Le Logos

Jn 1,1-18

 

 

  

L'Évangile de Jean s'ouvre par une longue méditation qui nous transporte en Dieu, origine de toute lumière, de toute vie, de tout projet d'amour.

À vrai dire, les trois autres évangélistes devaient, eux aussi, sentir le besoin d'une sorte de prologue. Marc annonce d'entrée le thème essentiel de la bonne nouvelle: "Commencement de l'évangile de Jésus Christ, fils de Dieu". Une courte phrase, donc, mais qui contient déjà tout le mystère. Matthieu commence par une généalogie, descendant d'Abraham, par David, jusqu'à Jésus, né de Marie, avant de résumer son enfance. Luc commence par l'enfance, puis, arrivant au récit du baptême de Jésus, trente ans après, il mentionne la voix de Dieu venue du ciel, qui proclame: "Tu es mon Fils", et propose à son tour une généalogie, mais qui remonte de Jésus, par David et Abraham, jusqu'à Adam, fils de Dieu parce que créé par Dieu.

 

Jean, lui, enjambe les siècles de l'histoire et nous ramène avant le temps des hommes, dans ce commencement déjà commencé où il n'y avait que Dieu.  Et c'est dans ce climat d'éternité qu'il nous parle du Père et du Fils unique-engendré. Mais il ne le nomme pas tout de suite Fils, ni Jésus, et préfère parler longuement du Logos.

Pourquoi? Sans doute par souci missionnaire, par volonté d'ouverture à différents courants de pensée qui offraient des pierres d'attente pour le message chrétien. Jean a voulu parler à ses contemporains de Dieu, de la création et de l'histoire du salut à partir d'une notion déjà familière en son temps à un grand nombre d'hommes de bonne volonté.

 

Au premier siècle, beaucoup de gens cultivés, dans les pays riverains de la Méditerranée, connaissaient au moins les thèses les mieux vulgarisées de la philosophie stoïcienne. Or cette philosophie désignait par le mot Logos une sorte de raison cachée au cœur du monde, un principe insaisissable qui assurait la cohérence de l'univers et qui, de plus, habitait l'homme, doué d'intelligence, et pouvait réguler sa conduite. Mais pour les stoïciens le Logos demeurait une force impersonnelle, et les frontières restaient indécises entre Dieu et le monde.

 

Au premier siècle également, à Alexandrie, un contemporain de Jésus, le juif Philon, se donnait pour tâche d'ouvrir l'accès des Écritures à ses contemporains férus de culture grecque.

Écrivain de renom, excellent philosophe, il réservait au Logos une place centrale dans sa théologie. Parole personnifiée, "premier-né de Dieu", "image de Dieu", le Logos, pour Philon, restait en fait un intermédiaire entre Dieu et le monde créé. Il remplissait aussi un rôle médiateur entre Dieu et l'âme humaine, car il était l'agent de la communication de Dieu à l'homme, surtout à travers Moïse et la Loi, et il enseignait à l'homme les voies de l'union mystique.

Pour les très nombreux juifs de la diaspora, qui lisaient la Bible en langue grecque, le mot Logos évoquait directement la parole de Dieu créateur et révélateur, le dabar hébreu, une réalité dynamique et efficace, à la fois parole, ordre donné et événement. Ce Logos-parole était tellement inséparable de Dieu et de son action dans le monde et pour les hommes qu'il n'était jamais vraiment personnifié, encore moins placé en vis-à-vis de Dieu.

 

En ouvrant l'Évangile par son hymne au Logos, Jean ressaisit aussi l'héritage séculaire des sages d'Israël et leurs méditations théologiques sur le rôle de la Sagesse personnifiée (hébreu: hokmah; grec: sophia). Depuis Proverbes 1-9, c'est-à-dire au plus tard au retour de l'exil, les sages ont développé le thème du périple de la Sagesse. Présente devant Dieu lorsqu'il crée l'univers, la Sagesse ne cesse pas de demeurer "dans les hauteurs du ciel", alors même qu'elle est active dans l'univers comme un secret d'intelligence et présente en l'homme comme médiatrice de révélation et de salut. Le personnage de la Sagesse a donc permis aux sages de penser la relation de Dieu au monde créé, la relation de Dieu avec l'homme, et aussi, en quelque sorte, sa relation à lui-même. Or ce que Jean va dire, dans son prologue, du Logos, de sa mission et de son œuvre, évoquera directement le rôle et les attributs de la Sagesse, venue d'auprès de Dieu tout près des hommes.

 

Par la place qu'il réserve au Logos dès le début de son œuvre, l'évangéliste tend donc la main aux penseurs et aux spirituels de son temps, païens et juifs. Moyennant les clarifications nécessaires, chacun d'eux, s'il y consent, pourra identifier le Logos avec celui qui est nommé ensuite le Fils unique, puis Jésus Christ. Chacun, partant du témoignage du Fils de Dieu parmi nous, va pouvoir remonter à son œuvre dans l'histoire du salut, puis à son rôle dans la création, pour s'ouvrir au mystère primordial annoncé dès les premiers mots du Prologue:

"Au commencement était le Logos ... et le Logos était Dieu".

 

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