MATURITÉ ET VIE CONSACRÉE

 

 

 

Dès qu'il s'agit d'évaluer globalement les capacités d'une personne, l'efficacité de son travail, la réussite de sa vie relationnelle ou son aptitude à assumer une tâche, on fait appel à la notion de maturité. De même, dans le domaine de la vie spirituelle, si l'on s'interroge sur la vocation d'une personne, son expérience humaine, son aptitude à la vie commune ou ses progrès sur la route de l'Évangile, très vite le discernement se traduira en termes de maturité. La notion est commode, parce que très synthétique, mais d'autant plus malaisée à définir.

 

On parle de maturité à propos d'une chose, d'un vivant, d'une personne ou d'une réalité sociale qui a atteint, sinon son point de perfection, du moins le stade de développement nécessaire à sa réalisation, à sa manifestation, à son emploi ou à son activité. On dira : le blé est mûr, le fruit est mûr, la révolte est mûre, cette jeune femme fait preuve de maturité. L'âge mûr, pour un être humain, est celui à partir duquel il va pouvoir mettre en oeuvre la plénitude de ses moyens physiques, intellectuels et affectifs. C'est, par définition, un âge difficilement quantifiable, car la maturité, chez certaines personnes, se fait jour dès la fin de la jeunesse, tandis que d'autres l'attendent encore alors que la vieillesse a déjà commencé son oeuvre. Par ailleurs, chez un être humain, il ne peut jamais s'agir que d'une maturité relative, suffisamment nette pour être repérable, mais destinée à s'affermir et à s'affiner tout au long de la vie du sujet. Un fruit peut parfois être trop mûr ; une personne ne souffrira jamais d'un excès de maturité, sauf si sa maturité, plus apparente que réelle, se manifeste à son insu de manière caricaturale. Si, de plus, on s'interroge sur la maturité spirituelle, le cheminement nécessaire s'avère généralement beaucoup plus long, et d'autres critères entrent en jeu, parfois délicats à vérifier.

 

Décrire la maturité est donc une tâche impossible. Concrètement cela reviendrait ici à décrire la femme consacrée idéale, modèle désespérant et de surcroît source d'illusion, parce que toute consacrée déploie au long du temps une histoire singulière, et que sa réponse totale à l'Esprit peut fort bien passer par des voies inédites.

 

Un propos plus modeste sera plus efficace. Nous tenterons de repérer quelques signes et de dégager quelques critères qui permettent, à propos d'une consacrée, de parler de maturité affective, de maturité du jugement, et de maturité spirituelle.

 

 

 

 

LA MATURITÉ AFFECTIVE

 

 

 

1. La maturité affective implique toujours une suffisante lucidité de la personne sur sa propre histoire.

 

Il faut en effet que la personne soit au clair avec elle‑même quant à son en­fance et à sa jeunesse, mais également quant aux besoins et aux désirs de sa vie d'adulte. Quelle fut sa place dans la constellation familiale, quelle fut l'ambiance au foyer de ses parents ? Comment s'est-elle sentie aimée ou mal aimée à la mai­son, au collège, ou dans son groupe de jeunes ; comment a-t-elle vécu les moments qui furent pour elle éclosion de vie ou éclosion d'amour ? Quel poids du passé porte-t-elle ? Tout cela, il est souhaitable que la consacrée puisse le lire sereine­ment et qu'elle ait pu le dire, car seul ce qui est venu à la parole peut être assumé en totale liberté. Les traumatismes affectifs ou mêmes sexuels peuvent alors être ressaisis dans la dynamique de la personne.

 

Cette lecture et cette intégration du passé n'apportent toute leur lumière que si la personne écarte avec vigilance toute culpabilisation automatique. Même si elle doit reconnaître des fautes, tout n'est pas faute dans ce qui est regrettable. Un traumatisme de l'enfance ou de la jeunesse peut fort bien avoir été innocent, même s'il entraîne à l'âge adulte des séquelles qui induisent au péché.

 

Lorsqu'une personne nomme ainsi les choses, les faits, les souffrances et les joies du passé, elle ne le fait pas pour s'enfermer dans sa propre archéologie, mais bien pour libérer en elle ce qui veut vivre et doit vivre, et pour ouvrir aujourd'hui son horizon. Une fois les choses objectivées par la parole, elle peut prendre de la distance, puis tenir compte des contraintes de son passé dans ses jugements, ses ré­actions et ses décisions.

 

Les consacrées les plus lucides sur leur histoire sont souvent aussi les plus transparentes à leur corps et à leur coeur. Leur maturité se traduit dans leur bonheur d'être femmes, dans leur accueil des forces de la vie et de l'appel à la maternité, dans leur respect pour la beauté, et dans leur manière d'équilibrer en elles le désir de plaire.

 

La lucidité permet également à une consacrée de mieux situer et de mieux mettre à profit l'image qu'elle a d'elle‑même. Au lieu que son imagination l'aliène et la déporte loin de ses capacités ou de sa place réelle dans le groupe, au lieu que les souvenirs, les impressions ou les soucis envahissent sans retenue tout le champ de sa conscience, la lucidité la ramène au réel, c'est‑à‑dire à ses atouts, à ses li­mites, et aux conditions concrètes de son épanouissement ; et cet ancrage dans le réel est un des signes les plus constants de la maturité.

 

 

2. La maturité affective se manifeste de manière privilégiée dans l'authenticité de la vie relationnelle.

 

La maturité affective, qui instaure une vraie liberté et la possibilité de choisir sans angoisse, a pour autre résultat fondamental de mettre en place la relation à l'autre. La personne humaine, qui a fait peu à peu, et dès les premières années de sa vie, l'expérience de l'altérité, de l'interdépendance, de l'amour et de la réciprocité, atteint la maturité lorsqu'elle se veut non seulement autonome, mais solidaire et responsable.

 

La vie consacrée, avec ses exigences de vie fraternelle et de solitude, constitue une splendide et rude école d'autonomie affective. L'amitié y garde toute sa place mais parce qu'elle s'ouvre sans cesse davantage à l'ensemble des compagnes, elle se libère de tout exclusivisme et de tout réflexe de possessivité. De plus, comme il est important de laisser à chacune son espace de liberté, spécialement dans des groupes ou des lieux restreints, l'amitié se nuance forcément d'une grande discrétion. La consacrée apprend à occuper dans le coeur des autres la place qui lui est donnée, à se contenter parfois de l'estime et de la confiance, à ne pas prendre ombrage de n'être pas la préférée. De plus en plus, pour elle, aimer, c'est faire vivre. Se posant, sans angoisse et sans raideur, comme autre parmi des soeurs, elle pose chacune des autres dans sa singularité, l'aime sans se l'annexer et promeut sa différence. Sa maturité fait d'elle un être libre qui libère les autres : elle lui confère cette simplicité dans le partage, cette attention aux êtres et cette compassion discrète qui permettent à la joie de s'épanouir alors même que la vie entre femmes multiplie les occasions de blessures affectives.

 

C'est également la maturité qui permet de reconnaître et de déjouer les pièges affectifs de l'autorité, lorsque celle-ci tend à devenir contrainte pour les intelligences et envoûtement pour les coeurs. Les mêmes réflexes de maturité écartent les caricatures de l'obéissance, et l'empêchent de s'aliéner en mimétisme ou en dépendance de mauvais aloi.

 

Une vie relationnelle équilibrée implique une maîtrise suffisante de l'agressivité. L'apprentissage de cette maîtrise est parfois négligé par les formatrices ou dédaigné par la consacrée elle‑même, qui s'autorise à ce niveau des approximations qu'elle se refuserait dans d'autres secteurs de la vie psychosexuelle. D'où l'ambiance orageuse de certaines communautés : trop peu de soeurs, parfois, savent reconnaître en elles-mêmes, sans surprise et sans complaisance, les montées de l'agressivité, lorsque l'image d'elles-mêmes est un instant écornée, lorsque des frustrations imprévues se présentent, ou lorsqu'elles doivent faire face aux mille sujétions, reproches, contradictions et dérangements qui émaillent la vie journalière.

 

Enfin la manière dont une consacrée vit son célibat et en parle est un test très fiable de sa maturité. La place de l'homme ou des hommes dans sa vie, dans ses souvenirs, dans son imagination ou dans ses désirs, réclame aussi sa lucidité. Même si elle assume sereinement son célibat, elle sait que la complémentarité du monde masculin ne s'intègre que progressivement dans un coeur de femme, et que nulle n'est d'avance exemptée de toute découverte ni à l'abri de toute surprise. Sous cet angle du célibat, la maturité apporte à la fois la joie rayonnante d'être femme et l'aptitude au partenariat dans l'action comme dans l'approche des problèmes.

 

 

3. Si la maturité assure une bonne relation aux autres, elle permet aussi à la personne de se confronter sainement au réel et de s'investir dans ses tâches.

 

Chez certaines personnes, même avancées dans l'âge adulte, l'immaturité se traduit par une incapacité d'opter. Parce que toute décision comporte une part d'insécurité, elles reculent indéfiniment devant les choix, attendant des autres qu'elles se déterminent à leur place.

 

Mûre affectivement, la personne est à même, au contraire, de vivre et d'agir avec ce fond d'angoisse résiduelle auquel nul adulte n'échappe. Il lui devient pos­sible, non seulement de s'engager dans un projet ou une action, mais de tenir le cap en dépit des déceptions et des épreuves. Elle tourne le dos aux revendications infantiles qui réclament tout  de suite, elle accepte les lenteurs du temps, pour elle et chez les autres, et dans la réalisation d'elle‑même comme dans les travaux et les missions qui lui sont confiés elle apprend à assumer les limites, les contin­gences, le données irréversibles, sans se laisser paralyser par l'incertitude ou la crainte de l'échec.

 

Dans la vie religieuse, cela signifie, entre autres, que la personne saura rester entreprenante et efficace tout en acceptant de demander les autorisations nécessaires et de rendre compte, et tout en respectant les options communautaires tou­chant le travail, le silence et la pauvreté. C'est donc la même maturité affective qui permet à une consacrée de se donner pour toujours et de donner au jour le jour.

 

 

 

LA MATURITÉ DU JUGEMENT

 

Interférant, dans bien des cas, avec la maturité affective, la maturité du juge­ment s'exerce cependant à plusieurs niveaux particuliers.

 

Le jugement, au sens psychologique, est l'aptitude dont fait preuve un sujet à saisir et à apprécier exactement la nature, la variété, l'importance, les conséquences immédiates et les répercussions lointaines des événements, des situations où se trouvent impliqués lui‑même ou d'autres personnes, des idées émises par lui‑même ou par d'autres, cette juste appréciation lui permettant, en chaque conjoncture, de fournir une réponse active qui soit adéquate, mesurée, efficace, opportune, et pleinement homogène à sa personnalité. En d'autres termes, le jugement est l'aptitude à situer les êtres et les faits, et à se situer soi‑même par rapport aux êtres ou aux faits.

 

Le bon jugement, s'il se traduit avant tout dans des attitudes pratiques, facilite singulièrement l'approche théorique des problèmes.

 

Une composante intellectuelle entre dans le jugement ainsi compris, mais elle demeure relativement indépendante du degré de culture : une personne de culture modeste peut offrir une capacité remarquable de jugement, et un intellectuel en manquer plus ou moins gravement. Dans ce cas, il est rare que le manque de jugement n'affecte pas aussi les productions intellectuelles.

 

Le manque de jugement provient souvent d'une difficulté à objectiver les situations et leurs conséquences : l'objectivation s'arrête à mi‑chemin, ou demeure floue. Plus souvent encore, c'est l'affectivité qui parasite le jugement : la personne ne parvient pas à voir l'ensemble d'une réalité parce qu'elle investit toute sa force d'approbation ou de refus sur un aspect partiel. La situation apparaît alors dans un miroir déformant où toute correction semble impossible. La personne colle à sa perception affective dont il lui est difficile de se désimpliquer.

 

L'assurance de la personne dans son jugement faux désarme beaucoup son entourage. Manquant le moment de l'objectivité, il lui devient malaisé de prendre de la distance par rapport à un premier jugement approximatif et prématuré, et chez elle l'autocritique n'est jamais que superficielle. Pour elle, l'hypothèse la plus difficile à admettre est qu'elle pourrait se tromper. Elle se leurre donc à son insu, et se plante avec ténacité devant la porte qu'il lui faudrait ouvrir.

 

Illusion, exagération, court‑circuit, gaffe, impair, porte‑à‑faux : toutes ces rançons du manque de jugement sont autant d'échecs de la vie relationnelle, en même temps que des crans d'arrêt dans le développement harmonieux de la personne.

 

La capacité de jugement est un élément essentiel de la maturité, et elle s'acquiert progressivement dans des conditions normales de plasticité psychologique ; mais si le jugement fait encore défaut au moment des grands choix, le temps, en règle générale, n'améliore pas les choses, sinon partiellement et très lentement. Encore faut‑il, dans ce cas, que la personne trouve un environnement fraternel suffisamment ferme, et qu'elle s'ouvre humblement à la lumière qui lui est apportée.

 

 

 

 

 

LA MATURITÉ SPIRITUELLE

 

 

 

La maturité spirituelle, celle que le croyant rejoint sur les chemins de Dieu, offre ses propres paramètres et ses propres critères.

 

Ici le modèle existe, inimitable, mais dynamisant. Il est eschatologique, mais déjà proposé à chacun pour le temps du voyage. C'est celui qu'évoque saint Paul lorsqu'il rappelle aux Éphésiens que le Christ a organisé les saints pour l'œuvre du service, pour la construction de son Corps «jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme parfait, à la mesure de la taille du Christ en sa plénitude» (E 4,13). C'est la réalisation plénière à laquelle est appelé le Corps du Christ tout entier mais c'est aussi l'achèvement personnel qui est promis à tout homme que «Dieu d'avance a destiné à être conforme à l'image de son Fils» (Rm. 8,29). C'est l'épanouissement auquel accédera «tout homme achevé dans le Christ») (téléios en Christô) (Col. 1,36).

 

Cette maturité de la vie théologale reste en devenir jusqu'au moment de la mort corporelle. Essayons d'en cerner les contours par quelques approches concrètes, avec les mots du paradoxe chrétien.

 

 

1. L'amie de Dieu assoiffée de vie éternelle accepte la loi du temps.

 

Elle sait que la fidélité est l'amour qui dure et qui résiste aux contraintes de la durée. Elle ne s'étonne ni des lenteurs de Dieu, ni des pesanteurs communautaires et ne se désole pas exagérément de ses propres moments d'inertie. Réconciliée avec l'insécurité, elle laisse l'Esprit Saint improviser dans sa vie et la remettre en Exode. Quand le rythme de sa vie lui échappe, elle se réjouit de marcher au pas de Dieu. Le temps qui passe n'est plus l'ennemi de sa joie, et, comme la bonne salade elle blanchit dans ses liens. Même si elle trouve une lumière dans les schémas spirituels qui décryptent pas à pas son expérience de Dieu, elle respecte trop les initiatives de l'Esprit pour s'arrêter jamais sur un chemin déjà décrit.

 

 

2. La femme résolue dans sa réponse à Dieu sait vivre l'universel dans les limites spatiales de son existence.

 

Même si son regard bute tous les jours sur un mur trop connu, sur des arbres trop proches ou sur des visages désormais sans mystère, l'horizon qu'elle rejoint par le coeur et la foi est le vaste monde que Dieu aime et veut sauver. Qu'elle serve le Seigneur loin de sa patrie aux avant‑postes de la mission, ou au coeur de son propre peuple, son espace de bonheur, c'est le lieu où elle aime et s'oublie. Certaine que la prière abolit toute distance, c'est là qu'elle accueille dans sa compassion toute misère proche ou lointaine. Et lorsque la tentation de l'ailleurs la visite, entamant son espérance et débilitant son courage, elle revient paisiblement prier face au désert ou au bord des eaux où Dieu l'a plantée ; et c'est là qu'elle attend de l'Esprit un coeur universel.

 

 

3. Membre adulte du peuple de Dieu en marche, la consacrée accueille sans réserve, dans sa vie personnelle comme dans ses relations fraternelles, la médiation de l'Église.

 

En soumission totale à l'Esprit, elle consent que Dieu lui parle non seulement par sa Révélation et son silence dans le coeur à coeur de la prière, mais également par la liturgie, par les directives de l'Église, par la voix des responsables et les échanges communautaires. Quels que soient sa place ou son service, elle intègre de plus en plus, dans son projet spirituel, le nous communautaire, la mission de salut confiée à l'Église, et son élan apostolique. Consciente de ses propres insuffisances, elle ne marchande pas son obéissance sous prétexte des lacunes des personnes en charge, et elle se redit, dans la paix, que le mystère de l'Église dépasse les médiocrités de l'histoire.

 

L'onction qu'elle a reçue de l'Esprit garde ainsi vivant son amour de l'Église, et c'est la même force efficace de l'Esprit qui la tient tout éveillée dans sa foi lorsque, à l'Eucharistie, elle unit sa pâque à celle du Christ, et lorsqu'elle vient fêter près de lui son pardon, vraie, simple, et transparente à son regard.

 

4. Fille de Dieu libre dans la maison du Père, la servante du Seigneur parvient à vivre l'absolu dans le quotidien, et à monnayer son amour dans des tâches sans relief, dans des situations instables ou décevantes, sans autre soutien que le regard de Dieu.

 

Gardant dans la mémoire du coeur l'Incarnation du Fils de Dieu et sa passion glorifiante, elle sait que seule une longue patience donnera corps à la fidélité promise, et elle assume sans tristesse tous les moments de réalisme que lui imposent l'obéissance ou la charité. Dans les années heureuses comme aux périodes de crise elle continue à servir en dépit de ses propres limites, à construire la communauté qui l'a parfois déçue, et à aimer l'Église alors même qu'il faut souffrir pour elle ou par elle. Les désillusions, qui longtemps l'ont paralysée, éveillent maintenant en elle une nouvelle volonté d'ouvrir un chemin à la vie.

 

Elle se sait aimée de son Seigneur, sauvée par lui, pardonnée par lui. Dès lors, avec la constance que Dieu donne, elle apprend à discerner l'essentiel de l'accessoire, le souhaitable du possible, et à attendre les conversions communautaires sans cesser de promouvoir la concorde et l'unité, avec les armes de lumière. Et à mesure que ses désirs se lestent ainsi de miséricorde, la fille de Dieu, séduite par l'Évangile de Jésus, se dégage des pièges de l'idéal. Elle découvre le leurre d'une vie spirituelle rêvée, cérébralisée, ou construite entre ciel et terre à partir de formules, comme une image sans consistance.

 

Peu à peu, parce que le Christ a fait grandir son autonomie d'épouse, elle s'en remet à lui de ce qui la concerne ; elle entre tout entière dans le projet de Celui qu'elle aime : la gloire de Dieu et le salut du monde, et l'Esprit de Jésus lui donne de trouver là, au quotidien, son lieu de fécondité. Elle consent à porter sans plus se faire porter, à donner ce qu'elle ne reçoit pas, et désormais toute impression de solitude, au lieu de la recroqueviller sur elle‑même, la met en marche vers la solitude des autres. Son amour de Dieu, qui l'a amenée à la vie consacrée, la garde en joie et en paix à travers tout, «rien que pour aujourd'hui».

 

 

5. La chercheuse de Dieu vit l'union dans l'altérité.

 

Partenaire de son Seigneur dans une alliance de plus en plus personnalisée, elle se détourne résolument de toute mystique fusionnelle où Dieu et le monde, le monde et l'homme, l'homme et Dieu resteraient indistincts. Le Dieu unique qu'elle rencontre dans la prière et le service évangélique se révèle à elle comme Père, Fils et Esprit, et plus elle entre en relation de connaissance et d'amour avec ces trois personnes divines, plus elle se voit elle‑même confortée dans sa liberté filiale, dans son autonomie d'épouse du Christ et dans son dynamisme de vie à l'ombre de l'Esprit. Plus elle aime son Dieu, plus elle l'exalte au sein même de l'union qui grandit ; et elle‑même grandit dans son être filial à mesure qu'elle est introduite dans la vie de Dieu et l'échange trinitaire. Plus elle est aimée, plus elle est promue. Elle réfléchit la gloire du Ressuscité, et va «se transformant en son image, de gloire en gloire» (2 Co 3, l8), et c'est ainsi, configurée au Christ, qu'elle rencontre le Père dans l'Esprit. L'union qui l'emporte toujours plus loin en Dieu l'authentifie elle‑même de plus en plus intensément comme fille de Dieu se recevant du Père. Mais cela se passe au‑delà du senti.

 

 

6. Engageant toute sa foi dans l'alliance nouvelle, la femme disciple de Jésus devient sage en entrant dans la folie de Dieu.

 

Dès lors, en effet, que la Croix, folie d'amour, est plus sage que les hommes (1 Co 1,18‑24), toute démarche de foi vers le Dieu qui sauve doit traverser un espace de paradoxes. On y entre par les Béatitudes de Jésus ; puis la foi elle‑même devient paradoxale. Elle qui, de soi, est illumination (2 Co 4,4‑6 ; He 6,4 ; 10,32) induit des moments de ténèbres, car ce qu'elle garantit demeure en espérance, ce qu'elle atteste ne se voit pas (He 11,1), et ce qu'elle révèle éblouit l'intelligence qui se trouve démunie , sans prises et sans mots.

 

Paradoxes encore pour l'amie de Dieu quand la santé lui vient par des blessures d'amour, quand la fête de l'Esprit éveille en elle tout autant le feu que les eaux vives, quand l'unité intérieure et l'intégration de toutes ses forces s'opèrent par des conversions et des ruptures. La volonté du Père devient sa nourriture, et elle traduit sa liberté par une disponibilité de plus en plus radicale.

 

La kénose du Christ, à pas feutrés, investit sa pensée et son coeur. Son temps, ses projets et ses œuvres  échappent peu à peu à toute possession, et l'heure vient pour elle où, sans ralentir en rien son ardeur, de plus en plus légère et allègre sur la route, elle se voit appelée à garder les mains vides. Elle découvre alors, avec une joie toute limpide, que c'est là sa manière de rester belle pour son Seigneur.

 

Ces quelques indices de la maturité humaine et spirituelle esquissent le portrait d'une croyante devenue, par la grâce de Dieu, authentiquement femme et pleinement disciple. Son coeur est donné, son coeur déjà est pris, son coeur est comblé par le Seigneur qui l'a aimée et s'est livré pour elle. C'est à partir de cette appartenance au Christ que s'ordonnent en elle toute quête d'affection et de compréhension, tout désir d'épanouissement et tout mouvement d'agressivité.

 

Parce qu'elle s'est vouée à l'Unique qui rassemble en lui tous les hommes, elle est prête désormais à toute solitude et à toute communion, et cette liberté dans le don d'elle-même est l'œuvre de l'Esprit, qui vient en aide à sa faiblesse et porte chaque jour au Père sa prière de pauvre:

«unifie mon coeur pour qu'il révère ton Nom ! » 

 

 

                                                                                                     Jean Lévêque, o.c.d.

 

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