Les quatre vivants de l'Apocalypse
Nous sommes depuis longtemps habitués à retrouver, plus ou moins stylisés, sur le tympan des cathédrales ou dans les enluminures des vieux missels, les quatre « Vivants » de l'Apocalypse le lion, le taureau, l'homme et l'aigle. Le symbolisme qu'on leur applique est-il fidèle aux données de l'Écriture ou est-il né dans l'imagination des artistes chrétiens ? Et, à proprement parler, où gît la valeur symbolique ? Faut-il retenir le symbole qui s'attache à chaque Vivant, ou le grand symbole qu'ils constituent à eux quatre ? Diversité irréductible, ou nécessaire cohésion ?
Pour répondre à ces questions, référons-nous simplement à deux moments majeurs de l'élaboration de ce symbole des quatre Vivants : l'Apocalypse johannique et l'œuvre d'Irénée de Lyon.
Par la porte du ciel
Au début de l'Apocalypse, les sept lettres aux églises d'Asie Mineure (ch.2-3) ressortissent plutôt au genre prophétique, qui affectionne les exhortations directes et véhémentes. La section proprement apocalyptique commence au chapitre 4 par une vision du trône de Dieu et une première phase du culte céleste. Une porte s'ouvre dans le ciel. Une voix, puissante comme une trompette, invite Jean à monter. Et c'est alors que, saisi par l'Esprit, il voit un trône dressé, noyé dans la lumière d'une sorte d'arc-en-ciel, et sur ce trône, Quelqu'un. Le trône de Dieu, qu'Ezéchiel imaginait comme un char à quatre roues (Ez 1 et 10), Jean le voit immobile, mais la toute-puissance de Dieu s'y manifeste : "Du trône sortaient des éclairs, des voix et des tonnerres". Devant ce trône brûlent sept lampes ardentes. Ce sont les sept esprits de Dieu", ou l'Esprit de Dieu dans sa septuple efficience (Is 11,2). Si le trône est ainsi immobile, c'est qu'il occupe le centre de l'espace : "Devant le trône, comme une mer de verre, semblable à du cristal", qui n'est autre que le firmament. Vu d'en bas, celui-ci apparaît, d'après les idées cosmologiques anciennes, comme la voûte piquetée d'étoiles qui supporte "les eaux supérieures" ; vu d'en haut par Jean qui a franchi la porte, il se présente comme le dallage liquide du temple céleste, sur lequel repose le trône de Dieu.
C'est alors que le regard du visionnaire s'attarde sur ce trône lui-même :
"Au milieu du trône et l'entourant, quatre animaux couverts d'yeux par-devant et par-derrière. Le premier animal ressemblait à un lion, le deuxième à un jeune taureau, le troisième avait comme une face humaine, et le quatrième semblait un aigle en plein vol. Les quatre animaux avaient chacun six ailes, et tout autour et au-dedans ils étaient pleins d'yeux. Ils ne cessent jour et nuit de proclamer: "Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu Tout-puissant, celui qui était, qui est et qui vient! " (Ap 4, 6-8).
Une liturgie astrale
Selon toute vraisemblance, et d'après les parallèles fournis par les livres apocryphes, les quatre Vivants sont groupés sous le trône, chacun faisant face à l'extérieur. Ils sont "pleins d'yeux par-devant et par-derrière, tout autour et au-dedans" (v. 6.8), entendons : ils sont revêtus d'étoiles scintillantes. En effet l'origine astrale de tout ce symbolisme ne fait guère de doute. Les noms des Vivants renvoient à quatre constellations aisément reconnaissables et diamétralement opposées deux à deux (équivalent, peut-être, de la cosmologie babylonienne) : le Lion, le Scorpion (parfois représenté sous les traits d'un homme), le Taureau, et Pégase, le cheval ailé. Ainsi, selon le visionnaire de l'Apocalypse, tout l'espace du monde créé se trouve à la fois déployé devant Dieu comme une mer aveuglante et ramassé symboliquement comme base de son trône, sous la forme de quatre poudroiements d'étoiles, venus des confins du ciel et de la terre.
Selon certains interprètes, le lion, le taureau, l'homme et l'aigle en vol suggéreraient ce qu'il y a de plus noble, de plus fort, de plus sage et de plus rapide au sein de l'univers et, par là, personnifieraient des qualités de l'agir divin et son omniprésence dans la création. Mais les versets 8-11 nous orientent vers une lecture un peu différente. En effet, l'auteur de l'Apocalypse rapproche explicitement les quatre Vivants des quatre "Brûlants" (séraphins) d'Isaïe 6, 13, qui avaient chacun six ailes et se tenaient au-dessus du trône de Dieu, dans le Temple. Le cantique que les Vivants ne cessent jour et nuit de proclamer n'est qu'une reprise chrétienne du Trisagion des Brûlants : "Saint, saint, saint est Yahweh Sabaot. Sa gloire remplit toute la terre". Ces quatre vivants de l'Apocalypse sont donc chargés d'ouvrir la liturgie cosmique, de "rendre gloire, honneur et action de grâces à celui qui siège sur le trône, au vivant pour les siècles des siècles" (v.9) ; et à ce cantique des Vivants au Vivant fait écho la louange des vingt-quatre anciens qui se prosternent et qui jettent leurs couronnes devant le trône de Dieu (v.10-11).
Les Vivants renvoient donc ici en même temps à deux niveaux de symbolisme : par leur référence astrale, ils apparaissent comme rassemblant l'univers et le condensant sous le trône de Dieu ; par leur fonction liturgique, ils donnent une voix au cosmos et amorcent le cantique de l'humanité fidèle, figurée par les Anciens vêtus de blanc. Gouvernement du monde, liturgie céleste : ce sont bien les fonctions que la tradition juive assignait aux anges de Dieu.
Droit devant soi
Le visionnaire de l'Apocalypse a délibérément regroupé et unifié des éléments qu'il tenait de ses devanciers, et sa description des quatre Vivants amalgame des traits des Kéroubim et des "Roues" d'Ezéchiel 1 et 10, des Brûlants d'Isaïe 6 et des Vigilants de la tradition apocalyptique (Hénoch éthiopien, lxxi). L'aspect étrange des quatre animaux d'Ezéchiel, qui offraient chacun quatre faces différentes, n'a pas été retenu. En revanche la disposition des quatre Vivants de l'Apocalypse, qui se tournent le dos et regardent vers l'extérieur, rappelle ce qu'Ezéchiel dit des Roues du char de Yahweh : "Elles avançaient dans quatre directions et ne se détournaient pas en marchant, car elles allaient du côté où était dirigée la tête... Là où l'Esprit les poussait, les Roues allaient" (Ez 1, 17-20; 10,11).
N'imaginons pas les Roues d'Ezéchiel allant droit devant elles mais n'importe où, au gré de leur fantaisie. La route de l'une ne prend sens qu'en fonction de la route des trois autres, car ce sont les roues d'un même char, le char paradoxal de Dieu, qui se meut à la fois dans les quatre directions. Il faut ces quatre directions pour exprimer la totalité de l'univers et l'ubiquité de la présence active de Dieu. De même les quatre Vivants de l'Apocalypse ne cessent de scruter l'horizon, leur horizon, au moment même où ils entonnent ensemble leur cantique. L'horizon de chacun est nécessaire ; aucun n'est suffisant à lui seul. Le panorama cosmique n'est intégral que si chacun des quatre regarde droit devant lui, et cependant ce que chacun aperçoit n'épuise pas le réel. La diversité de ce qu'ils voient se résout merveilleusement dans l'unicité de la louange, parce que chacun, là où il est, a reçu mission pour un quart du monde.
Interrogeons maintenant saint Irénée. Bien qu'il ait écrit vers la fin du IIe siècle, la spontanéité et la vigueur de sa pensée font de lui l'un des plus modernes des Pères de l'Église. Son témoignage ici est particulièrement important, car le commentaire qu'il a donné des quatre Vivants de l'Apocalypse dans le livre III de l'Adversus haereses (11,8) a orienté pour des siècles l'interprétation chrétienne de ce passage.
Quatre figures, quatre évangélistes
Au chapitre 4 de l'Apocalypse, la description du trône de Dieu ne contient encore aucun élément spécifiquement chrétien. Tout change au chapitre 5, avec l'intervention de l'Agneau et le cantique qui lui est adressé. Irénée, lui, se situe d'emblée au niveau chrétien et les quatre Vivants évoquent d'abord pour lui des aspects divers du mystère du Fils de Dieu ; et, s'il introduit aussitôt les quatre Évangélistes, c'est parce qu'ils ont proposé quatre approches complémentaires de ce même mystère : "En somme, telle se présente l'activité du Fils de Dieu, telle aussi la forme des Vivants, et telle la forme de ces Vivants, tel aussi le caractère de I'Évangile : quadruple forme des Vivants, quadruple forme de l'Évangile, quadruple forme de l'activité du Seigneur".
En synthétisant la pensée d'Irénée, on pourrait présenter de la manière suivante les correspondances qui l'ont frappé.
Figure du Lion - Évangile selon Jean
L'image du lion caractérise en effet "la puissance, la prééminence et la royauté du Fils de Dieu", qui "parlait aux Patriarches selon sa divinité et sa gloire". Or c'est l'Évangile de Jean qui raconte "sa génération prééminente, puissante et glorieuse" et cet Évangile "est rempli de toute hardiesse".
Figure du jeune Taureau - Évangile selon Luc
Le taureau évoque pour Irénée la fonction de sacrificateur et de prêtre que le Fils de Dieu a instituée pour son peuple et qu'il a assumée lui-même. Or c'est Luc qui met en scène, au début de son récit, le prêtre Zacharie offrant à Dieu le sacrifice de l'encens, au moment où "déjà était préparé le Veau gras (le Christ lui-même) qui serait immolé pour le recouvrement du fils cadet".
Figure de l'Homme - Évangile selon Matthieu
"Le troisième vivant, explique Irénée, a un visage pareil à celui d'un homme, ce qui évoque clairement la venue humaine du Fils de Dieu". Or "c'est Matthieu qui raconte sa génération humaine en disant : La génération du Christ arriva ainsi". "Cet évangile est donc bien à forme humaine, et c'est pourquoi, tout au long de celui-ci, le Seigneur demeure un homme d'humilité et de douceur".
Figure de l'Aigle - Évangile selon Marc
Irénée voit dans l'Aigle le symbole de l'Esprit volant sur l'Église, et c'est l'Évangile de Marc qui lui paraît d'emblée placé sous le signe de l'Esprit : "Marc commence par l'Esprit prophétique survenant d'en haut sur les hommes, lorsqu'il dit: 'commencement de l'Évangile, selon qu'il écrit dans le prophète Isaïe'. Il montre ainsi une image ailée de l'Évangile ; et c'est pourquoi il annonce son message en raccourci et par touches rapides, car tel est le style prophétique". Et sur sa lancée, avec son intrépidité coutumière, Irénée enchaîne deux variations inimitables sur le thème des ailes et de l'envol : le Verbe de Dieu fait homme "a envoyé le don de l'Esprit céleste sur toute la terre, nous abritant ainsi sous ses propres ailes", et à ce don correspond la quatrième alliance conclue avec l'humanité, "celle qui renouvelle l'homme et récapitule tout en elle, celle qui, par l'Évangile, élève les hommes et leur fait prendre leur envol vers le royaume céleste".
Inattendue, déroutante, mais attachante par sa liberté créatrice, l'exégèse d'Irénée a fait école dans toute la tradition chrétienne. Parfois, il est vrai, les quatre figures ont été réparties autrement. On a préféré attribuer à Jean le symbole de l'aigle, à Marc celui du lion (qui rugit "dans le désert", Mc 1,3) ; et à l'époque où l'imagination populaire a placé un bœuf dans la crèche de Jésus, ce bœuf a pu devenir l'emblème de l'Évangile de Matthieu. Mais ce ne sont là que des modifications mineures, qui attestent à leur manière la fécondité de l'intuition d'Irénée.
Quatre voix, un seul message
Plus encore que la fantaisie géniale de l'évêque des Gaules, ce qu'il importe de souligner, c'est qu'Irénée reste étonnamment fidèle à l'esprit du texte biblique. On retrouve en particulier chez lui, comme dans le passage de l'Apocalypse, une articulation très audacieuse de l'universel et du singulier. Le nombre quatre constitue pour lui aussi le chiffre de la totalité, celle du monde créé, mais surtout celle de l'Église : "Puisqu'il existe quatre régions du monde dans lequel nous sommes et quatre vents principaux, et puisque, d'autre part, l'Église est répandue sur toute la terre et quelle a pour colonne de soutien l'Évangile et l'Esprit de vie, il est normal quelle ait quatre colonnes qui soufflent de toutes parts l'incorruptibilité et rendent la vie aux hommes. De là vient, manifestement, que le Verbe, Artisan de l'univers qui siège sur les chérubins et maintient toutes choses, lorsqu'il s'est manifesté aux hommes, nous a donné un Évangile à quadruple forme, encore que maintenu par un unique Esprit".
La christianisation des thèmes est complète et les symboles s'enrichissent par surimpression. Celui qui siège sur les chérubins est maintenant le Verbe de Dieu ; et ce même Artisan qui assure la cohésion de l'univers, de ses quatre régions et de ses quatre vents, a voulu garantir la solidité de l'Église en l'asseyant, elle aussi, et sur le socle nouveau de l'Évangile et sur celui de l'Esprit de vie. Mais parce que l'Église, ainsi fondée et centrée, est en même temps "semée" sur toute la terre, et responsable de l'universel, voici que le socle, de lui-même, se diversifie et devient quatre colonnes, quatre colonnes spirituelles qui se mettent à "souffler" la vie.
Ainsi, à mesure qu'Irénée poursuit le rêve éveillé de sa foi, par d'étranges métamorphoses les colonnes deviennent chérubins et les chérubins évangélistes ; et la certitude qui suscite et ordonne tout ce monde onirique, c'est que le Verbe de Dieu crée à la fois l'unité et la différence. Si les grands témoins de Jésus offrent quatre visages irréductibles l'un à l'autre, c'est afin que l'Église, par la diversité de leur regard sur le Christ, puisse faire face à sa mission universelle. Le pluralisme des témoins ne prend tout son sens que s'il continue d'exprimer la communion originelle et s'il reste constamment vivifié par l'unique Esprit, force d'expansion et de cohésion de l'Eglise. Il en va de même tout au long du temps chrétien : le témoignage rendu à Jésus se diversifie à l'infini, il emprunte à chacun les inflexions de sa voix et les résonances irremplaçables de sa propre histoire ; mais la mission originale de chaque baptisé n'est créatrice de communion et n'ouvre vraiment sur l'universel que si elle s'inscrit d'avance dans le témoignage premier et englobant de l'Esprit. "Lorsque viendra le Paraclet, disait Jésus, c'est lui qui témoignera à mon sujet ; et vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement" (Jn 15,26s).
[ Page d'accueil ] - [ Théologie biblique ]