Les deux
aveugles
Mt 09,27-31
² La croix des aveugles, qui peut la deviner ? Qui peut
s'imaginer un monde sans lumière et sans ombres, un espace sans profondeur et
tout un peuple d'objets qui menacent l'homme par le simple fait qu'ils sont là,
devant ses pas ?
La souffrance de l'aveugle, c'est aussi
d'abord sa dépendance. Dès qu'il dépasse les limites de ses repères familiers,
il perd toute autonomie et toute initiative ; il n'est plus libre que dans le
champ clos des choses qu'il touche, et toute sa sécurité repose sur l'amour et
la vigilance des autres.
Une autre de ses souffrances est
d'être coupé des sources normales d'information et de ne pouvoir apprécier ni
les résultats de son action ou de son art, ni les mille nuances du comportement
des humains qui se peignent et se lisent sur un visage.
² Et c'est pourquoi, ce jour-là, les deux aveugles de
Capharnaüm, décidés à tenter coûte que coûte leur dernière chance, criaient
vers Jésus :"Aie pitié de nous, fils de David" ; c'est pourquoi nous
aussi, menacés que nous sommes d'aveuglement spirituel, nous nous mettons en
marche vers Celui-là qui peut seul nous guérir.
Nous voilà en effet tâtonnants dans
notre propre vie, plus ou moins dépendants, pour nous orienter, des recherches
ou des intuitions de ceux qui aperçoivent encore quelque chose. Nous ne voyons
même plus deux ans à l'avance, et sans cesse s'amenuise l'espace que nous
pouvons honnêtement dominer ou parcourir. Nous n'étions pas aveugles de
naissance, et le baptême a même illuminé nos eux ; mais la ténèbre que nous
laissons s'infiltrer dans notre cœur finit par obscurcir notre regard, et nos
yeux, à force de se détourner du grand jour de la foi, ne supportent même plus
les lueurs plus douces de l'espérance.
² Quand on est aveugle, ce n'est pas la lumière qui est
en cause : ce sont les yeux qui ne peuvent l'accueillir. C'est bien là notre
malheur et notre peine, de sentir que nos yeux ne supportent plus la lumière
qui donnerait sens à notre vie, à nos efforts, à nos épreuves. Et pourtant la
lumière est là, déjà là, toujours là. Nous savons que le Christ, dans le monde,
a laissé sa lumière et que seul notre
aveuglement nous empêche de la saisir ; et c'est pourquoi, tournés vers le
Christ ressuscité, qui était, qui est, et qui vient à nous, nous lui crions,
dans notre solitude et avec l'Église douloureuse :"Aie pitié de nous, fils
de Dieu ".
Et la réponse du Seigneur n'a pas
changé depuis deux mille ans :"Croyez-vous que je peux faire cela ?
Crois-tu que je puis guérir tes yeux et te rendre la lumière ?" Je ne vais
pas te guérir d'avance pour te dispenser de croire, mais je te guérirai quand
tu auras cru, je te guérirai dans ton acte de foi, je toucherai tes yeux et te
dirai :"Qu'il t'advienne selon ta foi !"
² Ainsi, ce n'est pas la lumière qui forcer notre foi,
mais notre foi qui laissera entrer la lumière ; ce n'est pas la puissance de
Dieu qui va ouvrir malgré nous les yeux de notre foi, mais notre foi qui va
donner en nous le champ libre à sa puissance. Nous n'aurons jamais, d'avance,
une évidence facile de la tendresse de Dieu, et nous ne serons jamais dispensés
de faire fond loyalement sur sa parole.
L'évidence, en effet, dans la vie
spirituelle, n'existe jamais à l'état pur, mais comme l'harmonique d'un acte de
foi. Elle nous est donnée par grâce au cœur d'un acte de foi, humble et joyeux.
"Crois-tu que je peux faire
cela ? - Oui, Seigneur.