LE THÈME DU JUSTE SOUFFRANT EN MÉSOPOTAMIE

ET LA PROBLÉMATIQUE DU LIVRE DE JOB

 

 

 

1.      L'apport des premiers penseurs de la Mésopotamie

 

Durant deux millénaires (de 2500 à 500 environ), la symbiose des éléments sumériens et sémitiques assura à la culture mésopotamienne une cohérence et une créativité remarquables. Les Sumériens, en tant qu'ethnie reconnaissable, disparurent sans doute avant la fin du troisième millénaire ; mais l'impulsion initiale donnée par Sumer fut si forte qu'elle continua à modeler les esprits bien au-delà de la période d'Hammurapi (1792-1750). Non seulement on transcrivit les textes sémitiques dans l'écriture cunéiforme inventée pour le sumérien, mais le sumérien ne cessa jamais d'être cultivé comme langue de lettrés, plus ou moins archaïsante, même après la ruine d'Aššur (609) et celle de Babylone (539).

Jusqu'au bout la culture mésopotamienne est restée non seulement bilingue, mais duelle. Les deux apports sumérien et sémitique se sont fécondés réciproquement, l'intelligence concrète et subjective des assyro-babyloniens venant stimuler 1a pensée objective, classificatrice et volontiers abstraite des Sumériens. Ces influences croisées expliquent en partie la longévité de la culture des Deux Fleuves et dissuadent d'isoler artificiellement, dans 1a masse des œuvres qui nous sont parvenues, un corpus sumérien et un corpus akkadien (assyro-babylonien).

Beaucoup de chaînons nous manquent encore pour retracer l'histoire de la pensée mésopotamienne. On peut toutefois repérer une évolution sur plusieurs points majeurs, tels que les dieux et leurs relations mutuelles, les hommes et leur attitude envers les dieux. Il est bon de garder ces mutations en mémoire lorsqu'on est amené à lire côte à côte des œuvres d'époques différentes, comme par exemple des textes mythiques de la renaissance sumérienne (2100-2000) et des textes de la période cassite (1600-­1100).

 

Les dieux

 

La Mésopotamie a toujours connu un grand nombre de dieux, à tout le moins plusieurs centaines. En plus de la triade des grands dieux (An, Enki, Enlil) les Sumériens pouvaient énumérer une foule de divinités mineures et de démons. Les panthéons locaux n'étaient pas exclusifs les uns des autres et se retrouvaient réunis dans le grand panthéon du pays. Les théologiens de Sumer, dès le début de l'époque historique, puis les Babyloniens, s'efforcèrent d'ordonner ce foisonnement et d'élaborer une hiérarchie, où la priorité revint aux dieux des plus grandes localités.

On regroupa les dieux en familles de type patriarcal, puis autour de divers dieux monarques. Chaque maison royale, chez les dieux, fut alors conçue sur le mode humain des cités-états et, le temps passant, à l'image des grands royaumes centralisés. Dès la fin du IIIème millénaire on fit place à des divinités proprement sémitiques. Un syncrétisme assez actif permit de fondre ou d'identifier des divinités assez voisines dans leurs attributs. En même temps la montée en puissance des grands dieux évinça progressivement. tout le personnel divin subalterne, qui ne reparut plus que dans les mythes ou les exorcismes traditionnels.

Plus importantes encore que cet élagage du panthéon, plusieurs mutations qualitatives vinrent enrichir la pensée religieuse. Dans les plus anciens mythes, les Sumériens rattachaient chacune des divinités à l'un ou l'autre des secteurs, des mouvements, des phénomènes ou des instincts de la nature, et, tout comme ces forces de la nature, les dieux pouvaient se montrer brutaux, impulsifs et amoraux, tant dans leurs amours et leurs rivalités que dans leur action sur le monde des humains. Mais à mesure que les Babyloniens se sont représenté les dieux à l'image des hommes, et spécialement à la ressemblance de leurs souverains terrestres, ces dieux ont appris à respecter leur propre hiérarchie et à donner l'exemple de l'équité et de 1a bienveillance dans leur gouvernement universel. Bien plus, l'apparition d'énormes domaines royaux et la centralisation de l'autorité favorisèrent l'idée d'une monarchie d'en haut, concentrant dans une seule main divine tous les pouvoirs sur le monde des dieux et celui des hommes. Quelques essais timides d'hénothéisme se firent ainsi jour, à Babylone dès1a deuxième moitié du deuxième millénaire au profit de Marduk, le « jeune » successeur d'Enlil, puis en Assyrie du nord pour le dieu national Aššur, dès la fin de ce millénaire. Jamais toutefois la pensée religieuse des Mésopotamiens ne se haussera jusqu'à l'intuition du monothéisme.

Au cours du deuxième millénaire, l'importance accordée par la piété populaire au dieu personnel ou à la déesse tutélaire compensa quelque peu l'éloignement et la froideur des grands dieux. Bien que 1e dieu personnel fût nécessairement un dieu secondaire, il pouvait assumer une certaine fonction médiatrice auprès des grands dieux et veiller, moyennant quelque offrande rituelle, à la santé ou à la sécurité de son fidèle.

 

 

 Les hommes

 

Face aux dieux, en principe bienveillants, qui contrôlaient l'univers et le gouvernaient avec justice, les hommes se situaient en sujets et en serviteurs, et leur attitude religieuse était empreinte avant tout d'admiration, de respect, de docilité et d'étonnement parfois craintif.

Il leur appartenait d'assurer le « service » des dieux, c'est-à-dire de leur édifier des temples et des chapelles fastueuses, de sculpter leurs statues et de les parer de bijoux pour les vénérer lors de processions solennelles ou quotidiennes, et enfin de leur préparer des repas festifs et des liturgies, à grand renfort de musique et de chants. Ce culte incombait à la collectivité, et 1a prospérité du pays servait à la fois 1a cause des dieux et celle du souverain. En retour le peuple attendait de ses dieux une richesse croissante, la paix intérieure pour le royaume et des succès aux frontières.

Le culte privé comportait beaucoup de prières de demande, codifiées d'avance dans les rituels, qui visaient souvent une guérison ou l'éloignement d'un danger. On espérait également des lumières sur l'avenir et l'on demandait aux dieux d'infléchir le destin qu'ils avaient fixé. Quant aux exorcismes, ils semblent avoir connu une histoire complexe. À haute époque, ce que nous appelons « les démons » étaient censés agir de leur propre chef et apporter aux hommes souffrances et angoisses par une sorte de sadisme sans contrainte ; d’où la forte dose de manipulations magiques qui entrait dans les exorcismes. Plus tard on estima que les dé-mons n'étaient, somme route, que les exécuteurs des basses œuvres, mandataires des dieux irrités par les manquements des hommes, et dès lors c'est. aux dieux responsables que l'on demanda d'écarter 1a malfaisance des démons et de donner efficacité aux rites magiques de protection.

Touchant 1a providence, on maintenait traditionnellement, comme affirmation de base, que les dieux régissaient le monde avec une justice sans faille. La fidélité aux dieux, croyait-on, assurait le bonheur; à l'inverse, le malheur et 1a souffrance devaient s'interpréter comme des punitions pour des fautes commises ou des négligences. Les grands dieux eux-mêmes appelaient le châtiment sur l'individu, ou bien encore les dieux personnels suspendaient leur protection, laissant le champ libre aux démons.

Mais dès l'époque de la troisième dynastie d'Ur (2100-2000) on s'avisa que les faits souvent démentaient le principe, et l'énigme du juste souffrant commença d'affleurer dans les textes. L'idée s'imposa que les dieux parfois rompaient leur contrat avec les hommes, et l'on essaya par différents biais de rendre raison de cette injustice. Quatre extraits nous suffiront ici pour jalonner cette tentative.

 

La Complainte d'Urnammu

 

Urnammu fondateur de la IIIème dynastie d'Ur et du dernier royaume sumérien, semble être disparu prématurément, et de mort violente. Les fouilles archéologiques attestent les efforts de ce roi pour restaurer les temples et le culte après la décadence de l'époque des Guti.

La complainte, de plus de 230 vers, dont nous choisissons ici quelques extraits caractéristiques, fut composée sans doute dès avant 2000. La mort brutale d'un roi si remarquable apparaît à l'auteur comme une injustice des dieux An et Enlil, qui fixent le sort des hommes et qui, lors de son intronisation, ont promis au roi un tout autre destin.

 

Introduction :

 

Le malheur a frappé Sumer, le juste Pasteur a été emporté,

le juste Pasteur Urnammu a été emporté,

oui, le juste Pasteur a été emporté !

An a changé sa parole sainte, le cœur […] est inconsolable;

Enlil, par tromperie, a changé tous les destins fixés.

Alors Ninmah*, dans son [...], a entonné sa plainte.           

Enkis  a fermé le portail d'Eridu ¤.                                                          

                                 *    Une déesse-mère     s Souvent en opposition avec An ou Enlil       ¤  Centre du culte d’Enki/Ea

 

La veuve d'Urnammu prend la parole :

 

Quand sept, quand dix jours furent passés,

les lamentations de Sumer atteignirent mon roi,

les lamentations* de Sumer atteignirent Urnammu,

la plainte sur les murailles d'Ur, qu'il n'avait pu achever,

sur son nouveau palais, qu'il avait bâti sans pouvoir en jouir,

lui, le Pasteur, qui ne pourrait plus prendre soin de sa maison,

sur son épouse, qu'il ne pourrait plus serrer sur son sein,

sur son fils, qu'il ne pourrait plus prendre sur ses genoux,

sur ses petites sœurs qu'il ne pourrait plus [...].

Alors mon roi [...] pleura,

le juste Pasteur se répandit en plaintes à fendre le cœur:

 * Probablement la plainte cultuelle lors du deuil pour le roi, dans la ville d’Ur.

Urnammu :

 

" Quant à moi, voici comment j'ai été traité.

Je servais bien les dieux, je préparais pour eux le [...],

aux Anunnaki* j'assurais noble prospérité;

je comblais de trésors leurs chapelles ornées de lapis-lazuli.

Pourtant aucun des dieux ne m'a porté secours ni apaisé le cœur.

 [...] mon présage favorable a disparu aussi loin que le ciel.

Moi qui servais les dieux nuit et jour,

comment ai-je été payé de mes peines ?

Pour moi, qui servais les dieux nuit et jour,

le jour maintenant s'achève sans sommeil !

Comme arrêté du haut du ciel par une tempête,

hélas! maintenant je ne puis parvenir aux ruines d'Ur en ruines amoncelées.

Comme si mon épouse s'était noyée,

je passe le jour dans les larmes et les plaintes amères.

Ma force s'en est allée.

Moi, le guerrier, la main du destin un jour m'a [...]".

 

* Primitivement, l'ensemble des dieux des Sumériens; à plus basse époque les Anunnaki sont les dieux des régions inférieures, souvent opposés aux Igigi du ciel.

 

La déesse Inanna, en tant que souveraine d'Uruk, prend fait et cause pour le roi originaire de sa ville. En vain : Urnammu ne sera pas réhabilité :

 

Inanna* entra humblement dans l'Ekur¤ resplendissant,

devant la face terrifiante d'Enlil qui roulait les yeux (et qui lui dit) :

« Grande souveraine de l'Eannas,

celui qui est mort ne remontera pas pour l'amour de toi !

Le juste Pasteur a quitté l’Eanna: tu ne le reverras plus ! "

Inanna, la lumière terrifiante, la fille aînée de Sin,

ébranle le ciel, fait trembler la terre.

Inanna détruit la haie, incendie l'enclos :

« À An, le roi des cieux, je vais renvoyer l'outrage !

Enlil, avec Urnammuù, m’a relevé la tête : qui a changé cette parole?

La sublime parole que le roi An a prononcée,     

qui a changé cette parole ?

Les règles qui ont cours dans le pays, ce qui a été établi,

tout cela serait-il caduc ?

N'y aura-t-il plus d'abondance et de [...1

pour le lieu des dieux§ où le soleil se lève ? »  (lignes 4-10, 144-168, 198-211).

 

Fille du dieu-lune d’Ur.     ¤  Le temple d’Enlil (dieu suprême sumérien) à Nippur.

s  Sanctuaire d’Inanna à Uruk ù Allusion aux rites d'un mariage sacré.   § L’Olympe de Sumer.       
           

 

L'Homme et son Dieu

 

Cette variation sumérienne sur le thème du Juste souffrant pourrait remonter jusqu'à la période de la IIIème dynastie d'Ur, vers 2000. L'auteur réaffirme les principes traditionnels : les malheurs de l'homme découlent de ses erreurs et de ses fautes ; et en fait aucun homme n'est innocent : " Jamais une mère n'a mis au monde un fils sans péché ». Puisque la souffrance est toujours méritée, l'homme, normalement, n'a pas à s'en prendre à la bonté ou à 1a justice des dieux. C'est pourtant ce qu'il fait aux heures de détresse. Notre poète va au-devant de ces révoltes et propose, sous forme concrète, la seule attitude qui lui semble valable au cœur de l'épreuve : s'en remettre à son dieu et poursuivre devant lui sa plainte jusqu'à ce qu'il se montre de nouveau favorable. De cette plainte nous extrayons 1a lamentation et l'appel au dieu personnel.

 

Lamentation :

 

Mon dieu, [je voudrais me tenir] devant toi.

Je voudrais te dire [...], ma parole est une plainte.

Je voudrais t'en parler, déplorer l'amertume de mon chemin. [...]

À mon compagnon je vais me joindre,

vers mon camarade je vais me tourner.

Oh ! que la mère qui m'a porté

ne mette jamais fin à sa plainte sur moi !

Que ma sœur, à la voix si douce pour chanter la plainte,

te dise. avec des larmes ce qui a fait ma ruine.

Que mon épouse te fasse connaître [...] ma souffrance.

Que le chanteur expert te déroule comme un fil mon destin accablant.

 

Mon dieu, au pays de Sumer le soleil brille ;

pour moi le jour est sombre;

pour moi le jour brillant s'est changé en jour de ténèbres.

Larmes, gémissements, angoisse et abattement m’ont envahi,

la souffrance m'a submergé comme un enfant qui pleure ;

le démon du destin [...] avec sa main, il emporte mon souffle de vie ;

le démon malfaisant de la maladie baigne mon corps de sueur.

 

Appel au dieu et confession des péchés :

 

Mon dieu, toi qui es mon père et qui m'as engendré, [relève] ma face !

Combien de temps encore (resteras-tu) sans te soucier de moi,

sans visiter le lieu où je me trouve ?

On dit - même de sages jouvenceaux - une parole vraie et exacte :

« Jamais une mère n'a mis au monde un fils sans péché.

Même celui qui s'y efforce n'y parvient pas :

depuis les temps anciens il n'y a jamais eu de travailleur sans faute » [...].

 

Mon dieu, maintenant qu'à mes yeux tu as dévoilé mes péchés,

à la porte de l'assemblée je veux dire ceux qui ont été oubliés

comme ceux qui paraissent au grand jour.

Moi, le jeune homme, je veux les reconnaître humblement.

 

Exaucement :

 

Le dieu exauça les larmes amères que l'homme pleurait.

Quand les pleurs, les gémissements et la plainte qui oppressaient le jeune homme

eurent apaisé le cœur de son dieu,

son dieu accueillit les paroles vraies, les paroles pures qu'il avait dites,

[...] les paroles prononcées dans sa prière.           (lignes 56-74, 96-122)

 

 

Ludlul bēl nēmeqi

 

Le texte de 480 vers intitulé, d'après les trois premiers mots, Ludlul bēl nēmeqi « Je veux louer le Seigneur de sagesse », est le plus long poème retrouvé jusqu'à ce jour en langue babylonienne, hormis les épopées et les mythes. La composition du poème se situe dans la deuxième moitié de la période cassite, laquelle va de 1600 à 1100 environ. C'est un homme durement éprouvé qui y prend la parole. La longue description des souffrances endurées, puis l'insistance sur 1a délivrance obtenue des dieux, visent à rendre courage à tous ceux qui passent par des malheurs apparemment sans issue. Comme dans beaucoup de prières akka-diennes, le pardon des fautes semble le préalable nécessaire à 1a guérison et au retour du bonheur.

La justice divine est mise en cause explicitement :

 

De cette année à la suivante voici le seuil franchi.

Où que je me tourne, c'est malheur sur malheur !

La violence contre moi grandit et je ne trouve pas de justice.

J’ai appelé mon dieu, mais il n'a pas montré son visage ;

j'ai supplié ma déesse, mais elle n'a pas levé la tête !

Ni le devin, malgré ses recherches, n'a fixé mon avenir,

ni l'interprète des songes, avec son offrande de parfums, n’a éclairé mon cas.

J'ai sollicité le dieu des songes, il n'a pas ouvert mon oreille ;

et l'exorciste, avec son rituel, n'a pas apaisé la colère divine contre moi.

 

Partout, quel étrange cours des choses !

Si je regarde en arrière: persécution et détresse.

Comme un homme qui n'aurait pas apporté régulièrement l'offrande à son dieu

ou qui, au repos, n’aurait pas invoqué sa déesse,

qui n’aurait pas incliné son visage et aurait ignoré les prosternations,

qui n'aurait dans la touche ni supplication ni prière,

qui aurait omis les jours saints et négligé la fête du mois,

qui, par négligence, aurait dédaigné le culte des dieux,

qui n'aurait enseigné à ses gens ni le respect des dieux ni l'adoration,

qui, sans l’invoquer, aurait mangé la nourriture de son dieu

ou délaissé sa déesse en ne lui apportant pas la farine roussie ;

comme un homme qui, dans sa rage, aurait oublié son seigneur

ou juré par son dieu à la légère en un serment solennel :

comme un tel homme je suis traité !

 

Moi, pourtant, j'ai été fidèle à la supplication et à la prière :

la prière était ma sagesse, et la supplication, ma loi.

Le jour du culte des dieux faisait la joie de mon cœur,

le jour de la procession de la déesse était pour moi avantage et profit ;

prier pour le roi, c'était mon honneur ;

la musique pour lui, c'était une joie de plus !

J’ai ordonné à mon pays de respecter les ordonnances du dieu ;

j'ai incité mes gens à honorer le nom de la déesse.

J'ai célébré le roi à l'instar d'un dieu

et inculqué au peuple la déférence pour le palais.                     (II, lignes 1-33)

 

Mais à quoi bon cette fidélité, si les mortels sont incapables de connaître « 1a voie du dieu » ?

 

Si seulement je savais que tout cela puisse plaire au dieu !

Mais ce qui paraît bon à un homme

pourrait être une offense pour son dieu,

ce qui est méprisable au jugement d'un homme pourrait plaire au dieu!

Qui peut saisir la volonté des dieux dans le ciel ?

Qui peut saisir le dessein du dieu des profondeurs ?

Où les mortels ont ils jamais appris la voie du dieu?

Tel, hier bien vivant, est mort dans l'affliction.

Tel autre, tout à coup déprimé, subitement retrouve l'entrain.

À l'instant, il chantait un air joyeux ;

un pas plus loin, il gémit comme un pleureur.

Le temps d'ouvrir et de fermer*, ainsi change l'humeur des gens.

Quand ils ont faim, ils sont comme des cadavres ;

quand ils sont rassasiés, ils rivalisent avec les dieux.

Dans leur prospérité, ils parlent d'escalader le ciel,

dans la désolation, ils disent descendre aux enfers.

J'ai médité sur tout cela sans pouvoir en comprendre le sens !                       (II,34-48)

                                                                                                                 * Les yeux ? la bouche ?

 

Le revirement de 1a situation, opéré alors par Marduk, illustre 1e postulat traditionnel : 1a souffrance du juste ne peut être que temporaire. Le héros, longuement, va rendre grâce; mais il a dû imposer silence à sa question.

 

Le Dialogue acrostiche

 

Ce dialogue, intitulé parfois « la théodicée babylonienne », peut être daté de 1000 à 800 environ. Il comportait près de 300 vers. Dans chacune des 27 strophes, les onze vers commençaient par la même syllabe. Reliées en acrostiche, les 27 syllabes initiales nous livrent 1a signature de l'auteur : « Moi, Sangil-kinab-ubbib, le prêtre incantateur, qui révère le dieu et le roi ».

L'incantateur, à treize reprises, fait entendre ses plaintes. Malmené par 1a vie depuis son enfance, il prend à témoin de ses souffrances physiques et de sa détresse morale l'un de ses amis, lettré et théologien, et il 1e presse de questions : pourquoi voit-on prospérer des hommes qui ne font aucun cas des dieux ? pourquoi l'inégalité entre les hommes ? que cache cet arbitraire des dieux, et que gagne-t-on à s'humilier devant eux ?

L'ami lettré reprend avec assurance les réponses traditionnelles : « seul obtient une vie pleine celui qui regarde vers son dieu » ; le méchant et l'orgueilleux sont toujours finalement punis ; il faut attendre sans révolte un revirement des dieux; de toute façon, leurs desseins sont insondables et déroutent les habitudes humaines. Le débat s'achève sans vrai vainqueur : l'homme éprouvé en appelle à la pitié de son dieu, et son ami, à court d'arguments, reconnaît qu'aux hommes sans défense on impute tous les maux. En dernier ressort les dieux sont responsables de ces réflexes d'injustice, puisque, au départ, « ils ont gratifié l'humanité d'un langage tortueux ». De ce dialogue, extrayons ici quelques-unes des plaintes de l'affligé.

 

Mon ami, ton cœur est une pièce d'eau dont la source ne tarit pas,

un amoncellement de vagues marines, qui jamais ne diminue.

À toi donc je vais poser une question ; saisis bien ma requête,

prête-moi un moment attention, écoute mes paroles !

Mon corps est une ruine, la maigreur m’assombrit ;

mon succès maintenant est parti, mon aisance s'en est allée ;

ma force s'est affaiblie, c'en est fini de ma prospérité. […] 

Une vie heureuse pour moi peut-elle être durable ?

Je voudrais en savoir le chemin !     (lignes 24-34)

 

Le lion féroce, qui dévore toujours le meilleur de la viande,

a-t-il jamais apporté l'offrande de farine pour apaiser la colère de la déesse ?

Le nouveau riche à qui l'abondance a été donnée,

a-t-il jamais, pour sa famille, pesé à Mami* de l'or précieux ?

Ai-je jamais refusé une offrande de galettes ?

(Moi), j'ai prié le dieu et apporté pour la déesse les offrandes régulières. (50-55)

* Une déesse-mère.

Tels suivent un chemin de bonheur qui ne cherchent pas toujours les dieux,

alors que d'autres qui implorent la déesse se sont appauvris et ont perdu leurs biens.

Dès ma prime jeunesse, j'ai scruté la volonté du dieu ;

!a main sur le nez ¤, dans les supplications, j'ai recherché ma déesse ;

j'ai porté comme un joug un service sans profit;

or le dieu a décrété (pour moi) le dénuement au lieu de la richesse. (70-75)

¤  Geste de prière souvent mentionné et représenté.

 Autour de moi je regarde les hommes :

bien différentes sont leurs conditions de vie !

Dieu ne barre pas la route au démon sharrabu.

Un père hale la barque sur les canaux,

et son grand fils se prélasse dans son lit !

Tel un lion, le frère aîné poursuit sa route,

et le benjamin s'estime heureux de pousser une mule !

L'héritier, comme un traîneur, vadrouille dans la rue,

et le cadet donne des vivres à l'indigent.

Qu'ai-je gagné à m'humilier devant les dieux ?

Me voici couché à terre, soumis à un homme de vile condition,

méprisé par le rustre comme par le riche et l'opulent.            (243-253)

 

Moi qui suis soumis, sage et suppliant,

pas un instant, je n'ai vu aide ni secours.

Sur la place de ma ville j'ai marché discrètement,

sans élever le ton et parlant à mi-voix.

Je ne relevais pas la tête et ne regardais que le sol.

Tel un esclave, je ne participais pas à la louange

dans l'assemblée de mes compagnons.

 

Que le dieu qui m'a délaissé m'accorde son aide!

Que la déesse qui m’a [abandonné] me prenne en pitié !   (289-296)

 

*

 

Cette prise en compte de la sagesse mésopotamienne nous a permis un forage en profondeur dans l'histoire culturelle de l'humanité. Même s'ils demeurent fragmentaires, les textes ramenés au jour nous restituent, dans un état de fraîcheur inespéré, les toutes premières ébauches sapientielles de l'aire linguistique du Proche-Orient où s'épanouira, bien des siècles plus tard, la littérature biblique.

Si l'on aborde la sagesse mésopotamienne par le biais des proverbes, des fables et des instructions, elle peut paraître tantôt ingénue, tantôt passablement utilitaire, car elle est le reflet d'une société très hiérarchisée, souvent brutale et sensuelle. Mais les sages des « Deux Fleuves » ne se contentent pas de relever avec humour les travers des humains, de décrire les forces qui travaillent la société déjà urbaine, de stigmatiser le cynisme des puissants ou de proposer des comportements opportuns. Comme nous venons de le voir, ils se confrontent aussi avec intrépidité aux grandes énigmes de l'existence humaine : le caractère aléatoire du destin, la persistance des inégalités sociales, la présence massive de la souffrance dans 1a vie des hommes et le retour obstiné de la mort sur l'horizon de tout vivant. Tous ces thèmes vont se retrouver dans le poème biblique de Job, mais au service d'une interrogation beaucoup plus radicale, et en écho à une crise de l'Alliance entre Dieu et son peuple.

 

 

2.   La problématique du livre de Job

 

Beaucoup plus qu'une méditation sur la souffrance, le livre de Job propose une réflexion sur les voies de Dieu, et il nous a gardé la trace d'un véritable drame de la foi. En effet le destin typique de Job et les divers poèmes qui l'interprètent mettent en question directement l'image de Dieu et l'espérance du juste aux prises avec une détresse imméritée.

La fréquentation du livre de Job débouche sur des problèmes vitaux auxquels le croyant, tôt ou tard, se trouve confronté : le mystère du mal et de la souffrance, la rencontre de Dieu jusque dans l'échec de toute réussite mesurable, les difficultés du dialogue avec l'homme qui souffre, et le sens de la vie elle-même dès lors qu'elle doit intégrer la perspective de la mort.

 

Le livre de Job et son histoire

 

Comme l'histoire littéraire du livre de Job conditionne étroitement son interprétation, faisons rapidement le point des connaissances actuelles sur la composition de ce chef-d'œuvre.

Quand on parcourt d'un seul trait les 42 chapitres, l'ensemble paraît au premier abord un peu compact. Pourtant l'œuvre  articule plusieurs éléments de style très différent :

- le cadre narratif, presque entièrement en prose, qui comprend 1e Prologue (1-2) et l'Épilogue (42,7-17)

- deux monologues de Job (3 et 29-31) ;

- les dialogues de Job et de ses trois visiteurs, Éliphaz, Bildad et Sophar (4-27) ;

- le poème sur la Sagesse introuvable, (28) ;

- les discours d'Élihu, 1e quatrième visiteur (32-37) ;

- la théophanie, avec les discours de Yahweh et les réponses de Job (38,1 - 42,6).

 

Dans sa teneur actuelle, le livre de Job reflète une longue histoire où l'on peut distinguer quatre étapes de composition.

 

1°    le conte primitif : En ressoudant les deux extrémités du livre, Prologue et Épilogue, on recompose aisément 1e conte populaire tel qu'il était transmis sous les tentes avant qu'il n'eût pénétré dans le patrimoine d'Israël. Il semble que le conte soit né ou bien en Édom, patrie traditionnelle des sages du désert, ou plus probablement dans la région du Hauran, en Transjordanie. Jusqu'à présent les péripéties du drame biblique de Job n'ont été retrouvées dans aucune des œuvres du Proche-Orient ancien, ni en Égypte ni dans le domaine suméro-akkadien. Le récit a dû prendre forme vers la fin du IIème millénaire. Il fut acclimaté très tôt en Israël, peut-être même dès l'époque où sont apparus les éléments les plus anciens du Pentateuque (Xème-IXème siècles). Vers 600 Ezéchiel pouvait faire allusion à. Job comme à un héros bien connu (Ez 14,12-23); et c'est vraisemblablement après l'exil que fut introduit dans le conte 1e personnage du Satan.

 

les dialogues poétiques. Dans la première moitié du Vème siècle, un poète israélite comprit tout le parti théologique qu'il pouvait tirer du vieux récit. Il sépara l'Épilogue du Prologue et, dans l'espace ainsi ouvert, inséra les monologues de Job et ses dialogues avec les trois visiteurs, puis avec Dieu lui-même.

 

les discours d'Élihu. Vers 450 furent. ajoutés, peut-être par le poète lui-même, les discours d'Élihu  (32-37), dont la problématique côtoie par moments celle du prophète Malachie (milieu du Vème siècle).

 

4° le poème sur la Sagesse introuvable (ch. 28). Dernier en date des ajouts faits à l'œuvre du Vème siècle, ce poème constitue une sorte de point d'orgue. Le rédacteur anonyme (IVème ou IIIème siècle) qui l'a inséré à sa place actuelle a sans doute voulu conclure les débats de Job et de ses amis en relativisant tout le savoir de l'homme et tous ses dires : l'homme ne connaît pas le chemin de la Sagesse, et elle ne se trouve pas sur 1a terre des vivants. Ce poème de Jb 28 jette ainsi un pont entre les dialogues (4-27) et la deuxième moitié du poème où Job, après avoir protesté de son innocence et lancé à Dieu son ultime défi (29-31), verra à son tour contestés son pouvoir et sa sagesse.

 

Job, figure universelle

 

« L'homme, né d'une femme, vivant peu de jours et en proie à l'agitation,

comme une fleur, germe et se fane,

et il fuit comme l'ombre sans s'arrêter ».

« Pourquoi Dieu donne-t-il la lumière à un malheureux

et la vie à ceux dont l'âme est amère ? »  (Jb 14, 2 ; 3, 20)

 

« Pourquoi ? ». La question centrale est posée par Job, et à Celui seul qui peut répondre. « Pourquoi m'as-tu fait sortir du sein ? J'aurais expiré et aucun œil ne m'aurait vu ! » (10, 18). Ce sont les questions d'un croyant. Certes, elles rendent un son de révolte, et c'est pourquoi tant d'hommes s'y retrouvent qui sont confrontés à l'énigme de leur destin ; mais en même temps elles restent prises dans le réseau d'un dialogue entre l'homme et Dieu. Ce sont les griefs et les interrogations d'un homme qui connaît Dieu, qui a cru le connaître, et qui veut comprendre, afin de pouvoir vivre et de savoir mourir.

Dans la Bible, aucune plainte à Dieu n'atteint la hardiesse de celles de Job. Or, curieusement, ce Job est un personnage de fiction. Le poète l'a tiré de la légende pour faire de lui le paradigme de l'humanité souffrante. Job apparaît donc d'emblée comme une figure universelle ; mais la vérité existentielle de ses plaintes est telle que le halo de la fiction s'estompe vite, si bien que peu de personnages de l'Ancien Testament semblent aussi proches et fraternels au croyant visité par une souffrance écrasante et injustifiable. Job à la fois inquiète et fascine, parce qu'il pose les questions que l'on n'ose pas se poser. On s'éloigne de lui, car la souffrance d'un être recèle toujours une menace ; mais tôt ou tard on vient s'asseoir et réfléchir auprès de lui, car du gouffre de sa souffrance montent des cris et des sanglots étrangement accordés à nos propres profondeurs.

N'attendons pas de Job qu'il nous livre un secret, une réponse ­type, un parcours balisé, car l'expérience de la souffrance n'est pas transmissible, et l'on est finalement toujours unique dans l'épreuve et toujours seul à mourir. Mais Job peut nous aider à cheminer dans le scandale du malheur et le mystère du mal sans renier ce que Dieu nous a dit de lui-même, sans cesser d'appeler la voix qui s'est tue et de guetter le visage qui se dérobe. Pour aller où ne savons pas, il nous faut aller par où nous ne savons pas : cette loi pascale qui commande toute foi et toute espérance se trouve déjà inscrite au filigrane du drame de Job. Quand l'épreuve est vécue, coûte que coûte, en dialogue avec Dieu qui la connaît, quand on parvient, même pauvrement, à admettre que le même Seigneur puisse « donner et reprendre », « blesser et panser la blessure » (Os 6, 1), c'est alors que 1a souffrance peut accomplir son œuvre paradoxale : révéler l'homme à lui-même et dévoiler au croyant un autre visage du même Dieu.

 

L'homme au miroir de sa souffrance

 

Le juste inentamé

 

La souffrance révèle l'homme à lui-même : c'est la première confidence que nous fait le livre de Job. L'épreuve, pour ce champion de Dieu, est radicale, et le schématisme du Prologue (1-2) le souligne efficacement : coup sur coup le « serviteur» de Yahweh est frustré de ses biens, blessé dans ses affections, atteint dans sa chair. Rien ne manque au tableau de la détresse, et chacun pourra se reconnaître dans cet homme méconnaissable, « frappé d'un ulcère malin de la plante des pieds au sommet de la tête » et assis au milieu de la cendre sur la décharge du village. Job n'a plus rien ; il n'est plus qu'une plaie. Mais sa foi est intacte, et elle transparaît immédiatement dans ses deux réponses. La première est d'abord muette: « Alors Job se leva et déchira son manteau. Puis il se rasa la tête, s'affaissa à terre et se prosterna » ; puis Job explicite ses gestes, qui à ses yeux disaient bien autre chose que le simple deuil : « Nu je suis sorti du sein de ma mère, et nu Je retournerai là-bas. Yahweh a donné et Yahweh a repris: que 1e nom de Yahweh soit béni!» La seconde réponse est adressée à son épouse, que la souffrance déjà a détournée de Dieu : « Si d'Élohim nous acceptons le bonheur, n'accepterons-nous pas aussi le malheur? ». « En tout cela, résume le conteur, Job ne pécha point, et il ne proféra point de sottise à l'adresse d'Élohim » (1, 20s; 2, 10).

La fidélité de Job jusque là était celle d'un homme heureux, prospère, respecté. Le bonheur s'en va, reste le croyant, égal à lui-même, et se rejoignant lui-même à un niveau de liberté jamais atteint. Nu, i1 est ce qu'il était au jour de sa naissance : fragile, menacé, et tout en promesses ; il est ce qu'il sera lors du retour à la terre maternelle qui l'accueillera dans son sein pour une nouvelle et mystérieuse gestation. Tout l'avoir n'était que vêtement inutile, et Job expérimente que la vie est plus que ce vêtement. Les composantes habituelles du bonheur une fois éliminées, Job a perdu ses dimensions mesurables dans le monde, celles du pouvoir, du savoir et du faire-valoir. Il se retrouve nu, dépendant, vulnérable, et pourtant plus authentiquement homme que jamais, parce que libéré de route aliénation aux choses. Mais sa sérénité n'est pas raideur stoïcienne, car elle s'enracine dans la confiance en Dieu. Sa relation à Dieu se noue désormais plus consciemment au plan de sa nudité, et il affirme sa liberté en affirmant celle de Dieu : «Yahweh a donné et Yahweh a repris : que le nom de Yahweh soit béni ! »

Bénir, c'est dire le bien, soit le bien que Dieu a fait, et c'est l'action de grâces, soit le bien que Dieu va faire, et c'est une prière de demande ou de supplication. Ainsi, en bénissant Dieu, le Yahweh de l'Alliance, Job reconnaît qu'il a voulu son bien et que l'alternance du don et du retrait n'est pas, de la part de Dieu, un signe d'abandon, mais une marque de confiance. Pour le Job du Prologue, jusque dans l'existence souffrante d'un homme Dieu poursuit une œuvre  positive et cohérente. L'homme oscille du bonheur au malheur, au point d'en éprouver un véritable vertige; mais il n'y a ni oscillation ni reprise dans le projet de Dieu.

 

Le pari de l’Adversaire

 

La fidélité est donc acquise d'avance de la part de Dieu, et Job, en se prosternant, proclame qu'elle ne saurait être mise en doute. Mais en même temps, par cet acte de foi, il répond, sans le savoir, à une question qui a été posée dans le ciel par 1'Adversaire sur la fidélité de l'homme : « Est-ce gratuitement que Job révère Élohim ? ».  L'attachement d'un homme à Dieu ne cache-t-il pas toujours un calcul ? À cette question le Satan cherche la réponse sur terre, et il se sert de la souffrance comme d'un révélateur pour détecter dans le cœur de l'homme les vraies motivations. Apparemment. c'est lui, le Satan, qui a l'initiative : en vrai maître du soupçon, il se fait fort d'amener l'homme à douter de Dieu et Dieu à douter de l'homme. En réalité, c'est Dieu qui veut manifester la force de son amour présent au cœur de l'homme, et c'est lui qui, par deux fois, amorce 1e processus de l'épreuve : « As-tu porté ton attention sur mon serviteur Job ?». La malfaisance du Satan est donc d'avance insérée dans un plan de Dieu. D'avance 1a fidélité de Dieu englobe et circonscrit l'entreprise du mal, et alors même que Dieu semble mettre sa gloire en péril en pariant sur l'homme, il travaille à ce que son Nom soit béni. Dieu va accepter que Job tâtonne, comme un aveugle, dans sa propre vie, mais c'est pour que ses œuvres soient manifestées  dans l'obéissance d'un croyant (cf. Jn 9, 3). Job, lui, ignore tout de ce prologue céleste qui surplombe son destin, et son assentiment immédiat ruine d'un seul coup le soupçon de l'Adversaire. Le Satan a perdu son pari : il existe sur terre au moins un juste qui n'a pas lié 1a foi au bonheur tangible.

 

La reprise du vieux conte

 

Au niveau de la légende, le drame s'arrêtait là, et l'on passait tranquillement à l'Épilogue où Dieu restaure Job dans ses biens. Le cercle théologique se refermait parfaitement : Yahweh donne, Yahweh reprend, puis Yahweh redonne. La théorie classique était sauve, selon laquelle la rétribution des justes et des méchants devait se produire immanquablement dès cette terre.

Mais au retour de l'exil, en Israël, cette conception mécanique de 1a rétribution craquait sous la pression des évidences contraires. Il fallait que ce démenti de l'expérience pût enfin être entendu et pris en compte. L'urgence de cette mutation théologique fut saisie par le poète génial du Vème siècle, un homme de grande culture, habitué à la langue des procès et profondément imprégné de la lyrique des Psaumes. C'est lui qui imagina de donner au juste souffrant des interlocuteurs et de faire passer dans les réponses subversives de Job sa propre vision des choses.

L'arrivée concertée des trois « sages », Éliphaz, Bildad et Sophar, suffisait à assurer une transition entre le Prologue, où 1e héros reste si serein, et les dialogues passionnés qui allaient suivre. Mais le poète préféra prolonger la transition par une longue plage de silence :   « Les trois amis de Job levèrent leurs yeux de loin et ne le reconnurent pas. Alors ils élevèrent leur voix et pleurèrent ; ils déchirèrent chacun son manteau et répandirent de la poussière sur leur tête. Puis ils s'assirent à terre avec lui, sept jours et sept nuits. Et aucun ne lui disait mot, car ils voyaient que très grande était sa douleur » (2,12s).

 

L'éruption de la révolte

 

Après ce point d'orgue, brusquement le paysage s'assombrit, et c'est presque un autre Job, amer, agressif, désespéré, qui rompt le silence par une malédiction : « Périsse 1e jour où je fus enfanté, et la nuit qui a dit : Un mâle a été conçu ! [...] Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein et n'ai-je pas expiré quand je sortais du ventre ? » (3, 3.11). Le Job du Prologue pas un instant n'a bronché dans sa foi ; mais il manquait à son épreuve, pour être totalement crédible, une certaine épaisseur humaine que seul le temps peut donner. Les sept jours et les sept nuits, symboliquement, ont introduit la durée dans la souffrance, et c'est alors que Job commence à nous ressembler.

L'un après l'autre se sont détruits les liens qui l'unissaient au monde des choses désirables et des person-nes aimées, et Job commence à vivre le temps comme un leurre : « Ainsi ai-je hérité des mois de déception, et ce sont des nuits de peine qui m'ont été assignées. Si je me couche, je dis: « À quand le jour? » Si je me lève : « À quand le soir? » (7, 3s). Le passé s'est vidé de son sens, puisque Dieu lui-même semble l'avoir renié ; le présent n'a plus prise que sur 1a déchéance; et l'horizon de l'avenir, inexorablement, se ferme, comme le fil de la navette se raccourcit à chaque duite (7,6). Job, impuissant, frustré de toute œuvre et de tout projet, se sent livré au temps comme une nacelle de joncs emportée par un fleuve. Et cette fuite indé-finie débouche sur Sheol, « la terre de ténèbres et d'ombre » d'où personne jamais n'est revenu. Job est mort déjà, puisqu'il doit mourir. Pour lui la naissance et la mort viennent au-devant l'une de l'antre, effaçant au passage tous les souvenirs de la joie et de l'ardeur, devenus inutiles et faux puisque Dieu les a désertés. Ainsi la souffrance et le désespoir révèlent à Job à la fois le sens possible et. le non-sens de son immersion dans le temps.

Seul Dieu pourrait stopper cette plongée dans l'absurde : il suffirait qu'il se souvienne :  « Tu me fixerais un terme où tu te souviendrais de moi. Alors, tous les jours de mon service, j'attendrais, jusqu'à ce que vienne ma relève. Tu appellerais, et moi je répondrais ; l'œuvre de tes mains, tu languirais après elle ! » (14, 13 s).

Or Dieu est loin. Un instant Job se tourne vers ses visiteurs, pour quêter auprès d'eux la sympathie que Dieu semble lui refuser : « Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous, mes amis, car la main d'Éloah m'a frappé! » (19, 21). Mais il est difficile de rejoindre un homme dans ce qui fait sa souffrance. On cherche des mots. Ils font tous mal. Les amis de Job se sont d'abord assis à terre avec lui, en silence ; et leur attitude alors était vraie, sonnait juste. Mais dès qu'ils entreprennent de raisonner Job, l'échec de l'amitié devient chez eux manifeste. Leur parole vient d'ailleurs. Ils arrivent avec des évidences et des certitudes, avec les arguments de ceux qui savent d'avance, avec l'assurance de ceux qui proposent une consolation sans avoir écouté la plainte. Pour eux la souffrance de Job se ramène au cas général et ne doit surtout pas échapper à 1a logique de la rétribution : si Job souffre, c'est qu'il a péché; s'il connaît le malheur, c'est que Dieu le punit; s'il est éprouvé, c'est qu'il est réprouvé. Qu'il se convertisse et tout rentrera dans l'ordre ! Il a beau crier à l'injustice, son expérience personnelle ne saurait prévaloir contre la cohérence du système des sages.

Les visiteurs, au lieu de se placer devant Dieu aux côtés de Job et d'entrer dans sa souffrance telle qu'elle lui apparaît, telle qu'il la vit, se situent. d'emblée près de Dieu et s'arrogent le droit de parler en son nom. « Maximes de cendre, réponses d'argile », leur rétorque Job ; « vous n'êtes que des badigeonneurs de mensonge, des médecins de néant, vous tous ! Qui donnera que vous fassiez silence et que ce soit pour vous sagesse ! » (13, 12.4s). Cheminer avec Job jusqu'au bord de la révolte, accepter de regarder avec lui vers ce qui l'angoisse, ce serait pour les trois amis l'aventure spirituelle ; or ils possèdent trop la vérité pour prendre le risque de 1a chercher encore. Et Job devra renoncer au mirage de l'amitié : « Mes frères ont été trompeurs comme un torrent, comme le lit des torrents qui passent » (6, 15).

Ainsi la souffrance révèle à l'homme la fragilité de son lien aux choses, la force inexorable du temps, et sa solitude irrémédiable face à la mort. Certes, chez un croyant, l'épreuve peut faire jouer des réflexes insoupçonnés de gratuité et d'assentiment, et c'est ce que reflètent les premières réponses de Job. Mais quand la durée fait son œuvre, même l'homme de foi est amené à reconnaître que son oui fondamental est traversé de mille refus. Il faut alors qu'en lui les révoltes trouvent le chemin de la parole. Et sur ce chemin Dieu l'attend et le précède.

 

Souffrance humaine et visage de Dieu

 

Dès que la souffrance s'installe dans la vie de Job, sa relation à Dieu devient conflictuelle. La déception nourrit l'impatience, et l'impatience s'exaspère en désespoir. Par tous les moyens, Job essaie de percer la nuit, de comprendre l'attitude de Dieu, de deviner ses intentions. Et trois possibilités se présentent à son esprit.

 

Trois explications du malheur

 

Ou bien Dieu l'oublie, et dans ce cas, que Dieu se hâte, car bientôt il sera trop tard, et c'est en vain qu'Éloah cherchera l'ami qu'il aura laissé disparaître : « Tes yeux seront sur moi, et je ne serai plus ! » (7, 8). Ou bien Dieu est fatigué de Job et ne voit plus en lui qu'un fardeau encombrant : « … pourquoi te suis-je à charge ? » (7, 20). Mais une troisième hypothèse s'impose vite à Job, lancinante et corrosive : Dieu a changé, il est « devenu cruel » (30, 21). Et pour décrire cette soudaine malveillance d'Éloah, pour traduire la nausée de son espérance, Job réveille tout un monde d'images sédimentées depuis des siècles dans l'inconscient de l'humanité.

Images obsidionales : « Dieu a muré ma route pour que je ne passe pas, et sur mes sentiers il a mis des ténèbres » (19, 8) ; « ensemble arrivent ses bandes, et elles campent autour de ma tente » (19, 12). Images mythiques de lutte contre les monstres du chaos : « Suis-je 1a Mer, moi, ou 1e Dragon, pour que tu postes une garde contre moi? » (7, 12). Images brutales de la chasse : « Sa colère a trouvé une proie et il me persécute ; il a grincé des dents contre moi » (16, 9) ; «  sachez que c'est Éloah qui m'a fait du tort et qui de son filet m'a enveloppé ! » (19, 6) ; « moi qui suis rassasié d'ignominie, abreuvé d'affliction et épuisé, tu me fais la chasse, tel le léopard » (10, 16). Images de la fureur guerrière : « Il m'a dressé pour sa cible ; autour de moi tournoient ses traits, il transperce mes reins sans pitié, il répand à terre mon fiel, i1 m'ébrèche, brèche sur brèche, il court sur moi comme un guerrier ! » (16, 13s). Enfin images de la violence gratuite : « J'étais tranquille et i1 m'a rompu ; il m'a pris par la nuque et m'a mis en pièces !... Il me broie pour un cheveu et multiplie mes blessures sans raison » (16, 12 ; 9, 17).

Quand Job abandonne un moment ces images de 1a force aveugle, c'est pour accumuler celles de l'injus-tice : Dieu soupçonne, scrute, inspecte. Il relève les traces de Job, lui demande des comptes à chaque instant, lui impute des fautes de jeunesse et écrit contre lui « des sentences amères », alors qu'il sait pertinemment son innocence (13, 26s). À la limite Job imagine un Dieu cynique, qui « déracine son espérance » et s'ingénie à l'enfermer dans la culpabilité : « Si je me lave avec de la neige, alors tu me plonges dans l'ordure, et mes vêtements ont horreur de moi ! » (9, 30s).

 

Un Dieu méconnaissable

 

L'image d'Éloah, ainsi éclatée, n'est plus reconnaissable. Job, en superposant tous ces négatifs plus ou moins grimaçants, n'obtient qu'un anti-portrait du Dieu que pourtant il continue d'attendre ; et c'est pourquoi ses réactions sont marquées de la même ambivalence que ses fantasmes lui montrent dans l'attitude de Dieu. Tantôt il semble renoncer à retrouver « le Dieu de son automne " (29, 4), et il lui dit : « Laisse-moi ; lâche-moi ; détourne de moi ton regard ! » Tantôt il entreprend de raisonner Dieu : « Tes mains m'ont façonné et fabriqué, et ensuite, te ravisant, tu me détruirais? » (10, 8). Ailleurs Job ironise : « Si je pèche, que te fais­je, ô gardien de l'homme ! » (7, 20), et il retourne agressivement contre Dieu des thèmes que les Psaumes emploient pour la louange. Souvent, enfin, il défie Dieu : « Fais-moi savoir sur quoi tu me querelles ! » (10, 2). Mais ce défi n'est que l'envers d'une loyauté qui ne veut pas se démentir et d'un amour qui ne se résigne pas au non-sens.

Aussi bien Job n'est-il pas dupe de ses propres outrances : « Au vent les paroles d'un désespéré ! » (6, 26) ; et à bien des signes il manifeste qu'il reste en marche vers ce Dieu qui le fait souffrir. Les lames qui déferlent attestent par leur violence même que toute la mer fait mouvement vers la côte. Il est remarquable déjà qu'à aucun moment Job ne renie le passé, les années heureuses où « Shadday était encore avec lui » ; et c'est justement cette fidélité dans le souvenir qui redouble sa douleur de se croire oublié. Mais surtout des lueurs d'authentique espérance viennent de loin en loin rouvrir l'horizon. Eclairs fugitifs, d'autant plus imprévisibles qu'ils naissent de la plainte elle-même, dès qu'un instant d'humilité parvient à fissurer l'angoisse. Job alors reconnaît qu'Éloah est bien le seul ami devant qui l'on puisse pleurer sans honte (16, 20), et il proclame sa certitude que ses cris seront entendus : « Maintenant encore c'est dans les cieux qu'est mon témoin, et celui qui dépose en ma faveur est là-haut » (16, 19). Non seulement Éloah va arbitrer lui-même le différend qui l'oppose à Job, mais il acceptera de se porter garant pour lui : " ... dépose donc pour moi une caution près de Toi-même ! » (17,3).

Job a compris que la difficulté du dialogue tient avant tout à l'absence d'une médiation : « Il n'y a pas entre nous d'arbitre qui place sa main sur nous deux » (9, 33) ; et i1 pressent que Dieu lui-même se fera le médiateur de la rencontre et qu'il prendra sur lui tout le contentieux. Une fois née cette intuition, l'espérance redevient possible : Dieu interviendra pour Job, de son vivant, afin de le justifier : « Moi, je sais que mon défenseur (go'ēl) est vivant et que, le dernier, sur la terre il se lèvera ; et si l'on arrache ma peau de ma chair, même après cela je verrai Éloah » (19, 25s). Job ne sait toujours pas ce que la mort fera de lui (car l'idée de la résurrection corporelle ne se fera jour en Israël qu'au IIème siècle), mais une seule chose lui importe, c'est que la vie de l'homme est d'avance enclose dans 1a vie de Dieu.

 

« Et Yahweh répondit à Job du sein de la tempête »

 

Ainsi, de plainte en plainte, l'image de Dieu se décante dans le cœur du juste. Mais pour que Job rejoigne totalement l'intention de Dieu, il faut attendre 1a théophanie dans l'orage et les discours de Yahweh (38, 1 - 42, 6).

D'entrée de jeu, Dieu interroge à son tour : « Qui est celui qui obscurcit le Plan par des mots dépourvus de science ? Ceins donc tes reins comme un homme : je vais te questionner pour que tu m'instruises » (38, 2). Aussitôt, semblant ignorer la détresse de Job, Yahweh le convie à une longue promenade dans le jardin du monde. Partout il lui montre les signes de sa puissance, de sa fantaisie créatrice, de sa tendresse pour les animaux. Et les questions se succèdent, nettes, mais calmes, et tempérées par une ironie toute paternelle : « Où étais-tu quand je fondai la terre ? As-tu jamais commandé au matin ? Noueras-tu les liens des Pléiades? Qui prépare au corbeau sa provision ? Comptes-tu les mois pour les antilopes et sais-tu l'époque où elles mettent bas ? ». Aucune sévérité ; simplement le sérieux des choses et de la vie. Car Yahweh estime que le cosmos a son mot à dire quand l'homme s'interroge sur son destin.

El voici que cette longue parole de Yahweh, en prise directe sur le réel, réussit à diluer l'angoisse de Job. Peu à peu le témoin de Dieu retrouve ses repères par rapport au cosmos et par rapport au Créateur. Yahweh l'a conduit jusqu'à ses limites, mais pour qu'il cesse de s'y heurter et se réconcilie avec elles. Job enfin comprend que toute l'œuvre de Dieu est force et tendresse, que son amour pour 1a vie garantit son projet de salut, et que l'homme ne saurait être dans l'univers l'unique mal-aimé.

La liberté spirituelle ne pouvait être retrouvée sans cette purification intense de l'image de Dieu ; mais désormais Job s'achemine vers 1a paix, au prix d'un quadruple dépassement.

 

Quadruple dépassement

 

Tout d'abord il renonce à culpabiliser Dieu. Longtemps il a fait le procès d'Éloah, en contestant tour à tour sa bonté, sa sainteté, et l'usage qu'il fait de sa puissance ; et cela n'a débouché que sur l'absurde. Job reprochait à Dieu de vouloir à tour prix un coupable et de lui imputer des fautes imaginaires comme pour justifier sa violence. Or dans le même temps Job cherchait à rejeter la faute sur Dieu, à situer la faute en Dieu, réclamant lui aussi un coupable pour se rendre raison du malheur. Mais si Dieu n'est plus saint, il n'est plus désirable, et Job sentait obscurément qu'en défigurant Dieu il ruinait sa propre raison de vivre.

 

Job renonce ensuite à introduire en Dieu la dualité ou la contradiction. Pourtant beaucoup de ses plaintes ont fait jouer ce ressort dialectique : opposer Dieu à Dieu, le Dieu d'autrefois au Dieu de maintenant, le Dieu créateur au Dieu cruel, Dieu l'ami au Dieu guerrier, le Dieu de pardon au Dieu juge, le Dieu de l'homme de-bout au Dieu de l'homme à terre. Comment peut-il mobiliser une telle puissance « contre un fétu de paille »? Comment Dieu peut-il avoir aimé et vouloir détruire? Comment le Dieu révélé peut-il 'déraciner l'espérance' ? Paradoxalement, tout en durcissant au maximum les oppositions, Job cherchait désespérément à faire coïn-cider deux visages inconciliables de Dieu, tant il est vrai que sa révolte était portée par un désir éperdu de retrouver le dialogue. Et. c'est finalement ce désir qui l'emporte, parce que plus essentiel et plus consonant à la liberté du juste souffrant. Déjà, en renvoyant obstinément à Dieu, dans le miroir de sa souffrance, tant de caricatures, Job faisait une ultime tentative pour faire sortir Dieu de son mutisme ; et c'est en cela que sa véhémence allait à l'opposé du blasphème. Maintenant Job achève son mouvement vers la vérité en cessant de forcer 1e mystère. Il remet à Dieu les images opposées qu'il a de lui, en laissant à Dieu le soin d'en faire son unique visage.

 

Dans la logique même de cet assentiment, la libération de Job suppose 1e dépassement de toutes les images, sécurisantes ou négatives, qu'il s'est forgées de Dieu au temps de son bonheur comme durant son épreuve. Parce qu'il est et se veut croyant, Job est amené à choisir entre ses fantasmes et la parole de Dieu, entre ce que l'angoisse lui fait voir et ce que Dieu lui a fait. entendre. Le vrai visage de Dieu ne se dessine qu'en traits de paroles, et Dieu seul peut l'imprimer sur le cœur de l'homme. Le salut, pour Job révolté, c'est d'accueillir l'initiative de Dieu ; et la grandeur de sa foi, c'est d'avoir cru que Dieu, s'il peut toujours se cacher, ne peut toujours se taire.

 

Enfin, plus radicalement encore, Job accepte désormais de dépasser toute question :

 

« Je sais que Tu peux tout

et qu‘aucun projet n’est pour toi impossible.

Ainsi donc j'ai parlé, sans les comprendre,

de merveilles hors de ma portée et que je ne savais pas.

Par ouï-dire j'avais entendu parler de toi,

mais à présent mon œil t'a vu,

c'est pourquoi je me rétracte et me repens sur la poussière et la cendre » (42, 2s.5s).

 

Job, après l'orage de ses questions, a su entendre celles de Dieu. Son ultime réponse, tout aussi grande que celles du Prologue, mais lestée maintenant de tout le poids d'un vrai drame humain, débouche elle aussi sur le silence; et ce silence est un acquiescement définitif au mystère d'un Dieu libre. Job sait maintenant qu'il ne sait pas; il reconnaît que Dieu peut tout et qu'il n'a en réserve que des merveilles. « Je verrai Éloah ! », s'écriait  Job au plus fort de son épreuve. Maintenant il l'a vu, au-delà de toute image ; et i1 a compris que l'on ne peut juger du cœur de Dieu à partir des alternances du cœur de l'homme ou des impasses de son destin.

 

 

[ Page d'accueil ] - [ Etudes sur Job ]