"Lui l'a raconté"

Jn 1,18

    

Dieu, personne ne l'a jamais vu ;

le Fils unique, Dieu, qui est tourné vers le sein du Père
lui l'a raconté.

 

 

C'est le dernier verset du Prologue et son point culminant. Jean vient de rappeler que la grâce et la fidélité de Dieu sont venues directement à nous par Jésus-Christ. Il souligne maintenant la révélation inouïe apportée par l'Unique qui a pris chair : lui seul a pu "raconter" Dieu.

 

² Il fallait dire Dieu, puisque personne, jamais, n'a pu le voir. Yahweh lui-même en avait averti Moïse : "Tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre" (Ex 33,2). La tradition juive, il est vrai, admettait, au temps de Jésus, qu'une certaine vision de Dieu avait été accordée à Moïse (Ex 33,18-23; 34,6-8) ou aux anciens d'Israël (24,9-11). Certains même considéraient la traversée du Sinaï comme une période privilégiée où le peuple, dans son ensemble, avait "vu" Dieu. Mais les textes parlent seulement d'une vision indirecte, "de dos" (Ex 33,20), ou à travers des réalités symboliques : un pavement de saphir (Ex 24,11), un trône grandiose (Is 6,1), un ange (Jg  13,22), et surtout un feu immatériel, celui que décrit Moïse dans son récit de la révélation à l'Horeb : "Yahweh vous parla alors du milieu du feu ; vous entendiez le son des paroles, mais vous n'aperceviez aucune forme, rien qu'une voix" (Dt 4,12; cf. Ex 3,6).

 

Voir Dieu a toujours été le désir profond de l'homme, mais un désir rendu irréalisable tant par les limites de l'homme que par son péché (Is 6,5). L'Ancien Testament s'en tenait à cette impossibilité : voir Dieu, c'eût été mourir. La foi chrétienne, s'appuyant sur la résurrection du Christ, pourra modifier la perspective, et elle dira : voir Dieu, ce sera vivre, mais dans la gloire. Il reste que, durant notre cheminement terrestre, la vision de Dieu demeure pour nous impensable. Même Jésus-Christ, vivant parmi ses disciples, ne leur fera pas voir le Père des yeux du corps ; il se donnera à voir, dans ses œuvres et dans ses signes. Le Père, lui, ne sera visible, par la foi, qu'à travers cette manifestation visible de Jésus, comme il le dira lui-même à Thomas : "Qui m'a vu a vu le Père" (Jn 14,9).

 

 ² Dieu seul peut dire Dieu. Or justement le Fils de Dieu l'a fait : c'est ce que Jean veut mettre en lumière, faisant écho, dans ce verset final, aux phrases qui ouvraient le Prologue. Le Logos était Dieu, et tourné vers Dieu; de même le "Monogène", le Fils unique, est Dieu et tourné vers Dieu, plus exactement : tourné vers le sein du Père.

L'expression est forte, étonnamment concrète et humaine, alors même qu'il s'agit de la relation de Dieu et de son Fils. La Bible emploie des mots différents pour désigner le sein qui enfante (rehem), le sein qui allaite (šad), ou pour rendre l'expression "au sein de" quelque chose (beqereb) . Ici Jean choisit un quatrième mot, kolpos (hébreu: hēq), qui désigne le devant du corps, sur lequel on reçoit un être aimé : un nourrisson (Nb 11,12; 1 R 3,20; Ru 4,16), un époux (Dt 28,56) ou une épouse (Gn 16,5; Dt 13,7;  28,54). Ce mot, à lui seul, évoque donc l'intimité et la tendresse. Jean y ajoute une nuance de mouvement, d'attention et d'intention ; en effet le Fils unique n'est pas seulement dans le sein du Père, mais [tourné] vers le sein du Père. Et cette intimité dynamique appartient en propre au Fils : il est en permanence (ho ôn) tourné vers le Père de qui lui vient tout amour. C'était vrai du Logos, "au commencement" (Jn 1,1) ; c'est vrai du Christ ressuscité, glorifié auprès du Père de la gloire qu'il avait avant que le monde fût (17,5); et c'est vrai, tout au long de l'Évangile, du vis-à-vis mystérieux de Jésus Fils et de son Père : "le Fils ne peut rien faire de lui-même qu'il ne le voie faire au Père" (5,19); "le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait" (5,20). Par ses paroles, ses œuvres, ses regards, ses silences, Jésus manifeste sa gloire de Fils, il révèle le Père vers qui, constamment, il demeure tourné.

 

 ² "Tout m'a été remis par mon Père, a dit un jour Jésus, et nul ne sait qui est le Père si ce n'est le Fils, et celui a qui le Fils veut bien le révéler" (Lc 10,22). C'est le même processus de révélation que nous lisons à la dernière ligne du Prologue: Jésus, constamment Un avec le Père, qui voyait le Père agir et à cette vue "tressaillait de joie" (Lc 10,21), a pu et voulu nous le révéler: il nous l'a "raconté".

Le verbe employé par Jean [exègeisthai] peut signifier également : "révéler", "expliquer", "reprendre en détail" (Ac 10,8) ; mais le sens de "raconter" prend ici toute sa force : Jésus, parmi nous, a raconté Dieu comme un voyageur qui décrit le pays d'où il vient, comme un témoin qui fait le récit (cf. Mc 5,16) de ce qu'il a vécu (Mc 9,9; Lc 9,10; 24,35) et de ce que Dieu a fait pour lui ou avec lui (Ac 9,27; 12,17; 15,3.12.14.15). Parmi nous, Jésus s'est fait le récitant de Dieu, et nous retrouvons son témoignage avant tout dans les discours de révélation qui jalonnent le quatrième évangile. De plus, parce que Jésus est inséparable du Père, son témoignage prend souvent la forme de confidences personnelles sur son dialogue filial avec Dieu. Parlant aux hommes sur terre, Jésus garde la conscience immédiate de sa préexistence : "Avant qu'Abraham existât, Je suis" (Jn 8,58). Le Fils de Dieu qui s'inscrit dans l'histoire peut se référer à un prologue éternel : "Celui qui vient du ciel témoigne de ce qu'il a vu et entendu " (Jn 3,32).

                                                                           

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À l'Évangile spirituel il fallait ce Prologue de grande portée théologique, et l'auteur y a délivré un message audacieux, qui est chaque jour le point d'appui de notre foi et de notre prière: le Logos s'est fait chair, et il est Jésus-Christ. Celui que Dieu a envoyé et qui prononce les paroles de Dieu est Dieu lui-même révélant Dieu, le Fils unique racontant le Père.

    Au sommet du Prologue, le mystère du Fils est déjà proclamé.

    Il va illuminer les récits de sa vie parmi nous.

 

 

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