"Ô âme créée pour ces merveilles"
Homélie pour saint Jean de la Croix
Is 43,1-5
Rm 8,14-18.28-30
Jn 17,17-26
Ces trois textes de l'Écriture que la liturgie nous propose aujourd'hui,
comment Jean de la Croix les lisait-il ? qu'y trouvait-il pour nourrir son espérance ?
² Les paroles de consolation que nous lisons dans le Deutéro-Isaïe et que Dieu adressait à son peuple, Jean de la Croix les entend comme une confidence de Dieu à chacun de ses amis :
"Si tu traverses les eaux, je serai avec toi ... Si tu passes par le feu, la flamme ne te brûlera pas, car je suis le Seigneur ton Dieu, le Saint d'Israël, ton sauveur. Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t'aime".
C'est à ce verset Jean de la Croix se réfère pour commenter et authentifier son propre poème, le Cantique spirituel, où il dit à Dieu, en action de grâces : "Tu m'as regardé[e] et tu as laissé en moi grâce et beauté". Et Jean de la Croix explique, en faisant parler Dieu : "Depuis que mes yeux t'ont donné la grâce, en te regardant pour la première fois, tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix, et je t'aime".
² Aimés de Dieu, appelés à la vie par un regard de Dieu, nous sommes destinés à devenir conformes à l'image de son Fils, et c'est comme fils et filles de Dieu que nous entrons, par grâce, dans le mystère de sa vie; mais seul l'Esprit Saint peut nous faire pénétrer et demeurer dans les profondeurs de Dieu, comme saint Paul le rappelait aux chrétiens de Rome: "Tous ceux qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu".
Jean de la Croix a pris saint Paul au mot ; il a exploré avec audace et avec joie ce chemin de la vie trinitaire suggéré par les paroles de l'Apôtre. Ainsi, dans la Vive flamme, il déploie à sa manière l'intuition de saint Paul :
"L'âme, comme vraie fille de Dieu est en tout mue par l'Esprit de Dieu. [Dès cette vie] unie à Dieu, absorbée en Dieu, elle est Dieu par la participation qu'elle a de Dieu. Morte à tout ce qui n'était que mort pour elle, elle vit à ce que Dieu est en soi".
Au fond, c'est le mystère pascal que Jean de la Croix nous invite à revivre. Sans jamais abolir la frontière entre Dieu et l'humain, sans jamais verser dans une mystique fusionnelle et approximative, il veut nous voir épanouir, sans petitesse et sans timidité, notre être de fils et de filles de Dieu.
² Ce sont là, bien sûr, des choses que l'œil n'a pas vues, que l'oreille n'a pas entendues, des choses qui ne montent pas toutes seules au cœur de ceux qui veulent aimer Dieu. Ce sont des merveilles que Dieu seul peut faire, mais nous ne pouvons douter que Dieu les fasse !
"Il n'y a pas à s'étonner, écrit Jean de la Croix, que l'âme puisse une chose si haute. Du moment que Dieu lui fait sa grâce d'arriver à être déiforme et unie à la sainte Trinité, en laquelle elle devient Dieu par participation, pourquoi serait-il incroyable qu'elle opère son œuvre d'intelligence, de connaissance et d'amour, en la Trinité, conjointement avec la Trinité, comme la Trinité même, toutefois d'une manière participée, Dieu opérant cela en elle ?"
² Cette audace, où Jean de la Croix la puise-t-il ? Dans les paroles de Jésus après la Cène que nous relisions à l'instant :
"Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en toi et toi en moi. Ainsi le monde saura que tu m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé".
"Dieu, explique Jean de la Croix, communique aux disciples le même amour qu'il communique au Fils, encore que ce ne soit pas naturellement, comme à son Fils, mais par unité et transformation d'amour ... De là vient que les âmes possèdent par participation les mêmes biens que lui, le Christ, par nature".
Saint Pierre écrivait : "Par la gloire et la force de Dieu nous ont été données les précieuses et très grandes promesses, afin que par elles vous deveniez participants de la nature divine".
"Nous sommes faits compagnons de la nature divine, dit Jean de la Croix, ce qui est pour l'âme participer à Dieu, en opérant en lui et en sa compagnie l'œuvre de la sainte Trinité".
² "Ô âme créée pour ces merveilles !", s'écriait Jean de la Croix.
De fait, ce sont bien les merveilles de son amour que Dieu ambitionne de nous donner en partage ; et c'est bien là le trésor qui devrait retenir et passionner notre cœur.
Pour l'amour de ce Seigneur qui nous donne tout par amour, nous avons tout quitté, et nous avons voulu passer tout entiers dans l'offrande de nous-mêmes, à l'image du Christ qui nous a aimés et s'est livré pour nous.
D'où vient que notre désir revient s'accrocher à des choses qui passent, à des triomphes sans lendemain, ou à l'image de nous-mêmes ?
D'où vient que parfois la tristesse se glisse dans notre cœur, que l'avenir se présente à nous sous les traits de l'échec et de la déception ?
D'où vient que nous oublions d'être heureux, de la joie même que Dieu apporte en se donnant à nous ?
C'est sans doute que nous quittons des yeux celui que Dieu le Père nous a donné comme frère, comme compagnon, comme époux, celui qui veut être tout pour nous.
Un jour, déjà lointain, nous nous sommes prosternés devant l'autel ; nous avons voué au Christ notre vie tout entière, et nous l'avons supplié d'accueillir notre oblation de pauvres.
Aujourd'hui, malgré nos grandes ou petites trahisons, malgré tous nos oublis et toutes les dérives de notre amour, rien n'a changé dans le cœur du Christ, rien n'a vieilli de son appel à vivre au cœur de l'Église comme une flamme vive et toute simple, "pour la gloire de Dieu et le salut du monde".
Aujourd'hui comme hier, aujourd'hui mieux qu'hier, parce que notre amour s'est lesté du poids d'un vrai destin d'homme ou de femme, apportons dans la joie au Seigneur de notre appel le réel de nos vies, le quotidien de notre amour, puisqu'il nous a créés pour ses merveilles.
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