Le lavement
des pieds
Jn 13,1-20
² Pierre a
failli passer à côté d'une grande grâce. En voyant Jésus s'avancer avec son
linge et son bassin, il a voulu le stopper dans son initiative: "Toi,
Seigneur, me laver les pieds? Jamais!"
C'était bien dans le tempérament de
l'Apôtre. Déjà il ne supportait pas que Jésus prédise sa passion et sa mort; à
plus forte raison s'est-il cru le devoir de réagir quand il a vu Jésus à ses
pieds, en position de serviteur.
Pierre avait son idée sur le rôle de
Jésus. Il croyait savoir, et c'est sur ce point d'abord que Jésus va le détromper:
"Ce que je fais, Pierre, tu ne peux le savoir à présent; mais par la
suite, tu comprendras". Par la suite, l'Esprit Paraclet te le fera
comprendre ... peu à peu!
Au fond, Pierre se laisse paralyser par
la disproportion qu'il ressent entre la majesté de Jésus et sa propre indignité.
Mais là encore Jésus met les choses au point: l'humilité de Pierre est bonne en
soi, mais si elle le crispe devant Jésus, c'est que déjà l'orgueil a repris ses
droits et que le dépit fausse la conversion.
C'est bien le même réflexe qui explique
certains de nos échecs spirituels: nous acceptons mal de nous retrouver
toujours pécheurs devant Jésus, toujours rétifs, toujours inconstants, toujours
en dette d'amour; et notre indignité nous fascine parfois plus que la
miséricorde du Christ.
² Or
l'enjeu est important, et c'est la qualité même de notre amitié avec Jésus:
"Si je ne te lave pas, tu n'auras pas de part avec moi". Ou bien nous
laissons au Maître l'initiative, et alors tout ce qui est à lui est à nous; ou
bien nous lui ôtons le bassin des mains, et nous ne connaîtrons pas la joie
d'être lavés par Jésus.
"Alors, Seigneur, non seulement les
pieds, mais aussi les mains et la tête!" ... Le brave Pierre! le cœur y
est, cette fois encore; mais il n'a pas compris que Jésus, à partir du moment
où nous le laissons faire, n'a besoin ni de temps, ni d'espace, ni de surface,
et que son amour est là, offert tout entier dans l'instant, tout entier serviteur,
tout entier sauveur.
² Mais pour
entrer à fond dans la pensée de Jésus au soir de ce Jeudi Saint, le plus sûr
est encore de l'écouter commenter son geste: "Comprenez-vous ce que j'ai
fait pour vous? Vous m'appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien,
car je le suis. Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le
Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres".
Non seulement, donc, il faut se laisser
faire par Jésus, mais il faut faire ce qu'il a fait: "C'est un exemple que
je vous ai donné: ce que j'ai fait pour vous, faites-le vous aussi ".
Notre imitation du Christ va donc jouer à plein, et la destinée du Serviteur va
devenir la nôtre. Tout ce qui est à lui est à nous, et nous avons à revivre
tout son mystrère de mort et de vie, de mort pour la vie, de service pour la
gloire, celle de Dieu et la nôtre.
² Le
lavement des pieds est pour Jésus à la fois et indissolublement un geste
d'humilité et un geste d'amour, et l'Évangile de Jean décrit cet ultime service
et cet abaissement de Jésus comme un premier pas dans l'extrême de l'amour:
"Il les aima jusqu'au bout".
Quand l'amour est vrai, il se fait
humble, et quand l'amour est vraiment humble, il s'épanouit en service. C'est
tout cela à la fois que Jésus a voulu nous faire comprendre par son geste
prophétique du lavement des pieds. Et ce geste, nous le recevons comme faisant
partie du testament spirituel de Jésus, car Jésus lui-même l'a voulu comme un
condensé de son message.
Il
savait que son heure était venue,
cette Heure dont il avait parlé si souvent: l'heure de son passage glorifiant à
travers la souffrance et la mort, l'heure de son exaltation à la droite de
Dieu.
Il
savait - Jean y insiste - que sa
mission terrestre touchait à sa fin. Sorti de Dieu, il s'en allait vers Dieu,
et, parvenu à l'extrémité de son cheminement, il a voulu pousser à l'extrême
son amour, son humilité, sa volonté de servir. L'un de ses derniers gestes
d'homme libre a été un geste d'esclave: il a fait librement ce qu'un homme libre
ne devait pas faire sous peine de déchoir, pour nous prouver que l'on ne
déchoit jamais lorsqu'on se fait serviteur par amour. Selon Jésus, le service
n'est jamais servitude, et l'humilité élève l'homme quand elle est signe
d'amour.
Il
savait que le Père avait remis toutes
choses en ses mains, que le salut du monde passait par sa parole et ses actes.
"Vous m'appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien, car je le
suis", souligne Jésus, et c'est en pleine conscience de sa seigneurie qu'il
s'approche des siens avec le linge et le bassin.
Il s'approche de tous; il s'approche de
Pierre et de Juda. Mais Judas se tait, et c'est Pierre qui parle. Sa révolte
est un peu la nôtre. Il accepte le message de Jésus, il compte sincèrement sur son
amitié, mais il n'admet pas que l'amour se fasse humble et que le Seigneur se
veuille serviteur de tous. Il refuse d'être purifié à ce prix-là. Car pour
Pierre, c'est le monde renversé: si le Messie s'abaisse devant les hommes,
jusqu'où ira-t-on?
Oui, jusqu'où faudra-t-il aller à la
suite du Christ? C'est cela, finalement, qui est en cause dans le refus de
Pierre. Il devine trop bien ce que Jésus va déclarer solennellement aussitôt:
"C'est un exemple que je vous ai donné, afin que vous aussi, vous fassiez
de même". Pierre pressent que le serviteur ne sera pas plus grand que son
maître, et si le Maître de Pierre se fait lui-même serviteur, jusqu'où Pierre
devra-t-il aller dans son attitude de service?
² À la
suite du Christ, et tout spécialement dans la vie consacrée, il n'y aura jamais
d'humilité qui ne soit un langage de l'amour, ni non plus d'amour authentique
qui ne trouve les mots et les attitudes de l'humilité et du service. À l'école
de Jésus, c'est par amour que l'on saisit le linge et le bassin; c'est l'amour
qui assume le service, même le plus humble. Peu importe, dès lors, que
l'obéissance au Père et le service de nos frères nous mettent en pleine lumière
ou nous laissent dans l'ombre. D'ailleurs l'heure vient, dans l'Église, et déjà
elle est là, où l'une des épreuves les plus lourdes sera d'être ou de rester en
position de responsable.
² Frères et
sœurs, l'amour du Christ pour nous et son humilité de Serviteur du Père l'ont
conduit jusqu'à la mort, la mort sur une croix, et l'Eucharistie que Jésus a
laissée à son Église, ce mémorial de son corps livré et de son sang versé,
atteste pour nous tous les jours le réalisme de son obéissance. Que la Cène du
Seigneur soit pour nous également le mémorial de sa victoire et le signe de sa
présence parmi nous, avec nous et pour nous.
En accueillant, dans le pauvre espace de
notre cœur, toute l'espérance du monde, approchons-nous avec confiance de Celui
qui est passé de ce monde au Père. Puisque déjà il nous a lavés, qu'il nous
donne à tous, à tous ensemble, d'avoir part avec lui.
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