutisse et des moellons pour le remplissage. La pierre ne manquait pas, mais le bois de charpente, surtout de pin et de cyprès, fit très vite défaut, si bien que David, Salomon et les premiers rois après eux durent importer des poutres en provenance des pays voisins (cèdres du Liban) pour la construc-tion des bâtiments officiels.

Aussi longtemps que la famille et le clan demeurèrent les unités de base de la société israélite, on s'accommoda, sans trop de problèmes, de cette urbanisation un peu anarchique. Mais au cours des XIIe, XIe et Xe siècles les liens des tribus se relâchèrent, et avec l'apparition progressive d'un pouvoir central les nouvelles exigences militaires et économiques amenèrent à planifier un peu la construction des villes. Israël achevait alors de se sédentariser. La population augmentait et prenait goût au bien-être. L'artisanat se développait, multipliant les ateliers et les échoppes. Les divers métiers prirent l'habitude de se regrouper en corporations dans des quartiers distincts.

 

 

Les villes d'Israël à l'époque royale (1020-586)

 

Deux éléments sociologiques importants continuent, à l'époque royale, de casser la vieille structure de la société israélite. D'une part les transactions commerciales et foncières enrichissent certaines familles d'un même clan aux dépens d'autres moins dynamiques. D'autre part les chefs militaires et les délégués civils du roi, groupés dans les deux capitales de Jérusalem et de Samarie ou détachés dans les villes de province, ont tendance à constituer une caste de fonctionnaires dont les visées et les intérêts ne coïncident plus avec ceux des clans, et même parfois les contrecarrent.

Après les guerres et les destructions du IXe siècle, le VIIIe amène une période plus stable et plus heureuse, tant dans le royaume d'Israël avec Jéroboam II (783-743) qu'au pays de Juda, avec Ozias (781-740). La nation israélite retrouve son équilibre, et les deux royaumes frères commencent à entrer dans le circuit régulier des échanges internationaux. Un groupe social nouveau, celui des commerçants, naît et prospère rapidement, parfois au détriment des anciens monopoles royaux. L'art s'affine ; un certain luxe apparaît chez les plus fortunés, spécialement dans le costume féminin, le mobilier, et la facture des instruments de musique.

On assiste également, à l'époque royale, à une diversification croissante des villes. Les ports se développent; les villes­frontières prennent l'allure de véritables places fortes, avec casernes et arsenaux ; les villes de pèlerinage gagnent en importance et en extension, de même que les carrefours de caravanes, les cités-entrepôts et les marchés agricoles, en osmose étroite avec le terroir et la population rurale.

Par ailleurs on construit beaucoup mieux, selon un plan rationnel (Tirça) ou en suivant les courbes naturelles de la colline (Debir). Près de la porte principale on repère tout de suite le palais du gouverneur ou le bâtiment administratif, bâti en pierre de taille (Mégiddo, Miçpa). Des rues apparaissent, et même, çà et là, des canalisations d'eau (Mégiddo, Debir) et des installations sanitaires avec salles de bain et fosses d'aisance (palais de Lakish). Toutes ces nouveautés, il est vrai, ne profitent guère qu'à quelques privilégiés, et il n'est pas rare de retrouver, après comme avant le VIIIe siècle, des agglomérations édifiées sans aucun ordre. Le nouveau cloisonnement social se reflète même parfois de manière inattendue dans le plan des villes. C'est ainsi qu'à Lakish, au VIIIe siècle, un véritable mur séparait le groupe des habitations résidentielles d'un quartier, nettement plus pauvre, de petites maisons agglutinées les unes aux autres.

Toutes ces cités, bruyantes et grouillantes à certains jours, restaient malgré tout à l'échelle humaine. Jérusalem, qui comptait sous Salomon environ 10 000 habitants, ne devait guère abriter plus de 20 000 personnes à la veille de l'exil. La population de Mégiddo a dû osciller entre 5 000 et 6 000 habitants, celle de Lakish entre 6 000 et 7 000, celle de Debir entre 2 500 et 3 000 ; celle de Sichem se situait autour de 5 000 habitants. Il faut attendre l'époque hellénistique, puis l'époque romaine, pour assister à une explosion notable de certaines villes, telle Ashkalon qui, de 6 000 habitants à l'époque royale, passera à 48 000 à l'époque romaine.

 

Pour saisir sur le vif l'ambiance d'une ville de Juda ou d'Israël à l'époque des grands prophètes, on dispose de trois points d'observation privilégiés : la rue, la place et la « porte ».

Les rues, très étroites, sinueuses et sombres, appartiennent aux hommes et aux bêtes (Jr 33, 10). Devant les boutiques basses, les enfants jouent (Jr 9, 20), pataugeant dans la boue dès qu'il pleut (Mi 7, 10 ; Za 9, 3). Les femmes y circulent affairées, mais s'y arrêtent peu, sauf quand elles font métier d'aguicher les passants (Pr 7, 12 ; 9, 14). On y entend la plainte du mendiant affamé (Lm 2, 19), et lorsque passe un « lépreux », c'est-à-dire un contagieux repérable, une rumeur signale son arrivée : « Écartez-vous, ne le touchez pas ! » (Lm 4,15). C'est dans la rue aussi que l'on publie ou colporte les nouvelles de la guerre, heureuses ou malheureuses (2 S 1, 20), et les prophètes de Yahweh viennent y crier leur message (Jr 11, 6).

La place (rehob), c'est l'espace libre de la bourgade ou de la ville, devant la porte d'entrée, devant le palais ou le Temple. Les vieux s'y rassemblent pour bavarder ou pour délibérer (Jb 29) ; là se tiennent les réunions politiques ou liturgiques, et c'est là aussi que sont rendus les hommages publics (Est 6, 9) et que sont organisées les exécutions (2 S 21, 12). Quand un voyageur se présente, c'est sur la place qu'il va attendre un hôte qui l'accueille pour passer la nuit (Jg 19, 15). Dès qu'une affaire ou un événement intéresse tant soit peu la collectivité, on s'attend qu'elle soit répercutée ou traitée sur la place. Les prophètes y voient même le lieu par excellence des échanges et du loisir, et partant l'un des symboles de la paix :

 

« Vieux et vieilles s'assiéront encore sur les places de Jérusalem, ayant chacun son bâton à la main à cause de son grand âge ; les places de la ville seront remplies de garçons et de filles en train de jouer sur ses places. » (Za 8, 4 ; cf. Jr 9, 20).

 

La porte de la ville, généralement attenante à la place principale, participe à son animation ; mais les activités publiques qui s'y déroulent revêtent souvent un caractère plus officiel. À la « porte » sont rendus les jugements et signés les contrats commerciaux. Le conseil des anciens s'y réunit (Pr 31, 23 ; Lm 5, 14 ; Ez 11, 1s), et de même tous les adultes jouissant d'un droit d'intervention y tiennent des assemblées de tous ordres (Ex 32, 26 ; 2 S 19, 9) ; mais les femmes sont encore exclues de ces discussions démocratiques : l'épouse idéale décrite en Pr 31 est reine à la maison, mais seul son mari délibère à la « porte ».

Les rues, les places et la porte, lieux privilégiés de la communication, sont donc les endroits où s'acquiert une bonne partie de l'expérience humaine. C'est là également qu'il faut venir non seulement pour trouver un auditoire, mais pour s'adresser à tous sans discrimination. On comprend dés lors que les prophètes s'y rendent volontiers et que la Sagesse personnifiée (Pr 1 et 8) vienne y prendre un bain de foule et y délivrer son message à la manière prophétique, s'affirmant par là comme destinée à tous.

 

 

L'essor des villes dans les trois derniers siècles avant le Christ

 

Pas plus que les autres provinces du Moyen-Orient la Palestine ne put échapper à l'influence grecque sous le règne direct des successeurs d'Alexandre (323-167) ni même pendant la période hasmonéenne (167-63).

Plusieurs villes furent bâties ou rebâties sur le modèle hellénistique, telles Beit-Sur, Marisa, Ptolémaïs (Akko) et Arsinoé (Pella). Les découvertes archéologiques de vases, de sculptures grecques ou de monnaies frappées selon l'étalon de la drachme attique, attestent également dans toute la Palestine la pénétration et la diffusion de la culture hellénistique. Cette diffusion était du reste favorisée par l'établissement de vétérans et de colons grecs dans des localités bien choisies, selon une méthode héritée d'Alexandre le Grand.

À partir de 63 avant J.-C., la présence romaine et la fièvre de bâtir des roitelets palestiniens, comme Hérode le Grand, accéléreront encore la transformation des villes du pays. Théâtres, palais, thermes, aqueducs, voirie soignée, temples et monuments témoignent que la vie citadine, avec ses loisirs et son luxe, était devenue un besoin pour les privilégiés de la fortune. Elle marquait certainement en profondeur la vie quotidienne et les rapports sociaux.

Jésus a donc connu, de son temps, un contraste frappant entre la vie rurale des villages de Galilée et de Judée, restée pratiquement identique depuis des siècles, et la nouveauté parfois arrogante des villes construites pour le prestige des princes. Pour ne prendre qu'un exemple : Tibériade n'avait que dix ans d'existence lorsque Jésus inaugura son ministère au bord du lac. Hérode Antipas venait d'en faire sa capitale galiléenne et de lui donner le nom de l'empereur Tibère.

 

 

Réflexes de la foi

 

Dans les livres bibliques, on ne trouve pas trace d'une attitude vraiment négative à l'encontre de l'habitat urbain comme tel. Aux Israélites, comme à tous les autres peuples, les villes offraient une relative sécurité, des endroits favorables aux échanges commerciaux ou culturels, et des facilités pour l'administration. Même le prestige des villes n'était pas toujours pour déplaire aux habitants de la région, et celui de Jérusalem, en même temps qu'il flattait la fierté nationale, renforçait l'unité religieuse du pays.

Même l'histoire de la Tour de Babel (Gn 11, 1-9) ne reflète aucune condamnation systématique de l'habitat urbain. Ce qui est visé par le vieil auteur yahwiste, c'est le gigantisme de certains projets de l'homme et la démesure qui le pousse à se rendre totalement autonome par rapport à Dieu :

 

« Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet soit dans le ciel, et faisons-nous un nom, de peur d'être dispersés sur la surface de toute la terre ».

 

Les hommes, ensemble, veulent se faire un nom. Ils forment encore un seul peuple et parlent une même langue ; mais ils veulent mettre cette unité au service d'une volonté de puissance, et ils placent leur sécurité dans une construction matérielle. Le récit, ironiquement, souligne la vanité du projet : un pareil édifice bâti avec des briques et de l'asphalte, le contraire même des matériaux résistants! Le récit ajoute : « Yahweh descendit pour voir la ville et la tour que construisaient les hommes », non qu'il fût myope, mais par intérêt pour l'homme et ses entreprises. Pour dérisoire que soit la réalisation, et minuscule, vue du ciel, le projet en lui-même révèle une prétention inouïe de la part des humains, et Yahweh souligne cette portée symbolique de la tour et de la ville de Babel:

« Maintenant rien ne les empêchera d'entreprendre tout ce qui leur passera par la tête".

Le châtiment ne sera pas la destruction de la ville ni l'interdiction d'en bâtir d'autres, mais la confusion du langage, qui va amener une dispersion universelle. Et comme la miséricorde est toujours présente, même au cœur du châtiment, cet éparpillement de l'humanité va être contrebalancé immédiatement par la vocation d'Abraham (Gn 12).

 

Au VIIIe siècle, le prophète Amos ne sera pas tendre pour les citadins du royaume du Nord. Il stigmatisera surtout le luxe des nantis « assis dans Samarie, au coin d'un lit et sur un divan de Damas » (3, 12), dans leurs résidences d'hiver ou d'été aux meubles incrustés d'ivoire (3, 15), « buvant le vin dans de larges coupes et se frottant des meilleures huiles » (6, 11). C'en sera fait bientôt de « l'orgie des vautrés » (6, 7), et les pauvres spoliés recouvreront leurs droits. Cependant, ici encore, ce n'est pas la vie urbaine en tant que telle qui est prise à partie, mais les profits injustes, à la campagne comme à la ville :

 

« Puisque vous piétinez le faible et que vous prélevez sur lui un tribut de froment, ces maisons de pierre de taille que vous avez bâties, vous n'y habiterez pas ; ces vignes délicieuses que vous avez plantées, vous n'en boirez pas le vin » (5, 11)l

 

Volontiers les prophètes rappellent à Israël sa jeunesse au désert et ses fiançailles avec Yahweh (Jr 2, 2 ; Os 13, 5 ; Am 2, 10). Aux facilités de la vie citadine ils opposent ce qu'on a appelé leur « idéal nomade » (Os 2, 16s ; 12, 10). En réalité le désert et les vrais nomades ne sont guère valorisés dans les plus vieux textes d'Israël (cf. Gn 4, 11-16 ; 16, 12), et l'idéal nomade de l'époque royale est surtout une réaction contre les perversions religieuses et morales liées à la vie sédentaire. S'il exprime une nostalgie, c'est la nostalgie religieuse d'une vraie fidélité à l'Alliance.

 

Seul le clan des Rékabites a incarné dans sa vie concrète cette mystique du désert. Yahwistes fervents, ils observaient encore strictement, au temps de Jérémie, les consignes que leur ancêtre Yonadab leur avait laissées au temps du roi Jéhu (vers 840 avant J.-C.) :

 « Vous ne boirez jamais de vin, ni vous ni vos fils ; de même vous ne devez pas bâtir de maisons, ni faire de semailles, ni planter de vignes, ni avoir de possessions ; mais c'est sous la tente que vous habiterez toute votre vie, afin de vivre de longs jours sur la terre où vous êtes comme des étrangers » (Jr 35).

 Il est clair que cette attitude de Rékab et de ses descendants contestait tout autant le mode de vie des agriculteurs que les habitudes de la vie urbaine.

Au IIe siècle, les frères Maccabées ne préconiseront pas non plus un retour au désert. Leur révolte contre la domination séleucide éclatera au nom des convictions religieuses d'Israël. Blessés dans leur foi par les profanations des princes étrangers, scandalisés par les mœurs  païennes introduites dans les villes d'Israël avec les habitudes helléniques, ils revendiqueront dans un même combat l'autonomie politique et la liberté religieuse, mais sans remettre en cause l'urbanisation du pays, devenue à l'époque une nécessité inéluctable.

 

 

La ville dans le Nouveau Testament

 

Les Évangiles sont unanimes à remarquer que Jésus, durant ses brèves années d'activité publique n'a pas voulu privilégier la ville aux dépens de la campagne : « Il parcourait les villes et les villages » (Mt 9, 35 ; Lc 13, 22) ; « en tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades sur les places » (Mc 6, 56).

Mais le succès même de son message lui imposa vite une relative discrétion dans sa prédication urbaine, au moins en Galilée : « il ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville : il se tenait en dehors dans des lieux solitaires, et on venait à lui de toute part » (Mc 1, 45).

À une époque où la voix humaine ne pouvait être amplifiée et où tout discours en plein air représentait une performance physique, Jésus s'est soucié de placer ses auditeurs dans des conditions normales d'écoute. C'est pourquoi aussi il lui arrivait de monter dans une barque pour enseigner la foule lorsqu'elle se faisait trop dense (Lc 5, 3). À plusieurs reprises Jésus a conduit à l'écart, dans un lieu désert, la troupe de ses disciples (Mc 6, 31) et même la foule (Lc 9,12). Lui-même équilibrait ses journées harassantes de catéchèse et de guérisons en se retirant, pour prier, « dans les solitudes » (Lc 5, 16).l

 

Ceci dit, Jésus n'a jamais craint ni la foule, ni la ville. Il a même profondément aimé sa ville, la ville du Messie, Jérusalem. Lorsqu'il y est venu la première fois, à douze ans, pour la Pâque, il s'y est senti tellement chez lui qu'il a laissé repartir la caravane des Galiléens. Le Temple l'avait fasciné, et plus encore les hommes de Dieu qui, à longueur de vie, y commentaient les Écritures. Il ne se lassait pas de les écouter, de les interroger, et il les stupéfiait par son intelligence. Faisant cercle autour de cet adolescent, les docteurs s'étonnaient qu'il eût déjà, si jeune, des réponses à proposer. Lui, simplement se trouvait à son aise, tout à fait à son affaire puisqu'il s'occupait des affaires de son Père. Cet épisode, qui clôt l'Évangile de l'enfance, annonce déjà l'un des thèmes majeurs de l'œuvre de Luc. Pour ce dernier, en effet, Jérusalem constitue la plaque tournante du drame du salut. Une grande partie de la vie publique de Jésus est présentée dans le cadre d'une montée à Jérusalem, et c'est une marche à la mort, car « il ne convient pas qu'un prophète périsse en dehors de Jérusalem » (13, 33). Après la résurrection, les apparitions et l'ascension de Jésus, tout repart de Jérusalem. Dans la force de l'Esprit, les Apôtres et les autres témoins de Jésus vont annoncer la bonne nouvelle, comme par ondes concentriques, à partir de la Ville sainte, en Judée, en Samarie, et jusqu'aux confins de la terre (Act 1, 8 ; Lc 24, 47s).

 

Pour l'évangéliste Marc, Jérusalem est surtout la ville où Jésus sera rejeté par les siens ; et Matthieu, de son côté, situe dans la Ville une grande partie des controverses qui amèneront la condamnation, puis la mort de Jésus. Ce crescendo de l'incompréhension est encore plus marqué dans l'Évangile de Jean. Celui-ci mentionne explicitement plusieurs voyages de Jésus à Jérusalem, et il décrit longuement, dans ce cadre, différents types d'incrédulité. Le thème du procès fait à Jésus colore ainsi tout le quatrième évangile avant de se condenser dans le récit des comparutions devant Hanne et devant Pilate.

 

Sans minimiser pour autant le ministère en Galilée, on peut donc dire que Jérusalem a été le vrai pôle géographique de l'existence du Christ ; et si l'on veut mesurer la place qu'a tenue la Ville dans son cœur d'Homme-Dieu, il suffit d'évoquer l'apostrophe à Jérusalem qui tue les prophètes (Mt 23, 37s ; - Lc 13, 34s) et le moment dramatique, rapporté par Luc seul (19, 41-44), où Jésus pleure sur sa ville.

 

« Jérusalem ! Jérusalem ! » (Lc 13, 34s)

 

« Jésus passait par villes et villages, enseignant et faisant route vers Jérusalem » (Lc 13, 22). Et voici que quelques Pharisiens s'approchent de lui pour lui dire : « Va-t-en, pars d'ici, car Hérode veut te faire mourir ! » (v. 31). Sont-ils sincères ? C'est possible, car Luc ne voit pas dans les Pharisiens des adversaires systématiques de Jésus (cf. 11, 37 ; 14, 1). Mais peut-être sont-ils ici télécommandés par Hérode Antipas, maître de la Galilée et de la Pérée (à l'est du Jourdain), qui estime Jésus indésirable chez lui. Jésus répond en deux temps : 1° - seul Dieu peut mettre un terme à sa mission, et jusqu'à l'heure de Dieu il continuera son œuvre  (v. 32) ; 2° - mais que Hérode se rassure, ce « renard » qui ne chasse que la nuit et qui se terre dès qu'il fait jour : comme les prophètes c'est à Jérusalem que Jésus va mourir, et non sur les terres d'Antipas (v. 33).

Dans le récit de Luc cette allusion de Jésus à la Ville et aux prophètes précède immédiatement une plainte vibrante: « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés ! » (v. 34). Jésus, consciemment, s'inscrit dans la lignée des prophètes persécutés. Plus courageux qu’Élie, qui devant les menaces de la reine Jézabel  « partit pour sauver sa vie » (1 R 19, 3), Jésus fait front dignement, tout comme Amos devant Amasias, le prêtre à la solde du roi (Am 7, 10-17). Élie un moment a faibli, et Dieu, lors de la théophanie de l'Horeb, a dû le renvoyer à sa mission : « Va, retourne par le même chemin»  (1 R 19, 15)1. Jésus, lui, ne connaît pas de fléchissement, et bien qu'il sache que la mort l'attend à Jérusalem, il déclare avec calme : « Il me faut poursuivre ma route aujourd'hui et demain et le jour suivant » (v. 33).

 Le rejet et la mort, c'est le destin des prophètes. Dieu le reprochait déjà à son peuple au temps de Jérémie : « Votre épée a dévoré les prophètes, comme un lion ravageur » (Jr 2, 30 ; cf. 26, 20ss), et c'est une plainte qui revient après l'exil dans la prière de Néhémie : « Voici qu'indociles, révoltés contre toi, ils ont jeté ta Loi derrière leur dos et tué tes prophètes qui les avertissaient pour te les ramener »  (Ne 9, 26). L'histoire du royaume de Juda garde même le souvenir d'une lapidation ordonnée par le roi Joas (835-796) : « L'Esprit de Dieu revêtit (le prophète) Zacharie, le fils du prêtre Yehoyada, qui se tint debout devant le peuple et lui dit : " Ainsi parle Dieu. Pourquoi transgressez-vous les commande-ments de Yahweh sans aboutir à rien ? Parce que vous avez abandonné Yahweh, il vous abandonne ". Ils se liguèrent alors contre lui et sur l'ordre du roi le lapidèrent sur le parvis du Temple de Yahweh » (2 Ch 24, 21). À cette longue série de meurtres Jésus fait allusion en deux autres occasions, en Lc 6, 23 et 1, 47s, et Étienne, dans son discours devant le grand prêtre, ajoutera Jésus à la liste des prophètes martyrs :  «Hommes au cou raide ... toujours vous résistez à l'Esprit Saint ! Vous êtes comme vos pères : lequel des prophètes vos pères n'ont ils pas persécuté ? Ils ont même tué ceux qui annonçaient la venue du Juste, celui-là même que vous avez trahi et assassiné » (Act 7, 52).

Mais Jésus n'en reste pas au rappel du passé. Sa plainte se change en un ultime appel : « Que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes! »

Jésus, si attentif à la vérité et à la poésie des choses du terroir, avait aimé le réflexe de la mère poule essayant tant bien que mal de protéger sa couvée piaillante devant la menace d'un rapace ou de la pluie. Après Isaïe (31, 5) et le Deutéronome (32, l0ss) la tradition psalmique d'Israël y voyait une image de la tendresse de Dieu : « Qu'il est précieux, ton amour, ô Dieu ; les fils d'Adam à l'ombre de tes ailes ont abri » (Ps 36, 8) ; « Garde-moi comme la prunelle de l'œil, à l'ombre de tes ailes cache-moi ! » (17, 8) ; « Tu es pour moi un abri ... Qu'à jamais je loge sous ta tente et m'abrite au couvert de tes ailes ! » (61, 4s) ; « À l'ombre de tes ailes je m'abrite, tant que soit passé le fléau ! » (57, 2).  Sous les ailes de Dieu - et donc au moment même où le danger l'environne - le croyant peut laisser éclater sa joie : « Au long des veilles je médite sur toi, toi qui fus mon secours, et je jubile à l'ombre de tes ailes » (Ps 63, 8).

Pour Jésus, rassembler sous ses ailes les enfants de Jérusalem, c'eût été les abriter de l'insécurité ; mais Jérusalem et ses fils ont préféré s'aveugler sur le danger : « Vous n'avez pas voulu ! ». C'est le drame de la liberté humaine, qui peut tourner le dos à Dieu et à son offre d'amour. Jérusalem a manqué le rendez-vous décisif. En Jésus-Messie Dieu se faisait tout proche ; mais la Ville a préféré ses propres évidences, et Jésus, qui venait à elle avec des paroles de paix, ne peut, à contrecœur, qu'annoncer le jugement : « Voici que pour vous votre maison va être laissée (déserte) » (v. 35).

La maison sera abandonnée. Cette image de désolation, transparente pour les auditeurs de Jésus, apparaît déjà dans la geste de Salomon dès l'achèvement du premier Temple et du premier palais : « Après que Salomon eut achevé de construire le Temple de Yahweh, le palais royal et tout ce qu'il plut à Salomon de réaliser, Yahweh lui dit : "... Si vous m'abandonnez, vous et vos fils, … alors ce Temple que j'ai consacré à mon Nom, je le rejetterai de ma présence. Ce Temple sublime, tous ceux qui le longeront seront stupéfaits ; ils siffleront et diront ‘ Pourquoi Yahweh a-t-il fait cela à ce pays et à ce Temple ?’; et l'on répondra : ‘Parce qu'ils ont abandonné Yahweh leur Dieu » (1 R 9, 1-9).

L'abandon de la Ville sera donc la réponse de Dieu à l'infidélité de ses fils. C'est ce même thème que Jérémie reprend devant le palais du roi Sédécias : «  Si vous n'écoutez pas ces paroles, je le jure par moi-même - oracle de Yahweh - ce palais deviendra une ruine » (Jr 22, 5 ; cf. Ps 69, 26 ; Tob 14, 4). Mais le prophète souligne bien que, pour amener ce châtiment nécessaire, Dieu doit faire en quelque sorte violence à son amour : «  J'ai abandonné ma maison, quitté mon héritage ; ce que je chérissais, je l'ai livré aux mains de ses ennemis » (Jr 17, 2).

Aussi bien, dans l'Ancien Testament, l'annonce d'une punition est-elle toujours assortie d'une ouverture sur l'espérance. Ainsi le Psaume 69, plainte (postexilienne) d'un juste opprimé, appelle le châtiment sur les impies qui le malmènent : « Que leur enclos devienne un désert » (v. 26) 2 ; mais le chemin vers Dieu reste ouvert pour les hommes de foi : « Ils ont vu, les humbles, ils jubilent ! Chercheurs de Dieu, que vive votre cœur! Car Dieu sauvera Sion, il rebâtira les villes de Juda  ... La lignée de ses serviteurs en hérite ; ils y demeurent, les amants de son nom ! » (v. 33, 36s). De même ici Jésus  s'adresse aux hommes du refus : « Voici : pour vous votre maison va être laissée déserte » 3, et la punition venue de Dieu sera signifiée par sa propre absence : « Je vous le dis, vous ne me verrez plus ». Il y aura donc, pour un temps, divorce du Messie et de sa ville. Mais Jésus  aussitôt annonce prophétiquement le temps heureux des retrouvailles :  «Vous ne me verrez plus jusqu'à ce que vienne le temps où vous direz: Béni soit, au nom du Seigneur, celui qui vient ! ». Cette acclamation du Ps 118, 26, qui saluait chaque pèlerin à son arrivée sur la colline du Temple, saluera un jour le Christ revenant dans sa gloire. Au-delà du triomphe éphémère du jour des Palmes (Lc 19, 38), qui ne mobilisera qu'un reste de fidèles, et une fois accompli le « temps des païens » durant lequel Jérusalem « sera foulée aux pieds » (21, 24), ce sera la conversion d'Israël, qui reconnaîtra son Messie dans le sauveur des nations : « Une partie d'Israël s'est endurcie jusqu'à ce que soit entrée la totalité des païens, et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit : « De Sion viendra le Libérateur » (Rm 11, 25s).

 

 

Jésus pleure sur sa Ville (Lc 19, 41-44)

 

Jésus, venant de Bethphagé et de Béthanie, aborde la descente du Mont des Oliviers ; et voilà que les disciples, en foule, remplis de joie, se mettent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu'ils ont vus. À l'acclamation messianique : « Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur! », ils ajoutent « Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux ! ». À ce moment du récit évangélique, Luc, seul, note un fait boule-versant : « Quand il s'approcha de la ville et qu'il l'aperçut, Jésus pleura sur elle ».

 

Il est rare de voir un homme pleurer, surtout en public. Il faut vraiment, pour cela, que cet homme soit sous le coup d'un chagrin ou d'une joie immenses. Or les deux à la fois submergent Jésus à cet instant précis : il ressent, intensément, l'enthousiasme de tous ceux qui l'acclament, et en même temps il voit devant lui Jérusalem, splendide, puissante, mais raidie dans son refus et déjà condamnée.

Aucune sensiblerie dans ces pleurs de Jésus. Certes il est fier de sa ville et de tout ce qu'elle symbolise pour l'espérance de son peuple ; mais ce qui lui arrache des larmes, c'est le contraste trop violent entre l'offre de Dieu et la réponse de Jérusalem, entre le bonheur que la foi aurait permis et le désastre inexorable que le refus amènera. Autour de lui les disciples crient : « Paix dans le ciel ! » ; mais Jésus aperçoit déjà le malheur qui va fondre sur la ville : « Pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège ; ils t'encercleront et te serreront de toutes parts ; ils t'écraseront, toi et tes enfants qui sont au milieu de toi ; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre ».

 

Peu de temps avant la ruine de Jérusalem et le premier exil, Jérémie, lui aussi rejeté par les siens, a pleuré sur leur aveuglement : « Si vous n'écoutez pas, en secret va pleurer mon âme, à cause de votre orgueil. Pleurant, pleurant, mon œil laissera couler ses pleurs, car le troupeau de Yahweh part en captivité » (Jr 13, 17) ; « Qui changera ma tête en fontaine, mes yeux en source de larmes, pour pleurer nuit et jour les victimes de mon peuple ? » (8, 23 ; cf. 14, 17). Ces larmes, tout en exprimant le chagrin personnel du prophète, voulaient provoquer, comme par mimétisme, la contrition du peuple, et doivent être rapprochées des pleurs rituels des liturgies pénitentielles. Jérémie pleurait pour que son peuple apprît à pleurer. En pleurant il accomplissait une des tâches de son ministère de médiateur. De même en effet que sa proximité de Dieu conférait l'universalité à la parole qu'il proclamait, de même sa compassion pour Jérusalem lui permettait de porter à Dieu dans sa prière les appels de tout un peuple. La plainte individuelle et la plainte collective se rejoignent ici et se fondent l'une dans l'autre (cf. Ps 6,7; 42,4; 39,13; 56,9).

 

Les larmes de Jésus sont à interpréter dans le même sens, à la fois comme une prière personnelle et comme une prédication prophétique. Tout en descendant au-devant de la Ville parmi la foule en liesse, Jésus pleure ce que Jérusalem devrait pleurer : l'occasion perdue de rencontrer son Dieu : « Si toi aussi, tu avais compris, en ce jour, ce qui mène à la paix ! » La paix biblique (le šālōm) n'est pas seulement la concorde, la sécurité matérielle ou l'absence d'ennemis ; elle englobe toujours un achèvement et une plénitude qui ne peuvent être reçues que dans l'harmonie avec Dieu. C'est pourquoi les prophètes la présentaient comme l'un des biens liés aux jours du Messie : « Lui­-même, il sera la paix », annonçait Michée (5, 4), et tout fils d'Israël gardait en mémoire la promesse solennelle de Dieu : « Paix, paix à celui qui est loin et à celui qui est proche, a dit le Seigneur ; oui, je le guérirai ! » (Is 57, l9).

 

Jésus-Messie, effectivement, est venu avec son message de paix et ses mains tendues pour la guérison, et voilà que sa propre Ville l'a rejeté. Elle n'a pas reconnu en lui la paix de Dieu offerte en visage d'homme. Cela a été « caché à ses yeux », parce qu'elle a détourné les yeux de ce que Dieu lui donnait à voir ; et elle a manqué le moment favorable qu'elle espérait depuis des siècles : « tu n'as pas reconnu le moment où tu as été visitée » (v. 44)l

C'est le propre des hommes de foi que de pressentir les approches de Dieu ; et cela se vérifie dès le dé-but de l'Évangile lorsque Zacharie, père du Baptiste, proclame prophétiquement l'irruption du salut : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, parce qu'il a visité et délivré son peuple ... C'est l'effet de la bonté profonde de notre Dieu ; grâce à elle nous a visités l'Astre levant venu d'en haut. Il est apparu à ceux qui se trouvent dans les ténèbres et l'ombre de la mort, afin de guider nos pas sur un chemin de paix » (Lc 2, 68, 78s).

Le bon peuple de Galilée ne s'y est pas trompé. Après la résurrection du jeune homme de Naïn, il a rendu grâces à Dieu en disant : « Un grand prophète s'est levé parmi nous, et Dieu a visité son peuple » (7, 18). La foule qui descend avec Jésus le Mont des Oliviers a reconnu, elle aussi, « celui qui vient », et l'acclame comme roi, au nom du Seigneur. Mais Jérusalem, en face, reste fermée et muette. Jésus, en marchant vers elle, est conscient qu'il va au-devant de la mort ; il voudrait seulement, de toute la force de son amour, que sa Ville, elle, ne meure pas. Et c'est pourquoi, au milieu des cris de joies de la foule, il s'avance comme un prophète qui pleure.

 

 

Les Apôtres et les villes

 

Fidèle à l'exemple de Jésus, l'Église primitive n'a pas négligé l'apostolat rural. Les Actes des Apôtres notent même, très précisément, que Pierre et Jean, « après avoir rendu témoignage et annoncé la parole du Seigneur dans une ville de Samarie, retournèrent à Jérusalem tout en évangélisant de nombreux villages des Samaritains » (Act 8, 25).

Mais il semble que la stratégie missionnaire de Paul, après les débuts encore timides, ait visé de plus en plus les grandes métropoles du monde méditerranéen ; Philippes, en Macédoine, puis Athènes, le grand centre intellectuel, le port de Corinthe (l'Amsterdam de l'époque), Éphèse, largement ouverte aux influences orientales, et enfin la Rome impériale. C'est à partir de ces communautés urbaines, très mêlées et poly-valentes, que la mission chrétienne rayonnait en direction des villes moyennes et des bourgades d'alentour.

Heureux de trouver dans les villes, à côté de communautés juives déjà ferventes, un peuple nombreux, cosmopolite, avide de la nouvelle liberté apportée par le Christ, depuis les dames grecques de Bérée (Act 17,12) ou les marchandes de Thyatire (16, 14) jusqu'aux esclaves et aux dockers de Corinthe, Paul et ses compagnons missionnaires ont vu surtout dans la ville « une porte grande ouverte » à la prédication du message de Jésus (1 Co 16, 9 ; 2 Co 2, 12 ; Col 4, 3) ; mais en même temps, retrouvant d'instinct le réalisme des prophètes, ils n'ont cessé de dénoncer le mal qui déjà rendait la ville inhumaine ou la fermait à l'appel de Dieu : l'isolement des pauvres, les haines raciales, les querelles d'influences, les abus de pouvoir des gens en place, la violence contre les minorités, la suffisance intellectuelle (Act 17, 32) et la corruption morale.

 

 

Prolongements

 

Ces quelques réflexions sur l'histoire de l'urbanisation en Palestine et sur l'attitude, face à la ville, des pro-phètes, de Jésus et des premiers apôtres font apparaître quelques constantes qui peuvent éclairer aujourd'hui l'action missionnaire des disciples de Jésus.

 

1. Face au phénomène sociologique du développement des villes, l'Ancien Testament manifeste une neutralité significative: pas d'enthousiasme béat, mais aucune critique systématique. La sévérité des prophètes et des réformateurs yahwistes, puis celle des apôtres de Jésus, vise non pas la ville en soi, mais le péché de l'homme dans la ville.

 

2. La Parole de Dieu, portée par les témoins de l'Évangile, rassemble les hommes ; mais ce rassemble-ment qualitatif, par appel, par convocation, diffère fondamentalement du rassemblement quantitatif opéré comme mécaniquement par la ville. Celle-ci, trop souvent, regroupe les hommes en les entassant, en les juxtaposant, en les enfermant dans l'anonymat ; le Christ rassemble en attirant à lui, il restaure chaque homme dans sa dignité de partenaire de Dieu et lui donne de s'ouvrir à la fois à l'universel et au prochain le plus immédiat. La ville peut garder en son sein des millions d'hommes encore désunis et insensibles les uns aux autres; le Christ unit dans son troupeau universel même des hommes dispersés dans la savane. De là découle la position tout à fait originale des chrétiens dans la ville : ils sont soumis aux mêmes tensions et aux mêmes pesanteurs que tous les autres, mais l'Esprit chaque jour leur donne part au dynamisme unificateur du Christ, qui à la fois fait d'eux des citoyens de l'universel et éveille en eux le souci de plus petit d'entre les siens.

 

3. La Bible, nous l'avons souligné, ne porte pas de jugement sur la ville en soi ni sur l'habitat urbain en soi ; ce qui retient l'attention des prophètes et des apôtres, c'est l'homme dans la ville et ce qui, dans la ville, va permettre au croyant de s'épanouir en fidélité à l'Alliance. Pour le bâtisseur ou l'animateur chrétien de la cité, cela demeure non seulement la visée ultime, mais l'urgence quotidienne. Quels que soient l'étendue de la ville, son degré d'organisation ou le type de gestion choisi pour elle, il faut qu'un champ y soit réellement ouvert à ce que Paul appelait « la course de la Parole du Seigneur » (2 Th 3, 1); il est essentiel que la Parole de Dieu soit perçue et reçue, et qu'elle transforme efficacement la relation de l'homme à Dieu et l'attitude du croyant envers les hommes et la cité humaine, selon le projet de Dieu. Rien ne saurait freiner la course de la Parole : ni la disproportion des forces missionnaires en regard de l'immensité de la tâche, ni l'ampleur des problèmes techniques encore à résoudre pour l'aménagement ou la prospérité de la cité. Certes, la fidélité même à la Parole de Dieu et à son projet conduira les chrétiens à remodeler sans cesse le visage de la ville, mais chaque jour celle-ci, telle qu'elle est, bruissante d'efforts et inachevée, chaude et inhospitalière, attend le message de Jésus .

 

 

NOTES

 

1.   Luc ne manque pas une occasion de renvoyer à la geste d'Élie, et de souligner la supériorité de Jésus sur le prophète du IXe siècle. Rapprocher Lc 9, 54 de 2 R 1,10-12 ; Lc 9,54 de 1 R 19, 19-21.

2.   Texte repris en Act 1, 20 à propos de Judas.

3.   Une autre parole solennelle de Jésus, conservée par les trois synoptiques (cf. Mc 13, 1-4; Mt 24, 2), prédit même la destruction du Temple : « Comme quelques-uns parlaient du Temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit : Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n’en restera pas pierre sur pierre; tout sera détruit » (Lc 21, 5ss).

 

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