Le cœur et la prière dans les Exclamations

de sainte Thérèse d'Avila

 

 

En regard des grandes œuvres écrites de Thérèse d'Avila ses dix-sept Exclamations font, de prime abord, modeste figure ; mais dès que l'on entreprend de les étudier pour elles-mêmes, dès qu'on se propose d'entrer dans l'intimité que Thérèse réserve à son Dieu à travers ces quelques textes rédigés après la communion dans le courant de l'année 1569, on est frappé de la vigueur spirituelle qui en émane, et plus encore de la sûreté théologique avec laquelle la Madre exprime ce qui lui tient à cœur et ce qu'elle a sur le cœur. Elle le dit à Dieu, elle se le dit à elle-même, mêlant librement la réflexion à la prière, comme la trame et la chaîne d'un même tissu. Elle le dit parce qu'elle a besoin de le dire, sans aucune préoccupation d'auditoire ni de correspondant, car ces Exclamations ne sont destinées à personne qu'à elle-même, et ce trait suffirait déjà à les singulariser. Si Thérèse a mis par écrit ces quelques soliloques, ce n'est pas par coquetterie spirituelle ni pour le plaisir d'engranger, mais en obéissant, certains jours, à une sorte de nécessité intérieure. Elle s'en explique d'ailleurs dans l'Exclamation XVIIème.

« Que de choses je pourrais ajouter encore, pour me prouver que je ne m'entends pas moi-même ! Mais puisque je sais très bien, mon Dieu, que vous ne les ignorez pas, à quoi bon tout ceci ? C'est afin qu'aux jours où mes misères se font vivement sentir et où ma raison s'aveugle, j'essaie de la retrouver dans cet écrit de ma main. Souvent, en effet, je me trouve si misérable, si faible, si pusillanime, que je cherche, mon Dieu, ce qu'est devenue votre servante » 17,2 (1).

Il s'agit donc, pour Thérèse, de fixer certaines intuitions, d'étoffer certaines découvertes, de flécher son accès personnel à certains textes de l'Écriture. C'est de tels moments de lucidité que Thérèse a voulu comme autant de jalons d'une route douloureusement frayée et comme autant de repères pour les jours d'incertitude ou d'aveuglement.

L'importance de ces méditations priantes dans l'itinéraire spirituel de Thérèse se mesure assez bien à la place qu'y tient le paradoxe. C'est 1e signe, en effet, que Thérèse aborde là des énigmes en elle-même ou des mystères en Dieu qui se dérobent aux approches trop sereines et appellent quelque folie du langage. Très souvent Thérèse part d'un paradoxe, paradoxe de sa vie ou des voies de Dieu, ou bien elle débouche, comme seule issue possible, sur l'amour paradoxal du Seigneur, qu'elle chante alors avec une ferveur quasi psalmique, ou bien encore c'est l'un des paradoxes de l'Écriture qui la met sur la voie d'une nouvelle confiance et d'une nouvelle paix. Les expériences dont nous trouvons ici la trace ont été vitales pour elle et ont sans doute modifié de manière décisive son regard sur la vie, sur Dieu, sur elle-même et sa manière de répondre à l'amour de son Seigneur. C'est donc bien le cœur de Thérèse qui se dit spontanément dans ces pages, non pas le cœur au sens banal du terme, qui ne retient que des connotations émotives, mais le cœur tel que l'entendent les hommes de la Bible, le cœur qui comprend autant qu'il aime, le tout de l'homme intérieur, le creuset où les idées, les émotions et les affects se muent en réponses, en décisions et en projets.

Sans essayer de retenir toutes les richesses de pareils textes, et sans reprendre par le menu un travail d'analyse souvent passionnant, nous essaierons d'en livrer les principaux résultats en isolant quelques points de plus grande résonance : le temps et la vie, la quête de Dieu et le désir, la réciprocité de l'amour, le service de Dieu, le salut des hommes, et enfin la véritable liberté.

 

 

La blessure du temps

 

 L'un des thèmes qui reviennent le plus fréquemment dans les Exclamations de Thérèse est celui du temps.     «Que cet exil est long, soupire-t-elle, pour l'âme qui désire se voir en présence de son Dieu ! » 15,1; « quand me faudra-t-il attendre cette présence ? » « Quel remède donnez-vous à cette souffrance ? Il n'y en a pas, si ce n'est de la souffrir pour vous » 15,1. Et tout de suite Thérèse se heurte à un premier paradoxe. On dit souvent que la vie est brève. Brève, elle l'est lorsqu'il s'agit de gagner par elle une vie qui n'a pas de fin 15,1, de l'échanger contre l'éternité 17,4 ; mais le désir de Dieu rend long ce temps qui est court, tout comme il rend hasardeux (dudoso) ce qui est certain 15,3. Un seul jour, une heure sont très longs, en effet, pour celui qui ignore s'il ne va pas offenser Dieu et qui redoute de le faire 17,4. Toute chair est comme l'herbe 3,2, répète Thérèse après le psalmiste, et à ses yeux le temps qui fuit affecte toute l'existence d'un coefficient de misère : « tout ce qui finit avec la vie n'est qu'un souffle » 11,1 ; « pas un instant nous ne sommes certains de vivre » 10,3. « Durant le rêve de cette misérable vie » 13.2, « tant que nous vivons dans cette condition mortelle » 2,2, nous connaissons « les vives flammes de la convoitise pour les choses misérables de la terre » 9,1 (2). En dépit de ce vocabulaire apparemment désabusé, la conscience de la fuite du temps est pour Thérèse plutôt dynamisante : le temps presse pour répondre à Dieu,  «pour combattre virilement » 15,2. Elle retrouve spontanément des accents augustiniens pour regretter le temps qu'elle a perdu : « Combien tard se sont enflammés mes désirs, et que de bonne heure vous m'aviez attirée, Seigneur, et appelée à m'appliquer tout entière à vous ! » 4,1. « Je gémis sur moi, et plus encore sur le temps où je vivais sans gémir » 1,1 ; « je pleure le temps où je n'ai pas compris ! » 11,3. Mais très vite c'est la confiance qui triomphe : parce que Dieu est le Tout-puissant 4,1, parce que ses grandeurs et ses œuvres sont sans limite, il va rattraper le temps perdu en donnant sa grâce dans le présent et pour l'avenir, « afin, dit Thérèse, que je paraisse devant vous revêtue de la robe nuptiale » 4,2. La certitude d'une rencontre décisive, l'assurance d'un royaume dont nous jouirons sans fin 14,4 prennent ainsi le pas, chez elle, sur toutes les impressions négatives liées à la condition terrestre, et, en s'adressant aux saints du ciel, Thérèse leur demande, dans l'Exclamation XIIIème :  «Obtenez-nous la joie que vous éprouvez à voir l'éternité de vos joies et combien c'est chose délicieuse que de voir avec certitude que ces joies ne finiront point » 13,2; « dites-nous comment, avec vous, obtenir ce bien tellement sans fin ; aidez-nous, vous qui êtes si près de la source ! » 13,4. L'éternité promise valorise le temps et le transforme en fidélité. Inversement, c'est tourner le dos à la joie éternelle que de se crisper sur les joies immédiates : « Oh, gens intéressés, avides de leurs plaisirs et de leurs délices, qui pour ne pas attendre un peu de temps avant d'en jouir abondamment, pour ne pas attendre un an, pour ne pas attendre un jour, pour ne pas attendre une heure, et il se peut d'aventure que ce ne soit qu'un instant, perdent tout, pour jouir de la misère » 13,2.

 

 

La vie absente

 

 

 Inséparable de ce thème de la temporalité, celui de la vie est marqué d'une ambivalence plus nette encore.  «Ô vie longue, ô vie amère, ô vie où l'on ne vit point » 6,1, s'écrie Thérèse, « qui te désirerait, alors que l'avantage qu'on peut obtenir de toi - qui est de contenter Dieu en toutes choses - est si incertain et si plein de périls! » 1,3. Et Thérèse, à plusieurs reprises, motive les griefs qu'elle a contre sa vie : « Que peut faire l'âme enfermée dans cette prison ? » 15,1 ; « tant que dure cette vie mortelle, l'éternelle est toujours en péril » 17,3. « Ô vie ennemie de mon bien, que n'ai-je licence de t'achever ! Je te supporte parce que Dieu te supporte ; je te maintiens parce que tu es à lui » 17,4.

En fait, ce que Thérèse refuse, c'est la vie « absente de sa Vie » 1,1.  « Oh ! Vie qui donnez à tous la vie, dit-elle à Dieu, si quelque chose peut soutenir une vie où l'on est sans vous, c'est la solitude (3), parce que l'âme s'y repose avec (celui qui est) son repos. Mais comme, très souvent, elle n'en jouit pas avec une entière liberté, son tourment redouble » 2,1. Confrontée à ce « tourment », Thérèse trouve une issue dans le paradoxe : la vie va mettre la mort à son service : « Ô mort, ô mort, comment peut-on te redouter, puisqu'en toi se trouve la vie ? » 6,2. La mort va même, dès ici-bas, habiter la vie et la travailler comme un ferment :

« Celui que vous avez relevé, Seigneur, comment peut-il trouver le moyen de vivre si ce n'est en mourant, avec le souvenir des biens qu'il a perdus et qui lui reviendraient s'il avait gardé l'innocence du baptême ? Il ne peut mieux vivre qu'en mourant toujours de ce regret. Mais l'âme qui vous aime tendrement, comment pourrait-elle le supporter ? » 3,2.

En définitive, ce qui apaise Thérèse dans le tourment de vivre, c'est une référence toute filiale au projet de Dieu : « Pourquoi donc dois-je vivre dans cette misérable misère ? Pour que se fasse la volonté du Seigneur » 15,3. C'est alors que la mort à soi-même devient vraiment un passage pascal, parce qu'elle est l'œuvre de Dieu : « Que meure ce moi, et que vive en moi un autre qui est plus que moi et meilleur pour moi que moi-même, pour que je puisse le servir. Qu'il vive et me donne la vie ! Qu'il règne et que je sois son esclave ! Mon âme ne veut pas d'autre liberté » 17,3.

  

Le chemin du désir

 

 Cette hâte de vivre qui caractérise Thérèse, et l'impatience qu'elle manifeste devant les lenteurs du temps, sont liées directement à la force de son désir, comme elle l'a elle-même nettement pressenti.

Désir, désirer, ce sont deux mots qui reviennent régulièrement dans la phrase de Thérèse dès qu'elle essaie de clarifier ce qui se passe en elle. Elle sait que le désir peut être parasité par l'égoïsme : « trêve de nos désirs et de nos intérêts » 15,3 ; mais elle parle surtout de son désir de Dieu : « Mon âme désire jouir de lui, et ne voit pas comment » 1,2. Même si, dans un premier temps, l'âme a pu s'aider de la contemplation des grandeurs de Dieu, l'entendement s'avère vite incapable de savoir qui est son Dieu, et la considération de ses grandeurs ne fait que révéler en meilleur jour ce que Thérèse appelle ses innombrables bassesses 15,2. De plus l'attente fait mal: « Hé- las, Seigneur, qu'il est long cet exil où l'on en voit de dures pour désirer mon Dieu ! » 15,1. Mais cette souffrance du désir peut être vécue, elle aussi, sous le signe du paradoxe, puisque, à tout moment, l'Aimé qui fait souffrir peut se muer en repos : « Ô mon repos suave, repos de ceux qui aiment mon Dieu, ne faites pas défaut à qui vous aime, puisque c'est par vous que doit grandir et s'adoucir le tourment que cause l'Aimé à l'âme qui le désire»  15.1.

Toujours en marche, toujours relancée dans sa quête de Dieu, Thérèse est consciente cependant que le Seigneur n'a jamais frustré son espoir « n'ai-je pas reçu de mon Dieu des témoignages d'amour surpassant de beaucoup tout ce que j'ai jamais su demander ou désirer? » 5.2. À vrai dire, pour demander à bon escient, il faudrait que le croyant soit au clair avec son propre désir ; or Thérèse sait que c'est chose impossible : « Ayez pitié, Créateur, de vos créatures ; considérez que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, que nous ne savons pas ce que nous désirons et ne tombons pas juste en ce que nous demandons » 8.2. Dans ces conditions, mieux vaut s'en remettre au Seigneur pour purifier les demandes en authentifiant le désir : « Pourquoi voudrais-je désirer plus que ce que vous voulez me donner ? Pourquoi voudrais-je me fatiguer à vous demander une chose ordonnée à mon désir, alors que vous connaissez déjà l'aboutissement de tout ce que peut concerter mon intelligence et désirer mon désir, et que j'ignore ce qui me convient ? » 17,1. « Si vous vouliez me contenter en accomplissant tout ce que demande mon désir, je vois que je serais perdue » 17,2 ; « ne me châtiez pas en me donnant ce que je veux ou ce que je désire, si votre amour ne le désire point » 17,3.

C'est donc Dieu lui-même qui va ajuster à la fois le cœur et la prière à son propre désir. Ce qui reste au pouvoir de Thérèse, c'est de vouloir d'avance ce que Dieu veut : « Je désire, Seigneur, vous contenter : quant à mon propre contentement, je sais bien qu'il n'est en aucun mortel. Ainsi vous n'incriminerez pas mon désir » 15,2. « L'âme tellement captive désire sa liberté, tout en désirant ne s'écarter en rien de ce que vous voulez » 6,2; « yo no quiero sino quereros ; moi, je n'aime que vous aimer » 6,2.

Pour comprendre à quel point Thérèse se sent investie et tenaillée par son désir de Dieu, il faut entendre aussi ses plaintes devant tout ce qui entrave son amour, devant tout ce qui réveille ce qu'elle appelle « le tourment de vivre sans Vous » 2,1.

Elle voudrait que rien ne l'empêche d'aimer 5.2 ; or tout lui fait obstacle « dans une prison aussi pénible que cette condition mortelle » 1,2, si bien qu'au milieu de « cette mer tempétueuse » elle ne parvient pas à se défaire totalement d'un sentiment d'insécurité : « Que nous avons raison de vivre dans la crainte ! » 9,2. « Oh, Seigneur, que vos sentiers sont doux! Mais qui donc y marchera sans crainte ? Je crains de vivre sans vous servir » 1,1. Ce n'est pas la mort qui fait peur à Thérèse, car elle y voit le passage vers la grande rencontre ; mais la loyauté même de son amour la ramène souvent au souvenir de sa longue infidélité : « Peut-elle ne pas craindre, celle qui a passé une partie de sa vie sans aimer son Dieu (en no amar a su Dios) ? » 6,2.

Il est indéniable que la pensée du jugement et de ses conséquences éternelles est restée chez Thérèse, bien longtemps après la grâce de 1560, l'un des ressorts de la conversion permanente : « Oh, Dieu, quel grand tourment c'est pour moi quand je considère ce que peut éprouver l'âme qui, ici­bas, a toujours été aimée et soutenue, servie, estimée, choyée, quand, sitôt morte, elle voit qu'elle est perdue à jamais, et comprend clairement que ce sera sans fin » 11,1 (4). Mais cette crainte est resituée explicitement par Thérèse dans le champ de son amour pour le Christ : « Vous savez, mon Seigneur, que j'ai été souvent plus effrayée de songer que je verrais peut-être de la colère contre moi sur votre divin visage en cet épouvantable jour du jugement dernier que d'imaginer toutes les peines et les fureurs de l'enfer » 14,2. Le regard sur Jésus écarte, à lui seul, toutes les menaces de l'imaginaire et permet à la confiance de triompher : « Vous savez bien, mon Dieu, qu'au milieu de toutes mes misères je n'ai jamais cessé de reconnaître la grandeur de votre pouvoir et de votre miséricorde. Tenez-moi compte, Seigneur, de ne pas vous avoir offensé en cela » 4,2.

À l'insécurité, que Thérèse vit à la fois comme une épreuve et comme une invitation à l'espérance, s'ajoute parfois le poids de l'incertitude.

Incertitude du lendemain : « pas un instant l'on n'est certain de vivre » 10,3 et l'on ignore le jour et l'heure 15,3. Incertitude, plus douloureuse, portant sur l'authenticité de son amour:  « Hélas, mon Dieu, comment pourrais-je savoir avec certitude que je ne suis pas séparée de vous ? Ô ma vie, vas-tu devoir vivre avec si peu d'assurance en une affaire si importante ? » 1,3. Incertitude, enfin, sur le temps qu'il faudra pour que se dissipe son remords : « Vous avez guéri mon aveuglement par le bandeau qui a voilé vos yeux divins, et ma vanité par une si cruelle couronne d'épines. Ô Seigneur, Seigneur, tout cela navre davantage encore qui vous aime. Je ne sais si cette peine me quittera avant le jour où, en vous voyant, nous quitterons toutes les misères de cette condition mortelle » 3,3.

Si remuée qu'elle soit, à certaines heures, par les appréhensions qui la visitent, Thérèse est incapable de se dérober à la lumière, et c'est pour elle une surprise autant qu'une peine que de voir des hommes vivre sans désir de Dieu et même se refuser à lui. « C'est vous, dit-elle au Christ, qui possédez les paroles de vie où tous les mortels trouveraient ce qu'ils désirent, s'ils voulaient le chercher » 8,1. « L'aveugle-né désirait voir la lumière et ne le pouvait pas. Aujourd'hui, Seigneur, on ne veut pas voir » 9,2 ; et dans l'Exclamation Xème, à propos de l'épisode où Jésus pleure son ami mort, Thérèse commente : « Ces larmes, il ne les a pas versées uniquement pour Lazare, mais pour ceux qui refuseraient de ressusciter bien que Sa Majesté les appelle à haute voix » 10,2. De cette surdité volontaire Thérèse aperçoit l'effet ultime : « Mon vrai Dieu ! qui ne vous connaît point ne vous aime point. Quelle grande vérité c'est là ! Mais hélas ! douleur ! hélas ! la douleur, Seigneur, de ceux qui ne veulent pas vous connaître ! C'est chose redoutable que l'heure de la mort » 14,1. Thérèse le sait par expérience, l'homme amène son propre malheur lorsqu'il étouffe son désir de Dieu, et il n'est pas de plus grand leurre que celui d'une liberté qui se refuse : « Là-bas (c'est-à-dire dans l'au-delà) il ne servira à rien de vouloir ne pas penser aux choses de la foi, no le valdra querer no pensar las cosas de la fe » 11,1.

Tels sont donc les obstacles qui retardent la marche des chercheurs de Dieu : le temps qui dure ou qui fuit, la fragilité de la réponse humaine, et le pouvoir de refus qui est le versant périlleux de toute liberté. La Madre connaît tout cela, et il lui arrive de craindre pour elle-même et pour les autres ; mais elle a accepté une fois pour toutes la loi de l'exode et elle sait que jusqu'au bout son amour devra cheminer : « Que puis-je faire, ô mon Bien, que puis-je faire ? Devrais-je d'aventure désirer de ne pas vous désirer ? » 6,1.

 

 

La guerre d'amour

 

 

Ce qui meut Thérèse, ce qui la soutient sur la route, ce qui lui donne la hâte du Royaume, c'est la certitude d'être aimée et de pouvoir aimer. Nous parvenons, avec ce nouveau thème, au cœur de l'expérience spirituelle de Thérèse telle qu'elle nous est livrée dans les Exclamations.

Aimer Dieu et jouir de Dieu (amar, gozar), c'est le bonheur que Thérèse attend pour l'au-delà : « Il me semble, mon Seigneur, que mon âme trouve le repos quand elle considère ce que sera sa jouissance, si votre miséricorde lui accorde de jouir de vous » 4,1. « Que je ne sois pas privée, mon Dieu, que je ne sois pas privée de jouir en paix d'une si grande beauté » 14,2. Mais cet amour qui vient de Dieu nous est déjà offert sur la terre : Thérèse le perçoit déjà à l'œuvre dans sa vie : « Ô Amour qui m'aimes plus que je ne puis moi-même m'aimer et comprendre ! » 17,1. Elle affectionne, spécialement dans la seizième Exclamation, de le décrire dans le langage du paradoxe : l'amour est une peine, une blessure 16,1, une brûlure, la plaie laissée par une flèche 16,2 ; mais pour rien au monde elle ne voudrait être privée d'un « mal si précieux », d'un « tourment si pénible et si délicieux », de la joie « d'une souffrance si bien employée » 16,2.

 

À ce tourment il n'est pas de remède « parmi ceux dont les mortels disposent » 16.2. Certes, lorsque la solitude s'épaissit - non pas que Dieu soit absent, mais parce que l'âme vit « absente de lui » - il peut être apaisant de se souvenir que le Seigneur est en tout lieu ; mais le soulagement est de courte durée, car « lorsque redoublent la force de l'amour et les élancements de cette peine, le cœur qui aime beaucoup n'admet ni conseil ni consolation, sauf de celui qui l'a blessé » 16,1. Et Dieu exauce cette confiance farouche et jalouse en venant, « quand il le veut, guérir soudain la blessure qu'il a faite ». Comment s'étonner de cette conduite paradoxale de Dieu, puisque son amour pour nous est, dès sa source, insondable gratuité ? C'est le thème de la septième Exclamation : si le Maître du ciel et de la terre « met ses délices à être avec les enfants des hommes » (Pr 8,31), ce n'est pas faute d'avoir quelqu'un en qui se complaire (cf. Mt 3,17), puisqu'il nous a donné sur la terre quelqu'un qui le connaît comme le connaît son Fils unique et que les trois Personnes divines se connaissent, s'aiment et prennent ensemble leurs délices 7,2. « En quoi mon amour est-il nécessaire, demande alors Thérèse, pourquoi le voulez-vous, mon Dieu, ou qu'y gagnez-vous ? ». Dieu-Amour, qui n'a besoin de rien, crée en nous les conditions de la réciprocité en nous offrant la médiation de son Fils. Et Thérèse de conclure : « Sous cette protection, tu pourras t'approcher ; puisque Sa Majesté met ses délices en toi, tu pourras l'implorer pour que toutes les choses de la terre soient impuissantes à t'empêcher de prendre tes délices, toi aussi, et de te réjouir de la grandeur de ton Dieu » 7,3.

 

Dieu est origine, Dieu a l'initiative, et c'est toujours lui qui commence ce que Thérèse nomme hardiment la guerre d'amour (esta guerra de amor) 16.3. C'est l'idée qu'elle développe dans la seizième Exclamation, en proposant son exégèse d'un verset du Cantique (2,16) :  « Mon Bien-Aimé est à moi, et moi je suis à lui ». L'ordre des termes n'est pas indifférent : ce n'est pas Thérèse qui, d'emblée, est au Bien-Aimé, car, dit-elle, « un pareil amour ne peut partir de chose aussi basse que le mien » 16,2. Si donc l'amour de Thérèse, sans s'arrê-ter en chose créée, peut atteindre son Créateur, c'est qu'au départ déjà son Bien-Aimé est à elle. C'est lui qui déclenche « l'admirable bataille » 16,4. Le Seigneur s'empare de la forteresse, c'est-à­dire la partie supérieure de l'âme, et il jette dehors les sens et les puissances. Celles-ci, dans le trouble et à l'abandon, commencent par errer sur les places et dans les faubourgs, conjurant les filles de Jérusalem de leur donner des nouvelles de leur Dieu. Puis, « lasses de se voir sans lui, elles reviennent conquérir leur conquistador ». Dans ce combat qu'elles savent inégal, elles luttent jusqu'à l'épuisement de leurs forces, et, finalement, c'est « en se donnant pour vain-cues » qu'elles parviennent à « vaincre leur vainqueur » 16.3.

Dieu commence et recommence. Dieu donne, il suffit d'ouvrir les mains : « Ô chrétiens, chrétiens ! considérez la fraternité que vous avez avec ce grand Dieu ! » 14,2. « Il est temps, maintenant, de prendre ce que nous donne ce Seigneur compatissant, notre Dieu ; puisqu'il veut des amitiés, qui donc refusera la sienne à celui qui n'a pas refusé de verser son sang et de perdre la vie pour nous ? » 14,3. Mais comment rester fidèle, dans le quotidien, à cette amitié sans cesse proposée par le Seigneur ? comment répondre à « cette pitié tellement sans mesure » par un amour suffisamment gratuit, alors que les œuvres de nos mains menacent à chaque instant de se changer en idoles ? À cette question Thérèse a trouvé une réponse dans un épisode de l'Évangile qu'elle a lu et relu avec son cœur de femme et qu'elle commente dans sa cinquième Exclamation : l'accueil de Jésus par Marthe et Marie.

L'argumentation de Thérèse est facile à résumer. Marthe se plaint ; mais de quoi au juste se plaint-elle ? D'avoir à servir le Seigneur ? Sûrement pas, car l'amour transforme le travail en repos. Aussi bien ne s'adresse-t­elle pas à sa sœur, mais directement à Jésus ; et c'est bien lui qui est en cause : apparemment il ne se soucie pas de Marthe et ne semble pas désireux de la voir demeurer avec lui. Thérèse ajoute même, à propos de Marthe, et c'est là aussi une remarque bien féminine: « Peut-être se croyait-elle moins aimée que sa sœur ? ». Mais c'est surtout la réponse de Jésus qui retient l'attention de Thérèse, parce qu'elle vient la confirmer dans une cer.titude qui lui est chère : c'est que l'amour non seulement englobe tous les types de vocations dans l'Église, mais unifie le cœur en toute situation. Et la Madre fixe cette conviction dans une de ces formules extrêmement denses dont elle a le secret : « Vous lui répondîtes, Seigneur, que seul l'amour donne du prix à toutes les choses, et que le plus nécessaire, c'est que l'amour soit si grand que rien n'empêche d'aimer » 5,2.

 

 

Contenter Dieu

 

 

Nous voici amenés, dans la logique même de ce commentaire de Thérèse, à écouter ce qu'elle dit, dans ses Exclamations, du service de Dieu.

Ce qui frappe tout d'abord, c'est qu'à aucun moment Thérèse n'est tentée de survaloriser ce qu'elle peut accomplir pour la gloire de son Seigneur. Alors que les œuvres de Dieu sont « saintes, justes, d'une valeur inestimable, et marquées d'une grande sagesse » 1,2, elle ne découvre dans ses propres œuvres qu'imperfections et fautes 1,1 : « Je vois que je ne puis rien faire qui soit bon, si vous-même ne me le donnez. Ô mon Dieu et ma miséricorde, que puis-je faire pour ne pas défaire les grandes choses que vous faites avec moi ? ». En se comparant à saint Martin, la Fondatrice ose écrire, dans son Exclamation XVème : « Lui avait des œuvres, moi, je n'ai que des paroles, et je n'ai de valeur pour rien d'autre. Que mes désirs du moins aient valeur d'hommage devant vous, mon Dieu, et ne regardez pas mon peu de mérite ». Et elle ajoute, dans le même contexte :     «Misérables sont mes services, même si j'en rendais beaucoup à mon Dieu » 15,3.

« Contenter Dieu en tout » 1,3, « contenter Dieu toujours » 3,2, c'est tout le programme de la Madre (5), et elle oppose souvent ce contentar, actif et oblatif, au contento (contentement) recherché par les hommes, ce muy breve contento pour lequel ils se perdent misérablement 3,2, ces falsos contentos auxquels ils s'attachent et que Jésus, dans sa Passion, a payés si cher 3,3, ce contento qui est toujours une illusion s'il n'est placé en Dieu seul (6) : « Tout mon bien consiste à vous contenter » 13,2 ; « ô tout mon contentement, ô mon Dieu, que ferai-je pour vous contenter ? » 15,3 ; « pourvoyez moi, vous, dans votre sagesse, des moyens nécessaires pour que mon âme vous serve plus à votre goût qu'au mien » 17,3.

Thérèse sait quelle grâce elle a reçue lorsque, toute jeune encore, elle a été « appelée à s'employer tout entière à Dieu » ; elle est consciente aussi de la dette qu'elle a contractée envers son Sauveur. C'est pourquoi, sans cesser de songer aux joies promises, elle voudrait d'abord servir le Christ (mas querría primero serviros), parce que c'est en la servant qu'il lui a acquis le bonheur qui l'attend 4,1.

Peu à peu le vouloir de Dieu devient ainsi la nourriture de Thérèse : « Vous, mon Dieu, veuillez de moi ce que vous voulez vouloir : c'est cela que je veux ! » 17,2. Sa décision est prise : « Puisqu'il faut vivre, vivons pour vous » 15,3 , et Thérèse fait sienne, presque mot pour mot, l'offrande résolue de saint Martin (7) : « Vous me voyez devant vous, Seigneur ; s'il est nécessaire de vivre pour vous rendre quelque service, je ne refuse aucune de toutes les épreuves qui peuvent m'advenir sur la terre » 15,2. Dès lors, tout comme l'amour donne du prix à toutes choses, c'est le service qui va donner du poids à l'amour : « Plus tu lutteras, plus tu montreras l'amour que tu as pour ton Dieu, et plus tu jouiras de ton Aimé, dans une joie et des délices qui ne peuvent finir » 15,3. Pour le temps qu'il lui reste à servir, Thérèse n'attend pas d'autre encouragement que le regard de son Seigneur : « Je considère souvent, mon Christ, combien savoureux et combien délicieux se font vos yeux pour celui qui vous aime et que vous, mon Bien, daignez regarder avec amour. Un seul de ces regards si doux (accordé) aux âmes que vous tenez pour vôtres suffit pour récompenser de longues années de service » 14,1. La vie éternelle reste intensément présente dans l'espérance de la Madre, mais cette espérance même la ramène au quotidien qui lui permet déjà de traduire son amour, comme elle le dit en tutoyant le Maître : « Que je te serve toujours, et fais de moi ce que tu voudras » 17,6.

 

    

« Commencez, Seigneur ! »

 

Cette volonté de coïncider avec le projet de Dieu prend effectivement, dans la vie de Thérèse, une forme très concrète, et devient un souci passionné du salut de tous les hommes.

Pour elle, l'amour que l'on reçoit est un amour à partager. Alors que les amants, ici-bas, se veulent seuls au monde, de crainte de perdre ce qu'ils possèdent 2.1, l'amour pour Dieu cherche, au contraire, « les moyens de trouver de la compagnie », car, bien loin de se diluer dans l'anonymat, « il augmente avec le nombre de ceux qui aiment » 2,1. Et cette ouverture sur l'universel est à ce point connaturelle à l'amour pour Dieu qu'une ombre passe sur le bonheur du croyant lorsqu'il voit que tous ne jouissent pas d'un tel bien 2,1. Même la solitude, où l'âme « se repose et s'entretient seule à seule avec son Créateur », est ressentie, à certaines heures, comme un loisir encore trop personnel, et l'âme n'en jouit pas avec une liberté entière ; en effet, comme l'écrit la Madre dans sa deuxième Exclamation, « dans les plus grands régals et joies qu'on trouve en vous, Seigneur, un souvenir nous blesse, celui de tant de gens qui refusent ces joies et de ceux qui pour toujours vont les perdre ». Et ce souvenir obsédant,  «blessant », de tant de détresses spirituelles, lorsqu'il traverse la solitude, crée cet autre paradoxe : le repos fatigue, el descanso cansa : « Qu'est-ce là, mon Dieu ? le délassement lasse l'âme qui ne cherche qu'à vous contenter ! ». C'est alors que l'âme « renonce de grand cœur à sa joie, pensant qu'elle contribuera à ce que d'autres en jouissent ». Le souci du prochain n'est donc pas un pis-aller pour les moments de moindre ferveur, puisqu'il est une participation à l'amour rédempteur : « Ô mon Jésus ! qu'il est grand l'amour que vous portez aux enfants des hommes ! le meilleur service que l'on puisse vous rendre, c'est de vous quitter pour l'amour d'eux et pour leur avantage » 2,2.

Est-ce à dire que Thérèse inverse la hiérarchie des valeurs et qu'elle encourage l'activisme aux dépens de la prière ? Certes non. Elle suit simplement la logique de l'amour, la pente de la plus grande gratuité. Elle quitte Dieu goûté sans quitter Dieu servi, et Dieu ainsi quitté est « possédé plus entièrement ». La joie même (gozar) ne disparaît pas ; elle passe seulement du sentiment au tréfonds de l'être : « bien que la volonté n'ait pas autant de satisfaction dans la joie qu'elle éprouve (en gozar), l'âme se réjouit (se goza) de vous contenter ».

Assurée de rejoindre le désir de Dieu en lui parlant des hommes, Thérèse ne se fait pas faute de lui recommander les pécheurs, parmi lesquels elle se compte, et l'idée qu'elle se fait du péché colore fortement sa prière d'intercession.

Le péché, pour elle, est d'abord la misère de ceux qui oublient Dieu. Ils oublient que le Père veut les aimer comme il aime son Fils unique 7.1. Ils oublient les encouragements du Christ : « Venez à moi, vous qui êtes accablés » 8,1 , et son amour qui a payé si cher pour nous apprendre à aimer 3.1. « Ô mon Rédempteur, s'écrie Thérèse, ils sont si oublieux qu'ils s'oublient eux-mêmes ! Vous savez, mon Roi, quelle torture c'est pour moi de les voir si oublieux des grandes tortures qu'ils devront subir sans fin » 10,3.

Ici apparaît le thème du châtiment éternel, qui revient avec une insistance surprenante, spécialement dans les Exclamations X à XIV. Un temps viendra, explique Thérèse, où la justice du Seigneur aura son cours et montrera hautement si elle égale sa miséricorde 12,5. Que deviendront alors « ceux qui auront mérité que cette justice s'exécute et resplendisse en eux ! ». Ils seront soumis, toujours, toujours, sans fin, aux furies infernales » 10,3. Et Thérèse d'avertir les ennemis de Jésus : « Vous ne pouvez rien contre son pouvoir ; tôt ou tard il vous faudra payer au feu éternel des outrages et une insolence si téméraires » 12,4. « En ce moment, le Juge qui doit vous condamner vous supplie. Ô dureté des cœurs humains ! » 10.3 (8).

Même si la théologie, de nos jours, nous a habitués à un langage plus sobre, il serait de mauvaise méthode de gommer ou d'occulter de tels passages dans l'œuvre de Thérèse, surtout dans des textes écrits pour elle-même. Ils prouvent à tout le moins que la vision de l'enfer, après avoir joué un rôle considérable dans la conversion personnelle de Thérèse, a laissé son empreinte dans sa sensibilité apostolique. Au-delà des images qui reflètent la culture de son temps, nous saisissons là, chez la Madre, une cohérence qui a sa valeur : la même Thérèse qui a tout misé sur la certitude d'être aimée ne s'est jamais caché le grand enjeu de la liberté.

Elle se montre d'ailleurs tout aussi vigoureuse lorsque, dans la douzième Exclamation, elle décrit le péché comme une folie d'ingratitude. Lâches en tout le reste, nous sommes si hardis devant Dieu ! 12,1-5. Nous tournons notre furie contre lui, tels des déments dont la folie décuple les forces 12,1 , et nous sommes veules devant le démon, cet indigent, cet esclave, ce vaincu, dont les joies sont fausses et trompeuses les promesses, et qui ne mérite aucune confiance puisqu'il a trahi le Créateur. Voilà bien l'ingratitude des hommes : servir Satan avec les dons de Dieu, répondre à l'amour de Dieu en aimant celui que Dieu hait, prendre pour compagnon « l'infernal capitaine » qui a maltraité Jésus, frappé la Majesté liée par l'amour qu'elle nous porte, et tué Celui qui, pour nous donner la vie, a sacrifié la sienne.

Mais là où le péché abonde, la grâce va surabonder ; et c'est au moment où Thérèse dénonce le péché avec cette lucidité douloureuse que sa prière jaillit avec le plus d'audace et de confiance : « Donnez-nous la lumière, Seigneur ! » 8,2 ; « ayez pitié de ces créatures qui sont vôtres ! ». Rien n'arrête sa hardiesse lorsqu'un souvenir de l'Évangile lui permet de prendre Jésus au mot : « Vous avez dit, ô mon Maître, que vous veniez chercher les pécheurs. Les voilà, Seigneur, les vrais pécheurs ! » 8,3. « Ressuscitez ces morts ! » 10,2. « Lazare ne vous a pas demandé de le ressusciter. Vous l'avez fait pour une femme pécheresse ; vous en voyez une ici, mon Dieu, et bien plus coupable ; que resplendisse votre miséricorde ! » 10,3. Vous avez dit : « Venez à moi, et je vous donnerai à boire. Vous êtes venu au monde pour remédier à ces grandes misères-là ; commencez, Seigneur ! » 9,1.

Thérèse a une telle certitude d'être entendue et une telle foi en la puissance de Dieu qu'elle entreprend de faire pression sur son amour, jusqu'à la limite du chantage : ce que l'homme ne voit pas, ce que l'homme ne peut pas, c'est Dieu qui va le faire ! « C'est dans les choses les plus difficiles que doit se montrer votre pitié » 9,1. « Ici, mon Dieu, doit se montrer votre puissance, ici votre miséricorde. Oh ! la rude chose que je vous demande, mon vrai Dieu : aimer qui ne vous aime pas, ouvrir à qui ne vous appelle pas, donner la santé à qui se complaît dans la maladie » 8,2. « Que vos appels, Seigneur, soient si puissants, que même s'ils ne vous demandent pas la vie, vous la leur donniez » 10,2. « Ayez pitié de ceux qui n'ont pas pitié d'eux-mêmes ; puisque, dans leur malheureux état, ils ne veulent pas venir à vous, venez à eux, Vous, mon Dieu. Je vous le demande en leur nom, et je sais que, dès qu'ils se connaîtront eux-mêmes, qu'ils rentreront en eux-mêmes et qu'ils commenceront à vous goûter, ces morts ressusciteront ! » 9.1. La Madre traduit ainsi dans ses demandes les paradoxes qu'elle découvre dans l'amour de Dieu. Jésus dit « Venez à moi ». Thérèse répond : « Je viens à vous » 9,2 ; mais elle ajoute : « Venez à eux » 9,1.  Ecoute, offrande, intercession: toute la prière apostolique du Carmel est là, dans cet élan généreux du cœur de Thérèse.

Et pourtant cette intrépidité ne l'empêche pas de rester une femme pauvre : « Toute misérable que je suis, je vous demande grâce pour ceux qui refusent de vous la demander » 10,3. Ne voir que littérature dans ces expressions d'humilité qui jalonnent le discours de Thérèse serait fausser le sens de sa démarche spirituelle. À ses yeux, en effet, ces retours incessants sur sa misère et son indignité sont le contrepoint nécessaire et même la justification de son audace. C'est parce qu'elle n'a droit à rien que Thérèse jette si hardiment son souci en Dieu; c'est parce qu'elle se sait rachetée et pardonnée qu'elle recourt d'instinct à la médiation de Jésus et vient boire si souvent aux « fontaines vives de ses plaies » 9,2 : « Seigneur mon Dieu, accordez-moi qu'une seule des âmes pour lesquelles je vous prie, une seule, obtienne de vous la lumière, car elle en éclairerait beaucoup d'autres. Ne le faites pas pour moi, qui ne le mérite pas, mais par les mérites de votre Fils. Regardez ses plaies, Seigneur, et puisqu'il a pardonné à ceux qui les lui ont faites, vous, pardonnez-nous » 11,3.

 

 

L'au-delà de la liberté

 

Plusieurs des thèmes que Thérèse a privilégiés dans ses Exclamations : le temps, le désir, l'amour, le service, l'attente de la vie éternelle, reparaissent comme en strette dans le finale de la XVIIème, ponctués à la basse par le thème de la liberté.

Tout part de ce cri de Thérèse déjà cité : « Qu'il meure, ce moi, et qu'un autre, plus grand que moi et meilleur pour moi que moi-même, vive désormais en moi, afin que je puisse le servir ! Qu'il vive et me donne la vie ! Qu'il règne et que je sois son esclave ! Mon âme ne veut pas d'autre liberté » 17,3.

Mort, vie, liberté : trois mots abrupts, dissonants, que Thérèse va laisser s'entrechoquer en elle jusqu'à ce qu'une harmonie apparaisse. Elle agrippe d'abord celui de liberté : « Comment sera libre celui qui s'est rendu étranger au Très Haut, ajeno del Sumo ? Y a-t-il plus grande, plus misérable captivité que celle d'une âme qui s'est échappée de la main de son Créateur ! ». Puis c'est la reprise du même thème, en majeur cette fois, sous la forme d'une béatitude : « Heureux ceux qui, liés par les bienfaits de la miséricorde de Dieu comme par des ceps et des chaînes, se verront emprisonnés et impuissants à s'échapper ! ». Mais le chemin de cette impuissan-ce bénie passe par la mort. C'est ce que Thérèse a lu dans l'aphorisme étrange du Cantique: « L'amour est fort comme la mort et dur comme l'enfer », et son commentaire, qui suit immédiatement, formule un double souhait paradoxal : « Oh ! qui se verra déjà mort de ses mains et précipité dans cet enfer divin, sans espoir, oui, sans espoir d'en pouvoir sortir, ou pour mieux dire, sans crainte de s'en voir évincer ! ».

Sur quelques lignes, alors, reprend la plainte de la Madre sur la « vie ennemie de son bonheur » et la longueur de son exil. Mais ce n'est là qu'une variation, et sans tarder Thérèse revient à son thème : « Oh ! libre arbitre, si esclave de ta liberté quand tu n'es pas cloué (9) par la crainte et l'amour de Celui qui te créa ! Oh ! quand viendra cet heureux jour où tu te verras noyé dans cette mer infinie de la souveraine vérité (suma verdad), où tu ne seras plus libre de pécher ni ne voudras l'être, parce que tu seras à l'abri de toute misère et naturalisé avec la vie de ton Dieu ! ».

L'issue est trouvée, le passage est ouvert de la vie ennemie à la vie même de Dieu. Au péage de la mort on abandonne seulement ce qui empêchait de vivre. Et c'est l'entrée dans le mystère de Dieu et de sa merveilleuse autonomie : « Lui, il est bienheureux, parce qu'il se connaît et s'aime et jouit de lui-même sans pouvoir faire autre chose. Il n'a pas, il ne peut avoir, et ce serait pour lui une imperfection d'avoir la liberté de s'oublier et de cesse de s'aimer ».

Pour Thérèse, « être naturalisé avec la vie de Dieu » impliquera une participation toute nouvelle et désormais « reposante » à l'être, à l'agir et à la joie de Dieu : « C'est alors, mon âme, que tu entreras dans ton repos, lorsque tu t'intégreras avec amour à ce souverain Bien (con este sumo Bien), que tu connaîtras ce qu'il connaît, que tu aimeras ce qu'il aime et que tu jouiras de ce dont il jouit ». Après le temps des aléas, des trahisons et de l'inconstance, le cœur se fixera pour toujours au véritable lieu de son trésor : « Dès que tu verras perdue ta changeante volonté, alors plus de changement. La grâce de Dieu aura été assez puissante pour te rendre participante de sa nature divine, et cela si parfaitement que tu ne pourras oublier le souverain Bien, ni même en avoir le désir, ni cesser d'en jouir, ainsi que de son amour ». Dieu ne peut s'oublier ; nous ne pourrons l'oublier. Dieu ne peut cesser de s'aimer ; nous ne cesserons pas de l'aimer. Par grâce, le mimétisme ira jusque là ; nous entrerons dans le souvenir que Dieu a éternellement de lui-même, sans que notre désir puisse errer désormais loin de lui, et cette contrainte nous fera naître à la vraie liberté.

« Bienheureux, conclut Thérèse, ceux qui sont écrits au livre de cette vie. Mais toi, mon âme, si tu l'es, pourquoi es-tu triste et pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu ; aujourd'hui encore devant lui je confesserai mes péchés et ses miséricordes » (Ps 41,12). Au double statut, temporel et éternel, de la liberté, va correspondre un double régime de la prière. Aujourd'hui, en cet aujourd'hui qui est fait de péchés et de miséricorde, Thérèse compose « un cantique de louange avec des soupirs sans fin ». « Un jour peut-être ma gloire seule le chantera, écrit-elle, sans que ma conscience y ajoute l'amertume du regret, dans ce séjour où cesseront tous les soupirs et toutes les craintes. En attendant, ma force sera dans l'espoir et le silence » (Is 30,15).

 

 *

*     *

 

L'espérance, ma force en attendant. Cette formule du prophète, actualisée par Thérèse, nous livre peut-être la tonalité générale de ces dix-sept Exclamations qui nous ont fait passer, à la suite de la Madre, du temps à l'éternité, de l'insécurité à la joie, de l'esclavage au service et de l'absence à la rencontre. Toute la doctrine de Teresa ne tient pas dans ces quelques textes, ni non plus toutes les facettes de son expérience et de sa personnalité ; mais ces pages spontanées, éloignées de tout système et nourries de l'Écriture, comptent sûrement parmi les plus universelles de la Fondatrice. Ce sont les grandes questions qui lui montaient au cœur  sur l'enjeu de la vie et le sens de la mort ; ce sont des cris d'espoir lancés par Thérèse après la tempête comme autant de colombes de son arche; ce sont les psaumes de la Madre, des psaumes de sagesse où Teresa, comme nous pauvre, inquiète et cheminante, retrouve la paix en disant sa passion pour le Christ. Pour la rejoindre ici, pour la comprendre, point n'est besoin d'inventer une route de grandeurs ou de prodiges qui nous dépassent. Un seul réflexe suffit mettre notre cœur en prière.

 

 

NOTES

 

(1) Le premier nombre renvoie au numéro d'ordre de l'Exclamation citée, et la décimale indique le paragraphe, d'après l'édition de E. Llamas et al.: Santa Teresa de Jesus, Obras Completas, 2a edición, Madrid 1976.

(2) Ou encore: « los peligros de esta miserable vida » (9,2).

(3) Dans les Exclamations, la solitude apparaît comme l'une des composantes douloureuses de l'existence: « ô solitaire solitude ! » (6,1) ; « ô vie, ma vie, en pareille solitude, à quoi t'occupes-tu ? » 1,1. Cependant c'est tou-jours une solitude positive, parce qu'elle marque dans le cœur la place du Dieu désiré: Thérèse la décrit comme « la lassitude que l'on éprouve à se voir sans Lui » (16,3) « la soledad de estar ausente de Vos » (16,1). Absence de Dieu, mais surtout absence à Dieu : c'est cette souffrance qui envahit l'âme à certaines heures : « Sólo se conoce estar apartada de Vos » (16,1).

(4) Teresa écrit, quelques lignes plus loin :  « Ô tourments sans fin ! Ô tourments sans fin ! Comment ne vous redoutent-ils point, ceux qui, pleins de sollicitude pour leur corps, s'effraient d'avoir à dormir sur une couche un peu dure ? » (11,2).

(5) « Alma que sólo pretende contentaros » (2,1).

(6) Rapprocher: « ... en las mayores regalos y contentos que se tienen con Vos » (2,2).

(7) « Seigneur, si je suis encore nécessaire à ton peuple, je ne refuse pas le travail. Que ta volonté soit faite ! » (Lettre de Sulpice Sévère sur la mort de saint Martin, SC 133,336-344).

(8) Il faut citer également, tirée de l'Exclamation XI, cette description de l'arrivée de l'âme en enfer: « La voilà environnée de cette compagnie hideuse et sans pitié, dont elle va pour une éternité partager les souffrances, la voilà plongée dans ce lac infect, rempli de serpents qui rivaliseront à la mordre plus cruellement, dans cette désolante obscurité où elle verra tout ce qui peut affliger, sans autre lumière que celle d'une flamme ténébreuse » 11,1.

(9) La Madre joue sur les mots esclavo et enclavado.

 

 

[ Page d'accueil ] - [ Carmel ]