La prière pastorale de saint Paul
Parmi les textes du Nouveau Testament sur la prière, les lettres de Paul méritent une attention toute spé-ciale, car Paul, le converti, est le premier pasteur, dans l'Église de Jésus, dont nous ayons gardé les confi-dences et les consignes.
Il est vrai qu'elles se trouvent disséminées dans toutes ses épîtres, et cette dispersion rend malaisé le travail de synthèse. De plus toute lettre est un écrit de circonstance, qui ne reflète jamais qu'une partie des préoccupations et des espoirs d'un homme, et l'on ne peut prétendre trouver dans la correspondance de Paul tous les aspects et toutes les nuances de son enseignement pastoral sur la prière. Mais par chance Paul, très spontané de caractère, livre volontiers ses souvenirs et son expérience, et les passages où il prie ou parle de la prière sont suffisamment nombreux et variés pour permettre des recoupements assez probants.
L'un des faits les plus frappants qui apparaissent à l'évidence dès que l'on parcourt les épîtres de Paul est qu'il est impossible de séparer, chez lui, la prière de la vie en Jésus Christ et de l'activité missionnaire. Cette osmose intense de la vie et de la prière fera l'objet d'une première partie.
Nous aborderons ensuite successivement trois grands thèmes qui reviennent avec insistance dans les lettres pauliniennes:
‑ la louange gratuite,
‑ le devoir de rendre grâces,
‑ la nécessité de la prière de demande.
I . L'OSMOSE DE LA VIE ET DE LA PRIERE
Chez St Paul la prière et la mission ne font qu'un, et avant de relever les grandes constantes de sa vie de prière, il peut être intéressant de nous demander quelles sont les raisons de cette harmonie entre la vie profonde et le témoignage de l'Apôtre.
Sans tracer un portrait spirituel complet de Paul, nous retiendrons ici quatre traits plus marquants de sa physionomie de pasteur.
1° Paul s'est donné irrévocablement
Dieu, pour lui, a toujours été Quelqu'un, le grand présent et le grand vivant, et Paul ne lui a jamais répondu à moitié. L'événement du chemin de Damas a beaucoup moins inauguré une conversion de Paul que réorienté toutes ses forces vives vers le témoignage rendu à Jésus ressuscité.
Mais cette rencontre avec le Christ a créé en lui une nouveauté radicale, et désormais Paul ne vit plus à son propre compte. Il ne cherche plus ni bonheur, ni succès, ni influence, ni réalisation de lui-même hors du Christ: " Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi" (Ga 3,20). Dieu, qui l'avait mis à part dès le sein de sa mère, l'a appelé par sa grâce et a jugé bon de révéler en lui son Fils afin qu'il l'annonce parmi les païens (Ga 1,l5s); et depuis ce jour Paul n'a plus d'autre projet que de coïncider avec le projet de Dieu, le "mystère" longtemps voilé et maintenant dévoilé. Il a été saisi par Jésus Christ et s'élance maintenant pour tâcher de Le saisir (Ph 3,12). Pour lui, vivre, c'est le Christ (Ph 1,21); il vit, certes, mais dans la mesure même où il laisse le Christ vivre en lui (Ga 2,20): " Si nous vivons, écrit-il, c'est pour le Seigneur que nous vivons"(Rm 14,8)
Sûr de l'appel de Dieu, conscient d'être chaque jour envoyé, Paul se hâte, parce que le temps se fait court (1Co 7,29): le temps a "cargué ses voiles" comme un navire quand le port est en vue, et c'est avec toute l'humanité, toutes les "nations", que Paul voudrait débarquer dans le port de Dieu: "Annoncer l'Évangile, c'est une nécessité qui s'impose à moi; malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile! "(1 Co 9,16)
Il n'y a donc plus de place, dans l'existence de Paul, pour une vie parallèle au pastorat, pour des moments neutres, débrayés de la mission. Partout et à tout moment, jusque dans l'impuissance de sa prison, Paul est en ambassade pour le Christ (2 Co 5,20; Ep 6,20).
2° Mais si Paul peut s'identifier ainsi à sa mission, c'est qu'il a, une fois pour toutes, identifié sa mission à celle du Christ Serviteur de Dieu.
Arrêtons‑nous un instant sur ce deuxième aspect.
Tout comme Jésus dans sa première homélie à la synagogue de Nazareth (Lc 4, 17-21), Paul a vu sa mission préfigurée dans celle du Serviteur de Yahweh appelé par Dieu "au temps favorable pour être l'alliance des nations" et porter le salut aux extrémités de la terre (Is 49,6.8; 2 Co 6,1-2; Act 13,47; cf. Lc 2,32). Habité par ce dessein universel, Paul garde devant les yeux les souffrances paradoxales par lesquelles le Serviteur Jésus a accompli l'œuvre du salut. A ce souvenir, l'amour du Christ le presse (2 Co 5,14), à la fois l'amour que le Christ a montré et l'amour que Paul veut donner au Christ. Cet amour le "tient à l'étroit", l'étreint sans lui laisser de repos; et une pensée hante l'esprit de l'Apôtre: le Christ est mort pour tous, donc les vivants, tous les vivants, ne doivent plus vivre pour eux‑mêmes, mais pour Lui, qui est mort et ressuscité pour eux. Et lui-même, Paul, par son action missionnaire et pastorale, veut entrer à fond dans ce mystère de Jésus Serviteur, le connaître, Lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances (Ph 3,9-11). Pour que la vie travaille dans les chrétiens, il accepte que la mort travaille en lui-même (2 Co 4,12). Désormais, avec le Christ il est un crucifié (Ga 2,20), et ce qui manque aux afflictions du Christ, il le compense dans sa chair, dans sa vie d'homme limité et fragile, en faveur de son Corps qui est l'Église (Col 1,24).
Même l'éventualité de la mort est intégrée dans cette perspective missionnaire. Paul ne craint pas la mort, car il sait qu'il lui faut devenir semblable au Christ jusque dans la mort afin de parvenir à la résurrection (Ph 3,10); et en ce sens, la mort est un gain; "s'en aller", c'est encore être avec le Christ (Ph 1,21.23). L'important à ses yeux, c'est que le Christ soit exalté dans son corps d'apôtre, soit par sa vie, soit par sa mort (Ph 1,20); le but, c'est que l'existence des convertis devienne un sacrifice que Dieu agréera. Alors Paul n'aura pas couru pour rien ni peiné pour rien: "Même si mon sang doit être versé en libation dans le sacrifice et le service de votre foi, j'en suis joyeux et je m'en réjouis avec vous tous" (Ph 2,17).
3° Ce ministère de la nouvelle alliance, cette diaconie de la réconciliation qui fait sa fierté, ce trésor de l'Évangile à lui confié par le Christ, Paul sait qu'il les porte dans un vase d'argile; et cette humilité face à la mission et face à Dieu qui envoie est une troisième constante de la spiritualité pastorale de Paul.
Il se considère comme le plus petit des apôtres, comme l'avorton né à la foi chrétienne un peu en catastrophe, et même s'il a travaillé plus que les autres (1 Co 15,10), même s'il a été, avec Barnabé et toute l'équipe d'Antioche, l'initiateur de la mission chez les Gentils, même s'il a entendu dans sa prière des paroles inexprimables qu'il n'est pas permis à l'homme de redire (2 Co 12,4), il garde une conscience poignante de ses faiblesses, et il maintient dans sa vie personnelle une discipline d'athlète, "de peur qu'après avoir proclamé le message aux autres, il ne soit lui-même disqualifié" (1 Co 9,27).
Paul ne veut pas d'autre titre de gloire que la Croix de Jésus Christ (Ga 6,14). Tout le reste, toutes les raisons qu'il aurait d'appuyer sa confiance sur lui-même, tout cela n'est que balayures (Ph 3,8). Pourtant cette méfiance de Paul pour la gloriole et les renommées trop faciles n'est dictée ni par le défaitisme ni par une dépréciation systématique de son œuvre de témoin, et son humilité reste joyeuse: c'est sa manière à lui de se réconcilier avec ses limites et avec l'insécurité; et s'il met son orgueil dans ses faiblesses (2 Co 12,8), c'est finalement pour que repose sur lui la puissance du Christ.
4° Un dernier réflexe qu'il faut repérer, pour mieux rendre compte de la prière missionnaire de Paul, c'est sa confiance inaltérable en la puissance de Dieu, du Christ, ou de l'Esprit
Dieu était dans le Christ se réconciliant le monde (2 Co 5,19), et maintenant encore il est à l'œuvre; Dieu n'est pas seulement spectateur, mais acteur dans l'histoire des hommes; Dieu a un plan, et Dieu réussira. Telles sont les certitudes qui fondent l'optimisme missionnaire de Paul. " Si Dieu est avec nous, qui serait contre nous? Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous, comment, avec son Fils, ne nous donnerait-il pas tout ? [..] En tout cela (toutes les épreuves) nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés. Oui, j'en ai l'assurance: ni la mort ni la vie [..], ni le présent ni l'avenir [..], rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur" (Rm 8,31s.37ss).
C'est également la certitude de la victoire de Jésus qui est source de la grandeur d'âme de Paul. Certes, il a ses idées, il aime ses méthodes, il a horreur que l'on construise en torchis là où il a posé de solides fondations (1 Co 3,13); mais il refusera toujours qu'on l'oppose à d'autres missionnaires comme un héros ou un chef d'école. Même les petitesses ou les trahisons ne parviennent pas à l'émouvoir longtemps "Certains annoncent la Parole par envie ou par rivalité [..], c'est par esprit de rivalité qu'ils annoncent le Christ. Leurs motifs ne sont pas purs; ils pensent rendre ma captivité encore plus dure Mais qu'importe ! Il reste que, de toute manière, avec des arrière-pensées ou dans la vérité, Christ est annoncé, et je m'en réjouis; et même je continuerai à m'en réjouir" (Ph 1,17).
Enfin, Paul en est convaincu, seule la puissance de l'Esprit peut amener les nations à l'obéissance de la foi, seule elle peut faire abonder l'espérance (Rm 15,13.16); et c'est ce même Esprit qui déjà sanctifie l'offrande des peuples.
Mais si l'Esprit de Jésus collabore ainsi activement au travail missionnaire, il est plus vrai encore de dire que le témoin de Jésus entre dans le témoignage de l'Esprit; et c'est pourquoi, aux yeux de Paul, le service de l'Évangile constitue déjà une prestation sacrée, une "liturgie" de la Parole (Rm 15,16).
Ainsi, c'est la présence vivante de l'Esprit de Jésus qui unifie dans la vie de Paul le témoignage et la prière. Nous venons de voir dans cette première partie comment vit et réagit Paul, témoin de Jésus; il nous reste maintenant à l'entendre prier.
II. LES DOXOLOGIES
La prière de Paul se déploie d'abord sur l'axe doxologique, celui de la louange pure.
² Cela transparaît déjà de manière étonnante dans la manière dont Paul parle de Dieu. Si l'on regroupe les divers qualificatifs que l'Apôtre accole au nom de Dieu, on obtient, non pas une litanie froide, mais une véritable méditation sur le Père et son attitude envers l'homme. Le Dieu de Paul est ainsi, selon les textes:
le Créateur (Rm 1,26),
le Dieu bienheureux (1 Tm 1,11),
le Dieu vivant et vrai (1 Th 1,9),
le Père de la gloire (Ep 1,17),
le Dieu fidèle (1 Co 10,13), qui ne fait pas acception des personnes,
le Dieu de la paix (Rm 15,33; 16,20; cf.1 Th 5,25), (Ga 2,6),
le Dieu de l'amour et de la paix (2 Co 13,11),
le Dieu de l'espérance (Rm 15,3),
le Dieu de la persévérance et de toute consolation (Rm 15,5),
et, dans les épîtres pastorales: Dieu notre sauveur (1 Tm 1,1; 2,3; 4,1; Tt 1,3; 2,10; 3,4).
² Parfois il faut à Paul toute une phrase pour fixer une facette nouvelle de l'être ou de l'agir de Dieu, et chacune de ces phrases est le condensé d'une prière. Dieu est :
Celui qui donne la vie à toute chose (1 Tm 6,13),
Celui qui fournit la semence au semeur et du pain pour sa nourriture (2 Co 10,10),
le Roi des siècles, le Dieu immortel, invisible et unique (1 Tm 1,17),
le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation,
qui nous console dans toutes nos tribulations (2 Co 1,3s),
Dieu notre Père qui nous a aimés et nous a donné par sa grâce
une consolation éternelle et une bonne espérance (2 Th 2,16s),
Dieu qui donne la vie aux morts et qui appelle les choses qui ne sont pas
comme si elles étaient (Rm 4,17).
² Les lettres de Paul sont ainsi émaillées de courtes doxologies, que l'Apôtre aime à conclure par l'Amen juif traditionnel, surtout quand les mots "béni" et "gloire" se présentent en fin de phrase:
Rm 1,25: ... les païens ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur,
lequel est béni pour les siècles. Amen !
Ga 1,5: ... selon la volonté de notre Dieu et Père,
à qui soit la gloire pour les siècles des siècles. Amen !
Un Amen semblable accompagne parfois de brefs souhaits que Paul adresse à ses chrétiens:
"Que le Dieu de paix soit avec vous tous. Amen!" (Rm 15,33)
² Paul aime également à conclure un développement doctrinal important par une doxologie solennelle.
Ainsi, dans la lettre aux Romains, les chapitres passionnés que Paul consacre au rejet d'Israël et à sa conversion finale (Rm 9-11) s'achèvent sur une sorte d'hymne à la sagesse divine, inspirée en partie d'Is 40,10-13 et Jb 41,3:
" O abîme de la richesse et de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables, et impénétrables ses voies! Qui en effet a connu la pensée du Seigneur? Ou qui s'est fait son conseiller? Ou qui lui a donné le premier pour devoir être payé de retour ? Car c'est de Lui, et par Lui, et pour Lui que sont toutes choses. A Lui la gloire pour les siècles. Amen!" (Rm 11, 33‑36).
A cette longue doxologie fait pendant celle qui clôt l'épître en 16,25‑27. Elle est adressée à Dieu "seul sage", qui porte son "mystère" (son plan d'amour) à la connaissance de toutes les nations.
La lettre aux Ephésiens présente elle aussi une louange ample et très personnelle à la fin d'une longue prière de demande et à la charnière de la partie doctrinale et de la partie exhortative:
" A Celui qui peut, selon la puissance qui agit en nous, faire infiniment au‑delà de tout ce que nous demandons ou concevons, à lui la gloire dans l'Église et en Christ Jésus pour toutes les générations du cours des siècles. Amen!" (Ep 3,20s)
La plus vibrante et la plus adorante des doxologies pauliniennes est sans doute celle qu'on lit, de manière inattendue, au milieu des consignes données à Timothée:
" Garde le commandement sans tache, inattaquable,
jusqu'à l'apparition de notre Seigneur Jésus Christ,
(apparition) qu'aux temps marqués montrera le bienheureux et unique souverain,
le Roi de ceux qui règnent et le Seigneur de ceux qui exercent la seigneurie,
le seul à posséder l'immortalité, à habiter une lumière inaccessible,
qu'aucun homme n'a vu ni ne peut voir.
A Lui honneur et domination éternelle. Amen!" (1 Tm 6,14ss)
² Mais il faut nous arrêter plus longuement sur la prière qui sert de prologue à l'épître aux Ephésiens (1,3-14). C'est une longue bénédiction au Dieu bénissant, reprise sans doute en partie à la liturgie chrétienne primitive, et inspirée plus primitivement encore par une bénédiction du rituel juif (celle qui précède immédiatement la récitation du "Shema‘ Israel")
Plus que tout autre passage des épîtres, cette bénédiction nous montre à quelle profondeur la prière de Paul et de ses communautés s'enracinait dans la contemplation de l'œuvre du salut accomplie en Jésus Christ. Ce "mystère", ce plan de Dieu pour réussir l'homme en son Fils, Paul ne se lasse pas de la rappeler aux chrétiens, parce que seul ce rappel des initiatives de Dieu peut motiver, en définitive, la conversion morale et les efforts missionnaires que l'Apôtre réclame des croyants:
"Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus‑Christ
qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles aux cieux dans le Christ " (v.3)
Béni soit le Dieu qui nous a bénis ! A la bénédiction de l'homme par Dieu répond la bénédiction de Dieu par l'homme, mais en un autre sens et avec une autre portée. Car bénir, c'est dire le bien; mais Dieu et l'homme le disent différemment. Quand Dieu dit le bien, il le fait advenir pour les hommes, par sa parole qui crée et recrée; tandis que l'homme ne peut dire que le bien accompli par Dieu ou le bien qu'il va faire, selon qu'il s'agit d'une louange ou d'une prière de demande.
Dans le prologue d'Ephésiens, très ample, presque solennel, c'est la louange qui domine, et Paul prend son temps, car regarder l'œuvre de Dieu, c'est déjà entrer dans cette œuvre (cf. In 6,29).
La formule de bénédiction (v.3) est déployée successivement dans les deux moitiés d'une immense phrase.
La première couvre les v 4 à 10, et elle est articulée sur trois mots-clés:
‑ Dieu nous a élus (v.4),
‑ Dieu nous a fait grâce (v.6),
‑ Dieu a fait surabonder sur nous sa grâce (v.8),
et à cette structure ternaire correspondent :
1° une triple description de l'action de Dieu bénissant:
‑ élection et destination à l'état de fils (v.4‑6),
‑ don de la grâce et du pardon (v.7),
‑ initiation au mystère de sa volonté (v.8‑10).
2° une triple perspective historique:
‑ le passé: Paul remonte en pensée avant le "lancement" du monde;
‑ le présent, qui est le temps de la prodigalité de Dieu, de la richesse de sa grâce paternelle;
‑ l'avenir, vers lequel pointe l'initiation des chrétiens: le mystère, maintenant dévoilé, de la volonté de Dieu consiste à tout récapituler dans le Christ, or cette récapitulation ne sera achevée que lors de la Parousie du Seigneur.
3° une perspective trinitaire:
‑ l'élection est rapportée principalement au Père, puisque, en même temps que nous sommes choisis, nous sommes destinés à devenir des fils;
‑ la grâce et le pardon nous viennent par le Fils;
‑ enfin l'initiation à la volonté de Dieu et à son plan d'amour est l'oeuvre propre de l'Esprit.
Quant à la deuxième demi‑phrase (v.11-14), elle précise les relations du croyant au Christ:
en Lui - nous avons été faits héritiers (v.11-12);
- vous avez été marqués d'un sceau (v.13-14).
Le "vous" des v.13s (vous, autrefois païens) répond au "nous" des v.11s (nous, les fils d'Israël) comme les deux moments de l'alliance se répondent dans l'unique dessein de salut. Et le but ultime de toute l'histoire du rachat de l'homme, qui est identiquement le but de cette longue doxologie, est rappelé à deux reprises par le refrain qui ponctue la phrase: "à la louange de sa gloire".
Tel est l'espace de la foi de Paul et de sa prière, tel est l'axe sur lequel il poursuit sa quête personnelle de Jésus Christ, telles sont les perspectives larges, positives, universelles, devant lesquelles, inlassablement, il replace les convertis. Paul aime a relire dans le cœur de Dieu toute l'histoire de l'humanité; il a besoin de se redire et de proclamer que Dieu, aujourd'hui, est à l'œuvre pour le salut du monde, et que ce qu'I1 a fait répond d'avance de ce qu'I1 fera.
Avant toute lecture personnelle des événements, avant toute exhortation à l'authenticité chrétienne, l'apôtre Paul prend le temps du souvenir et de l'écoute à l'intime de lui‑même, il laisse Dieu commenter son œuvre. Avec tous ceux que le Christ a mis sur sa route, il se saisit comme béni, appelé, pardonné, devenu fils et héritier. Tout cela est pour lui le réel, qui donne sens à la vie et à la mort; c'est l'espace de la certitude et l'espace de la louange; c'est là qu'il revient sans cesse pour trouver le Christ, et c'est là qu'il puise l'espérance dont il porte au monde le message: "vous aussi, (vous les hommes de toutes les races et de tous les milieux), vous avez été marqués d'un sceau par l'Esprit de la promesse"(v.l3).
III. L'ACTION DE GRÂCES
L'action de grâces tient une grande place dans la prière personnelle de Paul, et c'est un réflexe qu'il essaie d'inculquer à tous les convertis. D'instinct, Paul remercie et fait remercier
C'est au Père que s'adresse l'action de grâces, sauf dans un seul texte des Pastorales (1 Tm 1,12) où Paul adresse clairement son merci au Christ: "Je rends grâce à celui qui m'a fortifié, à Christ Jésus, notre Seigneur, de ce qu'il m'a estimé digne de confiance en me mettant à son service".
Selon Paul, le Christ est surtout le médiateur de la prière d'action de grâces qui monte vers le Père: Paul et ses chrétiens remercient par (Notre Seigneur) Jésus Christ (Rm 1,8; 7,25), ou en son nom (Ep 5,20; cf Col 3,17). L'Apôtre ne dit jamais explicitement que le chrétien rend grâce par l'Esprit; il préfère dire que l'Esprit inspire les psaumes, les hymnes et les cantiques par lesquels les croyants chantent à Dieu leur reconnaissance (Col 3,16; Ep 5,19s).
² Dans la vie de Paul lui‑même l'action de grâces est continuelle, et cela parce qu'elle accompagne et colore tous ses souvenirs missionnaires. Dès que Paul reçoit des nouvelles d'une communauté (Col 1,3; Ep 1,16), dès que sa prière est visitée par les croyants que le Christ lui a fait rencontrer, dès qu'il évoque la foi ou les soucis d'une de ses églises, le souvenir remonte jusqu'à Dieu en action de grâces:
" Nous rendons grâces toujours à Dieu pour vous tous,
faisant mémoire de vous dans nos prières" (1 Th 1,2).
" Je rends grâces à mon Dieu chaque fois que je fais mémoire de vous" (Ph 1,3).
" Je rends grâces à Dieu [..]
lorsque sans relâche je fais mémoire de toi dans mes prières, nuit et jour" (2 Tm 1,3).
Certes l'usage juif, auquel Paul se conformait, voulait que chaque début de lettre comportât une action de grâces; mais pour Paul, remercier Dieu était bien autre chose qu'une habitude d'écrivain croyant: c'était l'un des besoins profonds de sa prière. C'est pourquoi beaucoup de ses actions de grâces apparaissent en plein corps des épîtres, et parfois sous forme d'exclamations:
" Grâces (soient) à Dieu par Jésus !" (Rm 7,25);
" Grâces (soient) à Dieu pour son don ineffable !" (2 Co 9,15).
² L'action de grâces de Paul a pour objet toute l'action sanctifiante du Père dans la communauté ou dans la vie de chaque baptisé.
Tout a commencé par un mystérieux choix de Dieu : "Nous devons continuellement rendre grâces à Dieu pour vous, frères aimés du Seigneur, car Dieu vous a choisis dès le commencement pour être sauvés par l'Esprit qui sanctifie et par la foi en la vérité" (2 Th 2,13); "le Père vous a mis en mesure de partager le sort des saints dans la lumière; il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour" (Col 1,12s).
Ce "don ineffable" (2 Co 9,15), cette "grâce de Dieu donnée dans le Christ Jésus" (1 Co 1,4), ont été accueillis par chaque converti. Dans le témoignage d'un homme, les croyants ont entendu le message de Dieu, et cela aussi, pour Paul, est sujet d'action de grâces: " Quand vous avez reçu la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l'avez accueillie, non comme une parole d'homme, mais comme ce qu'elle est réellement, la parole de Dieu "(1 Th 2,13); "vous avez obéi de tout votre cœur à l'enseignement commun auquel vous avez été confiés" (Rm 6,17).
Puis la foi, chez tous, a progressé (2 Th 1,3); dans le Christ, les croyants "ont été comblés de toutes les richesses, toutes celles de la parole et toutes celles de la connaissance"; le témoignage du Christ a été solidement établi parmi eux; désormais ils attendent avec confiance la révélation de notre Seigneur Jésus Christ (1 Co 1,5ss), et à leur tour ils prennent part à l'Évangile (Ph 1,3). Paul garde le souvenir de leur foi active, de leur charité qui se met en peine, et de leur espérance persévérante (1Th 1,2; cf. 2 Co 8,16; Col 1,3; Plm 4), et c'est de tout cela qu'il rend grâces à Dieu: "Comment pourrions‑nous remercier Dieu suffisamment à votre sujet, pour toute la joie dont vous nous réjouissez devant notre Dieu ?"(1 Th 3,9).
Tout n'est pas pour autant idéal dans les communautés, et à ces mêmes chrétiens dont il loue la foi et la charité (Ep1,15) Paul doit donner des consignes morales précises et souvent exigeantes (Ep 4,1.14.17-32); mais ses actions de grâces si fréquentes et si spontanées reflètent bien son optimisme missionnaire et sa capacité d'émerveillement devant le travail de Dieu. Toute la tâche d'évangélisation qui incombe aux disciples de Jésus se déploie, pour Paul, sur un fond de victoire: "Grâces soient à Dieu qui, par le Christ, nous emmène en tout temps dans son triomphe, et qui, par nous, répand en tout lieu le parfum de sa connaissance" (2 Co 2,14).
La résurrection du Christ donne à Paul l'assurance que le péché et la mort seront définitivement vaincus, et c'est cette certitude qui doit susciter la joie et la reconnaissance chez tous ceux qui participent à la mission: "Rendons grâces à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus Christ. Ainsi, mes frères bien-aimés, soyez fermes, inébranlables, faites sans cesse des progrès dans l'œuvre du Seigneur, sachant que votre peine n'est pas vaine dans le Seigneur" (1 Co 15,57s).
² Le merci de Paul devient donc contagieux: non seulement il rend grâces, mais il fait rendre grâces:
"En tout temps, à tout sujet, rendez grâces à Dieu
au nom de notre Seigneur Jésus Christ" (Ep 5,20; cf. 5,4).
"En tout besoin recourez à l'oraison et à la prière avec action de grâces" (Ph 4,6).
Parce que les chrétiens désormais sont enracinés dans le Christ et affermis dans la foi, ils doivent être "débordants de reconnaissance" et "chanter à Dieu dans leur cœur" (Col 2,7; 3,17). La prière doit les tenir "éveillés dans l'action de grâces" (Col 4,2). Tout, dans l'existence des chrétiens, doit rejaillir en action de grâces; la nourriture qu'ils prennent (Rm 14,6; 1 Co 10,30; 1 Tm 4,3-5), la libération d'un témoin de Jésus (2 Co 1,11), la générosité des frères pour une collecte: l'efficacité de l'entraide ne suffit pas, il faut que la reconnaissance remonte jusqu'à Dieu: "... le service de cette collecte ne doit pas seulement combler les besoins des saints, mais faire abonder les actions de grâces envers Dieu" (2 Co 9,1ls).
Bien évidemment, le travail apostolique lui-même, sous toutes ses formes, est ordonné à l'action de grâces. Si Paul et ses compagnons, "miséricordieusement investis du service" de la parole, "ne perdent pas courage" bien qu'ils "portent partout et toujours en leur corps la mise à mort de Jésus", c'est, en définitive, " pour que la grâce, en se multipliant, fasse abonder l'action de grâces chez un plus grand nombre, à la gloire de Dieu" (2 Co 4,1.10.15)
Ainsi, en ces premières années d'expansion où l'Église de Jésus ne regroupait que quelques dizaines de communautés et vivait dans l'insécurité continuelle, sans infrastructure, sans reconnaissance légale, sans autre puissance que celle de la vérité, Paul estimait que l'un des premiers devoirs de tout baptisé était de se retourner vers Dieu avec reconnaissance, et il rappelait partout que Dieu attend de ses fidèles une attitude résolument positive et joyeuse: " Réjouissez-vous toujours. Priez sans relâche. Rendez grâces en tout; car telle est, à votre égard, la volonté de Dieu dans le Christ Jésus" (1 Th 5,18).
IV. LES DEMANDES ADRESSÉES A DIEU
A côté des passages où s'expriment la louange gratuite ou l'action de grâces, une masse impressionnante de textes pauliniens concernent des requêtes présentées à Dieu. Non seulement Paul n'éprouve personnellement aucune allergie à la prière de demande, mais il la recommande à tout propos aux frères de ses communautés.
Essayons d'abord de repérer (§ 1) sur quoi Paul met l'accent dans ses propres prières de demande, et nous regrouperons ensuite (§ 2) les consignes de prière qu'il glisse dans ses lettres.
§ 1 Les demandes de Paul
² Paul ne nous dit guère ce qu'il demande à Dieu pour lui-même. Par une confidence de 2 Co 12,8 nous apprenons seulement qu'une écharde a été mise dans sa chair, un ange de Satan qui le soufflette, et que cette dure réalité (peut-être une maladie intermittente) fait contrepoids, dans sa vie d'apôtre, aux révélations extraordinaires dont Dieu l'a gratifié: "Trois fois, dit Paul, j'ai appelé le Seigneur à l'aide; mais il m'a dit: "ma grâce te suffit, car la puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse". Le Christ n'estime donc pas nécessaire de libérer son témoin de toute insécurité.
² Quand il s'agit de sa mission, Paul est déjà plus explicite. Face à un apostolat difficile et parfois même franchement dangereux, bien loin de s'en tenir à une attitude purement passive et plus ou moins fataliste, il forme des projets, il garde des désirs, et il en parle à Dieu." Nuit et jour, écrit‑il en 1 Th 3,10s, nous lui demandons tant et plus de revoir votre visage et de compléter ce qui manque à votre foi. Que Dieu lui-même, notre Père, et notre Seigneur Jésus dirigent vers vous notre chemin !" De même, aux chrétiens de Rome : "Je demande toujours, dans mes prières, que Dieu m'accorde enfin, par sa divine volonté, une occasion favorable de venir chez vous" (Rm 1,10). La prière de demande est donc ici intimement liée à l'initiative missionnaire.
Pour les Juifs, ses premiers frères, Paul exprime une fois un vœu paradoxal: " Oui, je souhaiterais d'être moi-même anathème, séparé du Seigneur, pour mes frères selon la chair" (Rm 9,3); ce qu'il redit un peu plus loin sous forme positive: " le désir profond de mon cœur et ma prière, c'est qu'ils soient sauvés".
Mais les prières et les souhaits les plus nombreux et les plus riches concernent, dans les lettres de Paul, les frères chrétiens. Là Paul varie à l'infini les formules, et ses demandes à Dieu sont, pour les pasteurs chrétiens, pleines d'enseignement, car elles manifestent, de manière tantôt spontanée, tantôt plus solennelle, quel genre d'épanouissement et d'efficacité l'apôtre Paul désirait pour les chrétiens de ses communautés.
² Les souhaits, généralement courts, sont déjà révélateurs: Paul souhaite à ses frères tout ce qui constitue le climat de la vie en Jésus Christ : la paix, la joie, l'espérance, la présence du Seigneur, toujours porteuse de la grâce et de l'agapè:
" Que le Seigneur soit avec vous tous !" (2 Th 3,16).
" Que le Seigneur dirige vos coeurs dans l'amour de Dieu et la patience du Christ!" (2 Th 3,5).
" Que le Dieu de la paix soit avec vous tous ! Amen !" (Rm 15,33).
" Que le Seigneur de la paix vous donne lui-même la paix en tout temps et de toute manière !" (2 Th 3,16).
Et tous ces dons, dans la pensée de Paul, ont déjà une portée théologale, car ils sont inséparables de la foi et d'une communion vivante avec Dieu, avec Jésus Seigneur, ou avec l'Esprit:
"Que notre Seigneur Jésus Christ lui-même, et que Dieu, notre Père, qui nous a aimés et nous a donné par grâce réconfort éternel et belle espérance, réconfortent vos coeurs " (2 Th 2, les)
"Paix aux frères, et amour avec foi, de la part de Dieu le Père et du Seigneur Jésus. La grâce soit avec tous ceux qui aiment notre Seigneur Jésus Christ d'un amour incorruptible!" (Ep 6,23s).
"Que le Dieu de l'espérance vous remplisse de toute joie et paix dans la foi, pour que vous abondiez d'espérance par la puissance de l'Esprit Saint!"(Rm 15,13).
² Dans ses demandes plus développées, Paul envisage plusieurs moments ou plusieurs niveaux de l'existence chrétienne, que l'on peut regrouper schématiquement de la manière suivante:
a. conversion et sanctification,
b. affermissement et constance
c. fructification, abondance et achèvement,
d. connaissance, "sur-connaissance", et intériorité.
Essayons de suivre successivement ces quatre thèmes principaux .
a. Conversion et sanctification
Le thème précis de la conversion morale du chrétien n'apparaît qu'une fois parmi les demandes de Paul, dans une lettre où il a dû se montrer sévère, en 2 Co 15,7-9: "Nous demandons à Dieu dans nos prières que vous ne fassiez aucun mal. [..] Ce que nous demandons dans nos prières, c'est votre redressement."
Paul préfère une formulation plus positive: " Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie totalement, et que votre esprit, votre âme et votre corps soient parfaitement gardés [..] pour être irréprochables lors de la venue de notre Seigneur Jésus Christ" (1 Th 5,23). L'important, pour les disciples, est que Dieu les juge dignes de son appel (2 Th 1,11), qu'ils mènent une vie digne du Seigneur et qui lui plaise en tout" (Col 1,10).
b. Affermissement et constance
C'est pourquoi Paul, assez souvent, demande pour les chrétiens la force et la stabilité: " Que le Seigneur [..] affermisse vos cœurs pour qu'ils soient irréprochables en sainteté devant Dieu, notre Père, lors de la venue de notre Seigneur Jésus avec tous ses saints"( 1 Th 3,11s). De nouveau, comme en 5,23, le mot "irréprochables" amène un rappel du Jour du Christ, qui reste la toile de fond de tout effort chrétien.
Selon Paul, prier pour ses frères, c'est une manière de "lutter pour eux" afin qu'ils tiennent bon, parfaits et pleinement attachés à toute volonté de Dieu (Col 4,12), afin que "devenus puissants en toute puissance selon la vigueur de sa gloire, ils acquièrent constance et patience" (Col 1,11)." Je fléchis le genou, écrit Paul aux chrétiens de la région d'Ephèse, afin qu'il vous donne, selon la richesse de sa gloire, d'être puissamment fortifiés par son Esprit [..], enracinés dans l'amour et fondés sur lui" ( Ep 3,16).
c. Fructification, abondance et achèvement
Les baptisés vivent donc sous la mouvance de l'Esprit, et une loi de dynamisme incessant, celle même de l'exode, commande désormais toute leur existence. Aux yeux de Paul, le chrétien, "enraciné dans l'agapè", n'est pas pour autant fixé à un niveau ou dans une phase de vie ou de service, et l'Apôtre récuserait ce fatalisme ou cette résignation de mauvais aloi qui nous empêchent de désirer et de demander le mieux et le meilleur pour les frères que Dieu fait cheminer avec nous. Témoin les nombreux passages des prières de Paul où reviennent les mots ou les idées de fructification, d'abondance et d'achèvement:
"Nous ne cessons de demander que vous fructifiiez en toute œuvre bonne" (Col 1,10).
"Que le Seigneur multiplie et fasse abonder votre amour les uns pour les autres et pour tous" (1 Th 3,11s)
"Nous prions toujours pour vous, afin que notre Dieu [..]
accomplisse en vous avec puissance tout désir de bien et l'œuvre de la foi" (2 Th 1,11).
"Je prie afin que vous soyez remplis du fruit de la justice qui nous vient par Jésus Christ,
à la gloire et louange de Dieu" (Ph 1,11).
d . "Sur‑connaissance" et intériorité
Qu'il s'agisse de lui‑même ou de ses disciples, Paul ne met pas de limites à ses ambitions spirituelles; et c'est pourquoi sans doute, dans les épîtres de la captivité, ses prières visent avant tout l'intériorité du chrétien, tout ce qui touche à l'illumination, à la connaissance et au discernement.
Si les chrétiens sont "puissamment fortifiés par l'Esprit", c'est "en vue de l'homme intérieur", pour que "le Christ habite en leur cœur par la foi et qu'ils deviennent capables avec tous les saints de comprendre et de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissanœ, afin d'être remplis vers toute la plénitude de Dieu" (Ep 3,16-19).
Au sens biblique, qui dit connaissance dit expérience vitale; aussi bien Paul ne parle-t-il pas seulement de connaissance, mais de "surconnaissance", comme pour souligner qu'il ne s'agit nullement de considérations purement intellectuelles; et cette expérience spirituelle qu'il décrit ici comme une entrée progressive dans le plérôme (plénitude) de Dieu, Paul la rattache fermement à l'histoire du salut. Ainsi écrit‑il dans cette même épître aux Ephésiens: " Que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père de la gloire, vous donne un esprit (ici: une grâce spirituelle) de sagesse et de révélation qui vous le fasse vraiment connaître; qu'il illumine les yeux de votre cœur, pour que vous sachiez quelle espérance vous ouvre son appel, quelle est la richesse de la gloire dont il vous a fait hériter parmi les saints, et quelle est l'extraordinaire grandeur de sa puissance envers nous, les croyants" (Ep 1,17ss). L'expérience de Dieu (la sur-connaissance) que Paul demande pour tous commence donc par une grâce de lumière, puis s'épanouit en espérance pour le monde et en confiance en Dieu qui appelle.
Mais Paul, qui insiste si fort sur la chance de croire, en tire non moins vigoureusement les conséquences, et fait appel au réalisme quotidien de la vie en Christ:
" Nous ne cessons de prier pour vous et de demander que vous soyez remplis de la connaissance de la volonté de Dieu, en toute sagesse et intelligence spirituelle [..] croissant en la (sur)connaissance de Dieu" (Col 1,10).
" Ce pourquoi je prie, c'est afin que votre amour abonde de plus en plus en (sur)connaissance et en toute clairvoyance, pour que, discernant le meilleur, vous soyez purs et irréprochables pour le Jour du Christ" (Ph 1,9s).
Nous retrouvons donc, au niveau des prières de demande, l'un des accents théologiques les plus nets des épîtres de la captivité: le mystère, le plan d'amour de Dieu pour la réconciliation universelle, non seulement est porté à la connaissance de tous les croyants, mais doit faire pour chacun d'eux l'objet d'une réflexion et d'une pénétration personnelles, grâce à la sagesse que Dieu donne; et cette (sur)connaissance, cette expérience personnelle du dessein de Dieu, conditionne et enrichit tout l'effort moral et tout le labeur missionnaire du disciple de Jésus.
§ 2 Ce que saint Paul fait demander à Dieu
Pour compléter ces quelques éléments que nous venons de tirer des requêtes de Paul à Dieu, il nous faut maintenant passer en revue les consignes qu'il donne aux chrétiens touchant la prière de demande.
² Tout d'abord les communautés en tant que telles doivent se soutenir mutuellement par la prière: c'est le signe le plus vrai de leur amitié (2 Co 9,14). Il leur incombe aussi d'élargir leurs demandes, comme des responsables de l'universel: "Je recommande avant tout qu'on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et tous ceux qui exercent l'autorité, afin que nous puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité "(1 Tm 2,1).
² Mais la prière de demande doit devenir aussi le réflexe de chaque croyant, spécialement lorsqu'il a quitté la paix de Dieu, lorsqu'il est tenté de s'enfermer dans une attitude négative ou dans un sentiment d'écrasement ou de désespérance: "N'ayez aucun souci, mais en tout, par la prière et la supplication avec action de grâces, faites connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos coeurs et vos pensées dans le Christ Jésus" (Ph 4,6).
² La prière continuelle des frères chrétiens doit également prendre en charge les besoins de tous les baptisés, et spécialement ceux des ouvriers de l'Évangile: "Par toutes (sortes de) prières et de demandes, priez à tout moment dans l'Esprit; employez vos veilles à une infatigable intercession pour tous les saints, pour moi aussi, afin qu'ouvrant la bouche il me soit donné de parler pour faire connaître avec assurance le mystère de l'Evangile"(Ep 6,18s).
Prier pour les témoins de Jésus, c'est participer très réellement au travail de l'évangélisation: "Frères, priez pour nous, afin que la parole du Seigneur poursuive sa course et soit glorifiée comme elle l'est chez vous "(2 Th 3,1; cf. 1 Th 5,25). Et l'Apôtre est intimement convaincu de la nécessité et de l'efficacité de cette prière fraternelle, tant pour le succès de ses projets missionnaires que pour appeler le secours de Dieu dans les dangers qu'il affronte:
" Je vous exhorte, frères, écrit-il aux Romains, par notre Seigneur Jésus Christ et par l'amour de l'Esprit, à lutter en même temps que moi par vos prières à Dieu pour moi, afin que j'échappe aux incrédules de Judée et que ma collecte pour Jérusalem soit agréée des saints" (Rm 15,30). Ou encore, aux Corinthiens: "C'est Dieu qui nous a délivrés de la mort (en Asie Mineure) et nous en délivrera [..], si vous nous venez en aide par la prière" (2 Co 1,11).
De même, au moment de sa captivité romaine, Paul peut écrire à Philémon (22): " J'espère que, grâce à vos prières, je vous serai rendu"; et aux Philippiens, en leur parlant de son procès imminent et de certaines menées de faux frères: " Je sais que cela aboutira pour moi au salut, par votre prière et le secours de l'Esprit de Jésus Christ "(Ph 1,19). Formule magnifique, qui met en relief à la fois la liberté imprescriptible de l'Esprit et l'urgence de la prière de demande, dans la plus pure tradition de Jésus :"demandez, et vous recevrez" ( Mt 7,7; cf. Mc 11,24; Lc 11,9-13; Jn 14,13s; 15,7.16; 16,23-26).
² Aussi bien l'Esprit de Jésus ressuscité est‑il présent et agissant dans toute prière d'un fils de Dieu, et il rachète par sa présence toutes les maladresses du désir et toutes les impuissances de la parole de l'homme:
" ... l'Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut; mais l'Esprit lui-même sollicite souverainement par des gémissements ineffables, et Celui qui scrute les cœurs sait quels sont les désirs de l'Esprit, et que c'est selon Dieu qu'il sollicite en faveur des saints " (Rm 8,26s).
² C'est peut-être ce texte de Rm 8,26s, plus précisément toute la péricope: Rm 8,16-27, qui nous apporte le dernier mot de Paul, apôtre et pasteur, sur la prière.
Tout se résume en un triple gémissement :
‑ le gémissement de la création, qui accompagne ses douleurs d'enfantement, jusqu'au moment où elle sera associée à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. Mais cette plainte du cosmos et de la nature n'est pas encore une prière.
‑ le gémissement des croyants, qui possèdent les prémices de l'Esprit et qui attendent le rachat de leur corps. Et ce gémissement de l'homme est prière d'espérance.
‑ il y a enfin le gémissement de l'Esprit qui vient en aide à notre faiblesse.
Cette faiblesse, qui marque inévitablement notre témoignage et toutes nos entreprises missionnaires, est liée, en profondeur, à notre condition pérégrinante et aux "souffrances du temps présent" (Rm 8,18). Elle est toujours finitude et souvent culpabilité, en tout cas limite pour le savoir et blessure dans le vouloir de l'homme. C'est cette faiblesse qui nous rend incapables de prier "comme il faut" (v.26), c'est-à-dire de demander "selon Dieu" (v.27) "ce qui n'est pas monté au coeur de 1'homme"(1 Co 2,9) et que pourtant Dieu lui prépare.
C'est bien aussi cette faiblesse qui nous fait gémir; et paradoxalement l'Esprit Saint nous vient en aide en gémissant lui aussi. Mais de même que le gémissement humain n'étouffe pas le gémissement cosmique, de même le gémissement de l'Esprit n'interrompt pas le gémissement de l'homme, mais l'accompagne pour l'achever et le mener à son terme. Notre impuissance demeure, mais l'Esprit l'habite et l'oriente vers la gloire, "selon Dieu"; les mots continuent de nous manquer pour porter à Dieu nos demandes filiales, mais l'Esprit lui-même "intercède par des gémissements sans paroles, au‑delà de toute parole."
Cette intercession de l'Esprit reste bien un gémissement, qui traverse celui du monde et entre en résonance avec le nôtre, mais grâce à lui notre gémissement de faiblesse devient vraiment filial et passe en Dieu. Toutes nos demandes impuissantes et gémissantes, notre souci multiple et notre quête inquiète du Royaume confluent alors en une simple aspiration à la gloire, selon Dieu. Et Dieu qui scrute les cœurs lit dans le nôtre un désir que l'Esprit a fait sien. Ce qui s'opère ainsi au creux des souffrances du temps présent et par le gémissement de l'Esprit, est un mystérieux enfantement à la gloire.
*
Telle est donc la prière pastorale de Paul, dans l'Esprit Saint qui agit en lui avec force et douceur:
C'est un reflet direct de sa vie, mais de sa vie totale, de la manière dont il se situe par rapport à Dieu, par rapport au Christ et par rapport à sa mission personnelle.
Sa prière laisse également transparaître la vie du peuple de Dieu, tout entier voyageur, tout entier témoin, tout entier missionnaire; elle fait remonter et émerger dans la lumière de Dieu tout le vécu de l'Église.
Mais surtout la prière de Paul est un espace d'accueil pour la vie de Dieu, pour son amour qui surpasse toute connaissance, et un espace d'écoute pour sa Parole, force de salut offerte à tous les hommes.
C'est le lieu de la certitude, dans l'insécurité même d'une Église pauvre et minoritaire; c'est pour Paul le lieu de l'espérance, quand la "faiblesse" est là, la sienne, celle de Corinthe, celle de Jérusalem, celle de tous les frères chrétiens, toute cette pesanteur qui alourdit, non pas la marche de Dieu dans l'histoire des hommes, mais la marche des hommes vers le pays de Dieu.
C'est le moment, ou le niveau, le plus profond de lui-même, où Paul, gratuitement, aime, parce qu'il est sûr d'être aimé: il sait en qui il a cru, et le Christ est pour lui non plus une question, mais le Vivant qui appelle, qui voit et qui répond.
Paul, au moment et au niveau de la prière, laisse Dieu l'aimer autant qu'Il veut l'aimer;
il laisse Dieu redire en lui son amour pour le monde,
son mystère d'amour qui a nom Jésus Christ.
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