Dieu qui me laisse souffrir
Une lecture de Job pour la foi d'aujourd'hui
Dieu a donné, Dieu a repris : c'est le début de la réponse de Job après la première série de malheurs qui l'a frappé. Il a tout perdu, son cheptel, ses serviteurs, et un messager vient de lui apprendre la mort subite de ses sept enfants : Tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. Et voilà qu'un grand vent est arrivé du désert et s'est rué sur les quatre coins de la maison elle est tombée sur tes enfants et ils sont morts. Tout ce qui faisait le bonheur de Job, tout ce qui nourrissait chaque jour son espérance, tout cela a disparu, et bientôt le mal va s'attaquer directement "à son os et à sa chair", un ulcère malin va le ronger de la plante du pied au sommet de la tête. Total, brutal, imparable, le malheur est entré dans sa vie. Job n'a plus rien ; il n'est plus qu'une plaie purulente; pourtant son premier réflexe est d'affirmer sa foi : Que le Nom du Seigneur soit béni ! (Jb I, 21), et il explique à son épouse : Si de Dieu nous acceptons le bonheur, n'accepterons-nous pas aussi le malheur ?
Le bonheur semble toujours normal, et chacun pense y avoir quelque droit dès lors qu'il n'a jamais renié son Dieu. Ce sont les incursions du malheur qui étonnent et très vite font scandale. Job, lui, dès sa première réponse de croyant traverse le scandale. Sans chercher à justifier cette alternance incompréhensible de la joie familiale et de la détresse, il accepte de tout recevoir de la même main, celle du Dieu qu'il a toujours servi : En tout cela Job ne pécha point et il ne proféra point de sottise a l'égard de Dieu (1, 22). Attitude splendide. Trop héroïque sans doute pour être totalement imitable. D'ailleurs, pour que l'acte de foi de Job puisse être vraiment crédible, il manque à son épreuve une dimension qui est présente dans toutes les nôtres : la durée. Autre est le premier réflexe de la foi, autre la foi patiente qui va, des mois ou des années durant, triompher doucement des révoltes de l'intelligence et du cœur. Le poète israélite de génie qui, au Ve siècle av. J.-C., a ressaisi le vieux conte de Job pour y insuffler sa propre vision des choses, a bien senti que ce pre-mier Job nous ressemblait trop peu. C'est pourquoi il a prolongé le conte par une longue plage de silence (2, 11-13): trois amis de Job viennent chacun de son pays pour le plaindre et le consoler, et le poète précise : ils s'assirent à terre avec lui sept jours et sept nuits, et aucun ne lui disait mot, car ils voyaient que gran-de était sa douleur. Immédiatement après ce silence, qui donne à l'épreuve toute son épaisseur humaine, c'est un tout autre Job qui prend la parole, un Job tendu, amer, révolté au point de maudire son jour: Périsse le jour où je fus enfanté, et la nuit qui a dit : Un mâle a été conçu !
Face à la souffrance inexpliquée, imméritée, nous retrouvons en nous-mêmes quelque chose des réactions des deux Job, le soumis et le révolté. D'une part, lorsqu'il faut assumer des frustrations, des déceptions, des départs et des deuils, le réflexe de la foi fait dire, douloureusement mais loyalement, à bien des disciples du Christ : Dieu avait donné, Dieu a repris ! Héroïque ou non, ce oui à Dieu jaillit bien du plus profond de notre liberté; mais en même temps le malheur est là, et il dure; la souffrance est là, quotidienne; le scandale est là, guettant les failles de notre confiance en Dieu. Tel bébé, attendu avec amour, est né handicapé et ne sera jamais un enfant comme les autres; tel adolescent, qui revenait si heureux de ses premiers matches de foot, est cloué sur un lit d'hôpital ; telle aînée, qui semblait si bien armée pour une vie de témoignage, vit hors mariage avec un compagnon qui va l'abandonner ; tel grand fils, qui avait tant reçu et sur qui l'on fondait de grands espoirs, a tout compromis en quelques mois après une partie de drogue. Devant le malheur qui frappe des innocents, devant le gâchis d'une vie de jeune, devant les tensions imprévues de la vie conjugale, des interrogations obsédantes montent en nous comme une marée et viennent battre les pauvres digues de notre espérance. Or ces questions et ces plaintes rappellent étrangement celles de Job.
Souvent, en effet, le malheur nous culpabilise. Quand nous souffrons ou quand nous voyons souffrir un être aimé, nous sommes prompts à nous dire : Qu'ai-je fait ? En quoi ai-je démérité ? Où se cache ma faute ? je dois être coupable, puisque Dieu m'envoie la souffrance! Dieu doit avoir une raison de m'en vouloir, puisqu'il m'envoie l'échec à travers mes enfants ! Et notre peine redouble d'imaginer ainsi en chaque épreuve un châtiment de Dieu.
Culpabiliser celui qui souffre, c'est le réflexe typique des amis de Job. D'après leur théorie, le méchant est toujours puni (en cette vie), et le bon, tôt ou tard, récompensé. Ils en déduisent, avec une logique inhumaine : Si tu souffres, c'est que tu as quelque chose à te reprocher; cherche bien !... Souviens-toi, Job ! Quel est l'innocent qui a péri, et où les hommes droits ont-ils été extirpés ? Je l'ai vu : ceux qui cultivent l'iniquité et qui sèment la peine les récoltent ! L'iniquité ne sort pas du sol et la peine ne germe pas de la terre : c'est l'homme qui engendre sa propre peine ! Heureux l'homme que Dieu corrige ! ne va pas mépriser la leçon du Seigneur... Est-ce à cause de ta piété qu'Il te corrige ? N'est-ce pas que ta malice est grande et qu'il n'y a point de limite à tes fautes ? (4, 7 ; 5, 6-17 ; 22, 5).
Certes, nous qui souffrons ou rencontrons le malheur, nous sommes des pécheurs et nous avons à nous faire pardonner; mais rien ne permet de lier automatiquement la souffrance et la culpabilité. Contre cet amalgame désespérant l'auteur de Job a réagi avec la passion d'un homme qui avait mesuré l'enjeu de sa lutte; et Jésus, dans l'Évangile de Jean, a écarté définitivement celte fausse interprétation du malheur. Quand, à propos de l'aveugle-né (Jn 9), on lui pose brutalement la question: Rabbi, qui a péché pour qu'il soit né aveugle, lui ou ses parents ?, Jésus répond clairement : Ni lui ni ses parents. Mais c'est pour que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui ! Ainsi, loin de voir dans la cécité de l'homme la trace d'un châtiment de Dieu, Jésus y découvre l'occasion pour lui-même de manifester les œuvres du Père, œuvres de salut et de vie, et non pas surenchères sur le malheur.
L'autre tentation qui nous guette, lorsque nous sommes visités par l'épreuve, c'est d'accuser Dieu. Et là encore nous nous retrouvons dans le droit fil du livre de Job, car ce dernier, tout en reprochant à ses visiteurs de vouloir à tout prix un coupable, ne trouve d'autre explication à sa souffrance que de culpabiliser Dieu. Job se sait innocent, au moins de toute faute imputable à un adulte. Si donc il est broyé par la souffrance, c'est que Dieu a changé d'attitude et tourne désormais le dos à l'ami qu'il a créé : Tes mains m'ont façonné et fabriqué et ensuite, te ravisant, tu me détruirais ! ( 10, 8). C'est Dieu qui, soudain, s'est lassé de Job (7, 20); c'est lui qui est devenu cruel (30, 21) et qui persécute sans raison son serviteur. Et Job, désarçonné par le silence de Dieu, se laisse envahir par l'agressivité. Tout, alors, devient prétexte à griefs contre Celui qui le laisse souffrir. Du Dieu qu'il a aimé et servi Job ne retient plus maintenant que les attributs de puissance, et peu à peu cette puissance de Dieu, déformée par le miroir de l'angoisse, apparaît à Job comme arbitraire, brutale et cynique : J'étais tranquille et il m'a rompu, il m'a pris par la nuque et mis en pièces. Il m'a dressé pour sa cible autour de moi tournoient ses traits, il transperce mes reins sans pitié (10, 12). C'est pourquoi j'ai dit : C'est tout un ! il extermine parfait et méchant ! Si un fléau jette soudain la mort, du désespoir des innocents il se moque ! Un pays a-t-il été livré à la main des méchants, il voile la face des juges ! Si ce n'est lui, qui est-ce alors ? (9, 23s). Job va même jusqu'à imaginer que Dieu lui barre le chemin avec des pierres de taille et contrecarre tout essai de conversion : Si je me lave avec de la neige et si je purifie mes mains avec du savon, alors tu me plonges dans l'ordure, et mes vêtements ont horreur de moi ! (9, 30s).
De la même manière, lorsque nous passons par l'épreuve, malgré la puissance de l'Évangile comme force de salut, il nous arrive d'accueillir plus ou moins complaisamment des caricatures du Dieu Père, tout en souf-frant de le voir ainsi défiguré. Nous laissons alors traîner en nous des impressions négatives qui corrodent l'espérance, et plutôt que de faire confiance à ce que Dieu continue de nous dire, nous préférons prendre appui sur les images que font naître en nous la peur de l'avenir et le ressentiment.
Que faire lorsque nous sommes ainsi tenaillés par le sentiment que tout un passé a été rayé par Dieu, que des années d'efforts se perdent dans le sable de son indifférence et que la prière ne parvient plus à traverser le désert où lui-même nous a conduits ? Comment situer l'épreuve dans nos vies sans nous culpabiliser a priori et sans accuser Dieu ?
Job, au niveau de l'Ancienne Alliance, nous montre déjà un chemin, qui rejoint celui des pauvres de Yahweh. Dès qu'il consent à ne plus forcer l'entrée du mystère, dès qu'il accepte de ne pas se livrer à des conjectures sur les intentions de Dieu, dès qu'il revient en simplicité de cœur devant le visage révélé de son Dieu, ces moments d'humilité ouvrent en lui des brèches où s'engouffre l'espérance : Je sais que mon dé-fenseur est vivant et que, le dernier, sur la terre il se lèvera ! (19, 25).
Ce chemin de la foi s'élargit encore lorsque Dieu, à la fin du livre de Job (ch. 38-42), prend lui-même l'initiative de la rencontre et s'adresse directement à Job du milieu de l'orage, comme il faisait avec les grands témoins de l'Alliance. Ce faisant, Dieu ne répond pas aux sommations de Job. Il semble même, au premier abord, ignorer le drame que son serviteur est en train de vivre, et il l'invite à une longue promenade dans le jardin de la création. Il lui parle des socles de la terre et des chœurs des étoiles, des réservoirs de neige et de la route du tonnerre, des antilopes du désert et de l'onagre jaloux de sa liberté, de l'autruche un peu simplette et des petits de l'aigle. Partout dans sa création, Dieu est à l'œuvre, avec puissance et tendresse; comment pourrait-il être absent de la vie de son serviteur ? Dans cet univers où tout vivant est inscrit dans la main du Dieu de vie, comment Job pourrait-il être un mal-aimé?
Job se laisse toucher et convertir par cette parole de Dieu qui commente ses œuvres, et c'est cette longue écoute qui dénoue en lui la révolte et l'achemine vers la paix : Je sais que tu peux tout... Par ouï-dire j'avais entendu parler de toi, mais à présent mon œil t'a vu. C'est pourquoi je me rétracte et me repens sur la poussière et la cendre (42, 2. 4-6). Job a vu Dieu. Il en sait maintenant assez sur Dieu pour accepter de ne pas savoir tout ce que Dieu sait, et pour assumer ses limites d'homme, sans aigreur et sans démission. Ce Dieu au savoir immense sait que son ami souffre, et Il sait pourquoi Il le laisse souffrir. Job a compris que Dieu ne lui tient pas rigueur de ses outrances, parce qu'elles n'étaient finalement que les plaintes et les impatiences d'un amour blessé; mais il a perçu aussi que ces fureurs d'homme ne font que retarder l'entrée dans la sagesse de Dieu. Car le Dieu de l'Alliance est un Dieu libre qui veut être cru sur parole. S'il choisit de paraître lointain, c'est pour que le croyant ait la joie de se mettre en quête de lui et de le découvrir tout proche ; s'il choisit de paraître hostile, c'est pour que l'homme, dépassant ses évidences immédiates, le rejoigne dans une foi vraiment gratuite et filiale, au-delà de toute image inquiétante ou sécurisante.
Job était parti d'une question radicale, celle-là même que tant de croyants se posent à propos de Dieu : Pourquoi donne-t-il la lumière à un malheureux et la vie à ceux dont l'âme est amère ? (3, 20). Le vieux poète israélite, malgré la profondeur et la finesse de ses intuitions spirituelles, n'a fait entendre encore que le début de la réponse de Dieu. La lumière décisive nous est venue par Jésus Messie, qui nous a rassurés une fois pour toutes sur les intentions de Dieu, tout en laissant quasi intact le mystère de ses voies. Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique. Le Père n'a donc pas d'autre visée sur l'homme qu'un projet d'amour et de salut. Or - et c'est ici que le mystère demeure - ce projet paternel n'élimine pas directement ni totalement la souffrance. Il la reprend pour la transformer en vie et en victoire. Jésus, aimé de Dieu comme seul peut l'être un Fils éternel, a souffert parmi nous, avec nous et pour nous. Comme nous, de toutes ses forces, il a voulu faire reculer la maladie et la mort ; comme nous, en son humanité, il a eu peur de la souffrance. Mais en lui, le premier, la vie a eu le dernier mot. La pédagogie de Dieu garde, encore maintenant, une grande part de son mystère, et Lui seul connaît le moyen d'orienter vers le salut et le bonheur durable tant d'épreuves où nous voyons seulement des déchets de notre existence, tant de solitudes, d'abandons, d'ingratitudes ou d'échecs où nous lisons trop vite des signes de son indifférence ou de sa sévérité. Mais déjà un grand secret nous a été révélé en Jésus, un secret qui nous libère de l'angoisse de Job et nous ouvre à l'espérance pascale : c'est que l'amour de Dieu est toujours présent dans la souffrance de ses fils.
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