"Qorban !"

Mc 7,9-13

 

 

 

 

 

²  Un reproche qu'on ne pourra sans doute pas faire aux consacrés, c'est de ne plus aimer leur famille.

Non seulement l'Église a toujours considéré comme un droit et un devoir pour les consacrés d'aller assister un père ou une mère dans le besoin ; mais le témoignage des parents de consacrés est unanime sur ce point: parmi tous leurs enfants, ceux qui se sont voués à Dieu demeurent les plus fidèles à l'affection filiale et les plus attentifs aux souffrances et aux joies de leurs frères et sœurs.

Et c'est bien normal, parce que tout amour vrai de Dieu purifie et renforce en l'homme ce qui est amour vrai de son prochain.

 

²  Mais on peut être tenté d'adresser aux consacrés d'autres reproches plus subtils, d'autant plus subtils qu'ils semblent, à première vue, abonder dans le sens de l'Évangile d'aujourd'hui. On dira, par exemple :

"Vous, les consacrés, par votre célibat vous vous privez d'un enracinement indispensable dans l'épaisseur du monde à sauver".

Ou encore :"Vous, les consacrés, vous tirez votre épingle du jeu, et vous n'êtes plus des hommes ou des femmes à part entière, puisque vous ne construisez pas le monde, comme Dieu l'a demandé à tous ses enfants". Pour un peu, on pourrait nous dire, en reprenant les paroles de Jésus :"Vous annulez le commandement de Dieu pour observer votre tradition".

 

Il nous faut regarder en face ce que ces critiques auraient éventuellement de pertinent, mais en même temps ne pas nous laisser impressionner, redire posément notre foi et notre espérance en Celui qui nous appelle, et reprendre calmement les deux points en litige.

 

²  On reproche aux consacrés d'être affectivement diminués.

Si de fait nous donnons l'impression d'êtres appauvris affectivement, c'est que nous n'avons pas assumé en adultes notre consécration, car "à ceux qui renoncent à fonder une famille selon la chair, et qui, pour le Royaume, restent libres de cœur et de corps, Dieu donne une ouverture de cœur et d'esprit telle qu'il peuvent aimer toute famille humaine et spirituelle".

À ceux qui, pour le Christ et l'Évangile, tiennent leurs bras ouverts à tous sans les refermer désormais sur personne et sans vouloir capter aucun être pour eux-mêmes, il est possible de vivre les exigences universelles du Règne de Dieu, et dès lors de comprendre du dedans chaque situation humaine.

À ceux qui, en quête de Dieu, veulent être, comme Notre Dame, les hommes et les femmes d'un seul amour, il devient possible d'assurer une présence cachée du Christ, auprès de tous ceux qui ne peuvent ni croire ni espérer, ni s'ouvrir à l'amour de Dieu.

 

²  Quant à l'autre grief que l'on fait, parfois avec raison, aux consacrés de ne pas entrer dans la construction du monde nouveau, il ne peut pas non plus nous ébranler dans notre amour de la vie religieuse que nous avons choisie pour répondre au Seigneur, dans la mesure où nous faisons nôtre l'appel à l'authenticité, qui nous est ainsi adressé.

Tout d'abord beaucoup d'entre nous œuvrent pour le monde autant et parfois plus que tout baptisé engagé, que ce soit pour l'éducation des enfants et des jeunes, pour le soulagement des corps et la lutte contre la maladie, pour le développement humain des peuples du Tiers ou du Quart monde, ou pour le progrès social et le sauvetage des situations désespérées. Toute cette somme de dévouements brillants ou obscurs a du poids dans le monde, et il serait injuste de l'oublier.

 

Mais notre réponse doit se situer plus profondément, au plan théologique, car il existe effectivement, parmi les consacrés, des milliers d'hommes et de femmes qui n'œuvrent pas visiblement dans le monde, et il faut rendre raison de ce retrait.

 

Comme tout baptisé, le religieux se sent poussé par l'Esprit à s'engager dans les structures de la création pour y réaliser, autant qu'il le peut, l'avènement du Règne de Dieu.

Mais il veut centrer ses efforts sur un point précis : la rencontre du vouloir divin avec la liberté de l'homme, la libre réponse de l'homme à la libre intervention de Dieu.

Avant de se tourner vers l'extérieur pour y faire rayonner le mystère de la sanctification apportée par le Christ, il se tourne avec intensité vers l'intérieur de lui-même pour prendre d'abord très au sérieux la présence baptismale d'amitié du Père, du Fils et du Saint Esprit.

Pendant qu'il fait rayonner sur les autres sa grâce baptismale, il cherche à ne jamais sortir de ce climat de présence, et lorsqu'il a achevé sa tâche apostolique ou son service d'Église auprès des hommes, c'est encore à cette présence qu'il revient dans l'action de grâces, dans l'intercession, dans l'appel au pardon.

 

En un mot il désire vivre en présence du Dieu qui le cherche et retomber en prière dès qu'il le peut.

Pour cela il renonce à certaines valeurs bonnes et positives, à certaines activités, à certains types d'engagement humain qui pourraient non pas le distraire de Dieu (car on peut rencontrer Dieu partout où l'on aime), mais mettre en cause l'intensité de l'attention à Dieu.

Il n'y a là ni égoïsme, ni refus de servir le monde, car plus il se tourne vers le centre divin de son existence, ou plus il donne à Dieu et à son Christ une réponse immédiate de charité, et plus il se sent irrésistiblement poussé vers les autres, renvoyé à l'extérieur de lui-même et libéré de lui-même, pour faire rayonner la paix de Dieu et accomplir le dessein de réconciliation universelle.

 

Le consacré ne fuit pas la création, mais il veut transfigurer les réalités terrestres par un regard nourri de l'amour de Dieu. Il veut que son amour pour les hommes et pour le monde soit une participation intense de l'amour de Dieu pour ces hommes et ce monde. Il veut un amour des hommes appuyé sur une paix profonde, un amour de la création sans cesse purifié par une référence au Créateur, et donc un amour du créé qui bannisse tout énervement, toute fièvre, tout utilitarisme, toute concession au superficiel.

 

Si le religieux se permet de se retirer de certaines tâches humaines, s'il ne pousse pas jusqu'à l'extrême son engagement de baptisé dans les valeurs du monde, ce n'est pas par mépris, ni par refus d'actualiser toutes ses puissances d'homme et de femme, car ce qu'il perd en extension, il le gagne en vigueur évangélique et en qualité d'amour.

 

Plus heureux que le roi David, sans cesse sollicité par des guerres extérieures et empêché par là de construire à Dieu un temple matériel, il ne se laisse pas détourner de l'œuvre urgente que Dieu lui a confiée, et, au milieu même des luttes du monde et des luttes de son propre cœur, il continue inlassablement, humblement, filialement, à édifier en plein dans l'histoire avec des pierres vivantes une maison spirituelle digne de Dieu.

 

 

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