Intériorité
Le thème dans la Bible
Le thème de l'intériorité recouvre toute l'anthropologie et toute la spiritualité bibliques. Nous l'aborderons ici sous un seul angle, en essayant de répondre à la question suivante: quel est, en l'homme, le "lieu" de la rencontre spirituelle avec Dieu?
1. Dans l'Ancien Testament
Pour les auteurs de l'Ancien Testament, le sujet de la rencontre avec Dieu n'est pas l'âme, mais l'homme, l'homme tout entier, avec son corps, son intelligence et son affectivité, et tout ce qui fait de lui un vivant libre et volontaire. L'anthropologie d'Israël, résolument unifiante et réaliste, ignore le dualisme grec et cartésien, qui tend à opposer et à isoler en l'homme les principes matériel et immatériel, la chair et l'esprit, le corps et l'âme. Le corps, pour un israélite, n'est pas un objet qu'il possède ni un instrument étranger à son vrai moi, mais l'expression nécessaire de son être-au-monde et de sa vie personnelle. L'homme est perçu beaucoup plus comme un corps animé que comme une âme incarnée. Toutefois cette perception très vive de l'homme comme unité indissoluble n'empêche nullement les israélites d'explorer le domaine de l'activité et de la passivité spirituelles. Les nuances qu'ils décrivent s'articulent pour la plupart autour de quatre notions-clés de l'anthropologie biblique : la nefeš, la rùah, le lēb et le bāśār.
1° La nefeš (l'âme?). Faute de mieux, on est contraint, en bien des cas, de traduire nefeš par « âme » ; mais cette approximation s'avère souvent dommageable pour notre compréhension de la spiritualité des hommes de la Bible. La nefeš, c'est avant tout, chez l'homme comme chez l'animal, la vie liée à un corps et qui se manifeste par ce corps, en particulier par la respiration, le souffle, l'haleine (le sens primitif « gorge », « cou », est encore sensible dans Jonas 2, 6; Nomb. 11, 6; Is. 5, 14; 29, 8; Ps. 107, 5 et 9), et par des fonctions ou des besoins organiques (nourriture ou boisson, ex. Is. 55, 2; Jér. 31, 25; 50, 19; Ps. 42, 2-3). Il s'agit donc toujours, fondamentalement, d'une vie concrète et individualisée. En ce qui concerne la nefeš de l'homme, l'évolution sémantique s'est faite dans deux directions.
1) Tantôt on a privilégié l'aspect individuel, et le mot nefeš en est venu à désigner l'individu vivant lui-même, celui que l'on peut isoler et compter (ex. Gen. 12, 5; 36, 6; Éz. 27, 13, à propos d'esclaves). L'idée de vie est même parfois perdue de vue, au point que l'auteur éprouve le besoin de préciser : nefeš vivante (Gen. 2, 7; c'est-à-dire "être vivant") ou nefeš morte (c'est-à-dire "cadavre", Nomb. 6, 6). L'insistance sur l'individuel est particulièrement nette dans tous les cas où nefeš remplace le pronom personnel réfléchi (« mon âme » = moi en personne, etc). On rencontre cette tournure spécialement dans les avertissements solennels des prophètes ou de la loi, on lorsqu'un psalmiste tente d'objectiver ses expériences spirituelles, ses souffrances ou son espoir (ex. Ps. 3, 3; 11, 1; 35, 17; 41, 6 et 12; 43, 5; 62, 6; 88, 15; 103, 1-2; 120, 6; 131, 2; 142, 5; Lam. 3, 58);. Il arrive même que Dieu fasse allusion à sa propre nefeš ou jure par elle (Amos 6, 8; Jér. 5, 9 et 29; cf . Ps. 11, 5). Nous tenons là une sorte de pressentiment concret de la notion moderne de conscience : l'homme, qui est nefeš, parle de sa nefeš.
2) Tantôt le glissement sémantique s'est opéré au bénéfice de l'idée de vitalité. Sont rapportés alors à la nefeš le désir, l'envie, la convoitise, les sensations, les pulsions libidinales et agressives (Ps. 27, 12; 41, 3), les états d'âme (Ex. 23, 9), les impressions de rassasiement, de rafraîchissement et de bien-être, ou au contraire celles de satiété et de dégoût (Jer. 6, 8; Éz. 23, 17-18; Job 10, 1), sans que jamais la moindre frontière soit tracée entre le sentiment et sa manifestation corporelle. La nefeš connaît ainsi la joie et le repos (Jér. 6, 16; Lam. 3, 17; Ps. 86, 14; 94, 19), l'attente impatiente et l'amour (Gen. 34, 3; 44, 30; 1 Sam. 20, 17; Cant. 1, 7; 3, 1-3), la haine et le mépris (Is. 1, 14; 49, 7; Jér. 15, 1; Éz. 25, 15; 36, 5), la tristesse, la douleur, l'amertume (1 Sam 1, 10; 30, 6; Éz 27, 31; Job 27, 2) et l'angoisse (Ps. 6, 4; 107, 26; 143, 12).
La même gamme de sentiments affecte la nefeš dans les relations de l'homme avec Dieu : la nefeš désire Dieu (Is. 26, 9), a soif de lui (Ps. 42, 2-3; 63, 2; 84, 2; 119, 81; 143, 6; Lam. 3, 25), attend ardemment et espère (Ps. 33, 20; 130, 5-6), s'élève vers Dieu (Ps. 25, 1 ; 86, 4; 143, 8), s'épanche devant lui (1 Sam. 1, 15), s'attache à Yahvé et se repose en lui (Ps. 62, 2 et 6; 63, 9) ; elle jubile lorsque Dieu la console (Is. 61, 10; Ps. 34, 3; 35, 9; 103, 1.2 et 22; 104, 1 et 35; 146, 1). La nefeš, en tant que pôle vital et ligne de force affective, se présente donc bien comme une puissance spirituelle de la personne et comme un « résonateur » de son expérience de Dieu.
2° La rūah (l'esprit). Une part importante de l'histoire spirituelle d'Israël se condense dans ce mot rùah qui désigne à la fois l'Esprit de Dieu et l'esprit de l'homme. Comment les hommes de l'ancienne Alliance ont-ils distingué ces deux esprits, et comment ont-ils décrit leurs relations?
Au sens matériel, rūah signifie : vent, souffle, haleine. Comme les peuples voisins de Mésopotamie et d'Égypte, les hébreux ont vu dans le vent, porteur de vie et de puissance, partout présent et toujours insaisissable, un symbole de la proximité de Dieu et de son action vivifiante. La rūah, c'est d'abord l'énergie vitale que seul Yahvé possède et dont il dispose à son gré. Hommes et bêtes ne vivent que par la rūah accordée par Dieu (Gen. 2, 7; 6, 17; 7, 15 et 22; Job 33, 4; Eccl. 3, 19 et 21). Que Dieu retire sa rūah, et c'est la mort pour toute créature (Gen. 6, 3; Ps. 104, 29; Job 34, 14; Eccl. 3, 19 et 21; 12, 7). La santé d'un homme, sa vitalité et son tonus psychique dépendent étroitement de la présence et du dynamisme de cette rùah venue de Dieu (Gen. 45, 27; Nomb. 16, 22; 27, 16; Juges 15, 19 ; 1 Sam. 30, 19; Is. 65, 14; Éz 37, 14; Ps. 104, 30; 143, 7; 146, 4; Job 10, 12; 17, 1). Cette intuition fondamentale d'un principe unique de la vie a permis aux hébreux d'écarter les explications polythéistes du monde et, sans perdre de vue la diversité des créatures vivantes, de souligner leur radicale et commune dépendance par rapport au Créateur. Par ailleurs, tout danger de panthéisme se trouvait éliminé, du fait que le Maître de la rūah se révélait comme le Dieu éminemment personnel et libre, détenteur de la parole créatrice (Ps. 33, 6; Gen. 6, 1-4), et dont Israël expérimentait la seigneurie dans sa propre histoire.
La rūah de Dieu ne donne pas seulement la vie corporelle; elle confère parfois, pour un temps, à certains hommes la force et l'audace nécessaires pour accomplir des exploits qui les dépassent (Juges 3, 10; 13, 25; 14, 6 et 19; 15, 14; 1 Sam. 11, 6; 16, 13; 18, 10) ou une mission de caractère prophétique (Ex. 15, 20; Nomb. 11, 25-29; 1 Sam. 10, 6; 1 Rois 18, 12; 2 Rois 2, 9 et 15; Amos 7, 14-15; Is. 8, 11; Jér. 1, 9; 15, 17; 20, 7-9; Éz 3, 14; 11, 5; Joël 3, 1). Là encore, la rūah est en l'homme sans être de l'homme; ses impulsions travaillent en l'homme, mais sont clairement perçues comme venant d'ailleurs.
Cependant, par une évolution très naturelle, à cause de la puissance même de ses effets à l'intime de l'homme, on en vint à considérer la rūah un peu moins dans sa source et davantage en liaison avec la subjectivité humaine. De plus en plus la rūah, annexée au registre de la psychologie, désigna une force de perception intérieure et la source profonde des réactions affectives et spirituelles. On mit d'abord en relation avec cette rūah de l'homme les affects les plus violents ou les plus incontrôlables (Gen. 26, 35; 41, 8; Juges 8, 3; Sam. 1, 15; 1 Rois 10, 5; 21, 5; 1 Chron 5, 26; 2 Chron 36, 22; cf. plus tard : Aggée 1, 14; Is. 54, 6; 65, 14; Ps. 34, 19; .51, 19; Job 7, 11; 17, 1; Prov. 15, 4 et 13; 16, 18 et 32), puis, probablement vers la fin de l'époque monarchique, en tout cas à partir d'Ézéchiel, quand on eut une idée plus exacte de l'autonomie de l'homme au sein des groupes et qu'on mesura mieux sa responsabilité personnelle, une généralisation définitive s'opéra : on rattacha à la ruah de l'homme l'ensemble des manifestations de l’intériorité, dans le domaine intellectuel comme dans le domaine affectif (Ex. 35, 21; 1 Chron. 28, 12; Éz. 11, 5; 13, 3; 20, 32).
On parla volontiers de la rūah de l'homme comme d'une disposition spirituelle stable, par exemple à propos de certaines vertus : longanimité (Eccl. 7, 8), humilité (Is. 57, 15; Prov. 16, 19; 29, 23), véridicité (Nomb. 14, 24; Ps. 32, 2; 51, 12 et 14; 78, 8; Pr 11, 13), rectitude de la conduite (Is 29, 24; Mal. 2, 16); à propos de défauts comme l'orgueil (Prov.16, 18; Eccl. 7, 8; Ps. 76, 13) ou l'impatience (Ex. 6, 9; Michée 2, 7; Prov.14, 29; Job 21, 4), à propos de la recherche des voies de Dieu (Is. 26, 9; Ps. 77, 7), de l'ardeur à son service (Jér. 51, 11; Aggée 1, 14; 1 Chron. 5, 26; 2 Chron. 21, 16; 36, 22; Ex. 35, 21; Esdr 1 , 1 et 5) ou de l'abattement spirituel (Is. 57, 17; 61, 3; 66, 2; Éz. 21, 12; Ps. 77, 4; 142, 4; 143, 4 et 7; Eccl. 7, 9).
Aussi l'expression « esprit nouveau » (Éz. 11, 19; 18, 31; 36, 26; cf. 39, 29) pouvait-elle désigner un renouvellement de tout l'être spirituel de l'homme, et en premier lieu de sa vie théologale. Dès lors la rūah, individualisée en chaque homme et recouvrant en l'homme les plus hautes activités spirituelles, rejoignait la nefeš dans ses aspects les plus personnels et intérieurs. Parfois, la frontière entre les deux termes est restée indécise; quelques nuances cependant continuent à les distinguer : la rūah est moins liée au corps; elle déborde plus nettement le champ du désir et du sentir pour atteindre celui du vouloir et de l'action; enfin, elle évoque plus directement la puissance obédientielle de l'esprit de l'homme par rapport à Dieu qui est Esprit.
3° Lēb (le cœur). Le mot lēb est le terme le plus riche et le plus souple dont use l'ancien Testament pour décrire l'intériorité de l'homme et spécialement du croyant. Les sentiments et les émois affectent directement le cœur de l'homme, soit par un ralentissement ou une accélération des battements, soit par des sensations de gêne ou de douleur. Le cœur, organe physique de l'émotion, était ainsi prédestiné à devenir le symbole de ce qu'il y a de plus intime en l'homme (Gen. 34, 3; Deut. 29, 18; Juges 19, 3; Zach. 7, 10; Job 1, 5) au-delà de toutes les apparences (1 Sam. 16, 7). Le cœur de l'homme vibre au chagrin et à la douleur (Is. 65, 14; Jér. 4, 19), à la joie et au bonheur (Juges 19, 9; 1 Sam. 2, 1; Ps. 45, 2), à l'estime et à l'affection (2 Sam. 15, 13; Mal. 3, 24), au désir (Nomb. 15, 39; Job 31, 7; Ps. 21, 3) et au souci (1 Sam. 9 20; 25, 25), à la compassion (Osée 11, 8) comme à la jalousie (Prov. 23, 17) ou à la vengeance (Deut.19 6). Le cœur peut être source de l'orgueil (Jér. 48, 29; 49, 16), mais aussi siège de la résistance et du courage (2 Sam. 7, 27; Éz. 22, 14; Ps. 76, 6).
Pour l'occidental moderne, le cœur sert avant tout à aimer; pour un hébreu, il a sa part aussi dans l'activité intellectuelle (Osée 4, 11; 7, 11; Jér. 5, 21; Job 12" 3; Prov. 16,23). Dieu donne un cœur pour comprendre (Dent. 29, 3; 1 Rois 3, 12; 5, 9; cf. Prov. 18, 15; Job 8, 10). Les « hommes de cœur » (Job 34, 10) sont les « sages de cœur » (37, 24) qui ont acquis l'intelligence (Prov.19, 8). Le sot, lui, est « privé de cœur » (Deut. 28, 28; Eccl. 10, 3; Prov. 10, 13; 11, 21; 12, 11 etc.).
Dans le cœur habitent les pensées, bonnes ou mauvaises (Jer. 14, 14; Ps. 73, 7), les réflexions (Juges 5, 16), les imaginations (Daniel 2, 30), les visions (Jer. 23, 16) et les souvenirs (Deut. 4, 9; Is. 33, 18; 65, 17; Jér. 3, 16; 51, 50; Lam. 3, 21; Ps. 31, 13).
Mais lēb se réfère plus souvent encore aux divers niveaux de la volonté : l'attention (Jér. 31, 21; Aggée 1, 5), les inclinations (Ex. 36, 2; Esther 7, 5; Is. 57, 17), et surtout les intentions et les projets (Ex. 35, 35; 1 Sam. 2, 35; 1 Rois 8, 17; 10, 2; Is. 10, 7; Jer. 7, 31; 19, 5; 23, 20), ainsi que les décisions (Daniel 1, 8). C'est le cœur de l'homme qui « donne forme » (yçr) à ses pensées (Gen. 6, 5; 8, 21).
Le lēb apparaît donc comme le lieu du vouloir et des options essentielles : c'est le substitut concret du moi humain dans son autonomie, conscient de ses mobiles et responsable de ses actes (Jer.11,20). L'homme sent battre son cœur lorsqu'il prend conscience de la portée de son acte (1 Sam. 24, 6; 2 Sam. 24, 10; 1 Rois 8, 38) ou éprouve un remords (1 Sam. 25, 31); il conserve au cœur le souvenir d'une mauvaise action (1 Rois 2, 44; Eccl. 7, 22) aussi bien que la certitude de son innocence (Gen. 20, 5; Job 27, 6).
C'est dans le cœur enfin que s'enracinent l'attitude religieuse et la fidélité à Yahvé. Au contraire de l'impie; dont le cœur tortueux (Prov. 11, 20; Job 36,13), « double » (1 Chron. 12, 34; Ps. 12, 3) ou incirconcis (Deut. 10, 16; Jer. 9, 25) s'éloigne de Dieu (Deut. 11, 16; 17, 17; 29, 17; Is. 29, 13; Ps. 44, 19), s'endurcit (Ex. 4, 21; 7, 3 et 13; 8, 11; 9, 7; Deut. 2, 30; Éz. 2, 4; Ps. 95, 8) ou se prostitue (Éz. 6, 9), le juste, « pur de cœur » (Ps. 24, 4; 51, 12; Prov. 22, 11; cf. Ps. 7, 11), « droit de cœur " (Deut. 9, 5; 1 Rois 3, 6) et « parfait de cœur " (Gen. 20, 5), se confie en Yahvé (Prov. 3,5), le sert (1 Sam. 12, 20) avec joie (Deut. 28,47), d'un cœur fidèle (Néh. 9, 8); rempli de sa crainte (Jér. 32, 40 ), il applique (ntn, kwn) son cœur à la recherche de Dieu (1 Chron. 22, 19), à l'étude de sa loi (Is. 51, 7; Esdras 7, 10) et écrit ses préceptes sur la table de son cœur (Prov. 7, 3). À Salomon, qui demandait à Yahvé de lui donner « un cœur écoutant » (1 Rois 3, 9), fait écho le psalmiste : « Incline mon cœur vers tes témoignages » (Ps. 119, 36; cf. 1 Rois 8, 58); et Dieu, en Ez. 11, 19 et 36, 26, promet à son peuple un cœur nouveau, capable d'intérioriser sa volonté. Parfois, cœur est mis en étroit parallélisme avec nefeš (ex. Ps. 13, 3; 84, 3) ou avec rūah ex. P, 143, 4), sans qu'il soit toujours possible de retrouver les nuances originelles. On le peut toutefois en certains cas : ainsi « esprit ferme » (rūah nākōn), en Ps. 51, 12, signifie surtout « esprit affermi » par la rūah divine, tandis que le « cœur ferme »(ou : prêt), de Ps. 57, 8; 108, 2; 112, 7, renvoie plus directement à l'effort humain, à l'affermissement personnel et volontaire dans les voies de Dieu.
En résumé, lēb (cœur) se présente comme le concept le plus synthétique pour désigner le sujet de l’expérience spirituelle, et celui qui met le mieux en relief la prédominance de la volonté dans la psychologie biblique. À la fois conscience et mémoire, intuition et énergie, force de permanence et tension vers le but, à la fois réceptif, puisqu'il est le point de résonance de tous les affects, et créateur, puisqu'en lui les impressions et les idées se muent en décisions et en projets, le cœur est le tout de l'homme intérieur et le lieu privilégié du risque de la foi.
4° D'autres parties du corps sont utilisées, dans la Bible, comme métaphores de l'intériorité.
Les reins (kelāyōt) par exemple, sont capables de se consumer de langueur (Job 19, 27) ou d'éprouver de l'amertume (Ps. 73, 21) ou de la joie (Prov. 23, 16). Ils sont, comme le cœur, le siège des sentiments les plus secrets (Jer. 12, 2), que seul le regard de Dieu peut dévoiler lorsqu'il « scrute les reins et les cœurs » (Jér. 11, 20; 17, 20; 20, 12; Ps. 7, 10; 26, 2). Il semble également, d'après Ps. 16, 7, que les israélites attribuaient aux reins un rôle d'éveil aux choses de Dieu : « Je bénis Yahvé qui me conseille ; même durant la nuit, mes reins m'aver-tissent ».
Les entrailles de l’homme sont, elles aussi, à leur manière, partie prenante de la vie spirituelle. Mē‘īm désigne les intestins, mais également les entrailles nobles, d'une mère (Gen. 25, 23; Is. 49, 1; Ruth 1, 11; Ps. 71, 6) ou d'un père (Gen. 15, 4; 2 Sam. 7, 12; 16, 11). C'est pourquoi Jérémie peut parler des « entrailles de Dieu » qui frémissent (hmh) de pitié pour Ephraïm (31, 20), et, en Is. 63, 15, Israël s'écrie devant Dieu: « L'émoi de tes entrailles et tes compassions ont-ils été réprimés? C'est que tu es notre père! » De même les entrailles de l'épouse frémissent d'amour à l'approche du bien-aimé (Cant. 5, 4), et celles du prophète frémissent comme une cithare au sujet de Moab et de son châtiment (Is. 16, 11; cf. Jer. 48, 36). Les entrailles bouillonnent (Lam. 1, 20; 2, 11; Job 30, 27) ou fondent (cf. Ps. 22, 15) sous le coup du malheur; mais elles sont aussi le creux profond de l'être où le fidèle accueille la loi de Dieu (Ps. 40,9).
Rahamīm, qui désigne les entrailles, avec une connotation plus nettement maternelle (1 Rois 3, 26; cf. Is. 49, 15), rend également l'idée de pitié et de compassion (Gen. 43, 30; Prov. 12, 10). Il est employé très fréquemment à propos des sentiments de Dieu pour l'homme (ex. Ps. 25, 6; 40, 12; 51, 3, etc.), mais jamais pour décrire une attitude spirituelle de l'homme.
Le foie (kābēd) apparaît dans les textes, rarement, il est vrai, comme synonyme de nefeš (Ps. 7, 6) ou de cœur (Ps. 16, 9; 57, 8; l08, 21.
Les os (‘açāmīm, ‘açāmōt), signe de vitalité et de robustesse intérieure (cf. Ps. 6, 3; 31, 11; 38, 4), peuvent désigner métaphoriquement l'intime de l'être humain (Ps. 139, 15), le lieu des actions profondes et durables de souffrance (Is. 38, 13; Jér. 23, 9; Ps. 32, 3; 102, 4) ou de bonheur (Ps. 35, 10; 51,10; Is. 58, 11; Prov. 3, 8).
Le ventre (be†en) n'évoque les profondeurs de l'être humain que dans trois livres poétiques : Prov. 18, 20; 20, 27 et 30; Job 15, 2 et 35; 32, 18-19; Ps. 31, 10 ; 44, 26. À deux reprises be†en est opposé aux lèvres comme on oppose la pensée aux paroles, soit que la méditation précède l'expression (Prov. 22, 18), soit qu'elle la suive pour l’intérioriser (18, 20).
Qereb désigne aussi l'intérieur, le dedans de l'homme (Gen. 18, 12). C'est là que se trouve le cœur (1 Sam.. 25, 37; Jer. 23, 9; Pr. 39, 4; 55, 5; 109, 22); c'est là que passe le souffle de vie (nefeš, 1 Rois 17, 21) et que siège la rūah (Is. 19, 3; 26, 9; 63, 1) ; c'est de là que proviennent les idées criminelles (Ps. 5, 10), mais c'est dans le qereb de l'homme que Dieu dépose sa sagesse (1 Rois 3, 28), sa loi (Jér. 31, 33) et l’esprit nouveau (Éz 11,19 ; 26,26); et ce qereb de l'homme peut être le siège de la plus haute activité spirituelle :
« Mon âme, bénis Yahvé; et tout ce qui est au-dedans de moi, qu'il bénisse son saint nom ! » (Ps. 103, 1); « De mon âme je te désire pendant la nuit, et avec mon esprit, au-dedans de moi, je suis en quête de toi . (Is. 26, 9)
Il faut cependant noter que tous les textes où il est question de la présence de Yahvé « à l'intérieur de » (beqereb) se rapportent non pas à l'individu croyant, mais au peuple de Dieu ou à la ville sainte, par exemple Soph. 3, 17 : « Yahvé ton Dieu est l’intérieur de toi (Jérusalem), c'est un héros qui sauve; il exulte de joie à cause de toi, il te renouvelle son amour ».
5° Bāśār (la chair). Enfin, la chair elle-même (bāśār) en vertu de l'unité psychosomatique de l'homme, prend aussi part à la vie spirituelle. En effet, bien que le mot bāśār désigne en tout premier lieu le corps vivant, on l'emploie assez souvent pour nommer l'homme tout entier (Lév.13, 18; Eccl. 4, 5; 5, 5; cf. « toute chair », kol bāśār (Nomb. 16, 22; 27, 16; Is. 40, 5), mais avec un indice de fragilité, de caducité et de finitude qui le différencie radicalement de Dieu (Gen ; 6, 3; Is. 31, 3; 40, 6; 49, 26; Jer. 12, 12; 17, 5; 25, 31; 32, 27; 45, 5; Éz. 21,4; Ps. 65, 3; 78, 39; 145, 21). Capable d'éprouver des sentiments (Job 14, 22), la chair frissonne devant Dieu (Ps. 119, 120), languit après lui comme une terre aride (63, 2), pousse des cris de joie vers le Dieu vivant (84, 3) et demeure en sécurité auprès de lui (16, 9). Pour les croyants de l'ancienne Alliance, le corps, loin d'être la prison de l'homme ou un handicap pour l'esprit, constitue l'un des niveaux de manifestation de la vie personnelle, l'un des points de vue de l'homme sur l'homme, et c'est pourquoi il n'est jamais absent de la rencontre de Dieu.
6° La traduction grecque des Septante ne modifiera pas, pour l’essentiel, l'anthropologie hébraïque sous-jacente aux textes de l'ancien Testament. Les mots psychè, pneuma, kardia traduiront régulièrement nefeš, rūah et lēb, avec leur polyvalence sémantique. La Septante, dans son ensemble, reste fidèle non seulement au monisme fondamental de l’Ancien Testament hébreu, mais au tour concret de sa pensée. Toutefois, vers la fin du deuxième siècle av.J.-C., une conception dichotomique du corps et de l'âme se fait jour en 2 Macc.
Quant au livre de la Sagesse (milieu du 1er siècle av.J.-C.), il superpose parfois à la conception juive de l'intériorité des schèmes empruntés à l'anthropologie grecque. D'où son importance pour l'histoire biblique de la spiritualité.
Comme les autres écrivains de l'ancien Testament, l'auteur de Sag. voit dans la psychè (âme) à la fois le principe vital qui anime le corps, la source de toutes les énergies et de toutes les activités de l'homme (psychè énergoûsa, 15, 11), et le siège du moi individuel, donc de l'effort moral et des aspirations religieuses. Cette notion très riche occupe une place prépondérante dans l'anthropologie de Sag. Le mot pneuma, pour désigner l'esprit de l'homme, apparaît seulement au voisinage d'un thème de création : l'homme est celui à qui l'esprit a été « prêté » (15, 16; cf. 15, 11, et 16, l4).
Par d'autres traits, le livre de la Sagesse trahit l'influence de la pensée grecque.
1) Les notions, typiquement vétérotestamentaires, de cœur (kardia) et de chair (sarx) ont perdu toute importance.
2) Le livre met l'accent sur le binôme psychè - sôma, et souligne la nette distinction de nature et d'origine entre l'âme, qui a sa consistance propre, et le corps corruptible (9, 15).
3) Ce contraste se trouve renforcé, en 4,12 et 9, 15, par la présence du mot noûs (esprit pensant), de résonance très grecque. Ce noûs, d'ailleurs, n'est pas considéré comme une faculté distincte, mais plutôt comme l'activité supérieure de la psychè. Il ne constitue donc en aucun cas, dans Sag., le troisième élément d'une division tripartite de l'être humain. L'auteur oppose ce noûs d'une part à « la tente faite de terre », c'est-à-dire le corps, et d'autre part au « désir vagabond » (4, 12; 9, 15).
4) Si l'on peut parler d'un dualisme grec dans Sag., c'est uniquement dans le sens d'un dualisme psychologique et moral. En effet, sur plusieurs points essentiels, l'auteur prend ses distances par rapport aux penseurs grecs. Pour lui, l'âme n'est pas étrangère au corps, et il ne semble pas qu'il la considère comme réellement préexistante (même 8,19-20 n'affirme rien en ce sens). Jamais l'union de l'âme et du corps n'est décrite comme une déchéance; au contraire, selon une conception très biblique, l'âme est créée par Dieu pour être unie au corps, et ce corps est son expression normale. Certes, Sag réserve une grande place aux valeurs de connaissance et entrevoit pour l'âme des possibilités d'épanouissement contemplatif (4, 12; 6, 15; 7, 7 et 15; 8; 9, 6 et 13-18; 10,8), mais le salut concerne tout l'homme : l'homme tout entier, corps et âme, doit se soumettre aux exigences de l'Esprit ou de la Sagesse (1, 4-5). Dans la perspective de Sag., il n'est jamais question, pour l'âme, de s'affranchir de la matière ou de s'évader du corps pour retrouver sa liberté et sa pureté premières.
Ainsi, dans Sag., le. réalisme biblique équilibre remarquablement les apports grecs.
Voir C. Larcher, Études sur le livre de la Sagesse, coll. Études bibliques, Paris, 1969, p. 179-327.
2. Dans le Nouveau Testament.
C'est cette anthropologie israélite, à la fois concrète et synthétique, que nous retrouvons à l'arrière-plan des textes de l'Évangile; il n'y a donc pas lieu d'y insister.
1° Mieux vaut signaler plusieurs passages où Jésus évoque l'intériorité de l'homme au moyen d'images nouvelles.
Tout d'abord l'image du trésor: « L'homme bon, du bon trésor de son cœur, tire ce qui est bon, et celui qui est mauvais, de son mauvais (trésor), tire ce qui est mauvais; car sa bouche parle du trop-plein de son cœur " (Luc 6, 45; cf. Mt 12, 25). Le trésor de l'homme, ce à quoi il tient le plus, c'est l'ensemble des sentiments, des espoirs, des valeurs et des critères qui polarisent et motivent son comportement : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt.6, 21; Luc 12, 34). Plus encore qu'un acquis (Mt.18, 52), le trésor du cœur est en l'homme l'origine du dynamisme moral et spirituel, qu'il s'agira de bien orienter (Mt 6, 19-21; 19,21; Marc 10, 21; Luc 18, 22).
L'image de la bonne terre qui reçoit la semence de la Parole (Mt 13, 23; Marc 4, 20) exprime à elle seule le double aspect réceptif et actif de la foi. L'œil de l'homme, en tant que « lampe du corps » (Mt 6, 22-23; Luc 11, 34), symbolise la lucidité de la conscience et le pouvoir qu'elle a d'éclairer tout le champ de l'agir humain et de discerner ses propres mobiles. Si l'œil d'un homme est a`plou/j, c'est-à-dire sincère, intègre, droit, sans calcul ni réserve ni compromis (cf. l'hébreu yāšār, tāmīm) tout l'être et tout l'agir de cet homme participent de sa lumière intérieure. Le thème du secret (to. krupto,n ), de cette profondeur cachée en l'homme où seul pénètre le regard de Dieu, revient par trois fois dans le discours évangélique de Matthieu (6, 4.6.18). Ce thème, déjà présent dans l'Ancien Testament (Ps. 44, 22), est repris par saint Paul en Rom. 2, 16; 1 Cor. 14, 5; cf. Col 3, 3. De même, la 1a Petri oppose à la parure extérieure de la femme la personnalité authentique et secrète, « l'homme caché du cœur », ho kruptos tès kardias anthrôpos (3, 4). Autre caractéristique de la prédication de Jésus : l'opposition entre l'extérieur et l'intérieur (exôthen - esôthen, Mt. 7,15; 23, 25. 27.23; Luc 11, 39-40; to ektos - to entos, Mt. 23, 26), l'intérieur de l'homme étant décrit comme la source du mal moral : ce qui sort de l'homme, voilà ce qui rend l'homme impur. Car c'est du dedans, du cœur de l'homme que sortent les desseins pervers (Mt. 7, 15.21.23; cf. 12, 34; 15, 11.18.19, et le mot enthumèsis, en 9, 4; 12, 25).
2° Avec saint Paul l'anthropologie biblique s'enrichit et se diversifie. Des éléments hébreux et hellénistiques se côtoient ou s'articulent dans la pensée très personnelle de l'Apôtre, sans que l'on puisse toujours les harmoniser de façon satisfaisante. (Il est clair toutefois que Paul ne s'est enfermé dans aucun schéma, ni dualiste, ni ternaire (esprit, âme et corps). Sur la portée de 1 Thess. 5, 23, voir B. Rigaux, Les Épîtres aux Thessaloniciens, coll. Études bibliques, Paris, 1956, p. 596-600, et la bibliographie donnée par C. Spicq, dans Dieu et l'homme selon le Nouveau Testament, p.154-155.
Commençons par deux mots typiquement grecs que Paul a annexés à son vocabulaire théologique : noûs et suneidèsis. Le mot noûs, qui, dans le grec classique, désigne l'intelligence et la pensée, la capacité d'attention, la faculté d'appréhender le monde extérieur, ainsi que la réflexion théorique et créatrice, n'avait fait dans la Septante que des apparitions assez timides. Paul l'emploie dans trois groupes de textes : 1) lorsqu'il souligne la responsabilité de l'intelligence humaine devant les témoignages que Dieu donne de lui-même (création, Rom.1, 18-32; loi, 7, 23-25; évangile prêché, cf. 2 Cor. 4, 4); - 2) lorsqu'il met les Églises en garde contre les déviations de la foi. Noûs désigne alors la saine compréhension de l'Évangile (2 Thess. 2, 1-2) ou une manière de réagir intellectuellement au message chrétien (1 Cor. 1, 10) qui facilite ou contrecarre l'unité de l'Église. En 1 Cor. 14 (v. 14.15.19) Paul insiste sur le rôle irremplaçable du noûs dans l'explicitation de la foi et de l'expérience charismatique de Dieu; - 3) dans la partie parénétique de l'épître aux Romains. Le culte spirituel demandé au chrétien suppose une métamorphose morale que Paul décrit comme un renouvellement du noûs (Rom. 12, 2). Une capacité nouvelle de discernement confère au croyant une lucidité spirituelle plus immédiate, lui fait rejoindre la volonté de Dieu avec un surcroît de délicatesse et opter courageusement, dans la pratique, en fonction de ses convictions de foi (Rom. 14, 5).
Le mot suneidèsis, que la Septante n'avait guère employé (Eccl. 10, 20; Eccli. 42, 18; Sag. 17, 10), est également l'un de ceux que Paul a acclimatés à la pensée chrétienne. Prenant parti dans la polémique sur les viandes immolées, Paul fait appel à la conscience des baptisés (1 Cor. 8, 7.10.12; 10, 25-29). Forte ou faible, elle n'est pas seulement l'instance, en l'homme, qui porte les jugements de valeur, mais l'homme lui-même, conscient de ses choix et engagé par ses propres décisions (Rom. 13, 5). La conscience à la fois lie et libère. D'une part, en effet, elle accuse ou fait des reproches (cf. 1 Cor. 4, 4); mais par ailleurs son témoignage immanent à l'homme peut être source de fierté (2 Cor. 1, 12), d'apaisement (Rom. 2, 15), d'assurance en l'Esprit Saint (Rom. 9, 1) et devant le jugement d'autrui (2 Cor. 4, 2; 5, 11). En introduisant ainsi la suneidèsis dans le champ de la liberté chrétienne, Paul innove très nettement par rapport à l'usage hellénistique et philonien du mot. Dans les épîtres pastorales, cette valeur positive de la conscience chrétienne sera soulignée par des adjectifs. On parlera de conscience bonne (1 Tim. 1, 5, 19; cf. Actes 23, 1; 1 Pierre 3, 16 et 21), pure (1 Tim. 3, 9; 2 Tim. 1, 3), en parallèle avec la foi (1 Tim.1, 5-6.19; 3, 9; 4, 1-2; cf. Tite 1, 15-16). Kalè suneidèsis, en Héb. 13, 18, désigne plutôt une attitude loyale et une volonté bien disposée à l'égard d'autrui (cf. C. Spicq, La conscience dans le Nouveau Testament).
3° Si nous examinons maintenant les termes que Paul reprend à l'anthropologie israélite, nous constatons que l'emploi de psychè dans ses épîtres n'offre rien de nouveau : la psychè c'est la vie de l'homme (1 Thess. 2, 8; Rom. 11, 3; 16, 4; 2 Cor. 1, 23; Phil. 2, 30), sa personne (Rom. 2, 9; 13, 1; 1 Cor. 15, 45; 2 Cor. 12, 15) capable d'engagement et de service volontaire (Éph. 6, 6; Col. 3, 23). Le cœur, (kardia), comme dans l'Ancien Testament, permet de comprendre (Rom.1, 21; 2 Cor. 3, 15) et d'aimer (saint Paul met en relief cette composante affective : 2 Cor. 2, 4; 6, 11; 7, 3; 8, 16; Phil. 4, 7; Col. 2,2; cf. Héb. 4, 12), d'imaginer (1 Cor. 2, 9), de désirer (Rom.1, 24), de choisir librement (1 Cor. 7, 37) et de décider (1 Cor. 4, 5; 7, 37; 2 Cor. 9, 7), et donc aussi de s'endurcir (Rom. 2, 5; Éph. 4,18) ou de se donner à Dieu par la foi (Rom.10, 9-10), l'obéissance (6, 17) et la louange (Éph. 5, 19; Col. 3, 16). Le cœur, a des yeux, que Dieu illumine (Éph.1, 18), et la lumière que Dieu fait ainsi briller dans le cœur y fait resplendir la connaissance de sa gloire, telle qu'elle rayonne sur la face du Christ (2 Cor. 4, 6). C'est par le cœur, ou dans le cœur, que le croyant accueille et intériorise les dons de Dieu : la foi, la charité (2 Thess. 3, 5; Rom. 5, 5), et l'Esprit Saint en personne (Gal. 4, 6; 2 Cor.1, 22; et Rom. 8, 11). Le Christ lui-même habite le cœur du baptisé (Éph. 3, 17) et y apporte la paix (Col. 3, 15).
Mis à part quelques textes où, comme dans l'Ancien Testament, sarx (chair) désigne simplement l'homme (Rom.3, 20; 1 Cor.1, 29) et son enracinement dans une lignée ou un peuple (Rom.1, 3; 4, 1; 9, 3 et 5; 11, 14; Gal. 4, 23 et 29; 1 Cor. 10, 18; Éph. 2, 11), le mot comporte généralement chez Paul une nuance dépréciative. La chair est liée à l'intériorité de l'homme, mais sous l'aspect négatif de l'indigence (Gal. 3, 3; 4, 13; Rom. 6, 19; 8, 3; 2 Cor. 11,18; Phil.3, 3-4), de la convoitise (Rom.7, 5; 13, 14; Gal. 5, 16.17.24; Éph. 2, 3; 4, 22), du péché (Rom. 7, 14; 8, 3; Gal. 5, 19-20), de la corruption (Gal. 6, 8), de la souffrance (1 Cor. 7, 28; 2 Cor. 7, 5; 12, 7; Col.1, 24) et de la mort (Rom. 8, 6 et 13; 2 Cor. 4, 11). La chair, pour saint Paul, c'est surtout le moi pesant (Rom. 7, 18), aliéné (7, 25), écartelé (8, 5).
Par sôma (corps), Paul n'entend pas seulement une partie de l'homme, mais la personne vivante dans sa consistance sensible, le moi en tant que sujet agissant, dont l'action et la présence sont perceptibles à lui-même et aux autres (1 Cor. 7, 4; 13, 3; Rom. 12, 1; Éph. 5, 28). Le sôma est donc constamment, pour le moi du croyant, une possibilité de réalisation. Dès lors, ou bien cette possibilité apparaît comme compromise, - et dans ce cas le sôma rejoint la sarx dans ses aspects négatifs (Rom.1, 24; 6, 6 et 12; 7, 24; 8, 10; 2 Cor. 5, 1ss) ; ou bien la possibilité d'une réalisation harmonieuse de son être reste ouverte an croyant parce qu'elle lui est rendue par le Christ, - dans ce cas « le corps est pour le Seigneur » (1 Cor. 6, 13), et Paul peut développer une théologie du sôma qui met sans cesse en œuvre les valeurs les plus intérieures de l'existence chrétienne. Le corps du chrétien est d'abord le lieu d'une présence, car il est membre du Christ et temple du Saint Esprit (1 Cor. 6, 15 et 19) et manifeste la vie de Jésus (2 Cor. 4, 10); il est le lieu d’un culte, car le baptisé, dans et par son corps, glorifie Dieu (1 Cor. 6, 20) et magnifie solennellement le Christ (Phil. 1, 20); et ce corps sanctifié du chrétien devient « hostie vivante, sainte, agréable à Dieu » (Rom. 12, 1) ; enfin le sôma qui, dans la condition terrestre, est un corps de misère, est appelé à une transfiguration qui le rendra conforme au corps de gloire de Jésus Christ (Phil. 3, 21) : semé psychique, il ressuscitera spirituel (1 Cor. 15, 44). Ainsi, pour saint Paul, l'intériorité n'exclut le sôma à aucun niveau de l'expérience chrétienne.
La notion de pneuma (esprit) joue un rôle prépondérant dans la spiritualité paulinienne. Nous laisserons de côté les nombreux passages où le mot désigne uniquement l'Esprit de Dieu ou l'Esprit du Christ, pour analyser ce que l'Apôtre dit du pneuma de l'homme. Le pneuma, par rapport à la chair, est d'abord un niveau existentiel auquel le croyant, s'il y consent, peut situer sa conduite : on sème et on récolte dans l'esprit ou dans 1a chair (Gal. 6, 8; Rom. 8, 4-6). Pneuma peut aussi désigner la personne (Phil. 4, 23; 2 Tim. 4, 22) dans ce qu'elle a de plus précieux (1 Cor. 5, 5) et de moins tangible (1 Cor. 5, 3; Col. 2, 5). Parfois pneuma évoque seulement un état d'âme, une attitude affective (1 Cor. 4, 21; 16, 18; 2 Cor. 2, 13; 7, 13), une manière typique de réagir (1 Cor. 2, 12; 2 Cor. 12, 18; Phil. 1, 27; cf. Éph. 4, 23), ou une disposition spirituelle donnée par Dieu (Rom. 12, 11; 2 Cor. 4, 13; Gal. 6, 1; 2 Tim.1, 7; Éph.1, 17). À un niveau plus radical, le pneuma humain permet à chacun de percevoir sa propre intériorité : « Qui donc chez les hommes connaît les choses de l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui? » (1 Cor. 2, 11). Cependant, lorsqu'il s'agit pour le croyant, non plus seulement de lire en lui-même, mais de percevoir la présence ou l’action intime de Dieu, la connaissance spirituelle dont le pneuma est le siège peut fort bien ne pas être directement objectivable : « Mon esprit prie, mais mon intelligence (noûs) reste sans fruit » (1 Cor. 14, 14).
Ainsi, sans les opposer rigoureusement. comme deux facultés autonomes, saint Paul différencie le nou/j et le pneu/ma comme deux registres distincts d'une même vie spirituelle, celui de la pensée claire liée au langage et celui de l'expérience directe de Dieu, qui peut rester non-dite ou indicible. Ce. pneuma humain, par où l'être spirituel de l'homme est en prise sur la vie de Dieu, Paul le distingue nettement du pneuma divin qui habite personnellement en nous (Rom. 8, 9.11), crie en nos cœurs (Gal. 4, 6), intercède pour nous (Rom. 8, 26) et se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu (Rom. 8, 16). Devenu spirituel (pneumatikos, uniquement chez Paul et en 1 Pierre 2, 5), c'est-à-dire transformé (Rom.12, 2; 2 Cor.3, 18), renouvelé (Tite 3, 5) et fortifié (Éph. 3, 36) par l'Esprit Saint, le chrétien n'est pas pour autant identifié à l'Esprit transcendant, qui reste le don du Père. Toutefois, sensibilisé à l'Esprit par l'action libre de l'Esprit lui-même, admis à la communion (koinônia) de l'Esprit (2 Cor.13, 13), le croyant expérimente réellement la présence, la permanence et l'efficience de cet Esprit Saint.
4° L'expression synthétique « l'homme intérieur » (ho ésô anthrôpos), d'origine non biblique, apparaît trois fois dans les épîtres pauliniennes. En Rom.7, 22, l'homme intérieur, en parallèle avec le « moi » (versets 17, 18, 20) ou le noûs (versets 23-25), désigne le croyant lui-même, en tant qu'il est accordé au vouloir de Dieu. Dans ce contexte où Paul décrit l'aliénation du pécheur, l'homme intérieur représente le côté intact d'un être déchiré. En 2 Cor. 4, 16, Paul distingue expressément l'homme extérieur, c'est-à-dire l'être terrestre, marqué par sa caducité de créature et qui s'en va en ruines, et l'homme intérieur, qui regarde aux choses invisibles (v.18) et va se renouvelant de jour en jour, parce qu'il a reçu les arrhes de l'Esprit (5, 5) et qu'il est devenu, dans le Christ, une créature nouvelle (5, 17). Le lien entre l'homme intérieur et la puissance transformante de l'Esprit ressort plus nettement encore du texte d'Éph. 3, 16. À vrai dire, l'homme intérieur ne l'est jamais qu'en devenir : le chrétien, en qui le Christ habite par la foi, reçoit du Père la force de l'Esprit en vue de l'homme intérieur. L'homme devient intérieur dans la mesure même où il s'enracine dans l'agapè et connaît (c'est-à-dire expérimente vitalement) l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance (cf. les thèmes de la sunésis (Éph. 3, 4; Col.1, 9; 2, 2; 2 Tim. 2, 7) et de la sophia (1 Cor. 2, 6-7 ; Éph.1, 8.17; Col. 3, 16). L'homme intérieur est celui qui, déjà comblé par l'Esprit de la régénération (Tite 3, 5), est en marche vers la plénitude de Dieu (Éph. 3, 19).
De toute évidence, ce thème de l'homme intérieur recoupe les axes majeurs de l'anthropologie et de la sotériologie pauliniennes : - l'opposition entre l'homme psychique et l'homme spirituel, avec la dialectique des deux Adam (1 Cor. 2, 14-15; 15, 40-57; 2 Cor. 5, 1-10); - l'opposition entre le vieil homme et l'homme nouveau (Gal. 6,15; Rom.6; Col. 2,11-12; Éph. 4, 24), avec l'image baptismale du dépouillement et de la vêture (Gal. 3, 27; Rom. 13, 14; Col. 3, 9) et le thème de la métamorphose progressive (2 Cor 3, 18); - enfin et surtout le thème de l'identification du croyant au Christ et la théologie paulinienne de l'image de Dieu.
Voir P. Lamarche, art. Image et ressemblance dans l'Écriture, DS, t.7 col. 1401-1406. – J . Dupont, Le chrétien, miroir de la gloire divine, d'après 2 Cor.3, 18, dans Revue biblique, t. 56, 1949, p. 392-411. - S.V. McCasland, The Image of God according to Paul, dans Journal of Biblical Literature, t.69,1950, p. 87-100. - E. Lohse, Imago Dei bei Paulus, dans W. Matthias, Libertas christiana (Festschrift Fr.Delekat), Munich, 1957, p. 122-135. - N. Hugedé, La métaphore du miroir dans les Epîtres de saint Paul aux Corinthiens, Neuchâtel-Paris, 1958. - A. Derville, art. Homme intérieur, DS, t. 7, col. 650-653.
5° Dans l'Évangile de Jean, l'intériorité se traduit avant tout en termes de réciprocité et de permanence. Si le croyant aime le Christ et garde sa parole (14, 23; cf. 15, 7), le Père et le Fils viennent à lui et font chez lui leur demeure. Demeurer, c'est un des maîtres-mots de la spiritualité johannique : Dieu Promet de demeurer en l'homme, et l'homme est invité à demeurer dans le Christ (6, 56; 15, 5.7) et dans son amour (15, 9-10) afin de porter du fruit et de partager sa joie en plénitude (15, 11; 17, 13). Le Christ ne pose que deux conditions : que le croyant, par amour, garde sa parole (14, 23) et qu'il mange sa chair, le Pain de Dieu (6, 56).
Cette présence réciproque du Christ au chrétien et du chrétien au Christ (« vous en moi et moi en vous » (14, 20; cf. 6, 56), en laquelle se résume et culmine l'intériorité chrétienne, est inséparable de l'agapè fraternelle et a pour modèle transcendant l'unité éternelle du Père et du Fils (« qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi », 17, 22-23; cf. 6, 56).
La Ia Johannis affirme également cette communion (koinônia) du chrétien avec 1e Père et le Fils (1, 3; 2, 28): « Nous sommes dans le Véritable, dans son Fils Jésus Christ » (5, 20). « Celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui » (4, 16). La parole de Dieu demeure en nous (2, 14), ainsi que son témoignage (5, 10), et l'onction que nous avons reçue du Christ demeure en nous et nous instruit de tout (2, 27). Le Fils de Dieu qui est venu nous a donné l'intelligence (dianoia) afin que nous connaissions le Véritable (5, 20). Et déjà se fait jour, dans cette épître, le souci de dégager, pour l'expérience spirituelle, des critères d'authenticité : « À ceci nous savons que nous le connaissons » (2, 3) ; « à cela nous savons que nous sommes en lui » (2, 5); « à ceci nous savons que nous aimons les enfants de Dieu » (5, 2).
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[Première publication : Dictionnaire de Spiritualité, t.VII, 1971, col. 1877-1899.]
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