Poïmèn

 

                        Session donnée à des prieures et abbesses nouvelles dans la charge

                                                           Jouarre            5-10 octobre 1998

 

 

Nous retiendrons successivement quatre thèmes :

 

§1.       "Voici que je fais toutes choses nouvelles" (Apoc.21,5); les mutations intervenues.

§2.       "Je vous donnerai une bouche et une sagesse, "stoma kai sophian" (Lc 21,15).

§3.       "Je donne ma vie" (Jn10,17): l'exemple du Christ.

§4.       Commentaires bibliques de référence.

 

 

         §1.    "Voici que je fais toutes choses nouvelles" (Apoc.21,5)

 

 

1.         Des changements internes se sont produits dans la communauté.

 

Quant à la composition :

Il faut faire face aux même besoins et aux mêmes missions, avec peu de jeunes.

 

. L'âge moyen de la communauté a augmenté considérablement, ce qui entraîne toute une série de conséquences : augmentation du nombre des sœurs fatiguées, malades, ou dépressives ; poids grandissant de l'infirmerie ; communautés moins performantes et moins attirantes pour les jeunes ; moins sécurisantes, aussi, alors que les jeunes, marquées par leur génération, ont du mal à s'engager pour toujours.

 

. Manque de personnes qualifiées, formées, pour assumer des responsabilités, même partielles. Parfois difficultés pour trouver ou libérer des formatrices, pour former un conseil valable. Difficulté pour renouveler les personnes en charge, les même sœurs se retrouvant aux commandes, et ensemble ; d'où le danger d'accaparer (sans le vouloir ou le sentir) toute la dynamique communautaire.

 

. Dans un premier temps, on a remédié au manque de personnes par une simplification du travail, des services, ou des tâches assumées. Mais le processus a des limites ! Après la simplification, des suppressions s'imposent, si on ne veut pas entamer le charisme. Parfois on a tardé à modifier l'horaire (là où c'eût été possible) ; d'où des dysfonctionnements, des absences massives, l'instauration de deux vitesses, la prolifération des statuts personnels et des exemptions.

 

La communauté se situe différemment face à son avenir.

 

. La tendance, bien compréhensible, des plus âgées de la communauté est de gérer leur vieillesse, et aussi de regarder la communauté sous l'angle de leur vieillesse. Elles ont besoin de conforts nouveaux, de sécurités nouvelles (par exemple dans l'alimentation). Parfois elles s'installent prématurément dans l'inactivité.

 

. On constate parfois chez elles un manque d'intérêt pour la prospective concernant le monastère, pour les changements devenus nécessaires ou urgents (le temps s'est rétréci pour elles), ou pour les apports culturels et théologiques, autrefois très valorisés.

 

. On remarque également chez elles une tendance à s'en remettre passivement à certaines sœurs qui peuvent encore penser et réaliser. La supérieure idéale, à leurs yeux, sera celle qui sécurise le plus.

 

 À côté d'exemples très beaux de fidélité, venant de sœurs sur lesquelles le temps ne semble pas avoir de prise, on enregistre des difficultés plus ou moins grandes à garder un tonus humain et spirituel, parfois même des débuts de dégradation de la vie religieuse.

 

. Les forces vives des monastères se sentent de plus en plus isolées, obligées de faire face à des responsabilités de plus en plus prenantes te pesantes ; elles se voient plus ou moins seules à réfléchir et à anticiper l'avenir.

 

. Les plus anciennes ne comprennent pas toujours la nécessité vitale, pour les plus jeunes, de retrouver de loin en loin les plus jeunes d'une ou dans autres communautés.

 

 

2.              Changements dans l'environnement de la communauté.

 

. Comme le rayonnement de la communauté diminue, la communauté est moins fréquentée et reçoit moins d'aides ; les amis du monastère s'éloignent ou se désengagent, ou au contraire ils deviennent envahissants, parce qu'on se laisse envahir, pour profiter au maximum du dévouement des laïques

 

. L'entraide des communautés voisines va diminuant, car partout on souffre du petit nombre.

 

. Parfois le monastère ne fait plus ou ne peut plus faire appel à l'Ordre. On se débrouille avec les possibilités locales, au risque de perdre toute une part du charisme.

 

3.         Conséquences de toutes ces mutations pour la responsable et pour son action.

 

. Solitude grandissante. Parfois, peu de sœurs peuvent prendre la mesure des mutations en cours dans l'Église et le monde. Parfois, même celles qui, intellectuellement, ont pu faire la démarche d'accueillir une part de la nouveauté, n'ont pas/plus l'énergie morale ou spirituelle nécessaire pour s'engager dans une dynamique communautaire renouvelée.

 

. Il lui faut prendre sur elle une part grandissante de l'insécurité du groupe communautaire. Elle ne peut ou ne doit pas dire toujours ce qui se prépare, les épreuves nouvelles qui attendent la communauté. Elle est amenée à mesurer ce que la communauté peut porter, ce qu'il est raisonnable qu'elle porte. Il y a donc un équilibre à trouver entre "trop responsabiliser"(ce qui a pour conséquence l'inquiétude ou l'affolement d'un groupe clos) et "déresponsabiliser"(et certaines n'attendent que cela).

 

. Elle se voit obligée de se défendre contre un sentiment d'échec. Même quand elle voit clairement le but, elle n'a pas toujours les moyens, en ressources matérielles et en personnes, et elle ne peut envisager de les avoir à moyen terme. Elle doit donc se prémunir à la fois contre la perte de toute ambition pour sa communauté, et contre un sentiment intérieur de sauve-qui-peut (combien de temps pourra-t-on prolonger le prolongeable ?); parfois contre une culpabilisation déraisonnable et débilitante.

 

. Au moment où la communauté a encore plus besoin de son exemple, la responsable s'absente de certains moments importants de la vie communautaire, soit qu'elle a atteint un taux de fatigue qui la déstabilise humainement et spirituellement, soit parce qu'elle doit prendre des précautions pour ne pas craquer en résistance physique ou nerveuse, soit parce qu'elle bouche des trous dans de nombreux secteurs.

 

. La prospective est devenue difficile. On ne sait plus quel effort privilégier pour garder l'équilibre et pour assurer à la fois la cohésion et le dynamisme.

 

. Nécessité pour la responsable de stopper à temps sa propre fatigue, afin de pouvoir porter vraiment la charge du troupeau. C'est difficile pour certains tempéraments, qui seraient portés à mourir à la tâche. Mais à vrai dire ce n'est pas ce que le Seigneur demande : on est responsable pour mener à la vie, pour conduire.

 

. Nécessité où se trouve parfois et de plus en plus souvent la responsable d'interpréter la loi dans son esprit en restant généreusement dans l'obéissance, et pour que les sœurs puissent vivre en paix l'obéissance qui fait leur grandeur. Là encore, c'est une manière d'assumer l'insécurité de la marche communautaire.

 Spécialement : - quand le législateur n'a pas prévu ni pu prévoir le cas spécial, le cas de force majeure ou d'impuissance majeure, dans lequel se trouve la communauté hic et nunc ;

                        - quand la communauté se trouve dans l'impossibilité réelle de se conformer à la lettre de la loi. Il faut alors se rappeler que "la nécessité n'a pas de loi", mais aussi que la responsable demeure "ennomos Christoû" (1 Cor 9,21).

 Il faut alors que la responsable reste vigilante sur sa parole. L'ironie, les critiques, le dénigrement systématique de l'autorité (romaine ou autre) décrédibilisent la responsable et affaiblissent sa propre autorité. Il lui faut aimer l'Église réelle, divine et humaine, même quand elle souffre par elle ou est déstabilisée par elle.

 

  1. Ce qui reste possible : les pas de la fidélité

 

 

1.         Redéfinir (redire, repréciser) les priorités.

 

2.         Réaffirmer, dans la même recherche d'authenticité, les valeurs fondamentales du charisme de l'Ordre. Par des lectures communes, des conférences, des débats communautaires, tenir les sœurs au courant :

- des changements qui interviennent dans l'Ordre (mutations inévitables, mutations volontaires, changements de mentalité) ;

- des initiatives prises en vue de la fidélité ;

- des débats internes à l'Ordre dans la région apostolique.

 

3.              Réadapter les moyens à la fin. "Le sabbat est fait pour  l'homme, et non l'homme pour le sabbat". L'horaire est fait pour la communauté, et non la communauté pour l'horaire. Assurer l'essentiel, peut-être d'une autre manière. Ce qui implique souvent que l'on déculpabilise la communauté, lorsque, par nécessité, il faut s'écarter de la lettre de la loi.

 

4.         Maintenir les sœurs, toutes et chacune, en état de générosité.

Même si, pour certaines, il s'agit de gérer la vieillesse, la gérer généreusement, même avec de petits moyens ( cf.§ 4, "Anne de Phanuel", Lc 2,36-40). Rester doucement exigeante pour la tenue extérieure, l'hygiène, les habitudes de politesse élémentaires. Sur tous ces points, le laisser-aller est contagieux, et si l'on y prend garde, dans un groupe, les plus "vulgaires" l'emportent toujours.

 

4.              Veiller, plus que jamais, sur l'équilibre spirituel de chacune et du groupe tout entier. Relire souvent le vécu, celui des personnes et celui de la communauté, à la lumière de la Parole de Dieu.

 

5.         Faire reposer la communauté, surtout les sœurs surchargées. Cf.Mc 6,31 :"Venez à l'écart, dans un lieu désert, et reposez-vous un peu", voir v. 32-35. C'était une habitude de Jésus lui-même (Mc 1,35; Lc 4,42).

 

6.         Replacer souvent le destin de la communauté sur l'horizon du salut du monde. C'est une aide puissante :

- pour comprendre les épreuves de l'Ordre ou de la communauté "sachant qu'à votre Fraternité répandue à travers le monde sont imposées les même souffrances" (1 P 5,9) ;

- pour entrer dans le mystère du dessein de Dieu sur le monde qu'il aime.

Cela permet à la fois :

- de ne pas se culpabiliser à tort et inutilement ;

- de ne pas non plus minimiser l'importance de ces épreuves et de ne pas y voir seulement un accident du parcours communautaire.

Les épreuves de l'Église dans le monde sont souvent les épreuves du monde, telles qu'elles résonnent dans l'Église de Jésus.

 

7.         S'interroger à temps sur les marginalisations qui se dessinent ou déjà s'installent.

 

8.         Insuffler la confiance dans les cœurs, spécialement dans le cœur des jeunes ou des sœurs encore jeunes.

 

 

  1. Quelques convictions

 

 

²  L'avenir se vit aujourd'hui. La réponse d'amour et d'Alliance se vit dans l'aujourd'hui.

 

²  Jésus vit aujourd'hui dans son Église, et son Esprit fait vivre tous ceux qui croient en lui et tous ceux qui le cherchent. Notre souci du Royaume est une participation au dessein rédempteur de Jésus. Notre témoignage est une entrée dans le témoignage de l'Esprit Paraclet.

 

²         Le Père entend nos prières, mais répond toujours à son heure. Avec Dieu "on ne perd rien pour attendre". Quand Dieu exauce, c'est une réponse digne de Dieu, c'est toujours royal, comme à Cana. Réponse de puissance et d'amour, d'un amour qui ne connaît pas de limites.

 

²         Porter dans la nuit du cœur l'insécurité de l'Église, de la communauté, ou la responsabilité du troupeau de Jésus, c'est participer au mystère de Gethsémani et de Pâques. En tant que responsable, on peut avoir l'impression douloureuse d'être abandonnée des sœurs, et de Dieu qui reste muet, nous laissant avec les seules paroles qu'il a dites en Jésus Christ et par ses prophètes. À la Croix le sommet de l'amour rédempteur a été vécu comme un abîme de déréliction.

 

²         En dépit de tes les apparences, l'Église ne va pas vers un hiver inexorable, mais vers un été riche en moissons (cf.§4, "Voyez le figuier", Lc 21,29-33). Optimisme que Jésus a voulu léguer à sa communauté :"Déjà les champs sont blancs pour la moisson" (Jn 4,35), "d'elle-même la terre porte du fruit" (Mc 4,26-29).

 

²         Plus nous entrons dans le service du Royaume, moins il est possible de faire un bilan de notre action ou de notre service. C'est un grand moment de la vie spirituelle, quand nous acceptons de vivre et de mourir "les mains vides", quand nous acceptons de ne pas savoir combien nous aimons (cf.§4,"Tu sais que je t'aime", Jn 21), quand nous laissons à Jésus le soin d'apprécier notre travail, notre dévouement, notre silence, notre prière.

 

²         Jésus à Gethsémani a trouvé ses amis endormis, absents, oublieux de tout. Nécessaire autonomie affective et spirituelle de celles qui entrent dans son mystère. (Cf.§4, "Ayez du sel en vous-mêmes , et soyez en paix les unes avec les autres", Mc 9,50). C'est manifester un grand amour pour le Seigneur, que d'accepter de vivre pour lui seul, avec lui seul comme compagnon, comme confident, comme ami, comme époux, attendant de lui seul le supplément d'amour qui nous donne envie de continuer à vivre pour le servir.

 

²         On n'est jamais seule quand on vit pour lui seul.(Cf.§4, Jn 8,16; 8,29; 16,32). "Et moi, disait É lie (Rm 11,3), je suis resté seul, et ils en veulent à ma vie !" [elles veulent changer d'abbesse !]. Que lui répond l'oracle divin ? "Je me suis réservé 7000 hommes qui n'ont pas plié le genou devant Baal"; Je me suis réservé les pauvres de la communauté, qui me servent en silence, sans jamais être valorisés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

§2. "Je vous donnerai une bouche et une sagesse"(Lc 21,15)

 

 

 

Nous suivrons le plan suivant :

 

Introduction : le texte de Lc 21,15

1.              La sagesse de rester soi

2.              Délégation et contrôle

3.              Proximité et distance

4.              Souci de toutes et relation à chacune

5.              Gestion matérielle et dynamique spirituelle

6.              Dévouement au troupeau et harmonie personnelle

7.              Technicité et chaleur humaine

8.              Réalisme et optimisme

9.              Gérer la mémoire de la communauté

10.           Le souhaitable et le possible

 

Le texte de Lc 21,15

 

           

            Dans Lc 21,12-19, le contexte parle des persécutions que les disciples auront à subir au long de l'histoire de l'Église. Menacés, déstabilisés, ils devront mettre toute leur confiance en Dieu qui les envoie :"Mettez-vous donc bien dans l'esprit que vous n'avez pas à préparer d'avance votre défense, car moi, je vous donnerai une bouche et une sagesse à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ou contredire".

 

Commentaire : Cf.§4, "À cause de mon nom", Lc 21,12-19.

 

            L'usage de stoma (bouche)rappelle Ex 4,11s :"Qui a doté l'homme d'une bouche ? Qui rend muet ou sourd, clairvoyant ou aveugle, n'est-ce pas moi, Yahweh ? Va maintenant, je serai avec ta bouche et je t'indiquerai ce que tu devras dire". Et Moïse veut décliner sa mission :"Moïse dit encore :Excuse-moi, mon Seigneur, envoie, je t'en prie, qui tu voudras !" Mais la réponse de Dieu ne se fait pas attendre :"La colère de Yahweh s'enflamma contre Moïse, et il dit : N'y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite ? Je sais qu'il parle bien, lui. Le voici qui vient à ta rencontre, et à ta vue il se réjouira en son cœur. Tu lui parleras et tu mettras les paroles dans sa bouche. Moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous indiquerai ce que vous devrez faire" (v.14-15).

 

            De même, en Ez 29,21 :"Ce jour-là je susciterai une lignée à la maison d'Israël, et je te permettrai d'ouvrir la bouche au milieu d'eux. Alors ils sauront que je suis Yahweh".

 

            Pour sophia (sagesse) dans un contexte de controverse, cf. Act 6,10 :"Les gens de la synagogue des Affranchis (…) se mirent à discuter avec Étienne, mais ils n'étaient pas force à tenir tête (anistèmi, comme en Lc 21,15 ! Cf; Act 13,8; 2 Ti 3,8; 4,13) à la sagesse et à l'esprit qui le faisaient parler".

 

            Dans le texte parallèle de Mc 13,11 (Mt 10,19s), c'est l'Esprit Saint qui parle alors que les disciples sont traînés devant les tribunaux. De même dans le doublet Lc 12,11-12 il est question de d'Esprit qui enseigne aux disciples persécutés ce qu'il faut dire. On remarque chez Luc une tendance à souligner le rôle de Jésus, conjointement avec l'Esprit, dans les dons faits aux hommes.

 

            La responsable de communauté se trouve rarement en situation de persécution, mais très souvent dans des situations inconfortables, où elle sent contestées l'image qu'elle donne d'elle-même, sa compétence, la forme de ses interventions, les valeurs spirituelles qu'elle rappelle et veut promouvoir. Il lui arrive alors de se replier dans le silence, par crainte d'être jugée, critiquée, ou mal comprise, de se laisser ôter la parole par des sœurs agressives, et de laisser ainsi le champ libre aux forces du refus qui travaillent à certaines heures les communautés.

            Mais ces moments de désarroi et de pauvreté sont aussi des moments où l'on peut expérimenter la fidélité du Seigneur : la responsable se sent paralysée par certaines de ses sœurs, mais Dieu veut lui permettre, comme au prophète, "d'ouvrir la bouche au milieu d'elles", Dieu veut mettre "des paroles dans sa bouche". Jésus, selon sa promesse, lui donne "une bouche", c'est-à-dire des paroles qu'elle n'avait pas et le ton pour les dire.

 

            Dans le contexte de ce logion, Jésus met en garde ses disciples non seulement contre les adversaires du dehors, juifs ou gentils, mais aussi contre leurs amis et leurs proches, voire les membres de leur famille, qui vont se tourner contre eux "à cause de son nom", c'est-à-dire à cause de ce qu'il est et de ce qu'il fait pour eux. Jésus les assure de la victoire en citant un proverbe :"Pas un cheveu de votre tête ne se perdra" ; écho de Lc 12,7.: "les cheveux même de votre tête sont tous comptés",        

            Par leur hupomonè, leur persévérance et leur force dans la souffrance, ils gagneront leur âme (leur vie : ils se gagneront eux-mêmes), ils sauveront leur vie, ils montreront qu'ils ont été le grain dans la bonne terre, qu'ils ont écouté la parole et l'ont gardée dans un cœur bon et généreux (Lc 8,15), qu'ils ont porté du fruit et ont trouvé la vie authentique.

 

 

1.              La sagesse de rester soi, d'être une présence amicale à soi-même

 

 

a)                       La vie communautaire  vient bousculer une responsable dans son identité, car elle apparaît en plus vive lumière, aux autres et à elle-même. Les contrastes de sa personnalité s'accusent encore plus, et chacune des sœurs lit plus facilement les qualités et les défauts de la "supérieure".

 

b)         D'où ces tentatives inconscientes

- d'effacer les marques personnelles,

- de se refaire un personnage moins saisissable et plus anonyme ("sans nom",

- de ne plus exister qu'en coïncidant avec le désir des unes et des autres,

comme ces poissons qui prennent la couleur du fond de la mer. Et cela , d'autant plus que le regard des autres – regard que l'on sent sans grande pitié – vient souvent renforcer le regard impitoyable que nous jetons sur nous, sur nos tendances et sur notre vécu. Nous sommes parfois prompts à nous dévaluer, à nous désespérer, à nous déstabiliser, et les responsabilités, en multipliant les occasions de tension ou les heurts, réactivent cette tendance à nous déprécier nous-mêmes et à douter de notre capacité d'aimer et de faire vivre.

 

c)         Le remède, au niveau humain, c'est de parvenir à coïncider avec soi-même, avec son passé et son projet, avec son "archéologie" et sa "téléologie" (Ricoeur). Et ce mouvement vers l'unité intérieure suppose :

une acceptation plus ou moins paisible de sa soif de bonheur,

un oui quotidien à notre être tout en désir,

une vraie capacité de filtrer tous les apports des sentiments et des ressentiments,

une réconciliation avec le moins agréable et le moins valorisant de soi-même,

l'acceptation de ce lest du cœur qui alourdit ou ralentit la marche vers l'authenticité personnelle et vers la vraie rencontre de l'autre.

 

d)         En réalité, cet effort d'unification demeure limité et infructueux tant qu'il ne s'inscrit pas dans la dunamis (dynamique) de l'Esprit de Dieu, qui sonde nos profondeurs comme il habite celles de Dieu. nous ne pouvons nous faire un cœur nouveau qu'en recevant le cœur nouveau qui est don de l'Esprit ; nous ne rejoignons l'unité intérieure qu'en communiant, déjà à notre niveau personnel, à l'unité du Père et du Fils.

            C'est la présence amicale de l'Esprit Don de Dieu qui rend la femme amicale à elle-même,  parce que l'Esprit lui donne de se saisir elle-même comme aimée du Père et aimée du Christ. Elle prend alors à ses propres yeux la valeur qu'elle a aux yeux du Père et du Christ. Alors, en dépit de ses moments de lâcheté, d'égoïsme ou de tristesse, elle coïncide, dans la foi et l'espérance, avec le meilleur d'elle-même : son être de fille de Dieu en alliance d'amour avec le Christ.

 

e)         Si une responsable veut, selon la parole de Jésus, aimer ses sœurs comme elle-même, il lui faut implorer du Seigneur cette réconciliation avec elle-même qui lui permettra de s'aimer selon Dieu, selon le projet de Dieu, selon le désir de Dieu. Elle peut alors s'ouvrir à l'espérance et ouvrir cette espérance à celles qu'elle a mission de conduire. Elle peut témoigner, par la qualité de son regard et de son écoute, que la paix de Dieu a été victorieuse en elle.

 

 

2.              Délégation et contrôle

 

 

a)         On le répète souvent : c'est la marque d'une autorité saine que de savoir se faire aider, de savoir confier une responsabilité, de savoir déléguer des pouvoirs qui sont déléguables, et de savoir faire confiance.

 

b)         Il est vrai aussi que pour certains types d'hommes et de femmes cette délégation des responsabilités n'est pas un réflexe spontané. Une personne très douée et très polyvalente supportera difficilement que certaines tâches soient remplies par d'autres, moins vite et moins bien. Or cette déperdition de qualité est parfois le prix à payer pour que les membres du groupe se sentent partie prenante du bien commun et de l'œuvre commune. Ce que l'on perd en rentabilité, on le gagne en cohésion communautaire et en aisance des personnes dans le travail.

            Mais, bien évidemment, il y a des limites au laisser faire, et le partage des responsabilités doit être régulé en fonction du vrai bien des personnes et de la communauté. Ce n'est pas forcément le bien d'une sœur que de se sentir totalement autonome dans le service qu'elle assume ou que de développer anarchiquement son poste de travail. La cohésion de la communauté peut en pâtir très vite.

 

c)         Parfois la responsable voudrait bien déléguer, partager ses tâches, mais le manque de temps l'en empêche. Quand les sœurs sont encore inexpertes, il faut investir beaucoup de temps pour les initier.

 

d)         Dans d'autres cas, les responsabilités ne peuvent être partagées que partiellement, parce qu'on  ne peut pas faire confiance totalement à une sœur, qui peut être maladroite, ou fantasque, ou vite fatigable, ou parce qu'on doit songer à répartir les tâches sur plusieurs sœurs, et donc à fractionner certaines tâches (mais l'expérience prouve qu'il n'est pas bon ni sage de laisser des sœurs durablement en position de rivalité à l'intérieur d'une même tâche).

 

e)         De toute façon, : la délégation des responsabilités doit toujours être équilibrée par le contrôle.

Non pas un contrôle tatillon, mais la vigilance discrète de la responsable, qui ne peut perdre de vue ni le vrai bien de la personne, ni le bien de la communauté (cohésion/dynamisme).

            Cette vigilance peut s'exercer d'une manière très souple, mais il est bon que les balises soient posées dès le début et clairement, pour que la responsable n'ait pas à reconquérir un terrain trop vite envahi par une sœur.

            On peut, p.ex., instaurer un bilan régulier, un compte rendu régulier à l'autorité, ou à tout le moins un dialogue régulier sur le travail entrepris, ses difficultés et ses développements, sur l'impact relationnel de la responsabilité assumée par une sœur.

            Il est important que chaque sœur se rende compte que la responsable prend intérêt à son travail, à son dévouement, et que chaque sœur ait l'occasion de se rappeler qu'elle travaille en délégation, ou en tout cas dans le cadre du bien commun dont la responsable est garante.

 

 

 


 

3.              Proximité et distance

 

 

 

a)         La brebis a besoin de savoir la bergère proche, en éveil, et en même temps elle a besoin d'une certaine distance pour se sentir autonome.

 

b)                      La proximité de la responsable peut se traduire de bien des manières.

 

            Ce peut être l'attention aux besoins concrets, concernant la santé, le sommeil et la détente, le travail,  les relations communautaires.

            Ce peut être une initiative de dialogue, toujours discrète, aux moments de fragilité, de faiblesse, ou d'anxiété (qu'il s'agisse d'une tension entre des sœurs, de soucis familiaux, d'un départ en clinique un d'un retour de convalescence, ou simplement d'un passage dépressif, d'un moment d'acédie spirituelle), ou aux tournants importants de la vie (changements d'office à l'intérieur du même monastère, ou nouvelle responsabilité hors du monastère).

 

c)         Mais cette proximité devra respecter l'espace d'autonomie dont la sœur a besoin pour s'épanouir et grandir devant Dieu en liberté filiale.

            L'ouverture faite à la sœur respectera le niveau de confiance et de dialogue qu'elle a su atteindre avec sa responsable, car l'aisance d'une sœur dans le dialogue ne se commande pas. Autant il est bon que la sœur se sente invitée, autant il serait néfaste qu'elle se sente contrainte.

            La responsable est ainsi amenée à gérer le dialogue avec les sœurs à des niveaux très différents de simplicité et de profondeur. Dans beaucoup de cas ce niveau s'améliorera peu à peu ; mais certaines sœurs ont besoin de temps pour s'apprivoiser.

 

d)         Par ailleurs une saine distance est nécessaire pour la responsable elle-même, pour son équilibre, pour qu'elle puisse porter le fardeau dans la durée.

            Certes, il faut qu'elle soit à l'écoute, et capable d'une sympathie vraie, capable aussi de compassion, mais il serait inutile et même dangereux qu'elle s'incorpore la souffrance de la sœur qui vient, au point d'en être elle-même déstabilisée. Elle ne peut aider une sœur que si elle garde sa capacité d'objectivation. La sœur en dialogue perdrait ra  pidement toute sécurité si elle sentait que ses confidences ou ses plaintes angoissent la responsable, la rendent nerveuse, cassante, ou contraire hésitante ou indécise.

 

 

4.              Souci de toutes et relation à chacune

 

 

a)         L'une des difficultés que rencontre la responsable est qu'elle plie sous le nombre des sœurs qu'il faut prendre en charge, recevoir, écouter, et avec qui il faut essayer de penser le présent et l'avenir.

            Il est vrai que toutes ne sont pas aussi demandeuses, ni aussi engagées dans la dynamique communautaire : de nombreuses demandes demeurent implicites, ou encore les sœurs se lassent de demander des rendez-vous sans cesse reportés ou oubliés. Si l'on se contentait de répondre aux demandes explicites, on risquerait de se retrouver au centre d'une communauté dans la communauté. De  même, si l'on prend l'habitude de travailler, de dialoguer et de prévoir avec les quelques sœurs plus qualifiées ou simplement avec celles qui ont en mains les principaux leviers du travail ou du rayonnement communautaire, on s'aperçoit vite que l'on a tendance à "tourner" avec seulement quelques sœurs. Et il est vrai que souvent c'est plus commode, plus rentable et plus expéditif, mais c'est aux dépens de la cohésion communautaire et du dynamisme de la grande communauté, et cela fait grandir chez un bon nombre de sœurs  un sentiment d'inutilité ou d'exclusion. Ce n'est certes pas dans  les intentions de la responsable, mais les choses sont vécues ainsi, surtout par celles qui "ne sont rien".

 

 

b)         À cause du poids que représente le grand nombre, une responsable, qui sent son temps limité et  ses forces limitées, essaie parfois de répondre au plus pressé, c'est-à-dire de passer du temps avec les plus malades, les plus difficiles, les plus dépressives, les plus menacées dans leur fidélité monastique ou leur bonheur de consacrées.

            C'est un vrai réflexe évangélique et pastoral ; et plus les communautés sont adultes, mieux elles comprennent ce parti pris pour les pauvres.

            Mais même là un discernement s'impose parfois, pour bien des raisons :

- une sœur fragile peut devenir, consciemment ou non, tyrannique envers sa responsable, et la culpabiliser si elle ne répond pas à la minute ;

- certaines sœurs peuvent user de telle ou telle faiblesse, de tel ou tel besoin, pour accaparer affectivement la responsable ;

- ou bien la responsable se rend trop présente à l'une ou l'autre parce qu'elle supporte mal l'inquiétude que la sœur suscite en elle, ou même parce qu'elle se laisse travailler par l'angoisse devant une évolution dangereuse ou une dérive déjà importante.

 

c)                       Quand elles s'interrogent (par exemple en supervision) sur leur pastorat, les responsables pointent parfois en elles-mêmes une tendance à cristalliser sur une sœur ou sur quelques-unes leurs difficultés de gestion, de compréhension ou de dialogue :"tout irait bien si telle sœur …".

            Il se peut, de fait, que la sœur en question soit fatigante ou carrément imbuvable, mais quand on sent que l'attention ou le souci se focalisent sur elle seule, il est important de desserrer l'écrou et de donner un peu de mou à l'écheveau.

 

            Ces phénomènes de cristallisation des difficultés sur une personne sont un peu, vu du côté de la responsable, le pendant des phénomènes de bouc émissaire qui apparaissent spontanément dans les groupes humains, et que les visiteurs de communautés relèvent assez souvent.

            Souvent ces phénomènes restent inconscients dans le groupe, comme des réactions sécrétées quasi automatiquement par certains types de situations conflictuelles. Dans un premier temps, ces phénomènes sociologiques n'impliquent pas forcément une culpabilité du groupe, mais le regard objectif de la responsable doit pouvoir repérer suffisamment tôt ces phénomènes de rejet, et s'en défier pour elle-même.

 

d)         Un autre point délicat, quand on a le souci de chacune et de toutes, est de parvenir à équilibrer le rythme commun et les rythmes personnels.

            Pour la plupart des sœurs, le rythme journalier marqué par l'horaire est plutôt stabilisant, et l'effort qu'elles font pour s'y soumettre construit vraiment quelque chose dans leur propre vie et leur liberté. Mais  on remarque toujours des sœurs qui commencent à s'essouffler ou à perdre leurs marques, même quand l'horaire est suffisamment aéré et que la nécessité de la détente est bien prise en compte.

            Apparaît alors la nécessité de prévoir des exceptions, des exemptions, des allégements, des dispenses, dans divers secteurs de l'observance ou de la vie fraternelle.

            Mais c'est un domaine où le réalisme et la vigilance doivent se compléter. Certaines sœurs généreuses auront du mal à accepter de se mettre au repos. Pour d'autres, moins déterminées ou plus vulnérables aux lassitudes du cœur, une exception, même minime, peut équivaloir à un début de marginalisation. Si la responsable ne revient pas à temps sur la permission accordée, la concession deviendra un droit, aux yeux de la sœur, et ce droit sera revendiqué plus ou moins agressivement.

 

 

5.              Gestion matérielle et dynamique spirituelle

 

 

a)         La gestion matérielle des biens de la communauté représente souvent pour la responsable une tâche très lourde, spécialement quand l'abbaye ou la communauté vit en grande partie de son industrie, de son exploitation ou de son travail rémunéré.

 

b)         Parfois la responsable a été préparée à cette gestion économique par ses études, par son activité dans le monde, ou par une compétence acquise au monastère. Mais il n'est pas rare qu'une nouvelle responsable doive faire face à des problèmes tout nouveaux pour elle :

les prévisions,

les analyses de rentabilité,

les amortissements,

les bilans de l'entreprise,

les salaires de laïcs employés,

la recherche de débouchés, etc.

 

c)         Généralement la responsable peut se reposer sur plusieurs sœurs compétentes pour tous les aspects techniques de la gestion. Mais elle ne peut pas se dispenser d'acquérir elle-même quelques connaissances de base qui lui permettent de se repérer dans la comptabilité du monastère et éventuellement de demander à temps une supervision à une sœur ou un frère de l'Ordre, ou à toute personne spécialisée, quand elle a des raisons de s'inquiéter de certaines initiatives, de certaines dérives, ou de certains silences.

 

d)         Même quand des sœurs à toute épreuve ont en mains les leviers de la production et de la gestion, il est bon qu'elles sentent que la responsable prend intérêt à leur travail, à leur gestion, et qu'elle tient à avoir en temps voulu les éléments d'appréciation, quitte à se faire expliquer les choses par les responsables de secteurs.

            On évoque avec peine le cas de tel monastère où l'économe prend en charge mille choses, à l'intérieur comme à l'extérieur, et est incapable de fournir, six mois après, les comptes d'un mois écoulé ; ou tel autre monastère où, deux ans après l'élection, la responsable n'avait toujours pas la signature ni même l'accès à certains comptes.

 

e)         Dans les monastères ou les communautés peu nombreux où la responsable doit parfois s'impliquer très fort, voire héroïquement, dans le gagne-pain, elle risque de perdre toute liberté pour penser et mettre en œuvre la dynamique spirituelle, ou tout simplement la dynamique communautaire.

            On a vu également parfois des responsables qui, déçues de leurs essais d'animation de la communauté, ou contrecarrées dans leurs efforts de renouveau, se cantonnaient dans la gestion matérielle ou même s'investissaient démesurément dans certaines activités techniques spécialement gratifiantes, mais secondaires pour le bien communautaire.

            Parfois ce qui retient une responsable d'aller de l'avant dans l'animation spirituelle de la communauté, c'est qu'elle se sent elle-même en porte-à-faux sous l'angle de l'observance. Plus que jamais, en ce tournant de la vie monastique, les sœurs ont besoin de voir leur responsable "passer devant" pour le labeur de la prière.

            Si c'est la fatigue qui empêche la responsable de rejoindre les sœurs à la prière, qu'elle n'hésite pas à casser à temps cette fatigue, pour pouvoir reprendre fidèlement sa première place parmi les sœurs, au besoin en disant clairement :"je dois me reposer un peu".

 

            Mais il peut se faire que la responsable voit son temps mangé

par l'accueil,

par l'accompagnement spirituel des hôtes du monastère,

par des responsabilités acceptées à l'extérieur,

par des participations trop nombreuses à des activités culturelles, dans l'Ordre ou en dehors.

            Le Seigneur lui demande alors d'élaguer avec courage ses activités pour que le troupeau redevienne sa première urgence. Les sœurs sont souvent patientes et indulgentes, elles ne cherchent pas à savoir et encore moins à juger, mais la dynamique fraternelle se dégrade parfois assez vite, quand celle qui normalement doit rassembler au nom de Jésus ne vit plus vraiment au service du troupeau, ou plutôt le sert comme du dehors.

            La même chose vaut, toutes proportions gardées, pour la formatrice. Il y a toujours un voyant rouge qui s'allume dans une communauté, quand on présente aux novices des exigences dont la formatrice s'exonère trop vite.


6.              Dévouement au troupeau et harmonie personnelle

 

a)         Dans sa prière, la responsable demande souvent au Seigneur lumière et force

pour conduire son troupeau aux sources de la vie,

pour ne perdre aucune de celles qu'il a données,

pour devenir le modèle; calqué sur l'Image du Père.

            Puis, au cours de la journée, elle se donne sans compter, sans calculer les forces qu'elle investit, ni le temps qu'elle donne ou qu'elle laisse prendre.

            Et quand elle se couche, après une veillée parfois fort longue, elle a la tête toute bourdonnante des choses qui n'ont pas pu être faites, des choses à programmer pour le lendemain, et des choses urgentes qui demeurent impossibles.

           

            Les semaines passent, puis les mois. La résistance physique s'émousse ; l'impression grandit en elle qu'elle n'arrive pas à émerger, que la citerne de son enthousiasme et de sa patience commence à se lézarder, et qu'elle donne sa vie en pure perte. À la limite, elle en, vient à se dire qu'elle sacrifie son propre équilibre et que bientôt elle n'aura plus rien à donner.

 

b)                       Son dévouement n'est pas en cause, ni son désir de ne rien refuser au Seigneur ou à ses sœurs, mais de fait un problème d'équilibre se pose, qu'elle a le devoir de regarder en face, si possible dans un dialogue de supervision.

            Il faut, et parfois de toute urgence, qu'elle retrouve

des plages de détente,

des moments de gratuité,

des heures de ressourcement intellectuel et spirituel,

des sas pour l'objectivation du vécu de la communauté, pour l'analyse paisible de ce qui se passe et se vit,

des créneaux de prière pour se remettre dans le regard du Seigneur, avec toute sa charge :"Me voici, Seigneur, avec les enfants que tu m'as donnés" (Is 8,18).

           

            Dans les communautés plus adultes, il est possible d'aborder le problème en réunion, et de proposer un début de solution : par exemple une demi-journée par semaine durant laquelle il est entendu qu'on ne frappe pas chez la responsable (ou qu'on ne l'appelle pas au téléphone intérieur !). Reste ensuite à organiser le temps de la manière la plus enrichissante ou la plus apaisante possible, en donnant la priorité au retour du souvenir sur Jésus Pasteur.

 

c)         Pour bien faire, c'est la communauté qui doit se soucier d'équilibrer la vie de la responsable, et de ce point de vue le rôle des conseillères peut être déterminant ; car si c'est la responsable qui doit elle-même se tailler des sas de survie ou des créneaux de respiration, toute une partie des sœurs vivra cela comme une frustration et reprochera implicitement à la responsable d'être indisponible.

 

d)         Il faut être réaliste : même quand la responsable a pu programmer des temps de reprise, les imprévus viendront souvent bousculer ses plans. Elle est donc amenée à chercher une attitude qui lui permette de vivre les surcharges avec une nouvelle sagesse que l'Esprit lui donnera.

           

            De quoi sera faite cette sagesse ? Ce sera une capacité :

de coïncider dans l'instant avec la volonté du Père,

de "s'en nourrir", comme disait et faisait Jésus, de rejoindre la présence active de l'Esprit,

de lâcher toute hâte et toute impatience, toute envie d'être déjà ailleurs,

de se vouloir tout entière à la relation présente avec la sœur qui est là,

de se vouloir toujours en tiers dans la relation entre cette sœur et Jésus,

de diminuer sans tristesse pour que Lui grandisse et qu'elle ne grandisse qu'en Lui,

de dominer la sentiment de ne pas être à la hauteur de la tâche, en serrant très fort la main du Seigneur qui envoie et qui accompagne.


 

7)             Technicité et chaleur

 

 

 

Ou , si l'on veut, technicité et "chaleur humaine", technicité et souplesse.

 

a)                       Il est bon que la responsable se dote des moyens d'analyser le vécu de la communauté ou le vécu de chaque sœur, et donc qu'elle ait à sa disposition quelques grilles sociologiques souples, concernant, par exemple, la cohésion et le dynamisme des groupes humains, afin de pouvoir décoller de l'immédiat et prendre du recul, déceler les tendances ou les difficultés répétitives, discerner, dans les épreuves ou le vécu communautaires, les phénomènes normaux, en quelque sorte, et qui apparaissent en toute vie de groupe, et les dérives (par rapport à la vie monastique, aux valeurs de l'Ordre, à la santé communautaire).

 

            De même, à propos de chaque sœur individuelle, la responsable, qui est le témoin de la continuité, essaie de se faire une idée de son évolution humaine et spirituelle, et pour cela elle a besoin de quelques repères techniques, lesquels sont d'autant plus sûrs et utiles qu'ils serrent de près l'histoire de la personne, la personne dans son histoire, surtout affective.

 

            Enfin, dans le dialogue d'aide, on met forcément en œuvre des techniques ou des réflexes d'écoute, mais il est indispensable que ce savoir-faire soit mis au service

d'un accueil bienveillant,

d'une volonté de faire vivre, de faire exister (c'est cela, aimer !),

de la parole par laquelle la sœur se libère.

 

            La mode revient, depuis quelques années, à des classements des personnes selon les caractères ou les tempéraments. Certaines responsables fonctionnent avec ce type de grille :"Sœur Unetelle est du type n° tant", etc." Il y a de quoi frémir, et on a peur pour les sœurs. Que la responsable ou la formatrice ait réfléchi sur la caractérologie, pourquoi pas ? Ce qui est regrettable, et parfois dangereux, est de se servir d'étiquettes statiques, qui fixent la personne dans un cliché instantané.

              Car une personne est toujours une histoire et une destinée. Une histoire : son archéologie l'explique mieux, plus vraiment et plus précisément que n'importe quelle étiquette. Elle est une personne irremplaçable, et, à la limite, in-classable. Une destinée : la téléologie est importante et primordiale, Parce la personne a un but, qui lui tient à cœur, elle va dépasser tous les conditionnements de sa liberté ; parce qu'elle a reçu un appel, une vocation, elle va accepter des conversions profondes, de ses mœurs et de son noûs (Rm 12,2), elle va remodeler sa personnalité à la lumière de Jésus, l'Esprit Saint va l'unifier.

 

b)         Mais si la technique est une excellente servante, elle est une mauvaise maîtresse. Plus elle est réelle, plus elle saura se faire discrète, jusqu'à se faire oublier;

            Pour une sœur, en effet, il est paralysant et décevant

de se sentir étiquetée, enfermée dans un schéma, même un schéma d'évolution,

de se voir ramener à un cas général, à un type de comportement,

car alors elle a l'impression que sa souffrance n'a pas été prise en compte (cf. Job face à ses "amis").

 

            L'important n'est pas que la responsable ait une réputation de psychologue, mais qu'elle soit ressentie comme une moniale profondément humaine, attentive aux nuances du vécu, capable d'une neutralité bienveillante face à toute sœur qui s'exprime.

 

 

8.         Réalisme et optimisme

 

 

a)         La responsable se trouve, par sa mission même, au centre de tout, au centre des informations, des prises de conscience, des décisions à prendre.

            Elle gère la mémoire de la communauté, et elle a, la première, le devoir d'ouvrir la prospective.

            Elle est donc la première consciente :

de la richesse et des possibilités de son monastère,

du rayonnement qu'elle exerce dans l'Église,

des faiblesses, des fatigues, des handicaps personnels,

des handicaps structurels de la communauté, liés à la pyramide des âges, au poids des différents circuits de service (production, accueil),

de l'importance des postes à privilégier : formation des nouvelles moniales, formation permanente, formation des formatrices ou des responsables techniques.

 

            La tendance – ou la tentation – des responsables peut être d'additionner

les facteurs négatifs,

les impuissances,

les échecs individuels des sœurs,

les "cas" des sœurs à problème, au point de ne garder dans l'intelligence et dans le cœur qu'un tableau, très sombre et déprimant, de la communauté.

 

            Il est vrai que la responsable doit tout voir et tout garder quelque part en mémoire: en particulier en ce qui concerne l'évolution humaine des sœurs : un symptôme reste un symptôme ; la dégradation ne se produira peut-être pas, mais si elle se produit, il est bon de se rappeler les prodromes, qui sur le moment ont pu paraître des incidents négligeables.

            C'est là le réalisme qui incombe à toute responsable.

 

b)                      Mais même ce réalisme, et peut-être surtout ce réalisme, doit rester équilibré et évangélique;

 

équilibré : - il faut s'efforcer de regarder aussi et en priorité ce qui vit et ce qui veut vivre;

                - il est bon de ne pas éteindre les clignotants rouges qui s'allument dans tel ou tel secteur et qui indiquent que le seuil de déséquilibre est atteint, mais il est plus important encore de mettre en place dès aujourd'hui les moyens de vivre : la survie sera une conséquence (et ne doit pas devenir une obsession !).

                - l'une des croix de la responsable , c'est qu'elle doit garder pour elle toute une part de l'insécurité du groupe communautaire.

                - il lui faut se garder de trop parler du négatif ; ce serait une mauvaise manière de gérer l'inquiétude : quand une question se présente, la faire partager, s'en décharger, la diffuser inconsidérément. Certes, il faut aborder à temps les points inquiétants avec les sœurs du conseil, et il faut responsabiliser suffisamment l'ensemble de la communauté, mais d'une manière qui soit portable par les sœurs (ex : les nouvelles traumatisantes), et d'une manière qui ne soit pas culpabilisante ni inutilement déstabilisante, surtout pour "les pauvres de Yahweh". Car la vie cloîtrée donne aux inquiétudes un retentissement affectif plus difficilement contrôlable que dans le monde (où des diversions sont possibles).

 

évangélique : - la crainte ("l'inquiétude", Mt 6,25) est toujours de trop :"Ne craignez pas, petit troupeau".

                      - vivre et faire vivre "rien que pour aujourd'hui", voilà la sagesse, même si l'on s'efforce de voir le long terme.

                       - accepter une ascèse de la mémoire, liée intimement à l'espérance théologale : ne pas laisser entrer un souci dans notre cœur sans laisser place en même temps à la présence du Seigneur et au travail de son Esprit.

                       - nous pouvons et devons agir jusqu'où nous avons la lumière ; au-delà, c'est le domaine de Dieu.

                       - il y a beaucoup de choses que nous devons "garder dans notre cœur" jusqu'au jour où Dieu dévoilera leur sens. C'est la signification de l'expression biblique attestée pour Jacob en Gn 37,11, à propos des songes de Joseph, et deux fois à propos de la Vierge Marie (Lc 2,19.51).

                        - pour Jésus, le monde va vers la moisson, et non pas vers un hiver inexorable :"Déjà les champs sont blancs pour la moisson …".

 

 

 

9.              Gérer la mémoire communautaire.

 

 

            Stimuler, guérir, enrichir la mémoire communautaire, c'est l'une des tâches les plus délicates et les plus fécondes qui attendent la responsable. Par là elle assure la permanence.

 

            Il lui faut d'abord stimuler la mémoire communautaire.

 

- Reprendre dans l'action de grâces une tranche de vie qui vient de se clore, une fête, un temps liturgique ou une commémoration qui rassemble la communauté.

 

- Marquer fidèlement les anniversaires significatifs des sœurs, du monastère ou de tel ou tel service.

 

- Rappeler les liens institutionnels ou fraternels avec les communautés de mission, spécialement les communautés jumelées avec le monastère, parfois dès la fondation, car  le souci universel de la mission incombe à toutes les sœurs, même celles qui ne partiront jamais au loin.

 

- Jalonner ou baliser la route communautaire de rappels concernant :

les efforts consentis,

les échéances d'un travail,

les étapes d'une recherche communautaire,

les essais entrepris (toujours avec une date butoir, à laquelle on revient sur l'expérience encore cours pour la jauger, l'évaluer, la valider ou l'interrompre).

 

- Rafraîchir le souvenir et la prise en charge des sœurs absentes pour raison de maladie, de difficultés personnelles ou de mission spéciale de longue durée.

            Souvent les sœurs ne sont que partiellement conscientes de l'importance de ce lien avec les absentes. "Loin des yeux, loin du cœur" : c'est encore plus vrai dans les communautés. Et la responsable doit lutter discrètement contre une sorte d'égoïsme communautaire, ou en tout cas d'égocentrisme de la communauté.

            En effet la force même du lien communautaire aboutit souvent à une sorte de courbure, d'enfermement de la communauté sur elle-même. Tout est vu et senti en fonction de son horaire, de ses habitudes, de son confort collectif, sans un regard parfois pour celles qui servent au loin, à qui de grands sacrifices ou de grandes solitudes ont été demandées, et parfois aussi au mépris de la civilité élémentaire pour celles ou ceux qui sont venus apporter leur aide au monastère : à la minute même où ils ont cessé de rendre service, même s'ils sont encore au monastère, ils n'existent plus. La cellule communautaire les a déjà éliminés comme un corps étranger ; la membrane cellulaire s'est refermée aux échanges extérieurs.

            De ce point de vue, la responsable sent souvent la nécessité de "tenir en éveil" la mémoire communautaire , les réflexes d'accueil ou d'amitié gratuite.

 

            La responsable sent aussi souvent la nécessité de travailler à la guérison de la mémoire communautaire.

           

            Certaines périodes du passé communautaire, certaines expériences traumatisantes, certains essais malheureux habitent encore les cœurs avec la même charge affective qu'au moment des faits; Des sœurs n'ont pas conscience que l'Esprit les pousse à un ascèse de la mémoire, ou parfois elles n'ont pas la force d'âme nécessaire pour y consentir,

           

            Trop souvent des sœurs restent blessées par les souvenirs d'un priorat ou d'un abbatiat durant lesquels elles ont souffert en silence ou perdu la paix par une contestation continuelle ; ou bien elles se sentent gênées, à la limite paralysées, par la place exagérée que telle sœur a prise depuis longtemps dans les rouages communautaires.

            Ou bien on se renvoie encore amèrement, des années après, la responsabilité de tel départ, de tel échec, de telle carence dans le domaine du travail ou dans le domaine esthétique.

            Ou bien encore, on colporte, de décennie en décennie, des oppositions, des incompréhensions ou des rivalités entre monastères, qui alourdissent le climat des conversations et sont la cause de bien des dérapages de la charité, ou même de la justice.

            Les jeunes moniales sont, en général, mal à l'aise devant ces comportements mal objectivés et mal dominés, et cela entame parfois, inutilement, leur espérance communautaire.

 

            C'est une œuvre de longue haleine, pour la responsable, que cet assainissement de la mémoire communautaire, et elle doit se montrer pour elle-même très exigeante pour ne pas entretenir des maladies de ce genre par les commentaires ou les remarques qu'elle peut faire en communauté  ou en dialogue personnel.

 

            Enfin, dans certaines circonstances, il devient nécessaire d'élargir et d'enrichir la mémoire communautaire.

            Par exemple, lorsque deux communautés fusionnent : durant plusieurs années deux mémoires vont coexister, et il est important qu'aucune n'efface l'autre (comme la mémoire de deux fiancés, qui perdure des deux côtés jusqu'au moment où commence à naître la mémoire du couple).

            Il faut donc que les membres des deux communautés s'habituent à entendre dire :"nous faisions comme cela", "notre évêque nous demandait cela", "nos grands amis Untel nous rendaient tel service".

            Il est bon même, parfois, de susciter en communauté les souvenirs d'une sœur qui se sent enfermée et douloureuse.

 

 

10.           Le souhaitable et le possible.

 

 

a)                       Plus on porte le souci de la cohésion et du dynamisme de la communauté, et plus on repère les secteurs où des progrès seraient nécessaires. Lorsqu'on prend la charge de responsable, souvent on a eu l'occasion auparavant, de l'intérieur de la communauté, d'analyser son vécu, ses avancées et ses reculs, ses zones de croissance et ses points d'inertie ; et même si l'on commence le mandat sans précipitation et en laissant les choses émerger, on ressent comme une hâte de mettre en œuvre des changements dont on attend beaucoup, au niveau humain ou au niveau fraternel et spirituel.

 

b)         Il nous faut prendre conscience de l'inertie des groupes humains et de certaines allergies au changement que l'on aurait pas soupçonnées de la part de telle ou telle sœur ; de toute façon les réactions de la communauté ne tardent pas à nous en avertir.

            D'une manière générale, plus un changement (ou une réforme) touche le concret de la vie des sœurs et leurs activités quotidiennes, et plus il gagne à être concerté, même quand la décision revient finalement à la responsable. Quand on donne ainsi la parole aux sœurs, même les plus humbles et les plus effacées, quand on fait repartir de la base une réflexion sur un problème concret, le processus de décision est plus lent, moins facile à maîtriser, mais l'adhésion de la communauté au changement entrepris a des chances d'être plus grande. Mis à part, évidemment, le cas des grincheuses de service, qui ne sont jamais contentes ni des initiatives ni du statu quo.

 

c)         Parfois la responsable ou le conseil lancent des sortes d'enquêtes ou de questionnaire pour éclairer la route avant des options nouvelles. Dans ces cas, il faut veiller à renvoyer fidèlement à la base un écho de cette enquête, sinon la communauté réagit comme à une frustration, et les sœurs risquent de se démobiliser lors d'enquêtes similaires.

 

d)         En dialogue avec le conseil du monastère, on parvient, en général, à mieux discerner le souhaitable et le possible, surtout quand les sœurs du conseil sont elles-mêmes bien insérées dans le tissu communautaire, où elles peuvent déceler les tensions ou les fatigues.

            On est amené, dans bien des cas, à avancer plus lentement qu'on ne le prévoyait, à préparer plus patiemment le consensus communautaire, à traiter personnellement avec quelque sœurs les retombées prévisibles, sur elles, des décisions communautaires.

 

e)         Il arrive qu'au bout de quelques mois ou de quelques années la responsable commence à céder à une sorte de découragement, en constatant :

le peu d'enthousiasme de la communauté,

l'égoïsme de sœurs qui tiennent à leur place, à leur emploi, à leurs privilèges,

le désengagement (si lourd à porter) des sœurs qui, normalement, de par leur ancienneté, leur expérience, les charges qu'elles occupent ou qu'elles ont occupées, devraient comprendre, collaborer, et stimuler les autres.

 

f)          La responsable peut être surprise, également, que tant de paroles, de conseils, de mises en garde, ou de résolutions communautaires demeurent lettre morte.

            Il faut qu'elle se demande parfois si les moyens de remémoration sont bien en place, pour les sœurs fatiguées, démobilisées, ou "amnésiques".Par exemple :

un cahier où l'on note les décisions prises,

le tableau d'affichage, spécialement en ce qui touche l'horaire, le calendrier, les préparations, les prévisions, les passages attendus,

les moments où l'on revient sur une expérience à l'essai.

 

g)         Les réticences ou les lenteurs de la communauté ne signifient pas forcément que les réformes sont impossibles ou inopportunes. Les efforts les plus urgents sont parfois aussi les plus durs ou les plus délicats à enclencher au niveau communautaire. Et la responsable doit puiser dans sa relation au Christ Pasteur la détermination et la patience nécessaires pour continuer à marcher vers les eaux vives, comme Paul le conseillait à son cher Timothée (2 Tim 4,1-5 ; cf.§4).

 

h)         Il faut donc continuer à exhorter et à conduire, spécialement quand il s'agit :

des valeurs monastiques essentielles,

des équilibres spirituels de base,

de l'authenticité du témoignage donné à l'abbaye ou au dehors,

de la fidélité d'uns sœur à ses vœux et au pacte fraternel qu'elle a passé avec la communauté.

Nous sommes alors conduits à faire confiance à la semence du Règne de Dieu (Mc 4,26-29; cf.§4).

 

i)                                                                 Dans bien des cas il est nécessaire que le souhaitable devienne ou redevienne possible, et si nous ne réussissons pas la première fois, il faut recommencer, comme la sentinelle dont parle Ezéchiel 3,16s, peut-être avec d'autres procédures, avec d'autres questions, d'autres appuis scripturaires, peut-être avec des intervenants extérieurs, ou en utilisant mieux les relais dont nous disposons dans la communauté elle-même

            Dans ce domaine de l'animation communautaire, comme dans celui de la formation, le Seigneur ne nous demande pas de réussir, mais d'agir fidèlement avec les leviers qu'il nous donne :"Le cheval est préparé pour la bataille, mais de Yahweh vient la victoire" (Prov 21,31).

            Nous pouvons aussi garder devant les yeux la belle liberté de Saint Paul face aux louvoiements des faux frères  ou des rivaux dans l'apostolat (Ph 1,15-20).

 

j)          Parfois, au cours de son mandat, la responsable aura "travaillé toute une nuit sans rien prendre", et ce qu'elle n'a pu réaliser, une autre peut-être, après elle, le mènera à bout,

parce qu'elle jouira d'un crédit tout neuf,

parce qu'elle sera moins liée par des situations d'impasse avec telle ou telle sœur,

ou parce qu'elle osera remédier à des déséquilibres auxquels la précédente s'était résignée.

            Le Seigneur, demandera alors une nouvelle pauvreté du cœur, et son amour conduira la sœur à entrer sans amertume dans la réussite d'une autre, avec le seul souci que Dieu soit mieux loué et mieux servi.

 

k)                      Cela fait donc partie de la sagesse pastorale que de discerner sans raideur ni impatience le souhaitable du possible, qu'il s'agisse :

de la vie de prière de chacune et de toutes,

de l'élan fraternel au niveau de la grande communauté,

ou de l'itinéraire spirituel de chaque moniale.

            Il nous faut garder une belle ambition pour chacune et continuer à voir en elle une fille de Dieu immensément aimée, mais le seul chemin sûr pour réaliser cette ambition spirituelle, c'est celui de la bonté.

            La bonté demeure possible quand tout a échoué ;

            la bonté maintient en éveil, en dépit de tout, la volonté de faire vivre ;

            la bonté préserve en la sœur une ouverture sur l'espérance, alors qu'elle ne fait plus confiance ni à elle-même ni aux autres.


 

 

3.         "Je donne ma vie pour les brebis" (Jn 10,17)

L'exemple du Christ.

 

 

            Au chapitre 10 de Saint Jean, le Christ se décrit comme le bon berger, et à plusieurs reprises il précise ce qu'il entend par là : il ne s'enfuit pas lorsque le danger menace le troupeau, il connaît chaque brebis, il les conduit toutes, et il livre sa vie pour elles.

 

            Il ne s'enfuit pas, et fait face au loup qui veut disperser. Car ce sont ses brebis qui sont en danger, et non pas celles d'un autre qu'il garderait comme mercenaire. Quel que soit ce qu'elles ont à vivre, il reste leur berger à plein temps, car il est venu pour qu'elles aient la vie, et qu'elles l'aient en abondance. Rien ne le surprend : il voit venir le loup, et il sait quel danger courent les brebis ; mais il ne se désolidarise pas d'elles comme s'il regardait le danger qu'il court personnellement. Berger il est, berger il demeure ; et il y a là pour toutes les responsables une grande leçon.

 

            Bergère, chacune le devient par l'acceptation de la charge.

Mais une moniale peut réagir de différentes manières devant la responsabilité qui lui est confiée.

 

         Le sentiment dominant chez elle peut être la joie, en songeant à la confiance qui lui est faite par les sœurs (surtout quand l'élection a manifesté une belle unanimité), ou en mesurant la possibilité qui lui est offerte de donner le meilleur d'elle-même, de quitter une responsabilité trop partielle ou même un sous-emploi.

            Elle se réjouit aussi que le Seigneur lui précise une mission, pour un triennat ou pour de longues années, après, parfois, un temps d'incertitude ou d'interrogations :"Seigneur, que veux-tu de moi ?" Elle se rend compte que le Seigneur, lui offre une amitié toute nouvelle et une participation à son souci de berger. Ou bien encore elle voit s'ouvrir pour elle la perspective de réaliser une noble ambition qu'elle porte en elle pour sa communauté : "je vais pouvoir mettre en œuvre ce dont je rêve pour nous toutes".

 

         Parfois cette joie de la nouvelle responsable est tempérée, voire parasitée, par une sorte de réalisme.

            Elle se rend compte, par exemple, qu'elle a été préférée à une autre, plus douée, plus riche humainement, mais qui faisait un peu peur à la communauté, soit par sa supériorité intellectuelle, soit par ses exigences intérieures, soit par certains traits de son caractère. C'est le réflexe sociologique bien connu : un groupe humain ne choisit pas toujours pour leader le plus apte, mais celui qui ne représente aucune menace pour l'épanouissement ou l'expression libre des membres.

            Dans d'autres cas, il lui semble évident qu'elle a été élue, non pas comme un pis-aller, mais quand même parce qu'elle représentait une solution médiane, pour écarter, par exemple, deux autres sœurs en rivalité ou également redoutées.

            Même quand c'est effectivement le cas, le choix de la communauté peut avoir été fort raisonnable et tout à fait évangélique. Certains "papes de transition" ont étonné l'Église par la sagesse ou la hardiesse de leur gouvernement ; certaines abbesses ou prieures "de transition" réalisent parfois une œuvre d'apaisement ou de rassemblement de la communauté, que d'autres, plus brillantes, n'auraient pas pu accomplir.

            Réalisme également, car la nouvelle responsable sait, et parfois sent douloureusement, que sa promotion n'est pas un brevet de sainteté et ne lui confère pas d'un coup tous les charismes ; et elle se rend compte que sa nouvelle charge va révéler en plus vive lumière à la fois ses qualités et ses défauts.

            Réalisme encore,  parce que très vite la nouvelle responsable mesure bien tout ce qu'elle perd : une relative quiétude, une relative liberté de travail ou de recherche, la disposition plus souple de son temps personnel. En revanche elle devra assumer ; de nouvelles exigences de fidélité (puisqu'il lui incombera de montrer l'exemple et de devenir "tupos" du troupeau,1P 5,3) ; elle devra affronter de nouvelles incompréhensions, parfois une partielle impopularité.

            Elle sait aussi d'avance, et elle réalise rapidement, qu'il va lui falloir gérer des tensions, apaiser des conflits, arbitrer des revendications parfois peu adultes, et porter à bout de bras des sœurs  difficiles, fatiguées ou dépressives.

            Les responsables se succèdent, la communauté demeure, et elle est rarement capable de conversions rapides, de changements spectaculaires.

            La nouvelle élue, généralement, connaît bien sa communauté, ses grandeurs et ses misères, et elle sait d'avance que son action sera toujours limitée, et qu'elle devra être, de toute façon, très patiente.

 

         Il peut se faire que la nouvelle responsable vive son élection avec une certaine crainte, avec le sentiment d'être inférieure à la tâche.

            Par exemple lorsque cette élection a été pour elle une surprise totale, soit parce qu'elle avait pleinement conscience de ses limites, soit parce qu'elle sous-estimait le crédit qu'elle avait auprès de ses sœurs.

            D'instinct elle se compare à d'autres sœurs plus douées, plus fidèles, plus évangéliques, ou plus

perspicaces, plus compétentes dans les diverses activités du monastère.

            Des personnes de confiance lui conseillent d'accepter, et elle se retrouve, presque du jour au lendemain, parfois sans aucun sas de réflexion ou de repos, face à une situation complexe qu'elle a peur de ne pouvoir maîtriser.

           

            Pour se libérer du sentiment d'écrasement, les responsable peuvent s'appuyer sur leur humilité, et se redire devant Dieu qu'elles n'ont rien demandé, rien désiré, rien attendu, et que l'Esprit a voulu parler par la communauté. Elles peuvent surtout faire fond sur la fidélité et la puissance de Dieu qui appelle :"Celui qui vous appelle est fidèle ; c'est lui qui agira (pistos ho kalôn humas, ho kai poièsei", 1 Th 5,24.

            De fait, le Seigneur agit "par la main" de ses servantes, qu'il voit prêtes à servir, et l'on voit de ces responsables, venues de l'ordinaire et de l'humilité, réussir là où d'autres, mieux armées, avaient échoué ou trop tôt renoncé. On les voit mettre à l'aise toutes les sœurs, rassembler avec douceur la communauté, ventiler sagement les responsabilités, faire appel à toutes les compétences, et même risquer une parole devant certaines dérives personnelles ou communautaires.

 

         De toute façon, que la nouvelle élue soit de plain pied avec ses nouvelles fonctions, ou qu'elle ait à dépasser ses appréhensions, elle se sait et se sent en dette d'amour envers son Seigneur.

            Parfois même, le souvenir de ses infidélités, de ses tiédeurs, de ses compromis avec la tristesse, risquerait de lui ôter la joie de s'oublier et de servir. Le réflexe qui lui monte au cœur, c'est la prière de Simon Pierre tombant à genoux aux pieds de Jésus après la pêche miraculeuse ;"Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur" (Lc 5,8), Seigneur, à quelle pauvre femme tu as confié cette tâche !

 

            Mais Jésus ne l'entend pas ainsi. Il n'attend pas que l'on soit digne pour confier une mission, et le Samaritaine est devenue missionnaire avant même d'avoir achevé sa conversion, avant même d'avoir affirmé sa foi.

            Le poids du passé, humain ou religieux, n'empêche pas Jésus d'embaucher pour sa moisson. Seule l'intéresse notre capacité d'aimer, la preuve d'amour que nous allons lui donner, et cela, il a voulu le graver dans tous les cœurs, après sa résurrection, par son dialogue avec Pierre, au bord du lac, après la seconde pêche miraculeuse.

                                               [Commentaire de Jn 21,15-19]


Bergère, on le reste par le don quotidien au troupeau.

 

1.         Poésie et force du réel.

           

À la responsable il est donné de prendre part à la tâche pastorale du Seigneur : elle va être bergère au compte du Berger.

            Cette référence vivante à Jésus est la grande force qui va lui permettre, au quotidien, de tenir le cap. De même que Yahweh restait l'Unique Pasteur quand il suscitait "des" pasteurs en Israël, de même Jésus garde le souci du troupeau qu'il nous confie, et notre regard pastoral se glisse dans le sien.

 

            Voilà donc la communauté pourvue d'une bergère …(l'Ancien Testament n'en connaît aucune).

            Quand on n'a pas vécu à la ferme, on fait volontiers de la poésie sur la bergère : coiffe blanche, sabots, quenouille, trois agneaux hauts sur pattes dans la prairie. Or rien n'est plus réaliste et quotidien que l'existence d'une bergère. Il lui faut gérer à la fois les déplacements ou la transhumance du troupeau, la traite des brebis et la vente du lait, la reproduction du troupeau et les mises bas, toujours imprévisibles, les maladies ou la fatigue des animaux.

            Et à tout cela la bergère doit faire face relativement seule, et éloignée dans les pacages.

 

            Toutes proportions gardées, une vigilance semblable est demandée à la responsable d'une communauté. On attend d'elle aussi un investissement de tous les instants, une supervision de tous les secteurs, la disponibilité pour chacune, la sérénité dans les imprévus, et un recul suffisant pour prévoir et anticiper.

            Même si elle a et doit avoir un espace et un temps pour vivre, prier et penser personnellement, sa vie est liée indissolublement à celle de la communauté, et le Seigneur veut la sanctifier, non pas parallèlement à la communauté, dans des moments où elle se retrouverait hors fonction, mais dans l'exercice même de sa mission pastorale, dans sa charité pastorale, comme disait le Concile à propos des prêtres.

            La responsable ne cesse pas pour autant d'être responsable d'elle-même, de sa prière, de la nourriture de sa foi, mais elle ne peut jamais s'abstraire du nous communautaire : "elles et moi", "vous et moi". C'est pourquoi à l'Eucharistie, et spécialement au moment de la communion, elle a comme le réflexe de rejoindre la koinônia de ses sœurs et de les inclure, toutes et chacune, dans la koinônia qui est avec le Père et avec son Fils Jésus Christ (1 Jo 1,3).

 

2°.        Tout le temps donné.

 

            Dès que l'on a reçu la charge d'une communauté, très vite on se sent prise à la gorge par le manque de temps.

            Les urgences empiètent les unes sur les autres : les téléphones imprévus sur le temps du courrier, le courrier sur le temps de préparation des chapitres, les nécessités de l'administration sur le temps que l'on voudrait réserver aux sœurs.

            La responsable sait bien que la priorité doit être gardée à l'écoute et à l'accueil, "pour que les brebis aient la vie, et qu'elles l'aient en abondance", mais des mois passent sans que l'on trouve le temps de recevoir telle ou telle et de dialoguer avec elle, surtout celle-ci qui est intarissable, ou contestataire, ou insatiable, ou dépressive.

            La lassitude s'en mêle, avec le dépit de ne pas parvenir à maîtriser le temps.

 

            D'autant qu'il faut compter avec les rythmes communautaires, avec le temps de la communauté.

            Or, de ce temps de la communauté, nous ne sommes pas les propriétaires, mais plutôt les garants. Dans les abbayes un peu plus nombreuses, le temps communautaire est réglé de longue date, par une sagesse séculaire ; et les écarts restent peu fréquents. Mais dans les communautés de douze à vingt sœurs, beaucoup d'imprévus viennent bousculer le rythme communautaire : on dépend, pour l'Eucharistie, de l'horaire d'un prêtre surchargé, on doit s'aligner sur les horaires des médecins, des livreurs, ou sur les sujétions de la cuisine ; parfois des réalités impromptues perturbent l'emploi du temps, et l'on ne parvient pas toujours à en défendre la communauté.

            Parfois, pour mieux gérer son propre temps, la responsable serait tentée de changer sans précision suffisante le rythme de la communauté, par exemple pour avoir le temps de la réunir, pour aborder sur le champ un problème qui pourrait attendre, ou pour traiter à chaud une tension ou un conflit qu'elle, la responsable, supporte difficilement.

            Il arrive que la responsable bouscule le temps ou les rythmes de la communauté, non pas par convenance personnelle, mais parce qu'elle veut, généreusement, mais inconsidérément, faire passer une dynamique de dialogue avant les contraintes de l'horaire,. C'est alors que les réunions n'en finissent pas, que les occasions de parole sont multipliées sans nécessité, ou que la fin des récréations devient aléatoire.

            Mais les conséquences de cette déstabilisation ne tardent pas à se faire sentir : énervement des sœurs qui sont appelées à des tâches précises ou urgentes (à la cuisine, à l'atelier, à l'infirmerie, au chant), lassitude des dialogues communautaires parfois mal conduits, décalage de la communauté par rapport aux horaires annoncés à l'extérieur pour les offices ou la prière silencieuse, souffrance silencieuse des sœurs qu'une régularité de bon aloi apaise et structure spirituellement.

            De même que la responsable est amenée à s'interroger sur la gestion de son temps, il lui faut se demander comment elle se situe par rapport au temps communautaire, car, sans le vouloir et sans s'en apercevoir, il se pourrait qu'elle prenne, au long des mois, une attitude autocratique, faisant du temps communautaire sa chose, un instrument malléable à volonté.

 

3.         Le temps : un équilibre difficile.

 

            Pour une responsable, la gestion de son temps est l'un des tests les plus fiables de son équilibre spirituel. Cela est vrai surtout pour les sœurs responsables qui vivent une grande exigence intérieure et qui ont un sens aigu du devoir.

            Pour elles, le dévouement peut devenir un piège. Elles se reprocheraient presque le moindre moment pris pour réfléchir, pour souffler, pour regarder les choses avec un certain recul. Parce qu'elles se veulent disponibles à tout instant et qu'elles veulent faire les choses à fond, elles se laissent submerger par les demandes et les urgences, elles ne s'accordent aucun espace, aucun répit, et se désolent de n'être pas toutes puissantes.

            Mais cette toute puissance est un leurre.

Certes la responsable ne peut pas cesser de servir ; mais elle peut et doit s'arrêter dans le service. Il faut qu'elle continue à exister elle-même, en libre fille de Dieu, sinon elle n'aura plus rien à donner et se retournera, avec agressivité ou avec amertume, contre sa communauté qui l'accule à l'impossible.

            Elle ne peut pas trouver de longs loisirs, c'est évident, mais il est impératif pour elle de savoir freiner et partir "à l'écart", comme Jésus, pour recevoir du Dieu de son appel la capacité de mieux aimer et de mieux servir, une lumière apaisée sur les êtres et les événements, et la certitude que l'Esprit est à l'œuvre avant elle et avec elle.

 

 

"Il les appelle, chacune par son nom" (Jn 10,3)

 

            Ce qui pourrait nous sembler banal cache un fait un mystère d'amitié.

            On se représente aisément le berger. En venant chercher le troupeau pour le "mener dehors", il pourrait se contenter d'ouvrir la porte ; tout le troupeau sortirait dans une joyeuse bousculade. Au lieu de cela le berger s'attarde à une tâche apparemment inutile : il appelle chaque brebis par son nom, le nom qu'il lui a donné et qu'il est seul à connaître. Il faut que chacune se sente reconnue, valorisée, appelée. Le reste de la journée va être comme coloré par cet appel matinal et gratuit. Celle qui suivra, la brebis soumise, aura été appelée.

            Chacune des brebis connaît la voix du berger. C'est pour elle une voix familière dont elle a pris l'habitude. Et même quand le berger ne parle pas, sa houlette parle pour lui et la brebis la sent sur son épaule. Voix sans paroles, qui dit :"Je suis là et je m'en vais par là".

            C'est la reconnaissance de cette voix qui permet à la brebis de suivre avec confiance, tout au long de la journée.

 

            Toutes proportions gardées, la responsable est amenée, et doit viser, à connaître chacune par son nom, mais un nom mystérieux qui a été donné par le Christ.

            Chaque sœur a son histoire, commencée parfois longtemps dans le monde et poursuivie dans le cloître, à travers un cheminement heureux ou malheureux, qui a forgé le caractère de chacune et lui a donné son style de sainteté et son mode de réponse à la voix du Seigneur. Il y a toujours plus en une sœur que ce qu'elle montre au quotidien, et les plus beaux côtés d'une sœur échappent parfois aux regards trop superficiels. On est prompte à voir en elle ce en quoi elle est lourde à porter, plutôt que ce qu'elle porte et ce à quoi Dieu la destine.

            L'histoire familiale de chacune, la responsable souvent la connaît, au moins en partie, et en général les sœurs y font volontiers allusion ; mais il vaut mieux que l'initiative vienne toujours de la sœur, car c'est là un jardin secret, qu'elle ouvre à qui elle veut et quand elle veut.

            L'histoire de la sœur au monastère, est bien connue d'elle même et des autres, et connaître la sœur par son nom, c'est souvent l'aider délicatement à prendre conscience des voies que le Seigneur a suivies dans sa vie, et des voies qu'il semble attendre d'elle. La sœur est plus elle-même face au but qu'elle poursuit, que dans les misères qui alourdissent encore sa route, et il est bon pour elle qu'elle nous voie garder pour elle une noble ambition évangélique. Si pesante qu'elle soit à certaines heures, elle demeure contemporaine des grandes promesses qu'elle a faites à Jésus, et il est tonifiant pour elle de savoir que la responsable aussi se situe à ce niveau. C'esr le moment de nous rappeler le conseil qui nous est donné par le sage de l'Imitation :"cum tentato noli duriter agere", "avec celui qui est dans la tentation, n'agis pas avec dureté". On connaît les combats de la sœur, mais on sait surtout que son Seigneur l'appelle, et qu'il continue à la regarder avec douceur, et à voir en elle beaucoup moins ce qu'elle est que ce qu'elle peut devenir.

            Connaître une sœur par son nom, c'est souvent continuer à espérer pour elle, alors qu'elle a elle-même tant de mal à espérer.

 

 

"Je donne ma vie pour les brebis" (Jn 10,15).

 

            Sa vie, personne ne l'enlève au Seigneur ; il la donne de lui-même. Apparemment limpide, sa parole cache un paradoxe. Car, en fait, ce sont bien les ennemis qui vont ôter à Jésus la liberté et la vie, et c'est l'étau de la haine qui va se refermer sur lui. De plus, Jésus ne se précipite pas vers la souffrance : à Gethsémani il demande explicitement au Père que la coupe passe loin de lui.

            Jésus se trouve donc à la fois sous la menace des événements qui vont amener sa mort, et pleinement libre dans son obéissance au Père dans sa soumission à un destin de souffrance et d'échec auquel il ne veut pas échapper.

            Il rend volontaire ce qui lui est imposé par les hommes. De cette contrainte qui lui vient des hommes, il fait un acte libre de don de soi.

 

            Regardons concrètement comment la responsable est appelée à donner sa vie dans un sacrifice monnayé au jour le jour.

 

            La responsable a été authentifiée dans son service de bergère.

Son élection a été un acte d'Eglise, même si elle a été enlaidie par des menées trop humaines. Toute autre sœur qui s'arrogerait un pouvoir sur la communauté, qui éviterait la responsable ou établirait un pouvoir parallèle, "escaladerait le mur de l'enclos" et ne ferait que "voler et détruire", que troubler et désunir.

            Il faut parfois à la responsable se rappeler cette légitimation par l'Église, quand elle est tentée de laisser glisser les choses, de finir son mandat en roue libre, sans histoires et sans courage. Plus une responsable est humble, plus elle croit à la mission du Seigneur et fait fond sur lui pour l'assumer auprès des sœurs. Plus elle s'efface devant le Pasteur, et plus elle s'appuie sur les témoignages qui ont légitimé sa mission à Lui : les Écritures qui parlent de lui, les œuvres qu'il a faites et qu'il fait, la voix du Père qui le désigne comme son Bien-Aimé ; et la responsable, dans la foi, peut entendre pour elle-même :"Tu es ma fille, ma fille bien-aimée ; en toi je mets tout mon amour".

 

            Adoptons un instant le "je" de la responsable, pour la rejoindre plus immédiatement dans son don journalier.

 

            Je dois faire face à des contraintes multiples, qui sont pour moi autant d'occasions de donner librement ma vie, de la livrer au Père, de m'identifier au Christ Pasteur dans son passage pascal ;"Selon que vous avez part aux souffrances du Seigneur, réjouissez-vous pour que, lors de la révélation de sa gloire, vous soyez vous aussi dans la joie et l'allégresse" (1 P 4,13).

 

            1° Je ne puis plaire toujours, ni à toutes, et parfois je serai "la pierre rejetée par les bâtisseurs". Certaines décisions, nécessaires pour le bien (personnel, communautaire), suscitent forcément des attitudes de refus, parfois durables. Si je cherchais à plaire, je serais amenée à choisir entre les sœurs, et je deviendrais par là même facteur de division. Véritable sacrifice : renoncer à m'appuyer par facilité sur la fraction de communauté qui partage mes vues.

 

            2° L'image de moi-même se trouve déformée dans le miroir des autres. "Si l'on vous outrage pour le nom du Christ, heureux êtes-vous,  parce que l'Esprit de sa gloire, l'Esprit de Dieu, repose en vous" (1 P 4,14)."Lui qui, insulté, ne rendait pas l'insulte, souffrant, ne menaçait pas, mais s'en remettait au juste Juge" (1 P 2,23).  Parce que mes intentions sont mal comprises, voire déformées volontairement, je sens que du négatif circule à mon propos entre les sœurs (ou à l'extérieur du monastère) sans que je puisse ni changer les faits ni me justifier.

 

            3° Le service de la communauté me prive de mon temps.

Je perds une grande partie de mon temps de travail intellectuel ou théologique, le plus clair de mes loisirs ou de mes moments de ressourcement, même spirituel. Le temps de mes journées s'émiette, et je ne peux le gérer "intelligemment" ni de manière fonctionnelle,  parce que je ne peux mesurer d'avance le temps qu'il me faudra prendre, "perdre" avec chacune.

 

            4° Le service de l'autorité me met en conflit avec des sœurs, malgré l'amitié que j'ai pour elles, malgré tout le dévouement que j'investis pour elles. Ma mission de responsable confère à mon action une force symbolique qui me dépasse. Je suis ressentie par les sœurs comme la "mère", même si je me veux sœur parmi des sœurs. Et contre ce symbole que je représente se mobilisent, inconsciemment, dans le cœur des moniales, beaucoup de forces d'attachement ou d'agressivité que les sœurs sont parfois incapables de gérer de manière équilibrée.

 

            5° Je dois renoncer à chercher "ma gloire", la gloire qui vient des hommes ; "il y a Quelqu'un qui la cherche et qui juge" (Jn 8,50). La gloire, ou la "réussite" ! Le Seigneur ne me demande pas de réussir, mais de "préparer le cheval pour la bataille" (Prov 21,31).

 

            6° Face à l'avenir, je me retrouve dans une solitude éprouvante.

"Pourquoi ce rouge à ton manteau ? pourquoi es-tu vêtu comme celui qui foule au pressoir ? – À la cuve, j'ai foulé solitaire, et des gens de mon peuple pas un n'était avec moi" (Is 63,3). Je suis amenée à porter seule toute une part de l'insécurité communautaire - quant aux moyens de vivre aujourd'hui, -quant aux impuissances qui gagnent de proche en proche dans le vécu communautaire, - quant à l'avenir de la communauté ou de la congrégation, - quant aux décisions touchant des personnes (ex. l'acceptation ou le renvoi de candidates).

            Parfois le conseil de la communauté ou certaines sœurs en responsabilité refusent de porter une partie du fardeau ou se montrent incapables de prendre une vue d'ensemble des problèmes.

 

            7° Ainsi, bien des moments de responsabilité pourraient être vécus comme des moments de contrainte. Si je veux donner librement ma vie, à l'exemple du Christ, je suis amenée à :

-        redire mon oui à la volonté du Père, qui m'a donné "cette œuvre à accomplir", cette part à son dessein d'amour sur chacune de mes sœurs ; et donc, concrètement, accepter de nouveau cette solidarité avec le troupeau, que le Père a voulue pour moi ;

-        m'identifier consciemment et volontairement au Christ Pasteur, qui est allé jusqu'à l'extrême du don de lui-même ;

-        me "laisser à l'Esprit", force efficace de Dieu, qui fait toutes choses nouvelles et qui "achève toute sanctification". "Le Christ, par l'Esprit éternel, s'est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache" (Hb 9,14), cf.TOB, 686 :"Le sacrifice du Christ n'est pas moins réel que les sacrifices anciens : le sang a été versé. Mais il est incomparablement supérieur, car c'est un engagement personnel d'un être sans péché qu'anime l'Esprit Saint".

 

            8° À ce don sans réserve et sans reprise est liée une grande joie.

Joie d'entrer dans le "plaisir de Dieu", au point d'en faire notre nourriture (Jn 8,29).

Joie de "souffrir quelque chose" pour le nom de Jésus :"Les Apôtres se retirèrent de devant le Sanhédrin, tout joyeux d'avoir été jugés dignes d'endurer des affronts pour le Nom" (Act 5,41). "Je me réjouis maintenant de mes souffrances pour vous, et je contrebalance en ma chair les tribulations du Christ en faveur de son Corps, qui est l'Église" (Col 1,24)."Je suis comblé de consolation. Je surabonde de joie dans toute notre tribulation" (2 Cor 7,4). "Ne voyez, mes frères, que sujet de joie dans les diverses mises à l'épreuve qui peuvent vous survenir" (Ja 1,2).

Joie qui nous met au diapason du cœur de Dieu, car " Dieu aime celles qui donnent avec joie" (Prov 22,9), mais il donne la joie à celles qui donnent.

Joie de se laisser dépouiller par Dieu de toute possession ou de tout rythme personnel :"Vous avez accepté joyeusement qu'on vous dépouillât de vos biens, vous sachant en possession d'une richesse meilleure et qui dure" (Hb 10,34).

 

 

Rassembler et construire

 

La responsable possède, entre autres, deux critères très sûrs pour jauger son action :

est-ce que je rassemble la communauté par ce que je fais et ce que je dis ?

est-ce que je construis  la communauté par ce que je fais et ce que je dis ?

Le dire et le faire ont tous deux leur importance.

 

 

1° Parfois il y a divorce ou désharmonie entre ce que je vis personnellement et ce que je dis aux sœurs, quant à la fidélité, au dévouement, au recueillement, à la garde du silence, à l'aventure spirituelle ; et le Seigneur m'invite à me laisser unifier par son Esprit, à reprendre les chemins de l'authenticité évangélique.

 

2° Parfois la discordance se glisse entre ce que j'essaie de promouvoir et de construire au plan communautaire et ce que je dis en privé aux diverses sœurs.

            Par exemple, je puis avoir tendance à aller trop loin dans les confidences avec les sœurs que je sens accordées à mon projet, à ma sensibilité, à ma manière de voir.

            Ou bien encore je donnerai trop facilement dans le sens de leurs critiques, en chargeant davantage encore les sœurs prises à partie.

            Ou bien je me dédouanerai d'une décision difficile sur le dos d'une ou plusieurs sœurs.

            Ou bien je vais manœuvrer pour que ceci ou cela revienne aux oreilles de telle sœur par une voie détournée, et en ce cas le moyen employé ou l'intermédiaire choisie contredisent ma volonté d'unifier et de construire.

            Parfois je laisserai formuler des critiques contre des sœurs devant moi, pour éviter d'être moi-même mise en cause. À la limite, on en arrive alors à cette situation que les sœurs déplorent trop souvent : "avec ma responsable, c'est la dernière à parler qui a raison !"

 

3° Ma volonté de construire le corps communautaire m'impose une ascèse de la parole.

Il est bon que j'éclaire mon jugement par un dialogue en conseil, mais, une fois que j'ai vu clairement dans quel sens je dois travailler, je dois avancer avec les seules armes de la lumière, selon la parole de Paul :"Je ne suis pas venu vous annoncer le témoignage de Dieu avec le prestige de la parole et de la sagesse [humaine]. Ma parole et mon message n'avaient rien des discours persuasifs de la sagesse, mais c'était une démonstration d'Esprit et de puissance" (1 Cor 2,1-3).

            Il y a des blocages, des mauvaises humeurs, des réactions agressives, que je dois porter seule avec le Berger, sans diluer mon angoisse par des confidences négatives. C'est une manière authentique de donner ma vie pour le troupeau.

            Si je cherche trop ma popularité en donnant successivement raison à toutes, dans un premier temps – qui pourra durer quelques mois – j'aurai l'impression de me faciliter la tâche ; mais en réalité j'aurai divisé pour régner, et la confiance s'effacera dans les cœurs. Les sœurs diront :"Ma responsable, au lieu de m'écouter, me raconte sa vie ou épanche son humeur du jour. Si elle parle avec tant de liberté de ce qu'ont dit les autres sœurs, que va-t-elle faire de mes confidences ?"

 

 

"Il ne m'a pas laissé seul" (Jn 8,29)

 

            1° La relation responsable/sœur, parce qu'elle est un ministère, une diaconie, établit forcément une relation dissymétrique.

            Qu'on le veuille ou non, que l'on en ait conscience on non, seule la responsable porte la charge symbolique de la mère, même si elle se veut totalement sœur. La fonction même crée une dénivellation, que l'on ne peut effacer totalement, sous peine de déséquilibrer la relation, de fausser les échanges, de rendre impossibles et l'obéissance et l'"auctoritas".

            Même si la responsable reçoit beaucoup de ses sœurs, lorsqu'elle accueille l'une des moniales qui vient se confier, la parole qui est attendue d'elle est une parole de responsable, la parole d'une personne située dans son rôle. Dans le dialogue d'aide qu'elle va avoir, elle ne peut pas (elle ne doit pas !) attendre de réciprocité au même niveau, ce qui serait une relation d'amitié.

            À la limite, la responsable est sans passé personnel : toute centrée sur le bien de la sœur qui vient, elle ne se réfère pas d'abord à sa propre vie, à sa propre expérience, à son propre passé, et la sœur qui vient ne doit pas attendre des confidences. Nous avons tous connu de ces directeurs de conscience qui parlaient longuement de leurs expériences, de leurs soucis ou de leurs déboires, avant d'entendre à la sauvette ce que nous venions leur confier.

 

            2° La fonction même, qui les configure au Christ Pasteur, impose donc à la responsable une sorte d'ascèse, faite de réserve et d'écoute.

            Quand cette réserve pastorale est maintenue fidèlement, quand la responsable se situe toujours en tierce dans la relation Christ/sœur, quand elle reste courageusement à sa place d'amie de l'Époux, elle est amenée à diminuer pour que Lui grandisse et que la sœur grandisse dans son amour d'épouse. Et cela se traduit nécessairement, pour la responsable, au niveau humain et affectif,par une solitude, qui peut être à la fois généreuse et pesante.

            Ce peut être une tentation, parfois, pour la responsable, que d'échapper à cette réserve écoutante pour se dire elle aussi, pour se plaindre et se mettre en avant.

            On entend parfois des moniales regretter que la responsable se serve d'elles comme exutoires, qu'elle leur raconte par le menu ou avec véhémence ses difficultés avec une autre sœur, ses soucis pour une troisième, ses conflits avec une partie de la communauté. La responsable se décharge bien, alors, d'une part de sa solitude, mais c'est au prix de l'unité communautaire et parfois au prix de la discrétion.

            Là encore, cependant, il faut se garder de culpabiliser sans nuances. Il est tout à fait compréhensible qu'à certains moments le poids de la responsabilité semble trop lourd à porter. De ce  point de vue, non seulement il est souhaitable, mais il est nécessaire que la responsable ait un lieu de dialogue, un conseiller ou une conseillère, neutre par rapport à la communauté, avec qui elle puisse faire le point, revenir sur sa manière de faire ou de se situer, explorer ses réflexes affectifs, comprendre sa solitude et la référer de nouveau au Seigneur de son appel.

            Il peut arriver qu'une sage de la communauté, une sœur d'expérience, bien insérée dans la communauté, et d'une discrétion à toute épreuve, puisse jouer ce rôle de supervision. Dans ce cas elle est liée par un secret quasi sacerdotal, et elle aura part, elle aussi, à la solitude de Jésus, seul à fouler au pressoir. Peut-être la responsable hésitera-t-elle à déposer un tel fardeau sur les épaules d'une sœur.

 

            3° Une autre cause de solitude pour la responsable, inévitable elle aussi, c'est qu'elle doit, au nom du bien commun, répartir les tâches, demander des efforts, rappeler des consignes, avertir ou reprendre des sœurs qui entament la cohésion communautaire, nommer les dérives ou les injustices, ou tout simplement arbitrer des tensions ou des conflits entre sœurs.

            Elle, qui peut être l'objet de l'admiration, de l'affection ou de la reconnaissance des soeurs, sent également que sur elle se cristallisent une part de l'agressivité latente de la communauté, une part des impatiences, des critiques ou des ressentiments, et aussi, bien souvent, les réactions négatives ou maladives des quelques sœurs qui ne supportent aucune autorité et qui ont parfois usé les responsables successives.

            Dans certains cas, elle peut s'interroger sur le style de son gouvernement, sur la qualité évangélique de ses interventions, sur les écarts qu'elle se permet aux jours de lassitude. Mais, une fois tout cela remis dans la lumière du Seigneur, il reste qu'il n'est pas en son pouvoir d'éliminer, dans le cœur de ses sœurs, toute insatisfaction, toute impression d'injustice, toute revendication.

            La plupart du temps, il n'est pas question pour elle de se défendre,

soit parce qu'elle est liée par la discrétion, alors même que des sœurs se montrent indiscrètes ou injustes,

soit parce qu'elle ne peut, en conscience, revenir sur une décision,

soit parce que ce serait donner plus de consistance encore aux rancoeurs,

soit parce qu'elle ne peut donner (ou n'a pas à donner) les motifs d'un choix qu'elle a mûrement posé.

 

            4° Parfois les sœurs n'ont pas conscience de ce qu'apporte la responsable ni de ce que cela représente pour elle comme engagement et comme abnégation.

            La reconnaissance n'est pas spontanée, ni immédiate chez toutes les sœurs, et certaines considèrent vite comme un dû ce qui leur est assuré, en fait, part le dévouement ou la vigilance d'une responsable.

            Cette absence de gratitude entre comme une composante importante de l'impression de solitude de la responsable. "Ce que je fais ne sert à rien". "Ce que je donne n'est ni perçu ni valorisé".

 

            5° Existe-t-il des moyens pour remédier à cette solitude des responsables ?

Ceux auxquels on pense instinctivement ne sont pas toujours disponibles.

S'appuyer sur les responsables précédentes n'est pas toujours possible ou pas toujours souhaitable. Par exemple - parce que la communauté a souhaité des changements assez nets,

      - à cause du caractère ombrageux de la précédente,

            - ou parce qu'il ne serait pas prudent de lui rendre tout de suite trop de poids dans les décisions.

S'appuyer sur celles qui ont l'expérience des rouages communautaires . C'est en effet souhaitable, mais il faut souvent compter avec une loi sociologique (qui est au moins une constante) selon laquelle les membres d'un groupe se déchargent volontiers, par inertie ou par confort, sur la responsable de la part d'engagement ou d'initiative qui normalement leur reviendrait. Parfois celles-là mêmes qui ont fait pression amicalement sur une sœur pour l'engager à accepter une responsabilité sont parmi les moins ardentes à soutenir son action.

 

            Ceci dit, pour faire la part des petites misères humaines, on peut citer, parmi les moyens normaux pour remédier à l'isolement :

-        une collaboration régulière avec les sœurs du conseil ou des diverses instances de conseil et de prévision, avec le souci de leur fournir à temps l'ordre du jour et de ne pas les placer devant des faits accomplis ou quasi accomplis ;

-        un dialogue le plus vrai et le plus concret possibles avec les responsables des divers secteurs ;

-        une bonne circulation, dans la communauté, des informations et des décisions prises. Et de ce  point de vue, il est bon, non seulement de dire, mais d'écrire, parce que certaines sœurs sont plus visuelles qu'auditives, et que certaines autres ont une mémoire sélective : il leur faut donc des traces écrites pour qu'elles ne s'appuient pas, même de bonne foi, sur leurs simples souvenirs ;

-        enfin, redisons-le, l'existence d'un lieu de dialogue (sur le vécu) et de supervision (sur le travail d'animation communautaire).

 

            6° En définitive, seuls les motivations et les réflexes spirituels nous permettent de porter et de valoriser les solitudes inévitables.

a) Ne pas décrocher de la mission reçue du Christ par son Église, "parce que le Seigneur en a besoin"(Mt 21,3). Rester responsable jusqu'à la fin du mandat. Résister à la tentation de se plaindre et de se faire plaindre.

 

b) Appeler fidèlement l'Esprit Saint, qui seul peut faire l'unité en nous entre la visée religieuse personnelle et la fonction assumée :"unifie mon cœur pour qu'il révère ton nom !".

 

c) Communier souvent à l'amour passionné du Christ pour le dessein du Père. Comme le Christ Pasteur, faire notre nourriture de ce souci quotidien du troupeau qui est notre Oui à la volonté de Dieu :"Je ne suis pas seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. [Commentaire de Jn 16,29-33].

 

d) Vivre les sujétions du supériorat comme un appel à grandir en liberté filiale, cette liberté dans laquelle Dieu le Père nous établit progressivement en même temps qu'il reproduit en nous l'Image de son Fils, cette liberté dans laquelle la moniale entre humblement et avec bonheur, dès qu'elle laisse le regard du Père la promouvoir dans son être de fille.

            Revenir ainsi au don volontaire qu'elle a fait de sa vie, afin que chacune "donne comme elle a résolu dans son cœur". Ma vie, personne ne me la prend, pas même cette sœur qui m'assaille.

           

            L'antidote au sentiment de solitude, c'est la liberté de cœur du Fils de Dieu.


4.     Homélies en contrepoint

 

 

 

 

 

 

Liste des homélies. Cliquer sur l'homélie retenue :

 

 

 

 

 

 

Mc  4,26-29         "D'elle-même la terre produit du fruit"

Mc  9,42-50         "Ayez du sel en vous-mêmes"

 

Lc  2,34-40          Anne, fille de Phanuel"

Lc 21-12-19         "À cause de mon nom"

Lc 21,24-39          "Voyez le figuier"

 

Jn  8,21-30           "Il ne m'a pas laissé seul"

Jn 10,11-18          Le bon berger

Jn 10,17-18          "Ma vie, c'est moi qui la donne"

Jn 10,22-30          "Personne ne pourra les arracher de ma main"

Jn 10,27-30          "Mes brebis écoutent ma voix"

Jn 16,15-19          "Jamais seul"

Jn 21,15-19          "Pierre, m'aimes-tu ?"

Jn 21,15-19          Au bord du lac

Jn 21,1-19            Sur le rivage

Jn 21,20-23          "Toi, suis-moi !"

 

 


 

"D'elle-même la terre produit du fruit".

Mc 4,26-29

 

 

 

 

²  La terre porte fruit, sans hâte, sans bruit. Elle fait éclore la vie dans la semence qui lui est confiée. L'homme, au moment il sème, sait qu'il peut faire confiance à la terre et à la force de vie que Dieu a enclose dans la semence. Et une fois le grain lancé dans le sillon, il échappe vraiment à l'agriculteur. Même si celui-ci peut encore amender la terre, ce n'est pas lui qui programme, seconde après seconde, l'apparition du blé en herbe, de l'épi dans l'herbe, et du grain dans l'épi.

 

            Cela se fait sans l'homme, parce que, en définitive, c'est l'œuvre de Dieu. Cela ne se fait pas au rythme de l'homme ; lui s'endort et se lève, aux différents moments de la journée, mais les lenteurs de la vie lui échappent, et même si s'il se tenait en arrêt devant le blé en train de croître, il ne verrait rien pousser.

 

²             Ainsi en va-t-il pour le Royaume de Dieu, nous explique Jésus. Le Royaume de Dieu, ou plutôt le Règne de Dieu, c'est l'emprise de Dieu sur nos cœurs d'hommes et de femmes, c'est notre entrée dans la vie de Dieu, c'est notre dialogue d'amitié avec Dieu. Et il n'est pas question pour nous de voir, de sentir, de mesurer la croissance de cette vie et de cette amitié. C'est Dieu qui la met en œuvre, c'est Dieu qui la rythme par son Esprit Saint. Souvent le Royaume grandit d'une manière cachée, dans l'effacement et la modestie ; mais on peut faire confiance à sa fécondité qui ne se voit pas, et qui est celle de l'Esprit Saint.

 

 

²             Ce qui nous appartient, et que Dieu attend de nous, c'est que nous restions une terre bien meuble, souple et accueillante. Alors la semence, qui est la parole de Jésus, dans la terre de notre cœur, devient, au rythme de Dieu, blé en herbe, épi, puis grain dans l'épi ; et Dieu la fait s'épanouir en nous, au long de notre vie de croyants,

d'abord comme une fidélité toute en promesses,

  puis comme une liberté d'adulte,

et enfin comme un témoignage courageux.

 

 

Notre vie, alors, est prête pour la moisson, à l'heure que Dieu choisira.


"Ayez du sel en vous-mêmes"

Mc 9,42-50

 

 

Saint Marc a rassemblé, dans cet évangile, deux paraboles de Jésus sur le scandale, c'est-à-dire sur tout ce qui fait achopper et provoque la chute.

 

²  Celui qui provoque la chute des petits n'est pas digne de survivre. Par "petits", il faut entendre ici, avec saint Marc, non pas les enfants, mais les petites gens de la communauté chrétienne, ceux qui sont sans pouvoir, sans malice et sans défense.

Dieu les revendique pour siens, et c'est pourquoi la menace est sévère : ceux qui font chuter ces petits se condamnent eux-mêmes à plonger au fond de la mer avec, pour collier, une meule de basalte.

 

²  Mais qu'en est-il pour ceux qui sont pour eux-mêmes une occasion de chute ?

Qu'en sera-t-il pour la main qui saisit, qui arrache et retient ?

Qu'en sera-t-il du pied qui écrase, qui se hâte vers le mal ou cherche toujours un ailleurs ?

Que deviendra l'œil qui guette, qui déforme, qui convoite?

 

Jésus répond d'un seul mot :"Coupe-le. Arrache-le !"

Et pourtant, quel outil magnifique qu'une main humaine ! Quelle merveille qu'un œil !

Qu'importe : ces atouts majeurs seront écartés s'ils doivent nous barrer la route de la vie ; les vrais sarments seront taillés pour que passe la sève en abondance.

 

²  Laissons ici à la parole de Jésus tout son tranchant, car c'est bien par certaines morts partielles que nous débouchons dans la vie :

"Je considère tout désormais comme désavantageux, dit Paul (Ph 3,8),

au prix du gain suréminent qu'est la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur.

Pour lui j'ai accepté de tout perdre,

afin de gagner le Christ et d'être trouvé en lui".

 

Un jour ou l'autre, sur le chemin de la vraie vie, Jésus nous demande effectivement de lui abandonner l'une de nos mains et de continuer à servir humblement avec celle qui reste, comme si de rien n'était.

Ou bien il nous demande le sacrifice de notre mobilité, l'abandon volontaire de tout un secteur d'initiative, soit que cette latitude fait obstacle à notre liberté de fils, soit parce que nous sommes devenus propriétaires des dons de Dieu, ou simplement parce qu'il veut pour nous la fécondité du grain qui meurt en terre profonde.

 

À la limite, nous arriverons dans le Royaume sur un pied, ou nous arriverons borgnes, heureux d'avoir perdu le regard orgueilleux ou avide qui nous cachait la vraie lumière.

 

²  N'allons pas imaginer pour autant que Dieu veuille emplir son Royaume de ratés et d'éclopés.

Jésus veut simplement souligner l'urgence des enjeux, et le réalisme des choix qui nous attendent. Il veut aussi tourner notre cœur vers une formidable promesse ! La vie qu'il nous prépare et qu'il nous fait anticiper sera sans commune mesure avec l'intégrité physique et avec les réussites d'ici-bas.

 

²  Il veut, enfin, donner à notre vie de foi tout son sens, tout son prix, tout son sel.

Car selon Jésus il ne suffit pas d'avoir le sel à portée de la main, il faut avoir le sel en nous-mêmes. Nous n'avons pas à guetter à l'extérieur, dans les autres ou dans les événements, ce qui va donner du goût à notre existence ou nous donner le goût de vivre. Le sel est déjà en nous, puisque nous avons l'amitié du Christ, puisque son Esprit dynamise notre cœur, intercède pour nous par des gémissements au-delà de toute parole, et nous fait "désirer selon Dieu" (Rm 8).

C'est bien ce sel de l'Esprit qui fait grandir en nous la liberté filiale, et épanouit en nous la belle autonomie affective de l'ami ou de l'épouse du Seigneur. Fortifiés intérieurement par l'Esprit, nous devenons capables d'accueillir l'autre pour lui-même, pour qu'il s'accueille lui-même, et se reçoive lui-même des mains de Dieu.

Allégés de toute volonté de puissance, de tout désir d'annexer l'autre, nous sommes, en même temps, immunisés contre la peur, la peur de l'autre, la peur de nous-mêmes devant l'autre, et Dieu "guide nos pas sur un chemin de paix".

 

"Ayez du sel en vous-mêmes, dit Jésus,

  et vivez en paix les uns avec les autres".


 

 

Anne, fille de Phanuel

 

                                                                                                                              Lc 2,36-40

 

 

À propos de l'enfance de Jésus, l'Église nous fait lire aujourd'hui, comme déjà dans la liturgie d'hier, l'Évangile du troisième âge, l'Évangile de la vie montante.

 

²    Ce n'est pas seulement un trait d'humour de l'évangéliste que de rapprocher ainsi un beau bébé et deux beaux vieillards, car, à travers les récits concernant Syméon et Anne, c'est toute une théologie de la fidélité de Dieu qui est proposée aux croyants pour rajeunir leur espérance.

Instinctivement nous voyons des signes d'espérance dans les choses neuves, les initiatives inédites, et dans la présence d'êtres jeunes, tout en promesses; et nous avons raison, car, au niveau des choses humaines et dans la perspective de la vie terrestre, ce sont les jeunes d'aujourd'hui qui vont traverser le temps, assurer la course de la parole et la survie des communautés.

Mais quand il s'agit des réalités de l'au-delà, de l'amitié avec Dieu dans la vie éternelle, même la fin des choses et le soir de la vie peuvent être signes d'espérance. La manière dont on donne à Dieu les années du grand âge.

 

²    C'est bien ainsi que vivait Anne. Plus elle avançait en âge, et plus sa vie se réduisait à l'essentiel, comme à une épure de la foi: "elle ne s'écartait pas du Temple, participant au culte, nuit et jour, par le jeûne et la prière". Un grand amour vécu avec de petits moyens, un effacement grandissant devant l'œuvre de Dieu, un dévouement sans faille à la louange et à l'action de grâces, tout cela est chemin d'espérance, témoignage d'espérance en l'autre vie, qui ne connaîtra ni temps, ni plan, ni hâte, parce que désormais Dieu sera tout en tous .

 

Dès que l'on va à l'essentiel, on se rapproche de la jeunesse de Dieu .

Dès que l'on reconduit tout à Dieu dans la prière, on anticipe sur le nouvel ordre des choses qui sera le quotidien éternel dans le Royaume accompli.

Et c'est pourquoi la vieillesse d'Anne, fille de Phanuel, était si dense aux yeux de Dieu, et si consonante à l'Évangile que Jésus allait apporter.

 

²    Quatre-vingt-quatre ans, dont soixante-quatre au moins à l'ombre du Temple, méditant la Loi du Seigneur et veillant dans la prière. Toute une vie de recueillement pour un instant de témoignage prophétique, à l'heure que Dieu avait choisie pour elle: "survenant à ce moment, elle se mit à célébrer Dieu et à parler de l'Enfant à tous ceux qui attendaient la libération de Jérusalem ".

 

 

Ce n'est pas trop d'une vie entière de fidélité pour mériter de nommer Dieu quand il visite le monde.

Ce n'est pas trop de toute une vie de prière pour la joie de rejoindre le mystère de la tendresse de Dieu dans le regard de Jésus enfant.


 

"A cause de mon nom"

                                                                                                                                  Lc 21,12-19

 

²        Jésus, dans l'évangile que nous lisions hier, annonçait de grands signes pour la fin des temps. Aujourd'hui, envisageant le temps de l'Église, qui sera pour les disciples le temps du témoignage, il évoque les souffrances et les persécutions qui attendent les croyants fidèles de la part de leurs frères juifs puis de la part des païens:

                        "Avant tout cela (donc bien avant les événements de la fin)

                        on portera la main sur vous et on vous persécutera;

                        on vous livrera aux synagogues, on vous mettra en prison,

                        on vous traînera devant des rois et des gouverneurs, à cause de mon nom."

    "À cause de mon nom", c'est-à-dire, dans le langage de Jésus, "à cause de ce que je suis pour vous et à cause de ce que j'ai fait pour votre salut".

    "À cause de mon nom, ajoute Jésus, vous serez haïs de tous", parfois même de vos père et mère, de vos frères, de votre parenté ou de vos amis. Effectivement le rejet de Jésus parlera parfois plus fort que les liens du sang, comme on l'a vu ici ou là dans les pays totalitaires. Parfois on jouera sur les liens du sang pour écarter l'influence de Jésus, comme on le voit chez nous lorsque des parents veulent étouffer dans le cœur d'une fille ou d'un fils le désir de servir l'Évangile ou de se donner à Dieu.

 

²    Jésus ne laissera pas ses témoins seuls et désarmés devant l'épreuve.

   Tout d'abord il promet de se charger lui-même de leur défense: "Moi, je vous donnerai une bouche et une sagesse que ne pourront contrarier ni contredire aucun de ceux qui seront contre vous". Jésus lui-même donnera à ses témoins un langage, une aisance de parole et une force de conviction, qui étonneront les ennemis et les témoins eux-mêmes.

    Mais Jésus, qui promet son aide puissante, réclame de son témoin une confiance totale: "Mettez-vous dans le cœur que vous n'avez pas à préparer votre défense". Ainsi, quand nous sommes traînés devant le tribunal des autres, si c'est pour la cause de Jésus, pour l'honneur de Jésus, pour le service de Jésus, il nous faut renoncer à toute polémique, à toute argumentation, à toute stratégie de défense, car "le Seigneur nous enseignera à l'heure même ce qu'il faut dire" (Lc 12,12).

    Quelle que soit la force de la persécution, quelle que soit l'injustice des attaques, "pas un cheveu de notre tête ne sera perdu", c'est-à-dire  que Jésus nous prouvera sa fidélité jusque dans les détails les plus humbles de notre vie de témoins.

 

    C'est son amour qui sera vainqueur, et ses promesses paieront toujours au centuple la foi qu'il nous demande. La vie est au bout; c'est lui qui nous l'assure. Ce qu'il nous demande, c'est de tenir l'épreuve en faisant fond sur lui: "C'est par votre constance que vous prendrez possession de la vie".

 

    De ce courage dans la durée (hypomonè), de cette endurance des témoins, Jésus parlait déjà dans la parabole du semeur, lorsqu'il disait: "Ce qui est dans la bonne terre, ce sont ceux qui entendent la parole dans un cœur loyal et bon, qui la retiennent et qui portent du fruit à force de persévérance".

 

    C'est par la constance que l'on porte du fruit. C'est par la constance qu'on laisse agir Jésus lorsqu'il veut, par lui-même, être vainqueur du monde.


 

"Voyez le figuier"

                                                                                                                                  Lc 21,29-33

 

 

²        La température brusquement s'est refroidie; on se hâte en marchant, les plantes font le gros dos sous la gelée blanche, la couche de gel descend chaque jour dans le sol. Et pourtant nous ne sommes pas inquiets. Nous disons: "C'est du temps de saison; le printemps viendra à son heure".

    De fait il ne manquera pas au rendez-vous, car depuis que la terre porte la vie, le cycle des saisons a "répondu" à l'ordre du Créateur (Os 2,22). Et quand sera revenu le temps des bourgeons, des fleurs et des feuilles, nous dirons, avec la même assurance, avec la même confiance dans l'avenir: "les fruits vont venir avec l'été et l'automne.

 

   De même nous avons assisté, et nous assistons encore, après les guerres froides, à des poussées de sève dans l'histoire du monde. Nous avons dit: "cela bourgeonne en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Russie". Encore aujourd'hui des peuples longtemps condamnés au silence relèvent la tête, sentant leur délivrance toute proche; et l'Église, qui a mission d'amener tous les peuples à la lumière du Christ, vit intensément, avec ses enfants de toutes langues et de tous pays, ces fièvres et ces soubresauts d'un monde en quête de paix et de bonheur. Mais elle a reçu de son Seigneur la consigne de ne pas céder à l'inquiétude et d'attendre sereinement l'été après tous les bourgeonnements de l'histoire.

 

²        Car le monde n'est pas en marche vers l'échec, vers les ténèbres, vers un hiver inexorable. Nous allons vers l'été de Dieu, l'été de la dernière moisson, où Dieu engrangera la charité des hommes de tous les temps. Et à cet été Jésus donne deux autres noms: la délivrance et le Règne de Dieu.

 

    Il y aura, à la fin des temps, une ultime délivrance et l'instauration du règne de Dieu dans les cœurs, et de cet événement définitif nous ne savons ni l'heure, ni le jour, ni le siècle ni le millénaire. Simplement, quand la sagesse de  Dieu préparera ce Jour, son Esprit Saint nous en dévoilera les signes précurseurs.

    Mais il y a, tout au long du temps, dans la vie des peuples, des communautés, des familles et de chaque croyant, des bourgeonnements passagers qui annoncent des étés transitoires, des reprises de croissance qui amènent de vrais moments de maturité, des conversions du cœur qui inaugurent des étapes de délivrance.

    Et même si le Règne de Dieu, dans son stade final, demeure caché pour nous dans un avenir impénétrable, ce même Règne de Dieu, cette seigneurie d'amour, travaille déjà l'histoire qui se fait sous nos yeux. Déjà elle suscite des renouveaux et mûrit des récoltes; déjà elle transforme les familles et remodèle les communautés; et en nous-mêmes, dès que nous laissons travailler la sève de l'Évangile, le Règne de Dieu se fait tout proche, tangible, attirant.

 

    "Voici, disait Jésus, que le Règne de Dieu est au milieu de vous".

Dans les cœurs des chrétiens comme dans l'Église, le printemps de la grâce est toujours à l'œuvre, et il y a toujours un été qui se prépare.

 

    Formidable optimisme dans le cœur de Jésus.

    Très douce espérance pour nos cœurs d'hommes.


"Il ne m'a pas laissé seul"

                                                                                                                              Jn 8,21-30

 

 

 

 

 

 

Il y a bien des sortes de solitude:

       la solitude de celle qui a cessé d'accueillir, parce qu'elle ne se sent pas elle-même accueillie,

       la solitude de celle qui n'attend plus rien de ses sœurs, ou dont les sœurs n'attendent plus rien,

       la solitude de celle qui n'a jamais pu vraiment s'ouvrir, et qui a l'impression de n'exister pour personne,

       la solitude de la responsable, qui désormais doit porter sans se faire porter.

 

Il y a la solitude positive de l'adulte, qui sait que personne ne peut vivre ni mourir à sa place, et qui essaie courageusement de dire oui,

       oui à son passé, malgré ses blessures,

       oui à l'avenir, malgré les incertitudes,

       oui à  ce que Dieu lui offre dans le quotidien pour travailler au salut du monde.

 

Mais il y a la solitude négative,

       qui isole,

       qui renferme,

       qui cadenasse,

       et qui laisse l'intelligence et le cœur en proie à toutes sortes de fermentations.

 

Quelle que soit la lumière que l'Esprit de Jésus a déjà faite en nous, il est probable que notre solitude est encore marquée d'un certain flou, qu'elle demeure de temps à autre paralysante, et qu'elle ne nous met pas vraiment, résolument, en route vers la solitude des autres.

 

C'est pourquoi la parole de Jésus peut trouver en nous une résonance, quand il dit: "Celui qui m'a envoyé est avec moi; il ne m'a pas laissé seul".

Il n'y a pas de solitude absolue, pour nous non plus, aussi longtemps que nous percevons notre vie comme un envoi, notre liberté comme un cadeau du Père, et notre travail comme un mandat de Dieu .

 

Au contraire, l'impression d'être seuls grandit en nous à mesure que s'efface la certitude que nous sommes envoyés, à mesure que nous redevenons propriétaires de notre destin, de nos projets, de notre dévouement.

C'est alors que l'échec nous abat, que les résistances rencontrées nous désarçonnent, et que nous sommes tentés de briser tous les miroirs qui nous renvoient une image décevante de nous-mêmes.

 

Tout autant que nous Jésus a ressenti l'hostilité, l'incompréhension, l'ingratitude; comme nous il a dû assumer une certaine solitude humaine. Mais sa solitude était toujours habitée par la présence du Père et animée par la référence au Père: "Il ne m'a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui  plaît".

 

C'est là son grand secret, mais un secret qu'il nous partage: si nous voulons que notre solitude change de signe, il faut qu'elle soit habitée par le plaisir de Dieu.

 

 

 

 


Jn 10,11-16

 

 

Le bon berger

 

 

 

 

 

 

Jésus aimait à comparer ceux et celles qui venaient à lui à des brebis sans berger (Mc 6,34; Mt 9,32), égarées et retrouvées (Mt 18,12; Lc 15,3-7), ou encore à des brebis choisies, par opposition aux chèvres noires (Mt 26,32); et il se voyait lui-même comme le berger type, le berger modèle: le "bon berger".

 

² À ses yeux, le propre du vrai berger est qu'il est prêt à donner sa vie. C'est bien pourquoi, le soir du Jeudi Saint, sur la route de Gethsémani, Jésus, citant le prophète Zacharie (13,7), avertit ses disciples en disant: "Tous, vous allez tomber, car il est écrit: 'Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées'. Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée" (Mc 14,27-28. Mt 26,31).

Face au danger, Jésus ne fuira pas comme un mercenaire. Il mourra à son poste; mais sa mort sera une victoire, et, de nouveau vivant, il rassemblera ses brebis un instant dispersées par le chagrin et le doute.

 

² Même en dehors de ce moment d'héroïsme, Jésus conçoit son rôle d'une manière très personnalisée. Le vrai berger, en effet, "connaît ses brebis, et les brebis le connaissent", et cette réciprocité de connaissance est aussi une réciprocité d'amour, analogue à celle qui unit Jésus à son Père.

Jésus se décrit donc lui-même comme le Pasteur qui connaît toutes ses brebis et chacune par son nom. Toutes écoutent sa voix et reconnaissent sa voix. Chacune est appelée, chacun reçoit son nom, chacune est conduite, mais parmi toutes. Il n'y a pas de laissées pour compte parmi les brebis de Jésus. Forte ou chétive, chacune aura, si elle le veut, "la vie en abondance". Mais aucune ne pourra chercher la vie en dehors du troupeau. Le troupeau de Jésus sera donc, pour chacune, le lieu de l'accueil et le lieu du devoir, le lieu de la liberté et le lieu de la responsabilité. Assurée d'avoir tout son prix aux yeux du Pasteur, chaque brebis sera sans cesse réinsérée par lui dans le troupeau, le seul lieu où se trouvent celles qu'il aime, le seul lieu où l'on peut vivre quand on le suit et qu'on l'aime.

 

² Un troisième trait du Bon Pasteur selon Jésus est qu'il est berger universel.

Certes, il repart tous les matins avec les brebis de l'enclos, mais il regarde sans cesse plus loin, vers d'autres brebis qui déjà lui appartiennent et qu'il veut, elles aussi, conduire à la vie.

Impossible, par conséquent, de réserver l'amour du pasteur aux seules brebis de l'enclos. On n'est digne de lui que si avec lui on regarde au loin, que si l'on fait place, en route et dans l'enclos, aux brebis inconnues dont il a dit le nom et qui sont accourues en écoutant sa voix.

Si l'on suit ce berger, il faut sans cesse accueillir, sans cesse apprendre d'autres noms, chemin faisant.

Si l'on aime ce berger, il faut le rejoindre dans le don de lui-même. Alors, dans les moments où l'on nous arrache notre liberté, notre honneur, notre temps, aux jours où il est dur d'aimer, de pardonner et de servir, le réflexe du Bon Berger nous rend la joie du premier jour:

"Ma vie, personne ne me la prend: c'est moi qui la donne".

 

 

 

 

 

                                                                  *


"Ma vie, c'est moi qui la donne"

Jn 10,17-18

 

  

 

Arrêtons-nous sur ces deux versets, qui donnent la clef des paroles de Jésus sur le troupeau et le pasteur.

 

² Après avoir parlé de l'unique bercail, Jésus ajoute: "Le Père m'aime, parce que moi, je dépose ma vie pour la reprendre ensuite". Quelques instants auparavant, Jésus mentionnait déjà le Père, à propos de la connaissance réciproque: "Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît et que je connais le Père". La réciprocité entre Jésus et les siens, entre le Pasteur et ses brebis, réciprocité de connaissance, d'amitié, d'amour, se modèle sur la réciprocité du Père et du Fils.

Comme souvent dans l'Évangile de Jean, la relation du Père et du Fils est au point de départ et au point d'arrivée; elle est la source et l'achèvement, et entre les deux, elle est le modèle contemplé. Or cet amour de Jésus pour le Père est l'amour du Fils incarné, et tant que Jésus vit sur la terre, son amour pour le Père est un amour qui s'incarne. Dans quoi? - dans l'obéissance filiale: "Le Père m'aime parce que je dépose ma vie: tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père".

En donnant sa vie, Jésus pose l'acte suprême de l'obéissance, et pourtant c'est le moment le plus intense de sa liberté: "Ma vie, personne ne me la prend, mais je la dépose de moi-même". Son obéissance est libre, parce que c'est l'obéissance du Fils; sa liberté se traduit en obéissance, parce que c'est la liberté du Fils.

 

² Quelle lumière pour nous tous, en ce temps où chacune de nos existences peut se trouver traversée, crucifiée, par le mystère de l'obéissance, du service, de l'amour gratuit! Quelle force nous pouvons puiser dans ce courage et cette lucidité de Jésus ! Tous, en effet, nous connaissons des moments où nous nous sentons lourds ou rétifs devant la volonté de Dieu, des heures où il nous est difficile de rester libres dans l'obéissance et de rester obéissants en vivant notre liberté. C'est alors qu'à la suite de Jésus, il nous faut revenir à une attitude vraiment filiale.

Tous nous sentons à certains jours que notre vie nous échappe, que notre temps s'émiette, apparemment sans résultat, que l'incertitude grandit et que l'installation ici ou là devient impossible. Les tâches journalières s'alourdissent, il faut faire face sur tous les fronts, et l'impression peut grandir en nous que notre vie nous est arrachée comme par lambeaux, et que nous sommes frustrés de la joie que nous attendions, du repos auquel nous avions droit, de l'estime ou de l'affection méritées par notre dévouement. Et la tentation peut se glisser en nous de porter le deuil de tout cela: "On me prend ma vie. On m'a pris ma vie ! Je n'ai plus le droit d'exister, et je ne vis que pour les autres. Je ne reconnais plus l'homme ou la femme que j'étais!"

En songeant à ce que déjà nous avons donné, pour la vie du couple, pour l'avenir des enfants, pour le succès d'une entreprise ou d'une mission, sans regretter ces moments de fidélité, nous laissons parfois l'amertume s'infiltrer dans notre cœur, et nous dirions volontiers: "Qui pense à moi? Qui se soucie de mon bonheur ? Qui a mesuré ma solitude ?"

 

² C'est là que nous rejoint la parole de Jésus, parole courageuse, tonique, merveilleuse de liberté intérieure: "Ma vie, personne ne me la prend: je la dépose de moi-même !"

Jésus passait tout entier dans le don de lui-même, sans retour négatif sur son propre bonheur, puisque son bonheur était justement de se donner: "Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir" (Ac 20,35). Lui qui a senti si fort sa solitude humaine (Jn 6,66; Mt 26,40; Mc 14,50) gardait sans cesse comme points d'appui sa certitude d'être envoyé et son désir d'entrer dans le vouloir du Père:

          

 "Celui qui m'a envoyé est avec moi:

                     il ne m'a pas laissé seul,

                     parce que je fais toujours ce qui lui plaît" (Jn 8,16.29).

 

 

                                                                 


"Personne ne pourra les arracher de ma main"

Jn 10,22-30

 

 

 

 

² Fin décembre, il fait déjà très frais parfois sur les monts de Judée. C'est pourquoi Jésus fait les cent pas sous le portique de Salomon, pour se protéger du vent d'est, lui et ses auditeurs. C'est là que ses ennemis, faisant cercle autour de lui, le somment de s'expliquer clairement: "Es-tu le Messie, oui ou non ? Es-tu le libérateur promis ? Viens-tu ou non au nom de Dieu ?"

 

² La réponse, Jésus l'a déjà donnée: elle est faite de paroles et d'œuvres, de paroles qui commentent ses œuvres et d'œuvres qui authentifient ses paroles comme celles de l'Élu de Dieu.

Et c'est encore cette double et unique réponse que Jésus nous fait lorsque nous guettons dans notre vie les signes de sa présence, lorsque nous lui demandons de rendre manifeste la libération qu'il nous apporte: il nous renvoie à ses paroles, porteuses de l'Esprit et de la vie (Jn 6,64); il nous remet devant les yeux ses œuvres qui parlent, qui témoignent, qui dévoilent en lui la puissance du Père: "Ces œuvres mêmes que je fais témoignent à mon sujet que c'est le Père qui m'a envoyé" (5,36).

 

² Et quel est ce témoignage, ce message qui émane des œuvres de Jésus? Jésus le résume en une phrase, qui dit à elle seule tout son mystère de Fils: "Le Père et moi, nous sommes un". Ce que fait visiblement le Fils manifeste ce que le Père, invisiblement, est en train d'accomplir par amour. Chaque œuvre du Fils est ainsi, dans le monde, une trace de l'amour du Père; et l'obstination de Jésus à sauver les hommes révèle quel prix nous avons aux yeux de Dieu.

Dieu tient à nous si fort qu'il nous serre dans sa main; et personne au monde ne serait capable de desserrer la main du Père, ni de le faire relâcher son amour. Mais la main de Dieu ne nous serre que pour nous protéger; car ce que Dieu aime, il le sauve; et quand il sauve, c'est pour toujours.

Mais dire que le Père sauve, c'est dire que le Fils sauve aussi, puisque tous deux sont un. C'est bien pourquoi Jésus parle d'abord de sa main, puis de la main du Père: Dieu a donné à son Fils la douceur de sa propre main et la puissance de son propre amour. Ce que Jésus tient, Dieu le tient, et il est "plus grand que tout". Ce que Jésus tient, Dieu le lui a donné, et Dieu continue de le tenir.

 

² Arracher les brebis de la main de Jésus, ce serait aussi les ôter de la main du Père, car nous sommes à la fois dans la main du Père et dans la main du Fils. Chacune de ces deux mains nous donne et nous reçoit, et l'Esprit qui les unit nous donne part au mystère de cette unité qui est tout le bonheur de Jésus: "le Père et moi, nous sommes un".

C'est donc au creux de ces deux mains-là que nous recevons la vie éternelle. À deux conditions toutefois, qui définissent l'attitude du disciple: écouter la voix de Jésus et venir à sa suite. Ce sont là deux attitudes libres et dynamiques: accepter que notre foi soit une écoute jamais lassée, jamais rassasiée, et accepter que notre amour soit un cheminement, que Jésus pasteur nous remette chaque jour en exode.

 

Pour la route, nous n'avons qu'un seul trésor: la perle du Royaume que Jésus nous a donnée en signe de son appel. Mais ce gage d'amour, rien ni personne ne pourra l'arracher de notre main, car Dieu  plus grand que tout nous l'a donné par la main de Jésus.

 

 

 

 

 

                                                                  *


"Mes brebis écoutent ma voix"

Jn 10,27-30

 

 

 

 

² De dimanche en dimanche, spécialement en ce temps pascal, la liturgie de l'Église vient au-devant de nous avec le même message d'espérance. Oui, les temps sont durs; oui, les années passent, avec leur lot d'épreuves personnelles, familiales, ecclésiales; mais ce qui fait vivre le disciple de Jésus, ce n'est pas la sécurité, c'est la certitude,

certitude que le Christ est déjà vainqueur de ce qui oppresse les hommes,

certitude qu'il est vivant, Lui, vrai homme, vivant de la vie même de Dieu,

certitude qu'il est plus présent que jamais à son Église.

 

² Il est vrai que nous ne voyons pas le Christ, que nous ne touchons pas chaque jour ni à volonté les signes de son action; mais nous avons un moyen merveilleux de le rejoindre: là où nous sommes, il nous suffit de tendre l'oreille pour entendre la voix du Berger:

"Mes brebis écoutent ma voix, dit Jésus ; moi, je les connais, et elles me suivent".

Il existe une sorte de connivence entre les brebis et le berger, et la voix du berger n'est pas toujours une voix qui s'impose. Simplement, de temps à autre, le berger parle, comme pour dire: "Je suis là, et je m'en vais par là". Et les brebis suivent ! C'est bien cela, en effet, qui nous fait réagir et repartir: cette voix du Christ qui redit: "Je suis là avec toi; je suis là pour vous, et je te connais. Je te donnerai la vie éternelle : jamais tu ne périras".

 

² Nous ne périrons pas, parce que nous serons défendus. Le berger, pour nous, n'est pas seulement une voix qui nous hèle; c'est une main qui nous tient et qui nous protège. Et jamais rien ni personne ne pourra nous arracher de la main du Christ, car le Christ nous garde et  nous serre comme le cadeau que le Père lui a fait:

"Ils étaient à toi, et tu me les as donnés, et je n'en ai perdu aucun" (Jn 17,6.12).

Le Christ tient à nous, Dieu notre Père tient à nous, lui qui est "plus grand que tout". C'est bien cela l'inouï: que Dieu veuille à ce point réussir l'homme, et qu'il nous ait donné un tel berger pour nous conduire à la vie.

 

² Mais si le Seigneur nous assure de sa présence, nous rassure de sa main, pour ainsi dire, il ne nous invite pas au repos, du moins pas encore: "Mes brebis me suivent", dit Jésus. Admis à l'intimité du Père comme le Christ, par le Christ et avec le Christ, nous sommes, comme le Christ, envoyés, chaque  jour envoyés, chaque jour en marche, jusqu'au bout de notre chemin terrestre, jusqu'au bout du don de nous-mêmes, et ce que Dieu dit à l'Apôtre saint Paul au cours de sa mission, il le redit à chacun et chacune de nous dans la prière: "J'ai fait de toi la lumière des nations, pour que, grâce à toi, le salut parvienne jusqu'aux extrémités de la terre" (Ac 13,47).

En lisant cela au quotidien, cela veut dire: "Tu es porteur (porteuse) du message de Jésus

jusqu'au bout du vaste monde qui est l'horizon de ta vie,

jusqu'au bout dans ton foyer, jusqu'au bout de ton dialogue avec tes enfants,

jusqu'au bout de ton pardon en famille,

jusqu'au bout du cercle de tes relations,

jusqu'au bout de ton dévouement et de ta solidarité,

jusqu'au bout de ta solitude, offerte au Christ et peuplée de milliards d'hommes.

 

² Il n'est donc pas question, pour les brebis du Seigneur, de brouter là où elles sont, droit devant, sans s'occuper du reste, car la voix du berger n'appelle jamais deux fois du même endroit. Le berger se déplace, pour nous conduire vers les sources d'eaux vives, tous, comme "une foule immense que nul ne saurait dénombrer, une foule de toutes nations, de toutes races, peuples et langues" (Ap 7,9); foule immense, en marche, où l'on apprend à se connaître, à s'aimer, tout en s'avançant vers la source.

Mais il faut marcher, il faut cheminer: il faut suivre. Avant de parvenir jusqu'au trône de Dieu, dit le voyant de l'Apocalypse, il faut passer "par la grande épreuve" (Ap 7,14), par un test de fidélité à monnayer au quotidien. Il est des jours où l'épreuve se fait plus lourde, et la fidélité plus difficile, des jours où l'on est las d'être en route, las de soi-même et déçu du troupeau; il est des heures où toute lueur d'espoir s'éloigne, pour nous-mêmes ou ceux que nous aimons. Comme il est bon de nous rappeler alors - car cela aussi est le message de Pâques - que notre Dieu est "plus grand que tout".

C'est la tendresse de Dieu qui aura le dernier mot: "Dieu essuiera toute larme de nos yeux", et il nous dira: "Maintenant, c'est fini. Je suis là: ne pleure plus".


 

 

Jamais seul

Jn 16,29-33

 

 

 

"Vous allez être dispersés, chacun allant de son côté, et vous me laisserez seul".

 

² Jésus a connu la solitude, beaucoup plus qu'on ne le pense, la solitude de ceux qui ne biaisent pas avec leur mission et qui acceptent de porter sans se faire porter, de servir sans se faire servir. Et de sa solitude, Jésus parle à plusieurs reprises.

Une première fois après son discours sur le pain de vie, dans la synagogue de Capharnaüm: "À partir de ce moment beaucoup de ses disciples reculèrent, et ils ne circulaient plus avec lui". Au point que Jésus a demandé aux Douze: "Est-ce que vous aussi, vous allez partir?" (Jn 6,66s).

Un autre moment, terrible, de la solitude de Jésus a été la nuit de l'agonie, lorsque, revenant vers ses disciples, il les trouva endormis: "Ainsi, leur dit-il, vous n'avez pas eu la force de veiller une heure avec moi?" (Mt 26,40).

Mais lors de la Cène, ce dernier repas qu'il a partagé avec un traître et onze lâches, Jésus a entrevu une autre désertion des disciples, celle qui allait avoir lieu au moment de son arrestation: "Alors, raconte saint Marc, ses disciples l'abandonnèrent et prirent la fuite" (Mc 14,50).

 

² Jésus a donc souffert de la solitude, mais il ne s'y arrêtait jamais, car sa solitude humaine était habitée par une présence infiniment douce et forte, celle de son Père, source de sa mission et modèle de son action:

       "Mon jugement est véritable, parce que je ne suis pas seul, mais il y a moi et celui qui m'a envoyé" (8,16).

       "Celui qui m'a envoyé est avec moi, et il ne m'a pas laissé seul, car moi, c'est ce qui lui plaît que je fais toujours" (8,29).

Ainsi Jésus, qui a certainement été peiné du manque de courage des disciples, n'en a jamais été paralysé, parce qu'il vivait constamment pour le plaisir de Dieu, dans le souvenir du Père.

 

² Savons-nous vivre notre solitude?

       Solitude des parents, qui voient leurs enfants "partir chacun de son côté";

       solitude des époux, qui traverse parfois même l'amour le plus fidèle;

       solitude des consacrés, qui ont voué à Dieu, en une fois, toutes leurs forces d'aimer, misant loyalement sur la force du soutien fraternel, et qui s'aperçoivent, les années passant, que la communauté est avant tout le lieu où l'on donne, où l'on sert, où l'on s'oublie, avant d'être le lieu où l'on trouve stimulation et réconfort.

Nous que Jésus nous a rassemblé(e)s pour que nous offrions ensemble, au nom de toute l'Église missionnaire, le sacrifice de louange ou le sacrifice "du soir" de la vie, savons-nous habiter, assumer, dépasser notre solitude? Savons-nous en faire un lieu d'intimité avec le Père?

 

² "Je ne suis pas seul, disait Jésus, parce que le Père est avec moi".

Vivre sa solitude comme Jésus l'a vécue, c'est ne rien attendre, ne rien guetter, ne rien réclamer pour soi, et se remettre chaque jour en route vers la solitude des autres; c'est s'estimer heureux, "bienheureux", d'être regardé, aimé, visité, par Dieu au cœur de Père; c'est ne jamais s'étonner de rencontrer la croix à la suite de Jésus ou de trouver, à certains jours, même les meilleurs amis dispersés ou endormis.

Vivre notre solitude comme celle de Jésus, c'est laisser, au cours de nos journées, une place grandissante à la tendresse de Dieu.

Alors il devient possible, non seulement d'aller jusqu'au bout de notre dévouement, mais de vivre chaque  heure pour le plaisir du Père et de rester en acte d'offrande. Alors notre solitude devient "sonore", toute bruissante des louanges de l'Église et de la rumeur du monde à sauver. Au creux de cette solitude, Jésus nous donne un cœur universel.

On n'est jamais seul quand on vit pour Lui seul.


"Pierre, m'aimes-tu?"

                                                                                                                                  Jn 21,15-19

 

 

 

 

 

 

Jésus voulait que Pierre se sache pardonné.

Il aurait pu amorcer le dialogue une ou deux heures auparavant, quand il était seul sur la grève et que le brave Pierre l'a rejoint, tout trempé, pour s'être jeté à l'eau. Mais il a voulu d'abord revivre avec Pierre les humbles moments d'autrefois, les repas fraternels au bord du lac.

 

² "Quand ils eurent déjeuné, Jésus dit à Simon Pierre: "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci?"  Quoi répondre? Personne ne peut dire qu'il aime Jésus plus qu'un autre; personne ne sait comment un autre aime Jésus. Qui pourrait dire, même, s'il aime Jésus peu ou beaucoup?

Et Pierre, d'instinct, trouve la seule réponse possible: "Seigneur, c'est toi qui sais! Moi, je t'aime et je ne sais rien d'autre."

La deuxième question va plus loin, plus profond: "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?" M'aimes-tu, tout court? Quoi qu'il en soit des autres, toi, m'aimes-tu?

La troisième question surtout bouleverse Pierre. Elle résonne dans son cœur comme le chant du coq, au petit matin du fameux vendredi. Mais l'insistance de Jésus, qui lui fait si mal, en même temps le délivre; et Pierre comprend que Jésus veut lui faire revivre en souvenir sa trahison, tout en lui faisant redire sa foi et son amour, pour qu'il sente à quel point il est pardonné.

"Seigneur, toi, tu sais tout, tu sais bien que je t'aime!" Voilà; tout est dit. Et Jésus n'insistera plus. Rien n'est plus discret que le pardon de Jésus.

Pierre, conscient et peiné de sa faute, a su trouver les mots de l'amitié, et Jésus les lui a soufflés, dans sa hâte de retrouver son Pierre d'autrefois. Souvent la conversion commence au moment où l'on se laisse faire par la délicatesse de Dieu.

 

² D'ailleurs, non content de liquider le passé, Jésus, par trois fois, confie une mission à Pierre: "Pais mes agneaux, pais mes brebis", comme pour lui prouver que jamais il ne lui a retiré sa confiance.

Ce que Jésus qui offre, c'est de participer à sa propre tâche de pasteur, et d'y participer jusqu'au bout. Le vrai pasteur, disait Jésus, donne sa vie pour ses brebis; et Pierre est prévenu que son imitation du Maître ira jusque là: "Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains"...

Étendre les mains, voilà le sacrifice de l'âge mûr, ou de la maturité spirituelle. Étendre les mains et les laisser impuissantes, étendre les mains en les ouvrant pour l'offrande et en abandonnant au Christ toute initiative, n'est-ce pas la réponse ultime à la confiance du Seigneur ? n'est-ce pas l'entrée décisive dans son mystère d'obéissance filiale ?

Quand vient l'heure pour chacun de nous, l'heure de laisser faire Dieu jusqu'au bout, quel plus beau geste pourrions-nous trouver que d'étendre nos mains lasses, comme pour dire au Seigneur, sans aucun mot:

"Seigneur, tu sais tout, tu vois bien que je t'aime!"

 

 

 

 

                                                                  *


Au bord du lac

                                                                                                                                  Jn 21,15-19

 

 

 

 

 

 

 

 

 

² "Pierre, m'aimes-tu?"

Cette question de Jésus à son ami Pierre retentit dans chacune de nos vies, dans chacun de nos cœurs, en ce temps de Pâques illuminé par la présence du Ressuscité.

Que nous soyons mariés, célibataires, religieux, que nous soyons à l'âge où l'on construit sa vie ou déjà en train de cueillir les derniers fruits ou d'engranger les dernières joies, la question de Jésus vient réveiller à la fois notre amitié pour lui et notre désir de lui répondre enfin avec le meilleur de nous-mêmes.

 

² Ce jour-là, après le repas de campeurs sur la rive du lac, Jésus n'est pas revenu sur le passé, sur la nuit des reniements, sur le chant du coq et les larmes de Pierre; il n'a même pas parlé de pardon, mais par trois fois il a demandé à Pierre: "M'aimes-tu?"; et c'est en redisant par trois fois: "Oui, je t'aime, Seigneur, tu le sais!", que Pierre a racheté son triple abandon, ou plutôt qu'il a laissé venir à lui la miséricorde de Jésus.

 

² Quelle leçon pour nous, quel appel à marcher hardiment dans la confiance !

Le moteur de nos conversions, de nos retours au Christ, ce ne sera jamais la brûlure d'un remords, ni le poids insoutenable d'une culpabilité, mais bien le désir de revivre avec lui l'amitié d'autrefois.

Jamais aucune toilette intérieure ne nous rendra dignes de Dieu, car c'est Dieu qui nous rend dignes, et c'est Jésus qui nous lave, comme il a lavé les pieds de son ami Pierre.

Jamais nous ne retrouverons la paix en remâchant nos souvenirs de pécheurs et "les années où nous étions dans le malheur", car c'est l'Esprit de Dieu qui seul peut nous donner de reprendre tout le passé dans la lumière du pardon d'aujourd'hui; c'est Dieu, c'est "sa puissante main", qui tourne les pages de notre vie, de notre fidélité; et la sagesse pour nous, pauvres pécheurs, est de les tourner la main dans sa main, et d'inaugurer chaque nouvelle page la main dans sa main, comme l'enfant qui apprend à écrire.

 

² "Pierre, m'aimes-tu?"

Quelle lucidité dans cette question de Jésus! Quelle audace aussi dans sa pédagogie, car rien ne pouvait faire plus mal à Pierre que d'entendre Jésus lui parler d'amitié; mais en même temps, rien ne pouvait lui donner plus de joie que de pouvoir dire le meilleur de lui-même, ce oui du fond de l'être à Jésus et à son message, ce oui plus vrai que toutes les trahisons.

 

 

 

 

 

                                                                  *


"Toi, suis-moi!"

Jn 21, 20-23

 

² Ce que l’Eglise nous fait lire dans la finale de l'Évangile de Jean, c’est une sorte d’évangile de l’amitié:

- amitié des apôtres galiléens qui partent pour la pêche,

- amitié de Jésus, le Ressuscité, qui partage avec eux un repas de pain et de poisson,

- amitié de Pierre pour Jésus, réaffirmée trois fois après le triple reniement,

- amitié de Jésus pour Pierre, qui le suivra jusqu’à la mort violente,

- amitié, enfin, de Pierre et de Jean, nouée depuis longtemps à la pêcherie, au bord du lac, et que Jésus a mainte fois mise à profit en vue du Royaume.

 

² Pierre aurait pu se contenter de la consigne que Jésus lui laissait: «Toi, Pierre, suis-moi!», consigne qui était à la fois un programme de vie et une prédiction sur sa mort; mais Pierre, qui se soucie de Jean, son ami, s’enhardit à demander à Jésus: «Et lui, Seigneur ?»

La réponse de Jésus reste volontairement vague pour l’avenir: "Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ! Toi, suis-moi!". Apparemment ces paroles de Jésus ne concernent que les deux disciples; en fait elles contiennent pour nous tous, disciples du Seigneur, une grande leçon de liberté spirituelle.

 

² Pierre et Jean  sont tous deux les amis du Seigneur, et même tous deux des amis privilégiés; or leurs destins seront très différents: Pierre, berger du troupeau, n’aura pas le temps de sentir la fatigue d’une vie de prédication, il mourra sous Néron ; Jean sera le témoin de Jésus dans la durée, il aura à transmettre la flamme de la révélation aux deux générations suivantes. Ainsi, à ses amis, à ses témoins, Jésus ne demande ni la même vie, ni la même mort; et la conséquence pour nous est immédiate: nous n’aurons à copier la mort de personne sur terre, et nous n’avons aucune vie à imiter. Nous n’avons pas à regarder autour de nous, à droite ou à gauche, pour apprendre comment moduler notre réponse à Dieu, et il serait illusoire de chercher des repères pour nous-mêmes dans le cheminement des autres. "Que t’importe ce que j’attends de l’autre, nous dit Jésus. Toi, suis-moi!". À quoi fera écho la consigne de Paul: "Que chacun donne comme il a résolu dans son cœur".

Nous ne pouvons ni prévoir ni mesurer ce que Dieu donne aux autres et ce que Dieu demande à d’autres, parfois proches de nous et très chers. Jésus adresse à chacun/e un appel précis, personnel, singulier, et personne ne peut jauger la fidélité d’autrui. L’important, pour tout disciple, est de ne pas mettre de limites à sa propre réponse: "Toi, suis-moi!"

 

² Certes les chrétiens prennent souvent des engagements tout à fait similaires: deux époux se promettent fidélité et soutien, au sein d’un unique foyer; les consacré(e)s d’un même ordre promettent tous à Dieu la pauvreté et l’obéissance dans le cadre parfaitement repérable d’une même institution; et il est clair que ces promesses faites à Dieu demeurent la pierre de touche de la fécondité ou du vide de nos existences: "Toi, suis-moi. C’est ton devoir de me suivre, et c’est ton vrai bonheur". Mais la mesure, la pesée, le discernement, ne valent qu’à l’intime de chaque conscience. Je ne puis absolument pas, à partir de ce que Dieu me demande, deviner ni mesurer ce qu’il demande à l’autre.

 

Le sérieux ou la misère de notre réponse à Jésus est finalement affaire personnelle; c’est le test de notre amour pour lui, et nous ne pouvons ni nous en remettre paresseusement à la fidélité des autres, ni tirer un alibi de leurs faiblesses.

Nous sommes toujours tentés de lire notre vie dans le miroir de l’opinion des autres ou de lire leur vie au miroir de notre propre senti. Jésus nous ôte doucement le miroir des mains: "Que t’importe! Toi, suis-moi".

 

 

 

 

*


Sur le rivage

Jn 21,1-19

 

 

 

² Aux heures d’incertitude et de désarroi, dans la vie personnelle, familiale ou communautaire, il est souvent sage et sain de continuer à marcher sur la route toute simple du quotidien et à partir des éléments habituels de notre fidélité.

C’est bien ainsi que Pierre a réagi en Galilée. Il sentait un certain flottement dans l'esprit des disciples. Tous étaient encore sous le choc des événements, et leur foi dans le Ressuscité demeurait encore bien timide. De plus Pierre percevait bien que l’inaction pouvait désagréger les personnes.

Et nous le voyons prendre une décision inattendue, qui révèle à la fois son tempérament de chef et sa santé spirituelle: "Je vais à la pêche!". Les autres n’attendaient que cela: "Nous allons aussi avec toi!"

 

² Il fallait prendre cette initiative. En attendant des directives précises de Jésus, en attendant sa présence plus sensible, Pierre propose de retrouver dans un travail d’équipe les automatismes d’autrefois. C’est vigoureux. C’est dynamisant ... Et pourtant ils vont peiner toute une nuit sans rien prendre.

Mais Jésus les rejoint tous ensemble au moment de l’effort infructueux, et il se fait reconnaître par des signes qu’il donne au niveau de l’action entreprise: - d’abord l’abondance de la pêche, la surabondance annoncée par les prophètes pour les jours du Messie et que les disciples ont connue déjà à Cana et lors de la multiplication des pains, - et surtout la disproportion de ce que Jésus donne en quelques instants avec les échecs répétés tout au long de la nuit. Quand Jésus exauce, c’est toujours royal.

 

² Tous voient la pêche, tous mesurent la réussite, mais un seul devine, un seul a immédiatement l’éclair de la foi, celui qui depuis toujours s’efforçait d’entrer dans le style de Jésus, celui qui était suffisamment pauvre de lui-même pour percevoir les signes de Jésus au ras des événements, au creux du quotidien;

"C’est le Seigneur!". Immédiatement on entend un plongeon, puis l’on voit des gerbes d’eau qui foncent vers le rivage. Le disciple que Jésus aimait a été le premier à voir et à dire; mais Pierre a été le seul à se jeter à l’eau, comme pour s’y laver de ses reniements avant de rencontrer le regard de Jésus. Il avait péché plus lourdement: il serait le premier à revenir ; et il allait faire ce jour-là, au petit matin, l’expérience merveilleuse du pardon de Jésus.

 

² Dans le court dialogue qu’ils auront après le repas, Jésus ne lui fait aucun reproche. Le passé n’est même pas évoqué ... cette fameuse nuit où par trois fois Pierre avait déclaré: "Je ne connais pas cet homme !" Le mot pardon n’est même pas prononcé, et c’est en redisant trois fois son amour pour le Christ que Pierre se découvre pardonné, transfiguré, recréé par un amour plus puissant que toutes les morts spirituelles.

 

Il ne pourra pas effacer sa chute, oublier son heure de faiblesse ni la faiblesse qui l’habite à toute heure ; mais désormais sa trahison ne reviendra plus à sa mémoire que sertie dans le pardon, reprise et lavée dans la miséricorde de Jésus.

"Simon, Simon, j’ai prié pour toi, disait Jésus quelque heures avant de mourir, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu (converti), affermis tes frères" (Lc 22,31s). C’est un homme tombé qui va devenir la pierre de fondation de l’Église. C’est un homme capable de lâcheté que le Ressuscité va établir pasteur de son propre troupeau. Pierre sera berger pour le compte du "chef des bergers", au service du Berger modèle, et il ira, lui aussi, jusqu’à donner sa vie pour le troupeau de Jésus.

C’est ainsi, à l’imitation du Seigneur, que dans sa mort il va "glorifier Dieu" (v.19).

 

 

 

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Qu'il est grand, qu'il est béni de Dieu le service de la communauté !

       Les principaux pièges ne se rencontrent, par bonheur, ni obligatoirement ni de manière fatale, et beaucoup de responsables y échappent, parce qu'elles ne cherchent en tout que la volonté de Dieu.

       Ces analyses, à lire par petites doses, n'ont d'autre but que d'amener chacune à penser chaque jour davantage son action. Loin de toute culpabilisation, elles veulent être simplement un moyen pour un plus beau service, qui rapproche chaque responsable du Christ Pasteur.

 

       Puissent-elles permettre à chacune de tout remettre dans la lumière de Jésus et dans les mains du Père.

 

 

 

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