Silence de Dieu, silence de l'homme
THEME BIBLIQUE
Notre Dieu est le Dieu qui parle. Il parle pour créer le monde, pour appeler l'homme, pour commenter son œuvre dans l'histoire. Il prend la parole parce qu'il est, en tout, l'Initiative ; mais en même temps il suscite la parole de l'homme. C'est pourquoi chaque page des prophètes et des psaumes retentit à la fois d'appels et de réponses,. d'encouragements et de plaintes, de reproches et d'aveux, de mots d'amour et de sanglots. Dieu donne sa parole et reçoit celle de l'homme : ainsi commence et se vit l'Alliance, qui est la rencontre de deux regards et l'échange de deux paroles. Ainsi est née la Bible comme livre du dialogue ; et c'est pourquoi le silence y pèse si lourd, le silence de l'homme comme le silence de Dieu.
Silence de l'homme
1. L'Ancien Testament mentionne assez peu le silence de l'homme.
Il connaît le silence attentif, tel celui du serviteur d'Abraham regardant la jeune Rébecca . abreuver ses chameaux : "L'homme la contemplait en silence pour savoir si Yahweh avait fait réussir son voyage ou non" et si cette jeune fille était bien celle que Dieu destinait à Isaac (Gn 24,21). Ailleurs il s'agit d'un silence douloureux, chargé de ressentiment, comme celui de Jacob apprenant le viol de sa fille (Gn 34,5). Parfois, c'est le silence prostré de l'homme immergé dans le malheur, ou qui s'interroge devant les scandales dont il est le témoin: " Ils sont assis à terre, en silence, les anciens de la fille de Sion. Ils ont mis de là poussière sur leur tête, ils ont revêtu des sacs" (Lm 2,10). "J'avais dit: le mettrai un frein à ma bouche, tant que le méchant sera devant moi. Je suis resté muet, en silence ; je me suis tu sans profit, et ma douleur s'en est exacerbée... Je reste muet, bouche close, car c'est Toi, Yahweh, qui agis » (Ps 39,2.3.10).
Mais l'Ancien Testament préfère souligner le silence du sage. Il y a, en effet, "un temps pour se taire et un temps pour parler" (Qo 3,7), et "même l'insensé, s'il se tait, passe pour sage, pour raisonnable, s'il ne desserre pas les lèvres" (Pr 17,28). Ce peut être, il est vrai, un simple réflexe de prudence, un calcul, ou une concession aux bonnes manières : "Résume ton discours ; dis beaucoup en peu de mots ; sois un homme qui sait, mais sait aussi se taire. Au milieu des grands ne te fais pas leur égal ; quand un autre parle, sois sobre en paroles • (Si 32,8-9). En d'autres passages sapientiels, le silence reflète une méfiance de la parole, surtout de la parole inopportune : • Il y a des reproches qui ne sont pas de saison, il y a un silence qui dénote l'homme sensé. Tel est silencieux et passe pour sage, tel autre se fait détester par son bavardage. Tel se tait parce qu'il ne sait que répondre, tel autre se tait parce qu'il attend le moment. L'homme sage se taira jusqu'au moment opportun; mais l'homme vantard et stupide devance le temps" (Si 20,1.5-7). Cependant. le silence peut être dicté par des motifs plus nobles, par exemple l'indulgence pour la faiblesse d'autrui : "Celui qui est privé de cœur méprise son prochain, mais l'homme intelligent garde le silence " (Pr 11,12). Chacun, en effet, veut être respecté dans ses misères, et plus encore dans sa souffrance. Souvent même, devant la douleur d'un ami ou d'un frère, toute parole doit mourir, car le silence alors est le seul écho qui ne blesse pas le cœur. D'où le rugissement de Job devant les consolations fielleuses de ses visiteurs et leurs " maximes de cendre" : " Qui donnera que vous fassiez silence et que ce soit pour vous sagesse!" (Jb 13,5). Dans le trop-plein des bonnes paroles l'homme douloureux ne perçoit que le vide de ceux qui s'obstinent à parler.
Le silence peut être également la réaction de l'homme de foi devant le mystère de l'action divine. Amos déjà l'avait compris : "l'homme sensé, en ce temps, se tait, parce que c'est un temps de malheur!" (Am 5,13). C'est le silence soumis du poète des Lamentations : "Il est bon d'attendre en silence le secours de Yahweh. Il est bon pour l'homme de porter le joug dès sa jeunesse. Qu'il s'asseye à l'écart et qu'il se taise quand il le lui impose ! Qu'il mette sa bouche dans la poussière, peut-être y aura-t-il espoir!" (Lm 3,26-29). Aucun dolorisme, aucun masochisme de mauvais aloi : le silence du croyant accablé par la ruine de son peuple veut seulement traduire sa certitude qu'Adonay ne rejette pas pour toujours (v. 31) et que la communion avec Lui traversera l'épreuve : "Yahweh est bon pour l'âme qui le recherche. Yahweh est mon partage, c'est pour cela que j'espère en Lui " (v. 25s).
Ce silence, non pas résigné, mais confiant, proclame l'amour de Dieu et sa fidélité en dépit des signes apparents du chàtiment et du malheur. À ces moments privilégiés du risque de la foi, l'homme retrouve le silence adorant qu'Israël a connu à tous les grands moments de l'Alliance : "Fais silence et écoute, Israël : aujourd'hui tu es devenu un peuple pour Yahweh ton Dieu. Tu écouteras donc la voix de Yahweh ton Dieu, et tu pratiqueras ses commandements " (Dt 27,9). Le silence intensifie l'écoute, et l'accueil de la parole de Dieu prépare Israël à une obéissance vraiment intériorisée. En définitive, si l'homme fait silence devant Dieu, c'est qu'il a reconnu sa présence active au cœur de l'histoire : " Yahweh réside dans son Temple saint : silence devant lui, terre entière!" (Ha 2,20).
2. On ne retrouve dans le Nouveau Testament aucune analyse sapientielle des bienfaits et des ambiguïtés du silence, sauf peut-être l'écho très affaibli que l'on perçoit en Ja 3,1-12.
Quelques textes mentionnent le silence de l'assemblée chrétienne (Ac 12,17 ; 15,12 ; pour l'assemblée céleste, voir Ap 8,1) ou tentent d'équilibrer dans l'assemblée la parole libre et le silence fraternel (1 Co 14,28-34). Les Évangiles notent le silence imposé par Jésus à la mer (Mc 4,39), aux. démons (1,24s; 1,34 ; 3,11 s), ou même à Zacharie, en punition de ses doutes (Lc 1,20), le silence demandé par les disciples à l'aveugle de Jéricho (Mc 10,48; Mt 20,31; Lc 18,39), ou encore le secret réclamé, selon Marc, par Jésus lui-même aux témoins de sa puissance et de sa transfiguration (Mc 1,43 ; 5,43 ; 7,36 ; 8,26 ; 9,29). Les Synoptiques ont souligné également le silence embarrassé des ennemis de Jésus, étonnés de ses réponses et plus encore déroutés par ses questions (Mc 3,4.; Mt 22,46 ; Lc 22,68). Les disciples, eux aussi, se sont trouvés plusieurs fois sans réponse, par exemple le jour où Jésus leur demanda : " En chemin, de quoi discutiez-vous ? " (Mc 9,33), ou la nuit de l'agonie quand Jésus, revenu vers eux, dut les tirer du sommeil (Mc 14,40).
Mais le silence le plus dense que l'on puisse relever dans le Nouveau Testament est certainement le mutisme volontaire de Jésus durant son procès devant le Grand Prêtre (Mc 14,61 ; Mt 26,63), devant Hérode (Lc 23,9) et devant Pilate (Mc 15,5 ; Mt 27,14 ; Jn 19,9). Silence du juste qui renvoie calmement au juge inique son image agressive ; silence majestueux du Messie dont l'Heure est arrivée, et qui ne revendique comme pouvoir royal que la force rayonnante de la vérité.
Au premier abord, du point de vue du nombre des textes et de la variété des aspects, le thème du silence de l'homme semble mieux valorisé dans l'Ancien Testament que dans le Nouveau. Méfions-nous toutefois de l'effet de masse, car le simple regroupement des textes vient de faire apparaître une constante qui sans doute aura son importance théologique : dans le Nouveau Testament le silence humain s'articule presque uniquement autour de la personne de Jésus, comme une aura qui à la fois suggérerait et protégerait son mystère. Le silence qui entoure Jésus serait-il consonant à celui dont Dieu s'enveloppe ?
Le silence de Dieu dans l'Ancien Testament
Un Dieu muet : n'est-ce pas impensable pour le peuple de l'Alliance ? Et pourtant les croyants d'Israël reprochent bien souvent à Dieu son silence: Ne reste pas muet ni immobile, ô Dieu ! "(Ps 83,2). "Tes yeux sont trop purs pour voir le mal, tu ne peux regarder l'oppression. Pourquoi regardes-tu les gens perfides et gardes-tu le silence quand l'impie engloutit un plus juste que lui ?" (Ha 1,13). "Vers toi, Yahweh, je crie... de peur que, toi muet, je ne ressemble à ceux qui descendent dans la fosse " (Ps 28,1). Le même reproche, tantôt affectueux, tantôt véhément, sous-tend le cri si fréquent des psalmistes "Réponds-moi, réponds-nous" (Ps 4,2 ; 13,4 ; 20,10 ; 27,7 ; 55,3 ; 69,17s ; 86,1 ; 102,3 ; 108,7 ; 119,145).
L'étonnement d'Israël devant ce silence de Yahweh se comprend d'autant mieux que le mutisme est le signe des idoles : "Elles ont une bouche et ne parlent pas ... de leur gosier, pas un murmure ! " (Ps 115,5.7). Quand Elie lance son défi aux prophètes du Baal, tout le monde tombe d'accord sur l'enjeu: "Le dieu qui répondra par le feu, c'est lui qui est Dieu". Or le Baal est un dieu qui ne parle pas : "Criez plus fort, plaisante Élie; il a des soucis ou des affaires, ou bien il est en voyage ; peut-être dort-il ? " Mais les prophètes de Jézabel auront beau danser, hurler, se taillader jusqu'au sang, il n'y aura "ni voix, ni réponse, ni signe d'attention" (1 R 18,24-29). Le dieu fait de main d'homme, le dieu de bois, d'or ou d'argent, n'a pas de parole pour l'homme: " De l'endroit où il est, il ne bouge plus. On crie vers lui, mais il ne répond pas; de la détresse il ne sauve pas" (Is 46,7).
Parfois le silence de Dieu est motivé. Yahweh, par exemple, assiste, immobile et impassible, à des préparatifs guerriers, pour en montrer d'avance l'inanité : "Je veux rester tranquille et regarder de l'endroit où je suis, pareil à la chaleur torride au moment de la lumière, pareil à un nuage de rosée, dans la chaleur de la moisson" (Is 18,4). Ou bien Yahweh se tait parce qu'il ne veut pas exaucer les ennemis de son peuple : "Ils crient, mais pas de sauveur, vers Yahweh, mais pas de réponse " (2 S 22,42 ; Ps 18,42). Dieu n'entrera pas non plus en dialogue avec les chefs qui oppriment Israël, ni avec les devins qui annoncent la paix au plus offrant (Mi 3,4.7) ; et la Sagesse divine se lassera des insouciants : "Alors ils m'appelleront, mais je ne répondrai pas ; ils me chercheront, mais ne me trouveront pas " (Pr 1,28 ; cf. Jb 35,12).
Mais souvent rien n'explique ni ne justifie le silence de Dieu, même aux yeux de ses fidèles ; c'est alors qu'il devient scandale. Ainsi Saül se plaint à Samuel : " Je suis dans une grande angoisse, car les Philistins me font la guerre et Dieu s'est détourné de moi ; il ne me répond plus ni par les prophètes, ni en songe" (1 S 28,15). Par tous les moyens les croyants d'Israël ont essayé de faire sortir Dieu de son mutisme. Souvent ils lui reprochent d'être sourd (Ps 28,1 ; 39,13), or il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et inlassablement les psalmistes reprennent la même prière : " Entends la voix de ma supplication " (Ps 28,2 ; cf. 4,2 ; 64,2 ; 84,9 ; 130,2 ; 143,1), "sois attentif à mon cri" (Ps 17,1 ; cf. 61,2 ; 27,7 ; 140,7 ; 141,1 ; 142,7), " tends vers moi ton oreille" (Ps 17,6 ; 31,3 ; 71,2 ; cf. 54,4 ; 80,2 ; 86,1.6 ; 88,3), "fais attention à moi" (Ps 55,3), "écoute, et prends-moi en pitié" (Ps 30,11), "ne te dérobe pas à ma supplication" (Ps 55,2), "ne ferme pas ton oreille" (Lm 3,56), "entends ma voix, fais-moi vivre" (Ps 119,149). Ailleurs le psalmiste entreprend de réveiller Dieu: "Éveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? Réveille-toi ; ne nous rejette pas pour toujours !" (Ps 44,24 ; cf. 78,65).
La prière se fait plus douloureuse quand le psalmiste imagine qu'une distance infranchissable lui interdit l'accès auprès de Dieu : "Pourquoi, Yahweh, te tiens-tu éloigné? " (Ps 10,1) ; "ne sois pas loin, car la détresse est. proche" (22,12 ; cf. 22,20 ; 71,12) ; "que mon cri parvienne jusqu'à toi !" (Ps 102,2 ; cf. 88,3).
Et quand bien même Dieu ne s'éloignerait pas, aucune prière ne saurait le rejoindre s'il a résolu de rester caché : " Pourquoi te caches-tu au temps de la détresse ? " (Ps 10,1) ; " pourquoi caches-tu ta face ?" (44,25; cf. 13,2 ; 69,18 ; 102,3 ; 143,7) ; "tu t'es enveloppé d'un nuage pour que la prière ne passe pas !" (Lm 3,44).
Ce silence et ce retrait de Dieu doivent bien avoir une raison, et les croyants de son peuple ne cessent de la chercher passionnément. Parfois ils s'imaginent que Dieu les oublie: "Je veux dire à Dieu, mon Roc: pourquoi m'oublies-tu ? Pourquoi m'en vais-je sombre, accablé par l'ennemi, tandis que, me brisant les os, mes adversaires m'insultent, et me disent à longueur de journée : Où est-il, ton Dieu ? " (Ps 42,10s). Parfois, c'est le thème de l'inaction de Dieu qui prend le relais du thème du silence : impossible de trouver auprès de Yahweh la sécurité d'autrefois : "Tu ne sors plus avec nos armées ; tu nous fais reculer devant nos adversaires" (Ps 44,10s). Dieu semble même se désintéresser des institutions les plus saintes : "Nous ne voyons plus nos signes, il n'y a plus de prophète, et personne parmi nous qui sache jusqu'à quand !... Pourquoi retires-tu ta main et retiens-tu ta droite en ton sein ?" (Ps 74,9). À la limite, l'homme de foi, déçu dans son attente, se croit l'objet d'une agression de Dieu : "Il a rendu ma chaîne pesante. J'ai beau crier et hurler, il a étouffé ma prière. Il a muré mes chemins avec des pierres de taille, il a obstrué mes sentiers" (Lm 3,8s). Dieu paraît ainsi s'opposer volontairement à toute reprise du dialogue, et le partenaire humain de l'Alliance se sent définitivement abandonné (Ps 22,3).
Israël sait que son Dieu pourrait parler, et réagir immédiatement aux désordres du monde ou à la méchanceté de l'homme : "Voici que c'est écrit devant moi, a dit Yahweh : je ne garderai pas le silence jusqu'à ce que j'aie puni vos fautes et les fautes de vos pères, qui brûlaient de l'encens sur les montagnes" (Is 65,6). "Tu donnes libre cours à ta bouche pour le mal... tu t'assieds, tu parles contre ton frère, tu salis le fils de ta mère ! Voilà ce que tu as fait, et je me tairais! " (Ps 50,21). Le silence de Dieu est donc lourd de menaces pour l'impie et l'homme sans cœur. Yahweh ne peut pactiser avec le mal, et le Deutéro-Isaïe, explorant à son tour le mystère du mutisme de Dieu, en vient à penser que le silence pèse parfois à Dieu autant qu'à l'homme: "J'ai gardé le silence depuis longtemps, dit Yahweh ; je me suis tu, je me suis contenu. Comme celle qui enfante, je geins, je souffle, je suis haletant" (Is 42,14).
Malheureusement cette certitude inentamée touchant la puissance, la lucidité et presque "l'émotivité" de Dieu, ne fait que rendre son silence plus étrange et plus irritant. Le fils d'Israël, dans la logique même de la relation d'alliance, veut trouver un sens à cette réserve de Dieu : quand Dieu ne dit plus rien, ce silence même dit quelque chose sur Dieu. Mais comment percer le secret de ses intentions ? Une parole humaine pourra-t-elle jamais réduire les paradoxes de Dieu ? Ou bien faut-il qu'au silence de Dieu réponde le silence de l'homme ? Tout le drame de Job est là.
Job et Dieu : le silence échangé
Job a tout perdu : richesses, honneur, famille. Il n'est plus rien pour personne ; il n'est plus qu'une plaie purulente et une voix, une voix chaude et brisée qui ose crier à Dieu ce qui traverse le cœur d'un humain qui souffre.
Il ne revendique pas son bien-être d'antan, il n'implore pas sa guérison, et ne cherche même plus à nier l'imminence de la mort. "Sa chair entre les dents" (13,14), le dos au mur - ou au vide - il ne veut plus qu'une seule chose: un ultime dialogue avec le "Dieu de son automne". Plus profondément que le mystère de sa souffrance, ce qui le tourmente jusqu'à l'angoisse, c'est l'énigme de l'agir de Dieu. Quel est Son vrai visage ? Celui qu'Il se donne dans sa parole révélée, ou celui que révèle le malheur des innocents ? La justice salvifique de Dieu, c'est-à-dire la cohérence de Dieu avec son parti pris de salut, voilà ce qui est en cause fondamentalement dans le drame de Job. Sauver cette justice de Dieu, c'est aussi rouvrir un horizon pour la "justice" de l'homme, pour sa juste relation au Dieu qui appelle ; c'est donc sauver cette communion de l'homme avec Dieu, qui est l'harmonie des deux justices. C'est cela, et pas moins que cela, qui mobilise les dernières forces de Job. Il se bat pour Dieu, il se bat pour l'homme, et pour la réciprocité de leur amour; et, auprès de cet enjeu, la mort, qui pourtant l'effraye, lui paraît peu de chose. Il veut bien mourir, mais mourir réconcilié ; et il ne cesse de réclamer une rencontre où Dieu serait contraint de prononcer la parole justifiante, sous peine de se renier lui-même.
Mais Job, après bien d'autres, se heurte au mur du silence. Dieu est loin, introuvable, inaccessible : "Qui me donnera que je sache où le trouver, que j'arrive jusqu'à sa résidence !... À sa face, je présenterais le cas et j'emplirais ma bouche de récriminations ; je saurais les paroles qu'il me répondrait, et je comprendrais ce qu'il me dirait !" (Jb 23,3s). Mais Dieu n'est pas ici, où l'homme souffre sans pouvoir dire sa peine ; il est "là-bas" (23,7), et là-bas seulement le dialogue serait possible.
Quand Dieu semble se faire plus proche, c'est pour "faire peser sa main" sur le juste souffrant (23,2) qui se sent alors la victime d'une hostilité inexplicable de Dieu :"Les flèches de Shadday sont en moi "(6,4) ; • sa colère a trouvé une proie, et il me persécute » (16,9). "J'étais tranquille et il m'a rompu, il m'a pris par la nuque et m'a mis en pièces ! Il m'a dressé pour sa cible : autour de moi tournoient ses traits, il transperce mes reins sans pitié ; il m'ébrèche, brèche sur brèche, il court sur moi, tel un guerrier • (16,12-14). "Il me broie pour un cheveu et multiplie mes blessures sans raison" (9,17).
Alternant avec ces scènes de brutalité, les évocations de procès reprennent fondamentalement le même thème, puisque, là encore, c'est la force qui fait loi. Le dialogue avec Dieu sera de toute façon impossible, puisqu'on ne peut espérer se faire entendre de lui. Eloah ne répondra jamais à une assignation (9,19), et même s'il acceptait l'entrevue, il serait là présent, mais sourd : "Si je le convoque et qu'il réponde (à cette convocation), je ne croirai pas qu'il écoute ma voix !" (9,14). De plus, Dieu paralyse de peur celui qui prétend aller avec lui en justice, et il ne se sent nullement lié par les normes du droit qu'il a lui-même fondé :"Quand bien même j'aurais raison, je ne recevrais point de réponse !" (9,15). "Du désespoir des innocents il se moque !" (9,23).
Or ce silence injustifiable de Dieu accuse Job devant tous ceux qui le voient ainsi abandonné, puisque, selon le postulat terrible de la théologie des anciens, la souffrance qui vient de Dieu ne peut être qu'un châtiment, et l'éprouvé, un réprouvé.
Quand Job, fiévreusement, cherche à interpréter ce silence de. Dieu, trois explications se présentent à son esprit, qui toutes l'enferment dans le désespoir - ou bien son malheur provient d'une inattention de Dieu, d'un moment d'oubli (7,7) : que Dieu alors se hâte, car il s'apercevra "trop tard" que Job n'est plus (7,8) ; - ou bien Dieu est las de Job et veut lui faire sentir quel fardeau il représente pour lui (7,20) ; - ou bien encore les souffrances de Job n'ont d'autre cause que la malveillance de Dieu, qui martyrise en silence et veut détruire après avoir aimé (10,8-12).
Longtemps, malgré sa peur, le tutoyeur de Dieu refuse de se taire : "Dieu a opté, qui l'en empêchera ? Ce que son âme a désiré, Il le fera, car il accomplit son décret, et des choses comme celles-là, il en a beaucoup en tête... Eh bien ! je ne suis pas réduit au silence devant les ténèbres, devant l'obscurité qui a voilé ma face !"(23,17). "Il va me tuer? Soit ! je l'attends! Que seulement, à sa face, je puisse justifier mes voies !" (13,15). Devant ce Dieu indéfendable, Job ne renonce pas à se défendre ; et son dernier discours s'achève sur une bravade désespérée : "Qui me donnera quelqu'un qui m'écoute ? Voici ma signature ! Que Shadday me réponde ! Le nombre de mes pas, je le lui ferai connaître ; tel un chef, je me présenterai à lui !"(31,35-37).
Paradoxalement, c'est après ce cri de révolte que Dieu choisit de rompre le silence, car c'est le cri d'un homme qui ne veut pas vivre sans Lui. "Et Yahweh répondit à Job du sein de la tempête..." (Jb 38,1-41,26). En accordant à Job une de ces théophanies qu'Il réserve à ses vrais confidents, Yahweh ne va rien abdiquer de son mystère ; et s'Il répond, c'est en questionnant à son tour. Il semble alors oublier la détresse de Job et passer résolument à côté de la question, en conviant Job à une longue promenade dans le jardin du monde : "Où étais-tu quand je fondai la terre ? Qui a fixé ses mesures ? Qui enferma, à deux battants, la mer ? Qui a creusé une route au roulement du tonnerre? Qui a engendré les gouttes de rosée? Qui a donné au coq l'intelligence ? Qui incline les outres des cieux ? Qui prépare au corbeau sa provision ? Qui a mis l'onagre en liberté ?"
Job se tait, et Dieu parle, ou plutôt il donne la parole à ses œuvres, pour qu'elles reconduisent Job de leur mystère à Son mystère ; et l'avènement de cette longue parole dans la vie de Job suscite progressivement en lui un nouveau regard et un cœur nouveau. Le cosmos, en qui il voyait l'allié de Dieu pour un dessein de cruauté (30,22s), retrouve son sens et sa dignité ; il redevient langage de Dieu pour l'homme et langage de l'homme vers Dieu, comme une médiation privilégiée dans le dialogue des partenaires de l'alliance. Redécouvrant la tendresse de Dieu à l'œuvre dans la création, Job pressent maintenant que Dieu ne peut rien haïr de ce qu'il a créé (cf. Sg 11,24), et que l'homme ne saurait être le mal-aimé d'un tel Dieu. Acceptant que l'univers le ramène à ses limites, Job retrouve les mots et les gestes de l'humilité. Il renonce à faire coïncider de force deux visages inconciliables de Dieu, le visage révélé du Dieu fidèle et le visage agressif apparu dans les fantasmes de la douleur.
Parce que Job laisse désormais à Dieu le secret de sa double image, son silence de juste change de signe. Ce n'est plus le mutisme accablé de l'homme qui "ne peut répondre à Dieu une fois sur mille" (9,3), mais un silence qui opère le dépassement de toute question. Entre l'attitude apparente de Dieu et ses intentions invisibles, une place doit être laissée à la liberté de Dieu et à son mystère. Quelque visage que Dieu prenne dans sa rencontre quotidienne avec l'homme, celui-ci peut faire fond sur Sa parole et affirmer la permanence de son amour : "Je sais que tu peux tout et qu'aucune idée n'est irréalisable pour toi. Ainsi donc j'ai parlé, sans les comprendre, de merveilles hors de ma portée et que je ne saisissais pas. Par ouï-dire, j'avais entendu parler de toi, mais maintenant mon œil t'a vu. C'est pourquoi je me rétracte et me repens sur la poussière et la cendre !"(42,3.5.6).
Ainsi le drame où l'espérance aurait pu sombrer débouche sur une attitude d'humilité radicale et d'adoration inconditionnelle, et Job ressaisit l'amour sous les signes de la colère comme on ressaisit la promesse sous l'épaisseur de la loi. Yahweh pourra se taire à nouveau : Job l'a vu, et il sait maintenant que le silence de Dieu peut être une marque de sa confiance en l'homme. Job peut faire à Dieu l'hommage de son silence qui désormais n'exprime plus autre chose que sa foi. Et ce silence échangé va conjoindre leurs deux écoutes et leurs deux regards.
Le Christ et le silence de Dieu
Si maintenant, quittant le monde des Psaumes et de Job, nous interrogeons le Nouveau Testament, une surprise nous attend : le thème du silence de Dieu en est presque totalement absent.
On trouve bien, dans la doxologie finale de l'épître aux Romains, l'affirmation que le "mystère", c'est-à-dire le plan de salut prévu par Dieu, a été gardé dans le silence (littéralement : "tu") durant des temps éternels, mais c'est pour mettre aussitôt en relief l'œuvre révélatrice qui culmine en Jésus Christ :"Maintenant ce mystère est porté à la connaissance de tous les peuples" (Rm 16,25-27). Peut-être pourrait-on citer également la question dont la deuxième lettre de Pierre se fait l'écho :"Où est la promesse de son avènement? Car depuis que les pères sont morts, tout demeure dans le même état qu'au début de la création !" Mais là encore la réponse vient aussitôt : "Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse, alors que certains prétendent qu'il a du retard, mais il fait preuve de patience envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent, mais que tous parviennent à la conversion "(2 P 3,4.9).
En regard de la masse des textes vétérotestamentaires qui tentent de cerner le silence de Dieu, cet effacement du thème dans le Nouveau Testament ne saurait être fortuit. Il est même hautement significatif de la nouveauté absolue apportée par le Christ. En effet la vie, la mort et la résurrection de Jésus ont ouvert le temps du dévoilement, de la manifestation et de l'accomplissement. Tout ce que le Fils de Dieu a entendu auprès de son Père, il nous l'a fait connaître, et parce que désormais nous savons les intentions du Maître, nous échappons définitivement à la condition de servitude (Jn 15,15). La bonté de Dieu qui sauve et son amour pour les hommes se sont manifestés (Tt 3,4). Désormais, qui demande reçoit et qui cherche trouvera. Désormais "il n'y a rien de secret qui ne paraîtra au grand jour, rien de caché qui ne doive être connu" (Lc 8,17), car l'Agneau a fait sauter les sceaux du livre de l'histoire (Ap 5,1-9 ; 6,1-12 ; 8,1). Pour toujours le destin de l'homme est décrypté ; l'Évangile en porte au monde la bonne nouvelle, les disciples de Jésus proclament sur les toits ce qui leur a été dit à l'oreille (Lc 12,3), et si l'on tentait de les faire taire, les pierres crieraient (Lc 19,40).
Certes, ce que nous serons n'a pas encore été manifesté ; mais dès à présent nous sommes enfants de Dieu (1 Jn 3,2), et si notre vie nous réserve encore une part de mystère, elle n'est pas cachée par Dieu, mais cachée en Dieu avec Jésus-Christ (Col 3,3). Le temps du silence est révolu, puisque Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils (Hb 1,2). Tout est dit, puisque la Parole s'est faite chair et a planté sa tente parmi nous (Jn 1,14) ; et désormais toute question de l'homme est accueillie d'avance dans la fulgurance de la réponse.
Est-ce à dire que le croyant soit déjà entré dans le temps du repos et des sécurités faciles ? Le dessein de Dieu et ses méandres quotidiens seraient-ils devenus tout à coup transparents ? Non pas. L'expérience chrétienne garde sa pesanteur; des innocents continuent de souffrir, et la volonté de Dieu à court et moyen termes échappe encore très souvent aux prospectives humaines. Aucune immédiateté n'existe, pour l'intelligence ou pour le cœur, entre les signes et la réalité, entre les sacrements et ce qu'ils apportent, entre la liturgie et ce qu'elle annonce ; et l'Ancien Testament rend encore aujourd'hui au chrétien l'immense service d'explorer patiemment les réalités avant-dernières où le disciple du Christ, lui aussi, demeure immergé. Au cœur de l'expérience chrétienne du Dieu vivant subsistent un espace et une distance que seules l'espérance et la foi peuvent franchir et que seul l'amour peut valoriser. Mais ce n'est plus, et ce ne sera jamais plus le désert de l'absence, car tout ce que l'homme ressent comme un silence de Dieu se réfère désormais à son unique et définitive Parole. Si Dieu a créé l'homme comme la mer crée la plage, s'il est vrai que Dieu mène l'histoire en la confiant à l'homme, il ne se retire qu'en y laissant sa Parole incarnée.
Job avait pressenti que l'impossibilité du dialogue avec Dieu tenait surtout à l'absence d'un médiateur (9,33) ; mais désormais le Médiateur est avec nous, Emmanuel jusqu'à la fin des temps (Mt 2,23; 28,20). Job, qui connaissait Dieu, ignorait le lieu de Dieu (Jb 23,3) ; nous savons, nous, que dans le Christ habite, corporellement, toute la plénitude de la divinité (Col 2,9). Dans le Christ, à qui nous renvoie tout silence apparent de Dieu, nous rencontrons l'initiative du Père ; et l'Esprit, don toujours promis et promesse toujours tenue, nous interprète le silence du Père avec les paroles de Jésus.
Certes, rien n'empêchera jamais l'imaginaire humain, qui conditionne si étroitement notre expérience spirituelle, de transcrire, aux heures sombres, notre perception du mystère de Dieu dans les schèmes de l'absence, du silence ou de l'abandon. Jésus lui-même a repris sur la croix la plainte du psalmiste, venue du fond des âges : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" (Ps 22,2) ; mais quelques instants plus tard, mourant dans un grand cri, il emportait dans sa mort le dernier silence de Dieu.
Jean Lévêque.
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