"Vous qui m'avez
suivi"
Mt 19,27-29
² Le jeune homme riche vient de
s'éloigner, tout triste.
Il était venu s'enquérir de la vie éternelle, et Jésus
lui a suggéré : "Va, vends tout ce que tu possèdes ; puis viens, et
suis-moi". C'était trop pour lui, et Jésus commente : "Un riche
entrera difficilement dans le Royaume des cieux".
Les disciples ont été "très impressionnés",
dit l'Évangile. Ils ont fait sans doute le lien entre les sacrifices proposés à
ce jeune homme et leur propre aventure à la suite du Maître. Depuis plusieurs
mois, maintenant, le bureau de Matthieu est fermé ; dans le petit port de
Capharnaüm les barques de Simon sont à quai, et au fond des barques les filets
ont séché.
"Eh bien, dit Pierre, nous, nous avons tout
laissé et nous t'avons suivi ! Qu'en sera-t-il donc pour nous ? (littéralement
: Qu'y aura-t-il pour nous ?)"
² Question profondément humaine
...
Tout être humain a besoin de se projeter dans un
avenir prévisible, et donc un peu maîtrisable. Chacun veut pouvoir appuyer son
espérance sur quelques prévisions, et Pierre, sans marchander son adhésion,
voudrait quand même avoir un minimum d'assurances.
Mais Jésus n'en donne aucune à Pierre pour le temps
présent. Il évoque le monde nouveau, le renouvellement de toutes choses,
"la nouvelle genèse, palingénèsia".
Alors, mais alors seulement, les Apôtres auront part à la seigneurie
universelle du Ressuscité ; ils siégeront avec lui pour gouverner
("juger") les tribus innombrables des sauvés.
² Puis Jésus embrasse d'un seul
regard, bien au-delà des Douze, tous ceux qui auront fait le pas et auront
renoncé à tout pour le suivre.
Beaucoup d'hommes et de femmes, en effet, vont
accepter ce que le jeune homme riche a refusé. Ils vont quitter
la maison, qui est le cadre du bonheur,
des terres, c'est-à-dire un travail apaisant, et la sécurité
pour les jours à venir,
un père et
une mère, c'est-à-dire le passé
familial et, pour chacun, ses racines vivantes en ce monde,
des frères et
des sœurs, c'est-à-dire un premier
cercle d'affection et de confiance, base et modèle pour d'autres réseaux de
relations amicales,
des enfants, enfin, qui sont les fruits d'un amour, et
l'assurance, pour longtemps, d'une tendresse partagée.
À l'appel de Jésus, ils auront renoncé à tout cela. En
échange, qu'y aura-t-il pour eux ?
"Ils recevront beaucoup plus", dit Jésus ;
beaucoup plus "maintenant, en ce temps-ci", précise l'Évangile de
Marc. Et ce "maintenant" nous pose question.
² Où trouver ce "plus"
? Où le repérer, comment le mesurer ?
Face aux sécurités bien tangibles que nous avons
quittées pour suivre le Seigneur, les joies du "surplus" paraissent
souvent peu évidentes et peu sensibles ! À certaines heures de la vie
consacrée, nous percevons surtout l'ampleur des sacrifices consentis, et la
tentation nous vient de nous accrocher de nouveau à des œuvres rentables, à un
épanouissement personnel ou à des relations gratifiantes pour le cœur.
Jusqu'au jour où, par grâce, nous prenons conscience
que nous faisons fausse route en visant l'avoir, le pouvoir, le faire-valoir,
parce que Dieu nous offre beaucoup mieux : un supplément d'être.
De loin en loin, en revenant sur une tranche de vie,
et en prenant le temps de rendre grâces, nous découvrons que nous avons grandi, à notre insu, en
liberté intérieure,
parce que nous avons perdu toute fièvre,
parce que nous avons lâché tout besoin de nous
comparer,
parce que nous avons renoncé à toute hâte, pour nous
plier avec joie aux lenteurs de Dieu.
Nous avons trouvé
une source plus pure de bonheur, du
jour où nous avons choisi
non pas d'être portés, mais de porter,
non pas d'être valorisés, mas de mettre les autres en
valeur,
non pas d'occuper l'espace, mais de sanctifier le
temps.
Nous nous sommes
rapprochés du cœur de Dieu
en rejoignant un peu sa passion de faire vivre,
en nous efforçant de comprendre pour mieux pardonner,
et en laissant l'Esprit Saint ouvrir notre cœur à la
compassion.
C'est ainsi, les mains chaque jour un peu plus vides,
que nous nous préparons à l'héritage, à la vie
éternelle.