fr. Jean Lévêque , ocd
Les voies de l'avenir: tel sera, ce matin, l'axe de nos réflexions, sous le regard de Dieu. Prenons le temps, avant toute analyse et tout échange, d'implorer l'Esprit Saint, le Paraclet promis à l'Église pour nous annoncer ce qui doit venir et nous mener avec force et douceur jusqu'à la vérité tout entière.
Esprit Saint, Esprit du Père et du Fils,
force de cohésion et d’expansion de l'Église,
viens sur chacune de nous apporter ta lumière et ton feu.
Viens nous redire d’où nous venons,
viens nous montrer où nous devons aller.
Plus nous sommes confrontées à l’inattendu,
plus tu rends proche de nous Jésus ressuscité;
plus la lumière nous manque,
plus tu veux nous prendre sous ton ombre.
Tu assumes dans ta joie toutes nos questions,
toutes nos solitudes et toutes nos tristesses.
Ta brûlure transforme en plaies d’amour toutes nos plaies de misère,
les plaies ouvertes en nous
par les méprises, les impulsivités, les rejets et les oublis.
Toi qui fais en nous toutes choses nouvelles,
donne-nous sur nos sœurs un regard tout nouveau.
Au milieu des remous de notre temps,
face à tant de défis qui dépassent nos forces,
donne-nous d’espérer contre toute espérance,
en posant jusqu’au bout les actes du discernement.
Donne-nous l’audace de tenir, et la prudence pour inventer.
Toi qui es chaque jour la jeunesse de l'Église,
ouvre nos cœurs au monde que tu crées.
Pour mieux servir là où nous sommes,
garde-nous le sens de l’universel.
Pour authentifier nos visées missionnaires,
rends-nous attentives à la sœur de tous les jours,
fixée sur son passé,
isolée dans ses échecs,
lassée de ne compter pour rien.
Rends notre cœur assez pauvre et assez doux
pour que nous acceptions d’occuper,
dans le cœur et les projets de nos sœurs,
tout simplement la place qu’elles nous font.
Donne à chacune de savoir offrir pour le Royaume
toutes ses forces et toutes ses impuissances.
Illumine chacune pour qu’elle mette au service de toutes
les dons qu’elle a reçus du Père,
et qu’elle entre dans l’œuvre commune sans se réserver d’oasis
ni laisser aucune lumière sous le boisseau.
Esprit d’unité, force et douceur de Dieu,
donne-nous de vivre une nouvelle Pentecôte.
AVENIR: le mot renvoie d'abord simplement au futur, au temps futur; mais quand il s'agit des personnes, il embrasse également la possibilité de voir venir ce temps futur et la capacité de le faire advenir, car c'est le privilège et la grandeur des humains que de ne pas subir passivement le temps qui vient et de pouvoir y inscrire leur projet, c'est-à-dire finalement leur intelligence et leur amour.
Très concrètement, c'est le défi auquel se trouvent confrontées nos communautés monastiques: sommes-nous livrés, pieds et poings déjà liés, aux forces extérieures ou internes qui conditionnent notre avenir, ou sommes-nous en mesure de maîtriser cet avenir et d'en chercher les voies ?
Pour répondre, partiellement, à cette question vitale, nous tenterons trois approches complémentaires:
1‑ Nous nous demanderons d'abord comment les personnes et les groupes humains se situent généralement par rapport à leur avenir. Cet éclairage de la psychologie et de la sociologie aura l'avantage de relativiser nos propres problèmes et de mieux situer nos responsabilités.
2 ‑ Viendra ensuite une courte enquête théologique: qu'est-ce que l'avenir pour un chrétien, et quelle espérance peut vivre une communauté réunie au nom de Jésus ?
3 ‑ Dans une troisième partie nous essaierons de dégager quelques-unes des voies de l'avenir, les voies de toujours et les voies nouvelles, spécialement sous l'angle de la formation. Chemin faisant, nous serons amenés à repérer certains comportements personnels ou communautaires où l'on peut percevoir des symptômes de sclérose face à l'avenir. L'amour de notre Ordre et de nos communautés nous permettra, j'en suis sûr, d'équilibrer dans cette analyse le réalisme par l'espérance.
1 ‑ LA PERSONNE ET LE GROUPE DEVANT L'AVENIR
D'une manière générale, comment se comportent les personnes et les groupes devant leur avenir ? Sur ce sujet on ne peut qu'aligner quelques remarques de bon sens, mais qui peuvent éclairer latéralement notre vécu communautaire.
Quand peut-on dire d'une personne qu'elle n'a pas ou n'a plus d'avenir?
1‑ Quand elle n'est plus vraiment une personne et qu'elle a perdu, sinon la conscience, du moins la capacité de se projeter dans le futur.
2 ‑ Quand elle n'a plus de temps devant elle, parce que les mois ou les jours lui sont comptés.
3 ‑ Quand elle n'a plus de forces disponibles, physiques ou mentales, pour servir un projet personnel ou pour s'inscrire dans le projet d'un groupe.
4 ‑ Quand ses forces, bien que suffisantes, sont contrariées, neutralisées ou stérilisées par des circonstances ou une volonté extérieures.
Les personnes à qui un avenir est encore ouvert peuvent vivre très différemment le face à face avec ce temps et l'obligation où elles se trouvent de le remplir, de le modeler, de le maîtriser. Plusieurs facteurs entrent ici en jeu:
‑ le tonus physique de la personne,
- puis des facteurs d'ordre psychique, comme la vigueur de son caractère, sa capacité d'assumer par elle-même les responsabilités et les sujétions de l'existence, l'intérêt qu'elle manifeste pour un savoir ou un savoir-faire, le niveau de ses compétences et de sa créativité, son engagement dans une œuvre personnelle à accomplir, son autonomie dans l'action mais aussi sa capacité de collaborer à un projet collectif, enfin la richesse de ses liens affectifs, car nul ne saurait construire l'avenir s'il ne sait pour qui il vit et pour qui il crée.
‑ à cela s'ajoutent des critères proprement spirituels: la fermeté de la personne dans les choix qu'elle a posés, qu'il s'agisse de son état de vie ou de ses solidarités; la fidélité, qui fait du temps un allié de l'amour, et de l'avenir une réponse quotidienne; son oblativité, et sa liberté de cœur face à la vie et à la mort.
‑ face à la mort: nous touchons là un dernier facteur important dans la valorisation de l'avenir. En effet, la personne humaine vit différemment son rapport à l'avenir selon son âge, et donc selon sa position sur la trajectoire de sa vie, selon sa proximité de la mort corporelle, qui sera pour elle la limite absolue.
Durant tout le temps de la jeunesse, l'avenir va de soi, et il est ressenti presque comme un dû. Le soleil est devant, et l'ombre, derrière, invisible. Le souci premier de la personne est de donner au temps toute sa densité et à l'action toute sa valeur. Avec ou sans visées altruistes, la personne s'investit dans les projets et les préparations, attentive surtout à son niveau d'efficacité et à la qualité de son bonheur.
Vient l'âge adulte. L'avenir garde toute sa force motrice, mais les pesanteurs personnelles et les inerties collectives deviennent de plus en plus évidentes. Au midi de sa vie, la personne doit admettre un certain réalisme, assumer une part d'échecs et de désillusions. L'ombre rejoint ses pieds.
Lorsque arrivent le déclin, puis le soir, I'espérance de vie s'amenuise et se mue peu à peu en attente de la mort. L'ombre est passée devant; on la voit s'allonger. Au loin, puis tout près, se profile la grande rencontre. L'avenir personnel se confond de plus en plus avec le moment du départ. Reste à offrir chaque jour davantage, à authentifier l'aujourd'hui par un amour toujours plus libre et plus dense. Reste à construire l'avenir avec ceux qui seront là pour le vivre.
Une première conclusion s'impose: au niveau de la personne, l'avenir n'est jamais une donnée directe et simple, mais toujours une perception évolutive. Qu'en est-il de l'avenir des groupes et des communautés ?
Plusieurs différences sautent aux yeux lorsqu'on passe de l'avenir personnel à l'avenir d'une communauté:
1‑ La mort n'est pas inscrite génétiquement dans une communauté comme elle l'est dans l'individu. La communauté n'est pas menacée ni fragilisée d'avance par une limite absolue, inéluctable. De soi elle est programmée pour perdurer, pour survivre à la disparition successive de tous ses membres. Une communauté peut garder son horizon même quand certains de ses membres voient s'estomper et disparaître leurs possibilités d'avenir.
2 ‑ Une communauté normale vit, dans ses membres, en même temps tous les âges; et les diverses perceptions de l'avenir qui, pour l'individu, jalonnent horizontalement l'existence se retrouvent en coupe verticale à tout moment du vécu communautaire. La pyramide des âges traduit ce fait en chiffres impersonnels; les communautés le vivent à la fois comme une richesse et comme un handicap: richesse dans le coude à coude et le cœur à cœur des générations, handicap parfois pour la dynamique et l'unité communautaires.
3 ‑ Troisième différence, tout à fait évidente et banale, mais qui est lourde de conséquences: dans une communauté, les forces comme les faiblesses ont toutes un retentissement collectif, et cela commande toute analyse de situation comme toute perspective d'avenir.
Une fois repérées ces différences majeures, qui obligent à traiter les données communautaires à leur propre niveau, posons-nous très concrètement la question: quand une communauté a-t-elle ou a-t-elle encore un avenir?
On répondra:
quand cette communauté a des forces disponibles,
quand il y a encore une communauté,
quand ces forces ne sont pas neutralisées.
§ Il y a (ou il y a encore) une communauté quand le groupe dispose encore, pour l'essentiel, de ses éléments vitaux, à savoir:
‑ un ensemble de valeurs clairement perçues,
- des objectifs précis, et réellement assumés par les membres,
‑ une prise en charge réelle des fonctions indispensables,
avec une bonne différenciation des rôles et une autorité acceptée,
- une communication suffisante entre les membres de la communauté,
- des méthodes de travail et d'action bien définies et bien assumées,
- et enfin des règles nettes et admises concernant les choses et les personnes.
Bref: il y a communauté quand le contrat fraternel a encore son sens et ses possibilités d'expression.
§ La communauté a suffisamment de forces quand elle peut faire face, par elle-même et régulièrement, à ses besoins, à ses tâches internes, à ses responsabilités extérieures.
Encore faut-il que ces forces soient disponibles pour que la communauté puisse assumer les difficultés et gérer ses possibilités. Parfois, en effet, les forces sont présentes dans la communauté, et suffisamment diversifiées, mais elles ne servent pas assez ou pas du tout le projet communautaire, parce qu'elles restent inemployées ou parce qu'elles sont dispersées ou cloisonnées, mésestimées ou contrecarrées.
§ Les forces susceptibles d'édifier l'avenir peuvent être mises en échec à l'intérieur de la communauté,
- soit pour des raisons de mésentente ou de rivalité entre personnes,
- soit par suite d'une carence de l'autorité, qui ne rassemble plus,
- soit à cause d'habitudes individualistes encore inentamées.
Parfois également l'avenir de la communauté est bridé de l'extérieur par des servitudes économiques, par des décisions politiques, par des contraintes inhérentes à l'environnement immédiat ou aux groupes plus vastes dans lesquels s'inscrit la communauté: ethnie, aire linguistique, ordre, diocèse, Église .
Notons au passage, s'agissant des handicaps, qu'ils hypothèquent plus ou moins l'avenir selon qu'ils sont réels ou imaginés, reconnus ou occultés. Toute analyse de situation exige donc de la communauté un effort souvent onéreux de clarification et de réalisme.
§ Le problème de l'avenir d'une communauté est abordé ici sous l'angle des forces disponibles et non pas en termes de temps que la communauté aurait ou aurait encore devant elle, car, répétons-le, les communautés ne vieillissent ni ne meurent de façon inéluctable comme les personnes, et dans la dégénérescence d'une communauté le point de non-retour est beaucoup plus long à se préciser. Certes, I'espérance d'avenir d'une communauté est liée assez étroitement à sa moyenne d'âge, mais un chiffre, à lui seul, surtout une moyenne, ne tient pas compte de tout. On peut dire toutefois qu'une communauté est menacée dans sa survie dès le moment où elle ne peut plus assumer, par elle-même et régulièrement, les besoins et les aspirations des diverses tranches d'âge. Une communauté ne peut vivre quand elle ne peut plus assurer par ses propres forces sa cohésion et sa progression. Quand, par malheur et avec peine, une communauté est amenée à admettre qu'elle n'a plus d'avenir, c'est parfois qu'elle est rattrapée et cernée de tous côtés par des échéances qu'elle ne peut plus honorer; c'est plus souvent parce qu'elle se trouve désormais incapable de "mettre à profit le temps présent" et de se projeter dans le temps qui vient en s'ouvrant sainement à la nouveauté et à la créativité.
Après avoir précisé comment la personne et le groupe se situent face à leur avenir, il nous reste à explorer les interférences entre l'avenir personnel et l'avenir du groupe. Nous le ferons plus concrètement, en nous rapprochant des données habituelles d'une communauté monastique, car c'est un niveau où affleurent bien des difficultés, psychologiques, affectives et spirituelles.
Au postulat, et même encore au noviciat, l'avenir de la moniale et l'avenir de la communauté sont encore dissociables. L'engagement définitif n'est pas encore intervenu; un autre avenir demeure possible pour la jeune moniale, et les formatrices perçoivent bien, dans l'imaginaire des jeunes, la force déstabilisante de cet ailleurs encore possible. Les misères inévitables de la communauté mettent à rude épreuve l'oblativité d'une jeune, et elle hésitera parfois à reconnaître son avenir dans l'avenir qui se dessine à travers le vécu communautaire. Consciente, au départ, du cadeau qu'elle fait à la communauté, c'est peu à peu qu'elle prend la mesure de ses propres limites, qu'elle apprécie à sa juste valeur l'accueil de la communauté et la miséricorde qui s'y cache. C'est peu à peu qu'elle fait sien le réalisme de l'Incarnation et qu'elle envisage de travailler à l'avenir du Royaume en assumant celui de sa communauté.
De par la profession solennelle, la moniale devient solidaire de ses sœurs à la vie et à la mort. Librement, joyeusement. En renonçant aux illusions sans renoncer à l'enthousiasme, parce qu'elle est habitée par le charisme des saints de l'Ordre et parce que l'Esprit lui en donne la force. Son avenir et celui de la communauté deviennent, de soi, indissociables, et pourtant ils ne seront jamais identifiables. Là est la souffrance; là est la grandeur. Dans la communauté, chaque personne doit avoir un avenir, une possibilité de progrès et d'épanouissement; dans la personne, l'avenir communautaire doit être présent, et sans cesse référé au Royaume. Il n'y a donc pas effacement d'un avenir par l'autre, mais construction mutuelle: la communauté construit l'avenir de la moniale, la moniale édifie l'avenir de la communauté, et, partant, s'inscrit librement dans son projet.
Mais des dysfonctionnements peuvent apparaître quand les deux avenirs, ou les deux bonheurs, se trouvent de fait plus ou moins dissociés.
C'est le cas lorsqu'une communauté dévalue, néglige ou sacrifie tant soit peu les personnes, soit pour assurer l'avenir matériel au-delà du raisonnable, soit pour garder une image de marque ou une notoriété nullement essentielles au témoignage de l'Ordre, soit afin de perpétuer un statu quo confortable pour quelques-unes et qui dispense de conversions urgentes. On assiste alors, ici ou là, à des surcharges inutiles ou à des sous-emplois qui étonnent, à un nivellement des activités ou à un gâchis de compétences, à la disparition progressive de la formation permanente ou d'une vraie dynamique communautaire.
Inversement la moniale peut être tentée de s'émanciper de la communauté et de chercher un avenir ou un épanouissement purement individuels. Le processus de marginalisation se développe parfois très lentement, jusqu'au moment où la communauté se retrouve, impuissante, devant un certain nombre de faits accomplis et de situations acquises ou conquises, qui hypothèquent plus ou moins lourdement sa progression vers l'avenir.
Ce désir d'autonomie peut d'ailleurs se faire jour à tout âge. À tout moment de la vie religieuse on peut cesser d'espérer pour les autres tout en construisant pour soi; on peut se lasser d'œuvrer pour la construction communautaire, en réservant pour soi ses forces et son temps. Parfois aussi, parce qu'on cesse d'espérer pour soi, on n'a plus le cœur de construire avec les autres.
L'engagement religieux ramène au contraire constamment notre bonheur personnel sur l'axe de la joie communautaire et nous fait vouloir l'avenir de toute la force de notre espérance. Il faut vouloir l'avenir même quand il paraît compromis ou embrumé, et s'offrir comme pierre vivante de l'édifice spirituel. Il faut vouloir l'avenir même quand il faut patienter, et se vouloir pierre "d'attente", pierre de fondation pour celles qui viendront à l'heure de Dieu. Il faut vouloir l'avenir, même s'il tarde à se dessiner, et chercher ensemble les moyens de raccourcir les délais.
Il faut le vouloir, sans précipitation, quand nous disposons des leviers de l'efficacité; le vouloir, sans amertume, quand nous sommes écartés du nombre des bâtisseurs, le vouloir encore quand d'autres bâtissent sans égard pour nos plans ou notre œuvre (Ph 1,15‑21), quand d'autres nous prennent à leur service sans une pensée pour notre bonheur, quand nous n'avons plus en mains que des outils de pauvre. Le vouloir de l'endroit où l'on est, même à la dernière place, car là aussi on peut servir et donner. Vouloir l'avenir, le cœur grand ouvert, quand on n'a plus à offrir que ses impuissances; le vouloir chaque matin, "rien que pour aujourd'hui", dans la force de Jésus, puisqu'il est déjà, à lui seul, par sa présence, tout l'avenir.
2 ‑ L'AVENIR CHRÉTIEN
Avant de revenir aux problèmes très quotidiens de nos communautés, prenons un instant de la hauteur et cherchons la lumière en nous tournant vers la Parole de Dieu.
Si nous nous interrogeons sur la signification théologique de l'avenir, d'emblée une distinction majeure s'impose entre l'avenir absolu (l'avenir hors-temps) et l'avenir dans le temps, l'avenir cheminant.
L'avenir absolu, attendu pour la fin des temps, sera le même pour l'Église, pour les communautés, et pour chaque personne. Le Nouveau Testament l'appelle le Jour du Fils de l'Homme1, le Jour du Christ ou du Christ Jésus2, le Jour du Seigneur3 ou du Seigneur Jésus4, le Jour de la visite5, l'épiphanie6, l'avènement ou la Parousie7; et les textes décrivent cet avenir comme « le rétablissement de toutes choses »8, « le salut prêt à se dévoiler au dernier moment »9, ou même comme « les temps de rafraîchissement »10, ou encore comme un banquet de noces ou une immense liturgie céleste. C'est le moment, gardé dans le secret du Père, qui verra la transformation glorieuse de nos corps de misère1l, car les morts ressusciteront incorruptibles12. C'est le moment où le Christ remettra la royauté à Dieu le Père: « lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous. »13 Dieu tout en tous: voilà l'avenir absolu.
1) Lc 7,24ss 2) Ph. 1,6‑10; 2,1 3) 1 Th 5,2; 2 Th 2,2; 1 Co 5,5; 2 Co 1,14 4) 1 Co 1,8 5) 1 P 2,12 6) 1 Tm 6,14; Tt 2,13 7) Mt 24,3-17; 1 Th 2,19; 2 Th 2,1; 1 Co 15,23; Jc 5,75; 1 Jn 2,28 8) Ac 1,6; 3,19ss 9) 1 P 1,5 10) Ac 3,19 11) Ph 3,20 s 12) 1 Co 15,52 13) 1 Co 15,28.
Quand nous parlons de l'avenir d'une personne ou d'une communauté, il s'agit avant tout de l'avenir dans le temps, c'est-à-dire de la possibilité d'avancer encore sur la ligne du temps.
Pour chaque être humain cette ligne du temps est barrée par l'instant de la mort corporelle. Pour l'Église, le temps court jusqu'à la Parousie, car le Seigneur l'a assurée de sa présence jusqu'à la fin du monde. Pour un ordre religieux et pour une communauté, la ligne du temps ne bute sur rien; mais aucune permanence n'est promise par le Seigneur. D'où nos incertitudes: pour une communauté, la mort, sans jamais être fatale, demeure toujours possible: à elle de vivre pour rester sur la route du temps; à elle de cheminer pour vivre.
Le temps qu'une communauté religieuse habite et parcourt, c'est le temps de l'Église, le temps très dense du salut et de la mission, qui joint les deux avènements du Christ, l'avènement dans l'humilité et l'avènement dans la gloire; et c'est toujours en fonction de ce temps paradoxal que la communauté doit penser et vivre son avenir. Avec la venue du Fils de Dieu dans la chair, les derniers temps, les temps décisifs et définitifs, sont inaugurés; mais le Royaume chemine encore vers une plénitude à venir. La communauté, elle aussi, vit déjà de la vie nouvelle et marche vers la fin des temps où son amour sera éternisé. Elle vit du mémorial de la Pâque accomplie et de la promesse que l'Esprit garde vivante dans les cœurs; mais le lieu de la fidélité, l'espace de la réponse à l'Évangile, c'est toujours l'aujourd'hui, l'aujourd'hui que Dieu donne à la communauté (He 3,7 - 4,11). Le grain du temps chrétien, c'est l'aujourd'hui. Chaque jour il importe de ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu: « le voici maintenant le temps favorable, le voici maintenant le temps du salut » (2 Co 6,2). Plus une communauté veut préparer l'avenir, son avenir dans le temps, et se veut créative, à l'écoute de l'Esprit, et plus aussi elle est ramenée au concret, à l'authenticité du quotidien.
D'où l'importance de la dynamique communautaire; d'où également la nécessité de réfléchir ensemble, et régulièrement, sur le vécu, le non vécu, le mal vécu, et de lire inlassablement le présent de la communauté, avec ses beautés et ses pesanteurs, à la lumière de la Parole et du charisme de nos saints.
L'avenir chrétien mobilise toujours l'amour dans le présent: nous tenons là un critère sûr de la santé communautaire et un antidote à bien des illusions. Il pourrait y avoir, en effet, une manière intempérante de se référer à l'avenir, soit pour se complaire dans des ruminations moroses ou dans un fatalisme plus ou moins nonchalant, soit pour se réfugier dans l'imaginaire en niant les contraintes et les urgences du présent. Mais il existe, inversement, une tendance peu adulte à ignorer l'avenir, en laissant à d'autres le soin de penser et de vouloir. Parfois des limites intellectuelles sont en cause, qui amoindrissent l'aptitude à objectiver, à analyser, et à inventer avec d'autres, ou encore des limites du cœur, qui affectent l'oblativité, la volonté de vivre solidaire et la capacité d'espérer pour les autres et avec eux.
Dieu seul peut faire, en tout cela, le départ de la misère et du péché; mais il est bon, sous son regard, de retrouver les vraies perspectives de l'existence personnelle et du destin communautaire. Le temps chrétien est un temps qualifié par la passion glorifiante de Jésus et par l'attente de sa Parousie, mais également par l'énergie présente du Ressuscité et par l'anamnèse de l'Esprit qui actualise la Parole.
Pour tout baptisé, et à un titre spécial pour une communauté de consacrés, le chemin de l'avenir a pour nom aujourd'hui.
Ces perspectives théologiques entraînent trois conséquences pour l'espérance communautaire.
1 ‑ Notre espérance communautaire dépasse la communauté, si du moins elle est autre chose que le simple optimisme, si elle est vraiment théologale, si elle attend Dieu, et si elle L'attend de Dieu lui-même.
Chacune des sœurs attend pour elle-même, avec confiance, Dieu, qui est et sera sa béatitude infinie, et s'appuie sur Dieu pour Le chercher. Elle attend de Dieu tout ce dont elle a besoin pour Le rejoindre.
Chacune, parce qu'elle a entendu l'appel et s'est laissé saisir par le Dieu d'amour, désire, attend, espère la réalisation plénière du dessein de Dieu, l'avènement universel, puis eschatologique, de son règne, bref: la gloire de Dieu par le salut du monde.
Et comme relais de cette espérance universelle, chacune attend et désire Dieu comme la béatitude infinie pour ses sœurs, ces sœurs avec qui elle est liée très spécialement par un contrat qui est contrat de charité, ces compagnes avec qui elle a promis de chercher Dieu et la perfection de l'amour, « avec qui elle a été appelée par sa vocation à une seule espérance » (Eph. 4,4).
L'espérance communautaire, c'est le faisceau, la gerbe, de toutes ces espérances vécues personnellement, mais en communion avec d'autres sœurs que Dieu a données. Cette espérance communautaire, parce qu'elle est théologale, ne s'arrête pas à moins que Dieu; elle vise Dieu pour la communauté, Dieu béatitude de la communauté, et tous les moyens que Dieu va donner à la communauté pour le rejoindre. C'est l'espérance de sœurs en marche ensemble vers le Règne définitif du Dieu d'amour.
Certes, on espère et on attend de Dieu la cohésion de la communauté, l'expansion de cette communauté, la réussite de la vie fraternelle, et même des conditions de santé et de paix qui facilitent le témoignage de la communauté; mais tout cela, on l'attend de Dieu parce que cela concourt à sa gloire, à son dessein, parce que c'est, pour chacune et pour toutes, un chemin authentique vers Dieu Béatitude. Notre espérance théologale inclut la vie communautaire, mais vise la vie de Dieu pour chacune et pour toutes.
2 ‑ Parce qu'elle est théologale, notre espérance, personnelle ou communautaire, est inconditionnelle.
Dieu seul peut nous donner Dieu. Dieu seul peut conduire la communauté jusqu'au terme de son espérance, qui est Lui-même dans sa joie trinitaire. Et ceci reste vrai quel que soit le niveau atteint par la vie communautaire: il n'est pas nécessaire d'avoir réussi pour espérer, et lorsqu'on a réussi, la grande réussite est de repartir dans l'espérance.
En toute situation communautaire il y a place pour l'espérance théologale, parce qu'en toute situation Dieu conduit son peuple, sa communauté, à la perfection de l'amour. « Dieu fait ma route » disait Jeanne d'Arc. L'espérance que nous gardons en Dieu ne s'appuie pas forcément sur des raisons humaines d'espérer. À la limite, telle situation peut paraître humainement sans issue sans que pour autant les sœurs cessent d'espérer en Dieu, d'espérer de Dieu ce qu'il a promis de donner: la gloire et la vie, à travers ces difficultés, ces impasses et ces morts. Si dans un futur relativement proche des communautés sont amenées à unir leurs forces pour vivre leur mission, le sacrifice de toutes sera un acte d'espérance, et n'aura de sens que dans cette visée. Dieu n'a pas promis la pérennité à tous les monastères qui se fonderaient dans l'Église, mais, par son Eglise, il a assuré que chaque Ordre monastique serait pour toutes les sœurs un chemin authentique vers la gloire et la vie. « Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur » (Rm 14,8). Ce qui est vrai de chaque baptisé demeure vrai pour les communautés; et parfois, c'est parce qu'elles se savent mortelles que les communautés sont plus ardentes à vivre, pour le compte du Maître.
Nul n'est plus réaliste que Dieu, qui sait faire des richesses avec des pauvretés, de l'éternel avec du caduc, et toutes les saintes de nos Ordres ont été, devant Dieu et grâce à Dieu, des réalistes. Elles ont espéré avec la santé qu'elles avaient (ou n'avaient plus !), avec la communauté qu'elles avaient (ou n'avaient pas vraiment), car ce qui les faisait vivre, c'était à la fois l'amour que chaque jour Dieu leur donnait et l'aspiration à la gloire qu'il leur mettait au cœur.
Notre espérance, parce que théologale, ne se borne pas à la perspective de voir perdurer, "tourner", notre monastère; elle ressaisit le monastère, avec tout ce qu'il offre de richesses et de misères, comme un chemin vers la gloire, le chemin que Dieu a voulu pour nous et pour nos sœurs. Finalement, ultimement, ce qui mesurera la réussite d'un monastère ou d'une communauté, c'est la gloire de toutes, pas moins que la gloire.
Et ce réalisme de la gloire n'est pas le moins du monde démobilisateur. Bien au contraire, c'est la certitude de la gloire promise qui donne le courage de la préparer dans l'aujourd'hui, "rien que pour aujourd'hui"; c'est la certitude que tout passera de "la figure de œ monde" qui nous fait construire aujourd'hui dans la joie l'amour qui ne passera pas.
Et c'est vivre authentiquement l'espérance, c'est préparer la gloire, que de réfléchir aujourd'hui sur les possibilités et les handicaps de notre communauté, sur notre service de la louange et de l'unité, sur le témoignage que nous donnons collectivement dans l'Église de l'an 2000.
3 ‑ Parce qu'elle est théologale, notre espérance traversera toutes les pauvretés.
L'avenir d'une moniale ou d'une communauté passe parfois par des moments de pauvreté plus radicale où chaque jour l'obole de la veuve est prise, non sur le superflu, mais sur le nécessaire, où la dernière poignée de farine lui est demandée; des moments où, pour choisir la vie, il faut accepter de mourir à l'image de soi-même, accepter d'être aidée ou secourue, accepter de perdre son autonomie et de mettre en commun des restes de force que l'on gardait pour soi.
« Choisis la vie, dit Moïse (Dt 30,19), pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant Yahweh ton Dieu, écoutant sa voix, vous attachant à lui, car là est ta vie, ainsi que la longue durée de ton séjour sur la terre que Yahweh a juré de donner à tes pères. »
Choisir la vie et les moyens de vivre, c'est pour nous aujourd'hui la voie étroite, car cela demande de s'effacer devant une tâche qui nous dépasse. Quand une communauté se sent investie de tous côtés par des pauvretés grandissantes, c'est un acte de courage et de grande vigueur spirituelle que de s'arrêter avant le seuil de la misère. Car si une vie commune devenait misérable, elle ne serait plus signe du Royaume qui vient, et le projet évangélique lui-même se détruirait inexorablement, étouffé par les palliatifs comme le blé par les ronces.
Si la communauté choisit la vie, alors un espace monastique sera sauvegardé où chacune pourra vivre la prière et ses vœux; alors aussi l'action et le dévouement des responsables garderont tout leur sens et leur portée ecclésiale. Même dans les pauvretés, elles resteront au service de la vie; même dans leur impuissance, elles ouvriront l'avenir. La force du Très-Haut les prendra sous son ombre; Jésus Pasteur lui-même leur donnera l'amour pour aimer, la paix pour apaiser, la douceur pour ouvrir ce qui se ferme, et leur mettra au cœur un reflet de sa gloire qui les fera espérer contre toute espérance.
3 ‑ CHEMINS QUI S'OUVRENT DANS LES CŒURS
Revenant, dans cette troisième partie, sur le concret de la vie communautaire, énumérons quelques-unes des voies de l'avenir, quelques-uns des moyens ou des efforts qui, authentifiant le présent, assurent un lendemain à la communauté. Certains sont de tous les temps, et l'urgence de l'heure présente ne les rend pas caducs; d'autres engagent de manière neuve la créativité des moniales.
Nous passerons plus rapidement sur les huit premiers, en pointant seulement quelques pistes possibles de réflexion, et nous concentrerons notre attention surtout sur un neuvième effort, qui a trait à la formation.
Voici donc quelques-uns des pas que peut faire et refaire une communauté, en dépit des difficultés qu'elle traverse, pour demeurer en marche, priante, unie, et par là missionnaire.
1 ‑ Revivifier, chez toutes et chacune, le sens de l'exode pascal des baptisés, l'amour des valeurs monastiques (selon le charisme de l'Ordre) et le goût de l'aventure spirituelle (selon l'Évangile et les intuitions de nos fondateurs et de nos saints).
Cela implique par exemple, entre autres efforts, que soit restaurée, là où c'est nécessaire, non pas seulement l'estime de la cellule, mais la possibilité réelle de la garder, et que l'on s'interroge sur des phénomènes communautaires repérables ici ou là, tels que l'éloignement progressif des motivations surnaturelles ou la disparition graduelle des références à la tradition vivante de l'Ordre. En bref: des phénomènes de laïcisation de la vie ou des mentalités.
§ Eloignement des motivations surnaturelles:
En règle générale, Dieu merci, c'est le réflexe inverse qui joue, et plus les sœurs entrent dans l'épreuve communautaire, plus elles sentent le besoin de s'enraciner ensemble dans le terreau qui a nourri leur vocation. Mais il arrive que des épreuves de santé, ou encore un investissement exagéré dans les choses à faire ou dans une activité rémunérée, banalisent en quelques années l'existence d'une moniale, au point que ses compagnes ne voient plus ce qui différencie sa vie de la vie d'une artisane compétente, d'une technicienne ou d'une femme d'affaires.
§ En parlant de tradition vivante, on vise ici une tradition qui doit nous faire vivre. La tentation peut exister, dans tous les Ordres, de ressaisir la tradition au niveau de l'esthétique et du cérébral, en omettant l'écoute profonde des saints et la conversion du cœur à laquelle ils nous invitent. On peut être spécialiste de l'histoire de son Ordre et s'abstraire de son histoire d'aujourd'hui, de sa mission d'aujourd'hui. On peut avoir sans cesse à la bouche les écrits des saints, les textes majeurs de l'Ordre, tout en se dispensant d'entrer dans l'aventure spirituelle qu'ils proposent. En toute candeur et en totale illusion on peut s'imaginer vivre les choses de Dieu simplement parce qu'on les a lues, étudiées ou enseignées.
2 ‑ Recentrer la communauté sur l'essentiel de sa vie et de son témoignage par des objectifs précis et une évaluation régulière.
Il ne suffit pas, en effet, de rappeler de loin en loin les valeurs que les sœurs ont en commun; il faut encore que les sœurs aient l'occasion de prévoir ensemble, de vouloir ensemble l'avenir à court et long terme, de persévérer ensemble dans des efforts ou des projets qui les mobilisent toutes. Il est capital que les sœurs puissent se soutenir mutuellement en vue d'un renouveau dans la fidélité; et la capacité d'évaluer régulièrement les objectifs et les résultats est un signe de santé pour la communauté religieuse.
Ces objectifs que se fixe la communauté peuvent d'ailleurs concerner des solidarités plus larges qu'elle-même: avec l'Ordre ou la fédération, avec le diocèse, ou avec la mission universelle de l'Église.
3 ‑ Redonner tout leur poids spirituel et humain aux relations d'autorité et d'obéissance, spécialement dans l'articulation des tâches et des responsabilités.
L'oubli de ces réalités de base est vite sanctionné par les faits dans la vie conventuelle. Quand l'autorité ne fonctionne pas normalement, quand la responsable n'a plus la parole ou quand des féodalités de tous ordres se font jour dans le monastère, c'est un signal d'alarme qui doit être entendu.
Sous l'angle de l'articulation des tâches et des responsabilités, il est bon, semble-t-il, que chaque communauté monastique s'interroge sur la manière dont elle voit et veut l'avenir au moment des élections communautaires. Le changement des personnes et des équipes occasionne trop souvent des à-coups et des soubresauts dommageables pour l'avenir du monastère et pour sa dynamique de communion. Des réformes bien amorcées sont interrompues brusquement, sans concertation communautaire; des réflexions devenues urgentes, une fois écartées du dialogue communautaire, reparaissent en rumeurs dans les rivières souterraines du couvent; des moniales compétentes et fidèles sont mises sous l'éteignoir ou s'éteignent volontairement, après des élections, alors que les urgences de l'heure appellent une focalisation de tous les efforts.
Aucune sœur ne peut être absente de la dynamique communautaire, si l'on veut que l'aujourd'hui puisse éclore en avenir.
4 ‑ Fortifier et assouplir le tissu communautaire en améliorant les communications et la qualité de la vie relationnelle.
De ce point de vue il apparaît nécessaire de remédier à temps, autant qu'il est possible, aux dérives névrotiques et psychotiques, car en ce genre de choses le temps, à lui seul, n'arrange jamais rien.
L'amortissement progressif de la vie relationnelle peut se mesurer à bien des signes. D'abord à l'intérieur de la communauté: telle sœur accepte de moins en moins d'être dérangée dans son rythme personnel; telle autre s'investit le moins possible dans les réunions communautaires, ou donne à penser qu'elle n'en attend plus rien. Ou bien encore on laisse des sœurs psychiquement fatiguées ou déficientes inhiber la communauté par leur agressivité, leurs exigences, leurs allergies ou leurs chantages. Par exemple on raréfie les échanges communautaires à cause des éclats de telle ou telle.
Parfois c'est l'osmose de la communauté avec le milieu extérieur qui diminue insensiblement, soit parce que la responsable elle-même la ressent comme une surcharge inutile, soit parce qu'elle perçoit que la communauté n'ouvre plus qu'à contrecœur sa porte et son temps. On laisse alors s'appauvrir les apports doctrinaux, la formation permanente, les relations de monastère à monastère, la concertation avec les consacrées du diocèse ou de la région apostolique. Ou l'on estime, parfois de manière injuste ou prématurée, que la communauté n'a plus de désirs concernant la culture.
§ Un indice qui amène à réfléchir est l'importance anormale accordée au négatif dans la communauté.
Certaines sœurs, qui ont été à plusieurs reprises blessées dans la vie fraternelle, s'autorisent à ne plus espérer pour la communauté. D'autres, mécontentes d'un changement de style ou d'options concrètes, ou déstabilisées par des mutations, pourtant nécessaires, dans leur office ou leur emploi du temps, deviennent spectatrices de ce qui se vit ou se cherche dans la communauté, et dévalorisent tous les efforts entrepris par leur désengagement, leur amertume ou leur ironie.
Parfois, la mémoire de la communauté est blessée ou malade. L'histoire passée de la communauté est identifiée avec les mandats de telle ou telle responsable. Ou bien un certain fatalisme fait son chemin dans les cœurs, propagé par une parole qui n'est plus ni maîtrisée ni constructive ni fraternelle. Reviennent alors souvent les thèmes de l'impuissance ou de la résignation: « nous ne pouvons pas », « nous ne pouvons plus ».
Devant l'inertie, plus ou moins consciente, qui gagne la communauté, et surtout devant la défection de sœurs qui, normalement, de par leur expérience ou leur lucidité, devraient comprendre et collaborer, les responsables, l'une après l'autre, peuvent être tentées de baisser les bras.
§ La multiplication des attitudes marginales est également un signal qui doit alarmer une communauté.
Les comportements marginaux peuvent s'installer relativement tôt dans la vie religieuse. Assez souvent, devant le cas douloureux d'une sœur enfermée dans son autonomie ou en décalage constant avec le vécu de la communauté, on entend dire: «Il y a vingt-cinq ans, elle était déjà ainsi » (sous-entendu: « une fermeté évangélique de la part des responsables aurait peut-être évité œtte dérive »).
Il existe de réelles marginalisations dans le cadre du monastère, et nous en repérons aisément les formes les plus voyantes:
‑ fantaisies vestimentaires par rapport aux choix de la communauté;
‑ décalage constant par rapport à l'horaire de la communauté ou par rapport au rythme fraternel. Sur ce point les communautés monastiques, tous ordres confondus, évoquent volontiers toute une série d'images d'Epinal assez hautes en couleur: la sœur qui fait tout... une heure après les autres; la sœur qui devient chef d'entreprise au monastère et s'investit sans mesure, même aux heures de prière et de réunion communautaire; la sœur hôtelière que l'on ne voit plus en communauté; la sœur qui travaille ou bricole de nuit sans aucune nécessité; la sœur qui recrée au parloir un cercle d'amitiés qui lui tient lieu d'épanouissement communautaire.
‑ exigences démesurées pour le régime alimentaire;
‑ l'habitude prise de soins multiples et coûteux de simple confort.
À la limite, l'exception, même importante et dommageable pour la personne, est ressentie et revendiquée par elle comme un droit ou comme un acquis irréversible, depuis telle permission, nette ou vague, donnée par une responsable.
5 ‑ Adapter résolument les méthodes de travail et les moyens d'action aux possibilités réelles de la communauté.
Il n'est pas nécessaire d'insister sur ce point, qui a été abordé avec fruit par plusieurs assemblées fédérales. On a déjà beaucoup allégé ce qui méritait de l'être, en commençant par les choses moins essentielles. Ce qui ne va pas en s'allégeant, c'est le travail des infirmières. Ici ou là des initiatives courageuses ont été prises pour le simplifier et le rationaliser.
Pointons seulement un phénomène très révélateur des possibilités ou des impuissances réelles de la communauté: l'apparition, de plus en plus fréquente, de palliatifs, qui tentent de remédier tant bien que mal à des problèmes urgents, mais qui laissent les sœurs insatisfaites ou même les culpabilisent, lorsque les options majeures de l'Ordre semblent remises en cause.
6 ‑ Redonner à la communauté sa vigilance dans l'usage des biens matériels et des outils communautaires, dans la gestion du temps personnel et le respect des contrats fraternels (touchant, par exemple, I'horaire conventuel).
7 ‑ Prier ensemble, sans fièvre, sans nonchalance et sans lassitude, le Maître de la moisson.
8 ‑ Dans un esprit évangélique, s'ouvrir, par l'intelligence et le cœur, aux recherches et aux initiatives d'intercommunion entre les monastères, déjà indispensables pour un certain nombre, et qui peuvent le devenir à plus grande échelle en l'espace de quelques années.
9 ‑ Privilégier courageusement la formation des jeunes, et donc la réalisation d'une communauté formatrice.
C'est sur ce dernier point qu'il faut nous arrêter davantage.
L'urgence de la formation première peut susciter, selon les monastères, des options et des réalisations assez différentes, toujours généreuses de la part de la communauté et toujours onéreuses pour les personnes engagées.
Dans le cas général, il s'agit avant tout de libérer vraiment une sœur formatrice et de constituer autour d'elle un groupe d'intervenantes dont les compétences seront soigneusement définies. Mais la présence et l'action d'une formatrice compétente et vraiment vouée à sa tâche ne transforment pas magiquement une communauté en communauté formatrice La maîtresse des novices est un rouage toujours néœssaire, mais jamais suffisant, et la communauté elle-même doit se préparer à jouer son rôle.
Une communauté formatrice n'est pas forcément une communauté de saintes, mais une communauté en état de conversion, c'est-à-dire capable de changements spirituels consentis et menés à bien communautairement, capable d'évaluer son propre cheminement et de se remettre chaque fois en marche vers un nouveau palier d'équilibre.
C'est une communauté ouverte sur l'avenir. Pas avant tout son propre avenir, mais l'avenir de l'Église, de la mission de Jésus, du salut du monde, de l'Ordre et de son charisme. L'avenir, c'est le dessein de Dieu (mustérion) dans lequel chaque Ordre est inséré à sa place spécifique. Quant à l'avenir de la communauté, les sœurs doivent rester ouvertes à ce qu'il a d'imprévisible, à ce qu'il aura de dérangeant par sa nouveauté; elles doivent rester conscientes que l'avenir sera toujours cheminant, de palier d'équilibre en palier d'équilibre.
Ce regard positif sur l'avenir demande à être entretenu et renouvelé dans la communauté, car tous les groupes humains où les membres vivent longtemps côte à côte ont tendance, les années passant, à gérer leur vieillesse. La créativité fatigue nécessairement: durant les belles années, la moniale vit une créativité onéreuse pour elle-même; quand la vieillesse vient, c'est la créativité des autres qui lasse ou déstabilise. On commence alors à mesurer les limites, les handicaps, les impossibilités. Les projets personnels sont revus à la baisse, et l'on a tendance à sentir ou imaginer le vécu communautaire à l'image du vécu personnel, et donc sous le signe d'une récession et d'un amoindrissement. La tentation qui guette alors les responsables est de s'en tenir à la vitesse acquise. Parce qu'il y aurait des pesanteurs à soulever et des résistances à entamer pour maintenir dans la communauté un vrai dynamisme, on renonce, parfois prématurément, et l'on perd une partie de sa lucidité quant aux efforts encore possibles, aux sursauts nécessaires, aux redressements urgents. On laisse alors passer des occasions de renouveau, même partiel, ou des occasions d'entraide constructive entre communautés. On ne devine plus la vie là où elle existe encore et veut se dire.
L'antidote à tout vieillissement que nous suggère l'Écriture est la grâce élianique décrite en Malachie 3,24s dans le contexte du Jour du Seigneur et des temps eschatologiques:
« Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que n'arrive mon Jour, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leur père. » Dans une communauté qui regarde l'avenir, le cœur des mères se tourne vers les filles, le cœur des aînées vers celles qui arrivent, et donc aussi vers les aspirations, les intuitions, les réflexes, la culture et les besoins réels qu'elles apportent avec elles.
Une communauté formatrice est une communauté qui aime les jeunes au nom de Jésus, pour leur bien à elles, pour leur offrir les moyens les meilleurs de répondre à l'appel monastique qu'elles ont reçu, pour l'Église de demain, l'Ordre de demain qu'elles seront, dans la force de l'Esprit. Il s'agit de les aimer pour elles-mêmes, et pas seulement ni avant tout parce qu'on va pouvoir se décharger sur elles de certaines tâches ou de plusieurs fardeaux.
Une communauté formatrice est prête à donner aux jeunes toute leur place, d'une manière sage, progressive et équilibrée, certes, mais éventuellement au prix de mutations importantes dans les habitudes communautaires ou personnelles.
Une communauté formatrice, enfin, est une communauté qui vit courageusement sa propre formation permanente, c'est-à-dire qui prend les moyens de faire grandir les intelligences et les cœurs, qui reste soucieuse d'osmose avec l'Église vivante où elle est insérée, qui se dote d'instruments et de moments de réflexion sur son propre vécu.
Les communautés disposent de quelques baromètres assez fiables pour mesurer le niveau de cette formation permanente:
‑ le respect du temps de lecture comme moment de recueillement et de silence communautaire,
‑ la qualité et la variété des apports théologiques,
‑ l'état et le fonctionnement de la bibliothèque,
‑ la circulation effective des revues.
Mais une communauté n'aura encore fait que la moitié du chemin tant qu'elle ne s'interrogera pas sur les critères de discernement des vocations, les critères de toujours et ceux de maintenant, ainsi que sur ses responsabilités dans la formation des plus jeunes.
On pourrait être tenté de confondre formation permanente avec information permanente. En réalité l'information n'est jamais qu'un début de formation, et une information non maîtrisée, quantitativement et qualitativement, peut faire obstacle à une vraie formation, comme il arrive, dans le monde, avec la télévision. Qui dit formation dit modelage patient d'une intelligence et d'un cœur. Le travail de formation implique, en effet, que l'on puisse réfléchir non seulement sur des idées, mais sur des expériences, et que l'on mette en œuvre
‑ non seulement un savoir, mais une capacité grandissante de discernement,
‑ non seulement un regard critique, mais une volonté de se remettre en cause,
‑ non seulement un souci de clarté intellectuelle, mais une écoute du désir et un équilibrage des forces affectives.
LE ROLE DE LA COMMUNAUTÉ FORMATRICE
La communauté formatrice a pour tâche:
‑ d'accueillir de nouveaux membres;
‑ de les préparer à vivre à leur tour en plénitude ce que doit vivre la communauté;
‑ de discerner pour sa part, au cours d'un cheminement, les attraits, les aptitudes ou les charismes de celles qui se destinent à vivre dans cette communauté.
En un sens la première communauté formatrice est l'Église, qui accueille ses nouveaux enfants au baptême et les mène "jusqu'à la pleine stature du Christ" par la parole, les sacrements et l'activité missionnaire.
Toute communauté dans l'Église est appelée à devenir formatrice, dans la mesure où elle accompagne des baptisés sur une partie de leur parcours d'initiation ou de spécialisation, ce que font tour à tour la famille, où se vit l'essentiel de la formation, la paroisse, le groupement apostolique ou évangélique, le groupe de prière librement choisi, I'école, le collège, le lycée, l'équipe universitaire, etc...
Même en l'absence de nouveaux membres, la communauté d'Église est formatrice en permanenœ pour ses membres déjà engagés, en vue d'un accroissement de vie pour les personnes et pour le groupe tout entier, et cela sans aucune limite d'âge. Pour cette première approche, nous nous contenterons d'examiner le cas d'une communauté formatrice de nouveaux membres.
Dans une communauté formatrice, sous différentes formes selon les familles religieuses, le travail particulier du dialogue, du suivi au for interne et de la programmation est confié à une maîtresse des novices et à la responsable. Leur rôle est irremplaçable. La communauté en tant que telle a également son rôle à jouer, complémentaire, souvent décisif pour le discernement, et pour la persévérance des jeunes. Nous nous attacherons ici à préciser, à divers niveaux, ce qui incombe à la communauté.
ACCUEILLIR La communauté est appelée à accueillir les jeunes comme elles sont, sans s'attarder à des comparaisons avec le passé
Elles viennent, en effet, d'un monde en pleine évolution, en plein bouleversement. On ne redira jamais assez combien le monde féminin a changé et change encore depuis vingt ans. Les repères psychologiques et moraux de la femme (même très jeune) ont profondément évolué, par rapport au couple, à la vie, au corps, au travail, à la situation sociale ou aux responsabilités politiques. La vie affective de la femme, depuis son adolescence, se déploie dans des conditions et un environnement que l'on a parfois du mal à soupçonner; et dont les jeunes ont souvent du mal à parler.
Elles viennent d'une Église qui cherche un nouvel équilibre. Souvent elles n'ont pas connu de véritable ambiance paroissiale, et elles n'ont pas eu de vraie catéchèse sur les bases de la foi, ni de dialogue spirituel un peu approfondi. Souvent aussi elles ont vécu dans des milieux où la pensée de l'Église était plus ou moins ouvertement dépréciée ou combattue.
Il faut se dire d'avance que les nouveautés sont radicales à plusieurs niveaux, qu'il s'agisse de l'histoire spirituelle, des attraits et des aptitudes.
Les critères de discernement demeurent fondamentalement les mêmes, mais ils vont jouer à partir de données toutes nouvelles. Par exemple: le silence reste le silence, mais les jeunes dénonceront certains formalismes qui font mentir le silence, tel le comportement d'une sœur qui respecte le grand silence (parfait !), mais écrit dans la soirée "silencieuse" un long "billet" terriblement agressif... Le travail garde son importance spirituelle (et économique), mais les jeunes seront mal à l'aise devant certains exemples d'asservissement, plus ou moins conscient, par rapport à la tâche ou à l'œuvre des mains, devant certains égoïsmes, certains pouvoirs que s'arrogent les sœurs dans leurs emplois, ou certains manques de liberté lors des changements d'office. La solitude demeure une valeur fondamentale au monastère, mais les jeunes s'apercevront vite qu'elles doivent résister aux tentations de l'isolement, et que les vraies moniales sont solidaires de leurs sœurs à la vie et à la mort.
FORMER
Accueillies comme elles sont, les jeunes ne vont pas rester tout ce qu'elles sont, car elles arrivent pleines d'espérance, de possibilités et de défauts, et en cela aussi différentes de nous, qui avons gardé des défauts sans toujours garder l'espérance.
Elles vont donc recevoir une formation; mais à quoi va-t-on les former? À la vie évangélique de l'Ordre, telle qu'elle a été proposée à l'Église par le charisme des fondateurs, et telle qu'elle se trouve proposée aujourd'hui par l'Église dans la Règle et les Constitutions. D'où l'importance d'une référence constante:
‑ à la Règle, lue et méditée comme texte inspirateur et régulateur;
‑ aux Constitutions, garantes du dynamisme et de la cohésion de l'Ordre et de chaque communauté, pour une période suffisamment large, dont la fixation est laissée à la sagesse de l'Église.
‑ aux saints et aux bienheureux, passés et récents, qui sont la trace authentique de l'Ordre dans l'histoire de l'Église de Jésus;
Les formatrices (et la communauté) ne manquent donc pas de critères objectifs; mais il restera toujours un travail de discernement personnalisé.
Par ailleurs, les formatrices (et la communauté) ne forment pas des moniales à leur image, mais à l'image du Christ, par le chemin de tel Ordre religieux Les maîtresses des novices se le redisent bien souvent, mais il est bon que les communautés s'en souviennent. Certes, chaque communauté a son visage, modelé par une histoire parfois longue et riche, et il y a un style pour chaque monastère, aisément perceptible par les jeunes qui y passent; mais la tentation existe de présenter aux jeunes comme la vie de l'Ordre ce qui n'est en fait qu'une habitude de tel monastère et une manière de faire nullement universelle.
Cela peut concerner:
‑ les habitudes de travail: le choix des outils ou des machines, l'organisation de la production;
‑ les habitudes domestiques, spécialement à la cuisine et au réfectoire;
‑ les habitudes liturgiques, en particulier le choix des pièces à exécuter ou du tempo adéquat;
- les moyens de formation doctrinale ou biblique, que les formatrices sont amenées à diversifier et à personnaliser toujours davantage.
Dans tous ces domaines et dans bien d'autres un pluralisme de bon aloi n'est que justice, et il est sain de faire droit, de manière équilibrée, à la nouvelle sensibilité des jeunes. Elles ont besoin d'une respiration, d'un espace pour le jeu de leur liberté et de leur créativité. L'essentiel est que leur liberté se mette de plus en plus au service de la solidarité avec le groupe de chrétiennes consacrées où elles vivront toute leur vie de femmes.
Former qui ? Des personnes reconnues formables.
Ici la vigilance et la lucidité des communautés peuvent parfois être prises en défaut. Certes, la formation exige toujours une bonne progressivité: on ne peut pas faire tout comprendre en trois mois, on ne peut pas tout demander tout de suite; mais la communauté, au bout d'un temps raisonnable, est fondée à se demander si telle postulante est ou non formable, si telle novice est et se veut enseignable, si elle se fait, au long des mois, un cœur de disciple.
C'est un réflexe de prudence; cela devient vite un devoir de justice, envers la postulante comme envers la communauté, surtout lorsqu'il s'agit de personnes dont la vocation apparaît dès le départ comme problématique, à cause de l'âge, de handicaps sensoriels ou moteurs, de responsabilités longtemps assumées dans le monde avec autoritarisme ou en trop grande autonomie, ou encore à cause d'une évidente impréparation à la vie commune ou d'un passé caractériel.
La tentation peut venir, là où vainement l'on a attendu la relève, d'ouvrir la porte en fermant les yeux, ou de ne regarder que les grands désirs, la bonne volonté ou la gentillesse, parce qu'on a besoin de bras, de voix ou de soins. Il faut du courage, souvent, pour vouloir le vrai bien de la personne; or ce ne serait pas son bien que de la laisser s'engager pour toujours dans une voie où elle ne serait pas heureuse et rendrait malheureuses ses compagnes. Quand on s'aveugle, même involontairement, sur les handicaps réels d'une postulante, on ne bâtit ni son avenir, ni, à moyen terme, œlui de la communauté.
Former quand, et jusqu'à quand ?
Même si une moniale reste toute sa vie en progrès, en formation permanente, la formation première du postulat et du noviciat se fait durant un laps de temps prévu par le Droit canon et les Constitutions et ponctué d'actes symboliques (prise d'habit, professions) qui sont autant d'étapes pour l'initiation à la vie monastique.
La communauté est consultée au moment où une jeune est amenée à franchir des étapes. Et chaque sœur a le devoir alors de s'exprimer librement et sans passion, devant Dieu et devant l'Église, après avoir prié. Mais il est important de laisser aux formatrices l'initiative du franchissement des étapes. Il serait anormal que des sœurs de la communauté suggèrent à une jeune, sans aucun mandat, de demander à faire profession.
Dans le cas où des doutes apparaissent, il n'est pas toujours bon de prolonger la présence au monastère. Cela pose le problème, sur lequel nous allons revenir, d'une bonne communication entre formatrices et communauté, mais aussi cela implique que la communauté ait réfléchi sur les critères de la vocation monastique. Plus il y aura unanimité sur les critères, meilleure sera la formation.
La nécessaire progressivité de la première formation pose souvent problème en communauté. Les sœurs, oubliant parfois la patience dont on a usé envers elles lors de leur noviciat, s'étonnent de la lenteur des évolutions et des progrès, spécialement dans des secteurs très visibles ou très sensibles comme la ponctualité, la fidélité au lever du matin, aux offices, la régularité et le sérieux du travail manuel, les habitudes élémentaires de politesse à table ou en récréation. Volontiers elles en rendent responsable la maîtresse des novices, sans voir suffisamment qu'il y a une hiérarchie dans les urgences, et que peut-être la novice est en train de vivre une période cruciale pour son avenir humain, chrétien, religieux, ou même qu'elle progresse à grands pas dans des domaines moins perceptibles de l'extérieur, comme sa transparence par rapport à son passé ou la refonte évangélique de son cœur profond.
À l'inverse, les formatrices allongent parfois exagérément la période d'adaptation, par exemple lorsque, au bout de deux ans, on ne sait toujours pas si la novice a assez de santé pour assumer l'oraison du matin, ou lorsqu'on la voit réclamer encore des exemptions ou s'installer dans des privilèges.
LA PART QUI REVIENT À LA COMMUNAUTÉ
La communauté intervient dans la formation:
1 ‑ par son exemple, spécialement quand il s'agit de la fidélité à la prière, de l'indulgence et de la bonté, de la compréhension des misères, du dévouement caché (en particulier aux sœurs malades), de la capacité à retomber en prière dès que possible, de la transparence dans la relation d'obéissance.
2 ‑ par le climat qu'elle crée et maintient dans la maison. De ce point de vue, les communautés auraient parfois à s'interroger sur certaines agressivités de parole qui, en quelques années, risquent d'attaquer en profondeur le tissu communautaire.
3 ‑ par son regard objectif sur la vie des sœurs en formation, spécialement au travail dans les divers offices. La maîtresse des novices ne peut pas tout voir, ni suivre les novices dans tous les compartiments de la vie communautaire. Or une novice peut montrer un visage différent au noviciat et dans son cadre de travail. Souvent, pour être sûre d'agir à bon escient, la sœur maîtresse a besoin des témoignages convergents de plusieurs autres sœurs, par exemple pour savoir si elle doit ou non demander ou urger tel effort.
L'objectivité requise n'est pas toujours immédiate dans la communauté, et c'est une grâce à demander dans la prière. La tendance de chacune est de voir ou de souhaiter des novices à sa propre image: « elle aime chanter les chants que j'aime: c'est une bonne moniale!»
4 ‑ par les prestations de plusieurs sœurs au noviciat pour la liturgie, le chant, les saints de l'Ordre, ou la formation biblique, patristique et dogmatique. Il est très important, alors, que les compétences soient clairement réparties et que la maîtresse des novices puisse compter sur une loyauté sans faille de la part des intervenantes.
5 ‑ par le dialogue avec la maîtresse des novices, étant entendu qu'une sœur de la communauté, lorsqu'elle apporte un fait ou une appréciation, ne peut attendre une totale réciprocité de la part de la maîtresse des novices, qui sera très souvent tenue par la discrétion qu'elle doit aux jeunes dont elle a la charge.
6 ‑ par la prière et l'intercession silencieuse.
POUR UN BON FONCTIONNEMENT DE LA FORMATION AU MONASTÈRE
La bonne santé de la formation dépend d'un petit nombre de conditions que nous allons développer en terminant.
1 ‑ Le respect de la diversité des rôles de la prieure et de la maîtresse des novices
En schématisant quelque peu, on pourrait dire que la prieure représente le pôle de l'autorité, et la maîtresse des novices celui du conseil et de l'aide. L'expérience prouve que la complémentarité de ces deux pôles est un élément essentiel de la formation.
La maîtresse des novices est nommée par la responsable du monastère, qui lui laisse pour son travail une vraie responsabilité et une autonomie légitime, ce qui n'empêche pas la même responsable de vérifier (par elle-même et non par les rumeurs) que le travail se fait dans un bon climat, et de se faire rendre compte en temps voulu.
Deux corollaires s'ensuivent, qui sont de première importance:
‑ la responsable soutient, protège et au besoin défend le travail de la formatrice;
‑ si la responsable n'a pas confiance en une sœur pour la formation, qu'elle ne la nomme pas, ou qu'elle mette en route un bon dialogue en vue de créer rapidement la confiance, si c'est possible. Mieux vaudrait que la responsable de communauté fasse elle-même le travail (bien que ce soit anormal), que de confier une charge qui serait purement formelle et vide de véritable contenu humain et religieux.
La règle de base est que l'on doit pouvoir travailler en confiance, des deux côtés.
La responsable pourvoit à la composition d'un groupe d'intervenantes, en précisant les compétences de chacune et les règles du jeu. Elle accepte volontiers ou provoque le dialogue avec la maîtresse de formation. Elle décide du moment des votes et assure leur objectivité et leur qualité humaine et religieuse, notamment en renseignant à temps la communauté et en apaisant les tensions.
La responsable est le recours naturel d'une sœur en formation lorsque surviennent des difficultés avec la maîtresse des novices. Aucune autre sœur n'aurait grâce ni mandat pour cette tâche sans en avoir référé à la prieure.
2 ‑ La bonne entente des responsables de la formation
Cette bonne entente peut exister même si la responsable de communauté et la maîtresse des novices ont, devant un cas précis, une approche ou un senti différents. Il se peut même que cette complémentarité serve à affiner le discernement.
Les deux responsables doivent tendre à une confiance réciproque maximale, et rien ne doit entamer leur unité d'action: la maîtresse ne contournera pas l'autorité de la responsable, laquelle ne court-circuitera pas la maîtresse des novices. Cette bonne entente sera maintenue, avec le courage de la vérité, en dépit des difficultés personnelles ou communautaires. Alors jamais la formation n'aura à souffrir de tensions entre ses deux principales ouvrières.
3 ‑ Une bonne circulation des informations et des décisions
Une bonne information de la communauté au point de départ du postulat et au moment des votes favorise énormément le discernement communautaire. Les votes gagnent à être prévus et annoncés suffisamment tôt pour que les sœurs puissent prier et réfléchir devant Dieu. Dans certaines communautés est prévue à chaque grande étape de la formation une expression libre de chaque jeune devant les capitulantes, ce qui lui permet de faire le point de son vécu communautaire et de se faire mieux connaître des autres sœurs.
Une saine dynamique communautaire exige que l'on évite les décisions brusques en ce qui concerne les professions, les situations où la communauté se trouverait mise devant le fait accompli, les réunions précipitées où les sœurs ne pourraient pas toutes s'exprimer. Parfois, pour des réunions délicates ou importantes, on recommande à chaque sœur de préparer par écrit son intervention.
Le même souci d'une dynamique d'union dissuadera de régler des contentieux communautaires aux dépens des novices pour lesquelles on vote. On tournerait le dos au travail de l'Esprit en formant des clans pour ou contre l'admission d'une novice parce qu'on se veut pour ou contre la sœur maîtresse.
L'une des tâches les plus délicates qui incombe aux formatrices est de recueillir des renseignements et des témoignages dignes de foi concernant les candidates à la vie monastique, tout en sauvegardant la discrétion qui est due aux jeunes comme aux moins jeunes. Il est plus délicat encore de déterminer ce que l'on doit et ce que l'on peut répercuter à la communauté. Le problème ne se pose pas pour les confidences reçues des jeunes qui postulent: elles ne peuvent en aucun cas être répercutées. C'est de loi naturelle. Mais certains apports de l'extérieur, certains faits touchant l'histoire personnelle ou familiale, bien que connus de quelques personnes de l'entourage, ne peuvent pas non plus sans discernement être répercutés tels quels en réunion de chapitre. Dans bien des cas, seule la prière ouvrira aux responsables un chemin de vérité qui leur permettra d'avertir ou d'alerter la communauté sans trahir les personnes.
La discrétion est requise également des formatrices entre elles. Une confidence reste une confidence. Si une chose confiée par une jeune à la maîtresse des novices semble trop importante pour qu'elle reste ignorée de la responsable de communauté, on invitera cette jeune à s'en ouvrir elle-même librement à l'abbesse ou à la prieure du monastère.
4 ‑ Le respect du rôle et de la tâche de la formatrice
Le premier réflexe doit être de prier pour celle qui a reçu cette mission. Son rôle est essentiel; nulle ne peut la remplacer ni ne doit chercher à le faire.
Il importe de ne pas desservir la formatrice en critiquant son travail en public ou en aparté. Cela réclame de la communauté une sorte d'ascèse du bavardage. La formatrice peut avoir tort ou faire erreur: il faut avoir le courage et la charité forte de lui en parler fraternellement. Humblement aussi, car la formation est une tâche ardue, et une sœur de la communauté a rarement en mains tous les éléments que possède la formatrice. Il est toujours possible de demander une rencontre avec elle où l'on essaiera de ne pas la culpabiliser d'entrée de jeu.
Le regard des sœurs de la communauté est indispensable au discernement justement parce qu'elles ne savent pas le fond des choses et des cœurs et apportent avant tout des faits qui objectivent normalement la réflexion.
Seules les formatrices ont grâce d'état pour engager avec la jeune des dialogues qui engagent celle-ci profondément, surtout quant à son passé, quant à ses expériences et à ses souffrances présentes. Si une sœur en formation, d'elle-même, en conversation privée, aborde des points qui touchent de près ou de loin au discernement de sa vocation ou de son vécu communautaire, il est bon, sans la brusquer, mais avec des paroles nettes, de la renvoyer à sa maîtresse des novices, quitte à motiver spirituellement l'effort qui lui est demandé: "Le Seigneur ne pourrait pas bénir notre échange dans ces conditions"; "la lumière ne peut te venir qu'en dialogue avec ta responsable". Ceci est vrai en particulier pour les sœurs qui apportent leur concours à la marche du noviciat. Elles ont à répondre à beaucoup de questions; mais quand les incidences deviennent trop personnelles, sans panique ni raideur elles doivent réorienter la jeune vers celle qui a mission de la former. La relation à la maîtresse des novices est à vivre dans la foi en Jésus et en son Église médiatrice du salut. C'est pour une jeune un moyen très sûr de rejoindre la lumière et la paix.
5 ‑ La mise en place de moyens efficaces et adaptés, avec évaluations régulières.
Le sujet est vaste, et ardu en même temps, vu la difficulté qu'éprouvent certaines communautés à rassembler un minimum de forces vives au service du noviciat. Contentons-nous d'évoquer un certain nombre de besoins et de problèmes auxquels il faudrait consacrer dans les années à venir des études et des échanges bien planifiés.
Les récréations Dès que l'on se penche sur la vie concrète des jeunes au monastère, on mesure l'importance des récréations, avec ou sans la communauté, dans le processus de la formation, et les devoirs qui en découlent pour une communauté qui se veut formatrice.
En ce qui concerne la récréation communautaire, la présence des plus jeunes ne doit pas tarir la spontanéité des conversations; mais le respect qu'on leur doit réclamera souvent une certaine pondération dans les habitudes contestataires de la communauté et dans les jugements émis, spécialement dans le domaine social. Comme on le remarque aisément, l'arrivée de jeunes possédant déjà une expérience de travail qualifié, de responsabilité humaine ou d'engagement social, amène progressivement la communauté à compléter son information sur telle profession, sur telle réalité économique, et à réviser des jugements qui portent trop la marque d'un seul milieu, aisé ou non.
Les jeunes sont sensibles au fait que l'on attende toujours la présence d'une sœur pour formuler sur elle une critique. Et d'une manière générale ce qu'on ne peut pas dire devant les jeunes gagne à n'être pas dit du tout. De ce point de vue, il faut savoir entendre et accepter les appels fraternels ou humoristiques à changer de conversation.
La programmation Le problème de la programmation des années de postulat et de noviciat soucie déjà plusieurs communautés, en France et hors de France. L'extrême diversité des sœurs en formation disqualifie d'avance tout programme contraignant, mais beaucoup de formatrices souhaiteraient disposer d'un panorama des matières à traiter, proposant un ordre d'urgence, des schémas de progressivité, des réflexions sur les méthodes et des exemples de travaux à suggérer. Le danger d'un programme est d'être d'avance décourageant; son grand avantage est qu'il permet de repérer plus facilement les lacunes importantes et de mieux planifier la formation au long des mois et des temps liturgiques.
Les méthodes Une mise à jour des méthodes rendrait également beaucoup de services. Beaucoup de formatrices ont inauguré, comme d'instinct, une pédagogie où les jeunes sont plus actives, et dans la plupart des monastères on sent le besoin de personnaliser au maximum l'ensemble de la formation. Un échange d'expériences serait certainement bienvenu et fructueux.
Les instruments Pour compléter le rajeunissement des méthodes, on aurait grand profit à réunir et à diffuser des instruments pédagogiques, non seulement des bibliographies mises à jour, mais des parcours partiels déjà expérimentés, des tableaux ou des résumés, des présentations audiovisuelles et des études de textes. Les excellentes choses qui ont été réalisées pour la préparation des sessions de jeunes, et récemment pour les divers centenaires, prouvent que nos Associations ou nos Fédérations ne sont démunies ni d'enthousiasme ni de savoir-faire.
La régularité de la formation Dans plusieurs communautés, la formation des jeunes s'articule de temps à autre sur la formation permanente de la communauté. Mais parfois la solidarité joue plutôt négativement, en ce sens que les urgences du travail communautaire, rémunéré ou non, empiètent sur le temps consacré à la formation des jeunes, sur la régularité de cette formation, et sur la préparation des diverses intervenantes.
Les cours Il y aurait lieu également de procéder à une évaluation comparative des divers cours par correspondance proposés aux moniales. Les monastères qui ont sur ce point une expérience significative pourraient dire à quelles conditions, personnelles et communautaires, ces cours peuvent être un facteur d'unification pour la moniale et de progrès pour la vie fraternelle.
L'entraide des monastères Enfin le temps semble maintenant très proche où les monastères se verront contraints à rechercher activement des moyens et des procédures de collaboration pour la formation des jeunes, qui devient d'année en année plus délicate et plus exigeante. Remédier à l'isolement des formatrices est l'une des premières urgences pour assurer la qualité humaine et spirituelle des monastères de demain.
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Nous nous interrogions, en commençant, sur les voies de l'avenir. Or voici qu'elles passent toutes par une communauté renouvelée dans son ardeur et authentique dans ses choix.
Avec plus d'urgence que jamais, chaque communauté monastique, responsable du présent pour esquisser l'avenir, habitée par une espérance qui la dépasse elle-même et aiguillonnée constamment par les impératifs de la formation, est appelée à la pauvreté du cœur, car il n'y aura pour elle d'autre repos que de cheminer avec le Christ, d'autre rassasiement que la plénitude de Dieu.
Sommes-nous en marche ?
C'est la question qui nous est posée aujourd'hui à la fois par nos difficultés communautaires et par l'espérance que l'Église met dans le témoignage des monastères.
Si nous sommes déterminés à rester pèlerins, si nous habitons le monastère « comme des hôtes et des voyageurs » (1 P 2,11), sans nous river à des acquis, sans nous installer au désert, sans nous agripper à des lieux, à des habitudes ou à des personnes, alors nous pourrons entendre ensemble, jour après jour, les appels nouveaux de l'Esprit; nous saurons, dans sa lumière et sa douceur, regarder et convertir notre vécu communautaire, rassembler et réaxer les forces, et nous mettre paisiblement en état d'urgence; nous oserons, s'il le faut, à plusieurs monastères, ouvrir des voies nouvelles de réflexion, de travail et de communion, pour que la vie passe, pour que le flambeau des prophètes continue de brûler, pour que chaque communauté monastique demeure, au cœur de l'Église, un lieu et une force d'amour, aussi longtemps que le peuple de Dieu pourra dire "aujourd'hui" (He 3,13).
Il en va de notre avenir, personnel et communautaire, comme de l'itinérance d'Abraham (Gn 12).
Le Seigneur lui dit: "Va (...) vers le pays que je te ferai voir". Abram part, et pourtant il n'a fait qu'entendre le Seigneur. Sa réponse est de marcher, jour après jour, au pas des brebis.
Il traverse le pays de Canaan jusqu'au Chêne de Moré, sans savoir encore quelle terre le Seigneur lui "fera voir". C'est alors que le Seigneur lui-même "se fait voir", et lui dit, en quelque sorte: « Le pays, tu viens de le voir: sans le savoir tu l'as parcouru. »
Est-ce le moment de la possession ? Pas encore: une autre promesse prend le relais de la première, reportant plus loin encore l'horizon: «À ta descendance je donnerai ce pays.» La réponse d'Abram sera donc de cheminer encore, en espérant la descendance.
Car l'itinérance continuera. La terre reconnue demeure encore promise, et Abraham n'y vivra jamais qu'en nomade: « C'est par la foi qu'il séjourna en Terre promise comme dans une terre étrangère, habitant sous des tentes. » (He 11,9). Tout ce qu'il possédera en Canaan, c'est le champ du Hittite, pour sa sépulture.
Il mourra étranger, au pays de la promesse, après avoir bâti, par sa foi de chaque jour, l'avenir du Peuple de Dieu.
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