Le débiteur impitoyable
Mt 18,21-35
"Prends patience envers
moi, et je te rembourserai tout". Tous les jours, dans notre prière personnelle
ou communautaire, nous faisons ainsi appel à la pitié de Dieu. Mais les années
passent, et finalement, qu'avons-nous remboursé ?
La parabole vient réveiller en nous
une saine inquiétude : que nous le voulions ou non, l'enjeu de notre existence
est sérieux ; c'est un amour éternel qui se prépare en chacune de nos journées,
et le Christ parce qu'il nous aime, ne veut pas que nous oubliions d'aimer.
Cependant, le plus important aux yeux du Christ, ce n'est
pas que nous prenions peur, mais que nous acceptions de regarder avec lui dans
le cœur du Père. Alors nous comprenons les choses d'une autre manière, dans une
autre lumière.
Et la première chose que Jésus veut nous faire savoir,
c'est qu'il est impossible de rembourser Dieu. Impossible de compenser l'investissement
de tendresse qu'il a consenti pour nous : dix-mille talents, soixante millions de
francs-or, cent millions de deniers, l'équivalent de cent millions de journées
de travail, c'est le type même de la dette insolvable, même pour le serviteur
d'un roi, à plus forte raison pour nous, humbles tâcherons du Royaume.
Mais Dieu, qui est Père, n'a que faire de nos
remboursements : ce qui lui importe, c'est que nous nous fassions un cœur comme
le sien, un cœur libre pour tous les dons et toutes les gratuités, un cœur
large, incapable de rancune et qui oublie de compter, un cœur neuf tous les jours,
qui ne se lasse pas de chercher à comprendre, un cœur ouvert à toute détresse,
qui n'ait d'autre ambition que de semer la joie !
Qui allons-nous saisir à la gorge, en sortant de cette Eucharistie ?
Voilà le vrai problème ! Quelle sœur, quel frère allons-nous emprisonner, par
notre indifférence, par notre ironie, par nos silences, pour les forcer à nous
rendre un malheureux bout de justice ou pour leur faire payer tout simplement
de n'être pas comme nous ? À quoi sert d'être tant aimés par Dieu si nous
gardons en nous tous ces relents de haine ?
Avoir
été pardonné, avoir été appelé, accueilli, fortifié, par Dieu, cela crée des
devoirs, cela nous contraint à élargir l'horizon de notre dévouement, de nos
rencontres et de notre amitié. D'avoir regardé Dieu, cela change notre regard.
Nos équipes, nos familles, nos fraternités, nos communautés, et Dieu à travers
elles, attendent de nous autre chose que des réflexes agressifs, des sautes d'humeur
ou des revendications finalement infantiles.
Notre Église, elle aussi, a droit à notre sourire,
elle aussi a besoin de notre indulgence et de notre patience. Bien sûr, elle
n'offre plus, comme autrefois, la sécurité à bon compte ; bien sûr, elle marche
à son rythme ; bien sûr elle nous entraîne chaque jour plus loin dans son
propre exode, mais n'est-ce pas là justement ce que le Christ attend d'elle ?
Dès lors, comment pourrions-nous la saisir à la gorge pour lui faire payer ce
que nous lui donnons ? Voici maintenant
le temps du salut, le moment d'entendre l'appel à la miséricorde, et de
commencer ainsi à nous hâter vers la gloire.
L'Église, plus que jamais, se
retrouve servante et pauvre, au milieu du monde qu'elle a mission de sauver ;
avec elle, en renonçant à toute volonté de puissance, en nous ouvrant à tout ce
qui se ferme, il nous faut avancer avec des paroles de pardon ; alors, avec
elle, en ces temps de crise, nous saurons retrouver les réflexes du véritable
Israël, l'Israël selon Dieu.
"Seigneur, nous
voici humiliés par toute la terre,
aujourd'hui, à cause de nos péchés.
Il n'est plus, en ce temps, ni chef ni
prophète.
Mais qu'une âme brisée et un esprit humilié
soient agréés de toi.
Que tel soit notre sacrifice aujourd'hui
devant toi.
Et maintenant nous mettons tout notre cœur à
te suivre, à rechercher ton visage.
Agis envers nous selon ta douceur,
et selon la grandeur de
ton amour !"
Jésus ambitionne pour chacune de vous la belle autonomie
affective d'une épouse, qui sait qu'une fois pour toutes son cœur est pris et
sa vie donnée, qui ne garde devant les yeux que son Seigneur et compagnon, qui
ne mendie pas autour d'elle ce que déjà elle a reçu au centuple. Désormais,
appuyée sur la force de Celui qu'elle aime, elle peut comprendre sans être
comprise, elle peut porter sans se faire porter, elle peut servir sans se faire
louer.
Rien ne l'inquiète, rien ne la
trouble, car elle vient au-devant des événements et des personnes avec un cœur
déjà habité, déjà comblé, déjà illuminé.