La bonne mesure
Lc 6,36-38
Les poids et les mesures ne
dépendent pas de nous : ils sont déterminés un jour dans
l'histoire des sociétés, et font ensuite l'objet d'un large
consensus. Ils sont devenus une règle culturelle intangible, et vouloir s'en
affranchir paraîtrait à la fois sot et inutile : le
kilomètre à telle longueur, le quintal pèse cent kilos, le
décalitre occupe tel volume.
² Quand
il s'agit de grain, on ne peut pas changer non plus les dimensions du boisseau,
mais une marge est laissée à la générosité,
et c'est cette marge que Jésus veut utiliser dans sa parabole de la
mesure.
Si je veux donner du grain chichement,
et m'en tenir à la stricte justice, je vais remplir le boisseau, ni plus
ni moins, et le verser rapidement dans le sac ou le tablier: personne ne pourra
me le reprocher. Si je veux avantager mon compagnon ou mon client, je vais
secouer énergiquement le boisseau, tasser au mieux le grain, faire de la
place pour un surplus.
Le boisseau par lui-même n'est
rien, qu'un instrument commode et reconnu par tous ; tout dépend de la
manière dont nous l'utilisons.
² Ainsi
en va-t-il de toutes les mesures dont nous disposons pour le service du
Royaume.
La journée, par exemple, est la
mesure la plus courante, la plus fonctionnelle, la plus indiscutable, de notre
activité et de notre fidélité ; mais nous avons bien des
manières de la remplir. Je puis la remplir mollement, en laissant
beaucoup d'air, en prenant beaucoup de liberté, en me permettant de beaucoup
de fantaisie... Extérieurement je serai irréprochable, personne
n'y trouvera à redire ; à la limite, personne ne s'apercevra de
mon laisser-aller.
Mais si je veux servir Dieu dans mes
frères ou mes sœurs, sans calculer, sans lésiner, sans
flâner, je vais être attentif à serrer mon temps, à
tasser mes journées, à y verser de la fidélité
à ras bord. Il ne s'agira pas, bien sûr, de tomber dans le
scrupule, mais la gestion de mon temps dira à mon Dieu, humblement,
pauvrement, la délicatesse de mon amour : je remplirai d'amour le temps
que Dieu me donne.
² Au
cœur de nos journées, les heures d'oraison représentent,
elles aussi, un espace mesuré, calibré, et bien repérable.
"C'est le temps du bon Dieu", disait la petite Thérèse.
C'est le temps béni que le Carmel, au cœur de l'Église, veut
librement donner à Dieu, pour œuvrer à sa gloire et au salut
du monde.
Il arrive, là aussi, que la bonne
mesure n'y soit pas. Ou bien, à la longue, le boisseau s'est
cabossé, ou bien le goudron de l'habitude rétrécit le
volume utile, ou bien le boisseau ne retient quasi rien parce que je le
présente distraitement.
² Soit
que l'on donne à Dieu, soit que l'on se serve les frères, la
vraie mesure est toujours débordante. C'est ainsi, en tout cas, que
Jésus conçoit la fidélité. "Celui qui
sème chichement moissonnera chichement" (2 Co 9,6) ; celui qui
donne généreusement croulera sous les dons de Dieu, car, devant
la moindre gratuité, Dieu met sa joie à surenchérir, ainsi
que chante le psalmiste : "Toi, tu ouvres la main, tu rassasies tout
vivant, et c'est là ton plaisir" (Ps 45,16).
L'audace dans le don, qui appelle les
largesses de Dieu, c'est aussi ce que l'Église nous fait demander dans
la liturgie du Carême :
"Dieu éternel, notre Père,
daigne tourner vers toi notre cœur,
afin que nous soyons tout entiers à ton
service,
dans la recherche de l'unique nécessaire,
et une vie remplie, remplie de charité,
à ras bord."