VIE EUCHARISTIQUE et ORAISON CARMÉLITAINE
Le message de nos saints n'a pas vieilli. Il suffit bien souvent de percer l'écorce des mots et du style pour voir affleurer dans leurs écrits les grandes valeurs dont vit présentement l'Église. Et si de plus, en lisant nos auteurs, nous avons le souci de les faire dialoguer avec l'Écriture et la Tradition, notre foi et notre vie intérieure peuvent y trouver un double enrichissement.
Dans cette perspective spirituelle et théologique, nous voudrions ici mettre en regard l'oraison carmélitaine, en tant qu'elle résume toute la doctrine de nos saints, et la vie eucharistique, ou si l'on veut, le sens du Mystère pascal, qui résume ce qu'il y a de plus profond dans le sursaut chrétien de notre temps. Ce rapprochement par les sommets nous fera constater, entre ces deux attitudes de l'âme, non seulement une parenté, mais une identité dynamique foncière : au plan de l'âme en quête de son Dieu, la vie d'oraison carmélitaine et le mouvement eucharistique qui emporte l'Église se recouvrent exactement, centrés qu'ils sont tous deux sur l'unique sacrifice du Seigneur, sur le même passage du Christ par la Croix à la Résurrection.
I. Le sacrifice eucharistique, centre de la vie chrétienne
Sur ce thème, abondamment développé dans la catéchèse courante depuis le renouveau liturgique, nous nous contenterons ici de quelques rappels.
Dieu nous a lancés corps et âme dans l'existence pour que corps et âme nous revenions à Lui. Et Il n'a pas voulu que le péché de l'homme fasse obstacle définitivement à son plan d'amour. Malgré nos chutes, Dieu ne renonce pas à faire notre bonheur, à se donner à nous. Il faut seulement que nous continuions à Le vouloir, à Le préférer, malgré l'exigence déchirante de l'humilité, malgré la nouvelle pesanteur qui s'est emparée de nos sens et de notre esprit. Nous restons en marche et Dieu nous attend comme au premier jour. Cette nécessité du pèlerinage terrestre qui sans cesse nous rapproche du Père en nous consumant à son service, cette option courageuse pour un au-delà garanti par la seule parole de Dieu, ce dépassement continu du monde pécheur pour tendre vers la terre promise de l'Amour, saint Augustin les a synthétisés dans sa riche notion de sacrifice.
"Le véritable sacrifice, c'est toute œuvre que nous accomplissons pour adhérer à Dieu par une union sainte, et que nous rapportons à ce bien souverain qui seul peut nous rendre heureux" (1) .... "Aussi l'homme spécialement consacré à Dieu, et voué à Dieu, est-il un sacrifice, en tant qu'il meurt au monde pour vivre à Dieu" (2).
Toute l'action de l'homme est donc appelée à devenir sacrifice. Si l'homme avait le pouvoir de se donner sans réserve, et surtout sans retour, son passage à Dieu s'effectuerait en une seule fois et d'emblée son sacrifice l'établirait en sainte société avec Lui ; mais, plongé dans le temps, l'homme en subit la loi, et le "oui" fondamental qu'il dit à Dieu, il lui faut chaque jour, à chaque instant, le concrétiser, jusqu'à la mort qui viendra totaliser et transfigurer les reprises et les conversions incessantes de son existence terrestre.
Le drame est que le passage à Dieu - ce sacrifice à la fois intérieur, visible et social - soit devenu non seulement crucifiant mais impossible, puisque le péché vient inverser le dynamisme de l'homme et ne cesse encore de le tirer loin de Dieu. Laissé à ses seules forces et livré à ses contradictions, l'homme ne peut revenir à son Créateur ; sans la grâce il est définitivement clos sur lui-même. Aussi, par une décision insondable de son amour toujours libre, Dieu lui-même a-t-il voulu se faire le pont de notre traversée. Son propre Fils s'est fait chair ; alors qu'il était sans péché, il a pris sur lui nos limites de créatures et le poids de notre histoire. De toute éternité en mouvement d'amour vers le Père de qui il tire son origine, il a été constitué par son Incarnation Chef de l'humanité ; et "une fois pour toutes", une fois valable pour tous les temps, "passant de ce monde à son Père", il a emporté dans ce mouvement filial les hommes qu'il récapitule en lui-même. De Bethléem au Calvaire, la vie du Christ a été un sacrifice continu ("il s'est fait obéissant") qui a culminé au Golgotha ("tout est achevé") pour éclater en gloire à la Résurrection et à l'Ascension. Par la vertu de ce sacrifice qui s'inscrit dans l'histoire tout en la débordant, l'humanité, ramassée tout entière dans le nouvel Adam, a déjà retrouvé l'amitié du Père ; déjà elle peut vivre de la nouveauté de l'Esprit, à condition que les hommes fassent leur le sacrifice du Christ. Quand toutes les générations se seront agrégées au Royaume et que tout sera soumis au Christ (3), alors Celui-ci se soumettra au Père qui lui a tout soumis, et ce sera la joie sans fin dans l'unité, nous en Lui et Lui dans le Père, dans la chaude paix de l'Esprit Saint ; le passage de la Pâque nouvelle sera accompli : conduits par le nouveau Moïse, nous aurons renié l'exil du péché et rejoint le repos de Dieu dans l'éternel aujourd'hui dont parle l'épître aux Hébreux (4).
Ainsi le sacrifice du Christ est indissolublement la réalisation anticipée et le modèle du sacrifice de l'humanité: Jésus, effectuant le retour à Dieu, nous donne et nous ordonne de l'accomplir. On comprend dès lors la place centrale que tiennent la messe et l'eucharistie dans la vie du chrétien. C'est la messe, en effet, qui "branche" notre sacrifice sur le sacrifice unique et enveloppant du Fils de Dieu incarné. Le Christ est au ciel, Seigneur, à la gloire du Père (5) ; il est entré, porteur de son sang, dans le sanctuaire céleste (6) : il faut qu'il y demeure, il ne peut plus être question pour lui de souffrance ni de mort, car ce serait déclarer vain son premier passage (7). Mais la messe vient renouveler dans le temps, sacramentellement et d'une manière non sanglante, le sacrifice visible de la Croix ; elle le rend présent, non pas comme un simple souvenir mais en tant qu'il appelle l'insertion de tous les chrétiens ; elle le réalise comme en détail; elle l'actualise au sein de l'Église en le proposant et en l'appliquant à chacun des croyants (8). La messe n'ajoute rien à la Croix, mais la fait arriver jusqu'à nous, afin que nous n'ayons plus qu'à la saisir, le moyen privilégié de cette rencontre étant la communion, qui nous unit au Christ dans son dynamisme sacrificiel. En recevant l'eucharistie nous communions au Christ mort et ressuscité, nous rejoignons le Sauveur dans le moment suprême de son passage à Dieu. Librement alors nous nous lançons dans le courant du sacrifice, nous y mourons chaque jour au péché pour éclore dans notre vie nouvelle cachée en Dieu avec le Christ vainqueur. De même donc que le Sacrifice du Christ constitue le fait majeur de la rédemption, de même le sacrifice eucharistique est devenu le centre de la vie et du culte de l'Église. Prolongeant l'offrande du Seigneur, l'eucharistie y insère le sacrifice intérieur du chrétien. Dès lors, d'une messe à l'autre, de sommet sacrificiel en sommet sacrificiel, ce chrétien aura à traduire son sacrifice dans toutes les options concrètes de sa vie.
Aucune vocation particulière, aucune spécialisation au sein du Corps Mystique ne nous entraînera jamais hors de ces réalités qui sont constitutives de notre être de grâce. Quel que soit notre retrait du monde, quelle que soit la profondeur de notre expérience de Dieu, nous ne pouvons grandir hors de l'eucharistie, sacrifice et sacrement. En elle en effet nous sommes emportés par la Pâque rédemptrice du Seigneur ; en elle nous retrouvons le sacrifice de l'Église, pèlerinant vers Dieu à travers le temps et le péché des hommes, sûre d'une victoire dont elle possède déjà les arrhes dans l'Esprit Saint ; en elle enfin nous découvrons l'axe de notre propre sacrifice intérieur, le lieu d'insertion de tout notre dynamisme spirituel.
À la lumière de cette théologie du sacrifice, nous voudrions maintenant montrer, en nous appuyant sur nos trois grands saints du Carmel, comment la vie d'oraison, en rassemblant toutes les forces vives d'une âme en quête de Dieu, reprend à son compte et déploie le mouvement sacrificiel de l'eucharistie.
II. L'aspect sacrificiel de la vie d'oraison carmélitaine
"Que chacun demeure seul dans sa cellule, méditant jour et nuit la loi du Seigneur et veillant dans la prière". Tel est l'idéal que la Règle propose aux carmes et aux carmélites : non pas une sèche fidélité à des exercices de prière déterminés, mais l'oraison continue, une vie contemplative qui prenne le religieux tout entier, pour tout le temps qu'il lui reste à passer sur la terre. Non seulement la contemplation rythme le temps du Carmel, par les deux heures d'oraison en communauté qui ouvrent et achèvent la journée, mais elle le finalise "de telle sorte, pour reprendre une phrase de Pie XII, que toute la vie et toute l'activité puissent facilement et doivent efficacement être pénétrées de sa recherche " (9).
"Ce qu'on exige en premier lieu, écrivait encore ce pape, c'est que par la prière, la méditation, la contemplation, la moniale s'unisse à Dieu, que toutes ses pensées et ses actions soient pénétrées de sa présence et ordonnées à son service.... Assurément la vie contemplative ne comprend pas seulement la contemplation ; elle comporte encore bien d'autres éléments ; mais la contemplation y occupe la première place ; disons même qu'elle la remplit tout entière ; non pas en ce sens qu'elle ne permette de penser ni de faire autre chose, mais parce que c'est elle en dernière analyse qui lui donne sa signification, sa valeur, son orientation" (10).
Le Carmel est voué à chercher Dieu avec tout l'exclusivisme et le désir d'immédiateté dont sont capables de pauvres pécheurs qui ont tout quitté sur un regard du Maître ; et nul ne saurait rejoindre cet idéal sans accepter jusqu'à la racine de son être et de son agir l'emprise de la prière, l'envahissement à la fois douloureux et libérateur de son histoire humaine par la Réalité de Dieu. Ainsi, choisir le Carmel, c'est entrer volontairement dans une sorte de champ magnétique, qui ne laissera inertes aucune de nos facultés, aucun de nos réflexes, et nous ramènera jusqu'à la mort, vis-à-vis de Dieu, à la même et fondamentale attitude d'attention amoureuse et de service filial. La contemplation, "entendue comme l'adhésion de l'esprit et du cœur à Dieu" (11), constitue donc, de par son caractère totalisant et polarisant, à la fois la fin, le moyen et l'atmosphère de la vie carmélitaine. Notre propos est de montrer maintenant comment elle vise et réalise notre sacrifice intérieur, en nous faisant opérer le passage de ce monde à Dieu, par la médiation incessante du Christ et (en lui) de Marie, sous l'action de l'Esprit Saint.
1. - La vie d'oraison nous fait passer du monde à Dieu.
Passer à Dieu : ces simples mots résument à merveille le message des saints du Carmel. Examinons ce qu'ils recouvrent aux principales étapes de la vie intérieure, que nous schématiserons dans la gradation suivante : l'accès à la prière, les purifications, le don de soi, l'union mystique.
A) L'accès à la prière
On passe à Dieu déjà par le fait de se mettre en prière et d'y demeurer. Qu'on l'appelle élévation de l'âme, regard vers Dieu ou conversation "avec celui dont on se sait aimé", la prière suppose toujours un mouvement de retraite, un moment de liberté intérieure, même en plein monde. Car pour être un jour immédiat, le contact avec Dieu exige d'être chaque jour gratuit, et cela impose à l'homme de se déprendre de lui-même, de ses occupations, de ses intérêts, pour librement vaquer à Dieu, Le contenter et se contenter de Lui. Si tout sacrifice se définit comme un arrachement en vue d'un don et d'une consécration, et si précisément la solitude silencieuse qui est le climat de la prière réalise parfaitement l'arrachement au monde et permet de se tourner vers Dieu, d'amorcer une intimité avec Lui (koinônia de saint Jean), il s'ensuit qu'envisagé en profondeur le simple effort de se mettre en attitude de prière est déjà un acte sacrificiel, au sens augustinien que nous retenons ici.
Qu'on se rappelle Ste Thérèse de Lisieux à l'office : "elle se voyait en imagination sur un rocher désert, devant l'immensité ; et là, seule avec Jésus, ayant la terre à ses pieds, elle oubliait les créatures et lui redisait son amour dans des termes qu'elle ne comprenait pas..."(12). On sait aussi avec quelle conviction et quel esprit de foi elle défendait le temps de l'oraison contre l'empiètement des besognes pressantes : "Que faites-vous?", demande-t-elle à une novice. – "Je lave". – "C'est bien, mais vous devez intérieurement faire oraison ; c'est le temps du Bon Dieu, il ne faut pas le lui prendre" (13). Elle apportait la même vigilance à contrôler, en vue du recueillement, tous ses attachements affectifs : "Avec un cœur comme le mien, je me serais laissé prendre et couper les ailes ; alors, comment aurais-je pu voler et me reposer ? Comment un cœur livré à l'affection des créatures peut-il s'unir intimement à Dieu ?" (14).
La sainte se faisait là l'écho, dans son langage direct et imagé, de ces conseils que St jean de la Croix donnait à un religieux:
Efforcez-vous d'être constamment en oraison, ne la délaissant pas même au milieu de vos exercices corporels. Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous parliez ou que vous traitiez avec les séculiers, ou que vous fassiez quelque autre chose, désirez Dieu sans cesse et dirigez vers lui l'amour de votre cœur, car c'est une chose très nécessaire pour la solitude intérieure. Celle-ci demande que l'âme ne s'arrête à aucune pensée qui ne soit dirigée vers Dieu, et qu'elle laisse dans l'oubli toutes les choses qui existent et qui passent en cette misérable vie " (15).
Et l'on voit dans la Montée du Carmel le même Jean de la Croix reprendre avec émotion les tièdes qui n'osent pas quitter pour Dieu la routine journalière : "Sur quoi il faut savoir que toutes les créatures sont des miettes qui tombent de la table de Dieu. Et partant celui-là est justement appelé chien, qui se repaît des créatures ; et pour ce sujet on lui ôte le pain des enfants puisqu'il ne veut pas se lever de la table des créatures, pour s'asseoir à la table de l'Esprit incréé de son Père" (16).
Exigence de retraite qu'il reprendra dans ses maximes:
"Abandonne aussi toutes ces autres choses qui te restent, et limite-toi à une seule chose qui apporte tout avec elle : la sainte solitude accompagnée d'oraison sainte et de lecture divine » (17).
Sainte Thérèse d'Avila, de son côté, décrit longuement cette mort au péché et au monde qui opère le recueillement:
"On dirait que l'âme, comprenant enfin que les choses de ce monde ne sont qu'un jeu, se lève au meilleur moment et s'en va.... Les sens se retirent des objets extérieurs et les méprisent tellement que les yeux du corps se ferment d'eux-mêmes pour ne plus considérer les créatures, et que le regard de l'âme s'éveille davantage" (18). "L'âme doit montrer un mâle courage et ne pas ressembler â ces soldats qui se couchaient sur le ventre pour boire lorsqu'ils marchaient au combat... l'âme ne doit pas chercher des joies dans ces débuts... ce n'est pas dans ces demeures que tombe la manne " (19). "Une foule d'âmes n'arriveront jamais au but. Cela vient en grande partie de ce qu'elles n'embrassent pas généreusement la croix dès le principe" (20); " elles sont tellement attachées aux choses de ce monde, que leur cœur s'en va là où est leur trésor" (21).
La vie moderne, qui disperse l'attention de l'homme et remplit le champ de sa conscience de tout un monde mouvant d'images obsédantes, lui rend le recueillement de plus en plus difficile, et lui ôte même parfois jusqu'à la possibilité matérielle de se libérer quelques instants pour Dieu. La plupart du temps il arrive à la prière encore tout bourdonnant de ses responsabilités, car la cité des hommes continue d'attendre son œuvre. Pour prier, l'homme d'aujourd'hui doit savoir non seulement s'abstraire de ses fatigues, de ses loisirs ou de son confort, mais aussi retrouver son Seigneur dans la hâte du travail quotidien, dans le brouhaha des échanges ou la tension d'esprit des décisions importantes, voire au sein d'une activité apostolique dévorante. Jamais sans doute ce mouvement d'accès à la prière ne s'est présenté sous un jour aussi crucifiant ; mais en contrepartie, quelles possibilités de mérite, d'héroïsme et de sacrifice intérieur, offertes à toute âme de bonne volonté !
B) Les purifications
On passe à Dieu encore, dans la vie contemplative, par les purifications incessantes et le don de soi toujours plus radical qu'elle réclame.
Nous disons : "Je veux voir Dieu" ; et nous tendons vers Lui exclusivement, avec d'autant plus de hâte que nous sommes plus fidèles à sa voix. Or, à notre quête anxieuse du Tout, Dieu répond par une exigence nette et coupante comme sa parole : le Rien. Nous voulons Dieu vite et sans écran qui nous le voile ; et Dieu répond :"Si tu ne veux pas de voile, dépouille-toi".
Comme l'écrit saint Jean de la Croix: "Quand vous vous arrêtez en quelque chose, vous ne vous jetez pas au tout. Car pour venir du tout au tout, vous devez vous renoncer du tout au tout. Et quand une fois vous aurez tout, il le faut tenir sans rien vouloir ; car si vous voulez avoir quelque chose en tout, vous ne tenez pas votre trésor purement en Dieu" (22).
Ainsi, avant de nous accueillir dans son Mystère, Dieu nous impose de longues phases d'arrachement intérieur, de "déprise" de nous-même : "C'est ainsi qu'il nous faut souffrir pour entrer dans la gloire" (23). Pour décrire cette progression des exigences divines, ces lenteurs de Dieu qui achèvent la décantation de notre être, ces solitudes où la lumière du Saint Esprit descend comme en spirale jusqu'à la racine de notre péché, c'est toute l'œuvre de saint Jean de la Croix qu'il faudrait évoquer, avec celle de la Réformatrice. Que cachent en effet les purifications croissantes du Livre des Demeures, que traduisent les exigences crucifiantes de la Montée du Carmel et de la Nuit Obscure, les lueurs déjà sereines du Cantique Spirituel, puis la joie de la Vive Flamme, sinon un itinéraire sacrificiel, comme un double humain - et déficient, certes - de la Passion de l'Homme-Dieu et de son entrée dans la gloire ? (23 bis).
La double nuit mystique n'est pas seulement un thème commode et traditionnel ; elle est concrètement, vitalement, notre sacrifice de contemplatifs. Passion aux mille visages, toujours imprévue, toujours étrange, et pourtant combien classique, puisqu'elle répète inlassablement le "passage sacrificiel-type" du Serviteur, la même Pâque du Chef "qui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu, mais s'anéantit lui-même" (24).
- Purifications dans la prière
La prière elle-même se charge de purifier le contemplatif... "Je ne te connaissais pas, Toi mon Seigneur, parce que je voulais encore savoir et goûter les choses" (25). Il y aura des sécheresses, invisibles souvent du dehors, mais si pénibles quand elles deviennent le "pain quotidien" (26) comme chez la petite Thérèse.
"Sa vie entière, affirme Céline, se passa dans la foi nue. Il n'y avait pas d'âme moins consolée dans la prière ; elle me confia qu'elle avait passé sept ans dans une oraison des plus arides: ses retraites annuelles, ses retraites du mois lui étaient un supplice. Et cependant on l'eût crue inondée de consolations spirituelles, tant ses paroles et ses œuvres avaient d'onction, tant elle était unie à Dieu" (27).
La croix de l'âme aride à l'oraison, c'est l'impression lancinante qu'elle éprouve d'être frustrée dans son attente, d'être à charge à Dieu et inutile aux hommes, inefficace sur tous les plans ; l'impression que son élan est vain, puisqu'il ne rencontre apparemment que le vide, et le silence de Dieu. Et pourtant il faut persévérer et croire que ces non-sens spirituels nous rapprochent invisiblement du Seigneur aimé et chaque jour préféré
"Dieu, dit St jean de la Croix, estime plus en vous que vous vous incliniez à demeurer dans la sécheresse et à souffrir pour son amour, que toutes les consolations que vous pourriez avoir » (28).
Autre croix de la prière : il faut apprendre à laisser faire Dieu, et découvrir sans rancœur notre incapacité :
"Qui pourra se libérer de ses pauvres manières et de ses pauvres limites, si Toi-même ne l'élèves à Toi en pureté d'amour, mon Dieu ? Comment s'élèvera jusqu'à Toi l'homme engendré et créé dans la bassesse, si Toi-même ne l'élèves, Seigneur, de ta main qui l'a fait ?" (29)
Insensiblement ce sacrifice intime de la volonté accorde l'âme au diapason de Dieu. Elle n'a pas conscience de ce progrès, et pourtant elle a conscience d'un changement en elle qui devrait la réjouir mais dont elle s'effraie encore : Dieu ne la laisse plus en paix ; de plus en plus insaisissable, il est de plus en plus présent:
"Si vous vous habituez à le considérer près de vous, s'il voit que vous faites cela avec amour et que vous vous appliquez à lui plaire, vous ne pourrez plus, comme on dit, vous en débarrasser » (30).
Comme quoi, devant Dieu, l'épreuve de la solitude généreusement assumée n'est jamais que l'envers de la possession, en marche elle aussi vers sa plénitude.
- Purifications dans le reste de la vie;
La même exigence de pureté et de simplicité s'étend graduellement de l'acte de la prière à toute la vie : "L'âme qui veut que Dieu se livre tout à elle, doit se livrer toute à lui sans rien garder pour soi" (31). Il s'agit pour elle de se mettre tout entière en consonance avec le Tout de Dieu, et pour cela elle doit prendre conscience du rien qu'elle est ; non pas un rien métaphysique, car Dieu n'aime pas le néant ni ne dialogue avec lui, mais un rien de finitude, un rien de pauvreté. En rigueur de termes, l'homme n'est pas "rien", mais "si peu que rien". Et c'est ce "peu" qui prie, qui appelle, et que Dieu écoute parce qu'il l'a fait à son image et à sa ressemblance. Plus l'homme contemple son Seigneur, plus il se découvre pécheur devant Lui. Il se trouve non seulement mal à l'aise, ce qui serait compréhensible, mais fondamentalement indigne de son amour. Alors, lui qui n'a rien se met à se dépouiller même de ce qu'il a, tant il lui semble que c'est encore trop, non pas trop d'être, mais trop de misère en face de la Beauté. Et comme cet homme, encore lourd de désirs, n'ose s'alléger de toutes ses idoles, Dieu lui-même intervient, taille les branches, dirige la sève en vue de fruits que lui seul connaît et qu'Il se réserve. Le passé de l'homme, Dieu l'enfouit dans sa miséricorde et Il l'empêche à tout jamais de s'y reposer ; son avenir, Il lui en ôte les clefs ; et pour le présent Il ne lui permet qu'un seul regard, celui qui lira sa gloire sur la face de son Christ.
Sur cette Face l'âme devra contempler en même temps, pour comprendre la portée de son propre sacrifice, la Passion de son Maître. Dans ces perspectives, on mesure à quel point l'intuitive petite Thérèse avait saisi le sens sacrificiel de sa vie d'oraison:
"La Sainte Face, rapporte Céline, était le miroir oh Thérèse voyait l'âme et le cœur de son Bien-Aimé. Cette Sainte Face fut le livre de méditation où elle puisait sa science d'amour. Elle l'avait toujours devant elle dans son livre d'office et dans sa stalle durant l'oraison. Elle était suspendue aux rideaux de son lit pendant sa maladie ; sa vue l'aida à soutenir son long martyre " (32).
Elle déclarait elle-même, peu avant sa mort:
"Ma dévotion à la Sainte Face, ou, pour mieux dire, toute ma piété, a été basée sur ces paroles d'Isaïe : Il n'a ni éclat ni beauté ; nous l'avons vu et il n'avait pas un aspect agréable.... Méprisé et le dernier des hommes, homme de douleurs connaissant l'infirmité ; son visage était comme caché et méprisé, et nous l'avons compté pour rien. Moi aussi je désirais être sans éclat, sans beauté, seule à fouler le vin dans le pressoir, méconnue de toute créature " (33).
Saint Jean de la Croix, avant elle, avait vécu ce drame de l'abnégation totale et en avait dressé la charte:
"Ne pas s'incliner au repos, mais à ce qui est plus pénible,
non à la consolation, mais plutôt à la désolation,
non au plus, mais au moins,
non à plus haut et à plus précieux, mais à plus bas et à plus méprisé,
non à vouloir quelque chose, mais à ne vouloir rien,
non à rechercher le meilleur des choses, mais le pire,
et demeurer pour Jésus Christ
dans la nudité, le vide et la pauvreté de tout ce qu'il y a au monde » (34).
"Que le Christ crucifié vous suffise, souffrez et reposez-vous avec Lui" (35).
"L'amour ne consiste pas à sentir de grandes choses, mais à connaître un grand dénuement et une grande souffrance pour l'Aimé" (36).
C) Le don de soi
Mais le sacrifice intérieur du contemplatif ne se réalise pas uniquement dans la ligne de la purification, si positive soit-elle. Tout au long de ce travail d'affinement que l'âme poursuit en vue d'une transparence parfaite à la volonté divine, le Seigneur l'appelle à se donner, en même temps qu'Il se donne lui-même. Le Père n'attend pas la fin de notre passion pour être à nous et nous admettre dans sa joie. La croix est toujours là, mais la joie n'est pas réservée à l'autre monde : elle est déjà une dimension de notre pèlerinage ; car depuis que notre Grand Prêtre "est entré une fois pour toutes dans le Saint des saints, après avoir acquis une rédemption éternelle" (37), chacun de nos instants est à la fois sous le signe de la croix et celui de la résurrection, les deux devenant pour nous sur terre les composantes d'un même dessein d'amour. "Il n'y a plus de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus" (38). L'âme, dans sa nuit, se sait aimée, et comme l'amour "ne se paie que par l'amour" (39), à mesure qu'elle se purifie, elle se donne plus librement à Dieu, à sa communauté, à son devoir d'état, dans une unique démarche théologale ; et la grâce fait à ce point l'unité de son être nouveau, qu'elle ne sait plus bien si c'est la croix qui augmente son amour, ou son amour qui appelle la croix.
Bien souvent la Mère Thérèse reprochait à ses filles leurs réticences à se donner:
"Nous sommes si lents à faire à Dieu le don absolu de nous-mêmes que nous n'en finissons plus de nous préparer à la grâce du véritable amour. Il nous semble que nous donnons tout à Dieu. Or nous ne lui offrons que les revenus et les fruits, tandis que nous gardons pour nous le fonds et la propriété" (40). " Dieu ne force pas notre volonté. Il prend ce que nous lui donnons. Mais Il ne donne pas complètement tant que nous ne nous sommes pas donnés à Lui d'une manière absolue" (41). "Mourez, s'il le faut, à la poursuite de ce bien. Vous n'êtes d'ailleurs ici que pour combattre. Marchez toujours avec la résolution de mourir plutôt que de cesser de tendre vers le terme de la route" (42).
Ces quelques expressions que nous soulignons suffisent à montrer quelle vue dynamique, sacrificielle, de la vie religieuse dicte ces avertissements. L'important, selon la Madre, est "de ne pas rester en chemin" (43). Et en effet, entre la croix et la gloire, il n'y a place que pour un passage d'amour ; s'arrêter, c'est gaspiller le don de Dieu. Pas de limite à la soumission amoureuse aux désirs du Père ; l'âme "a fait l'abandon d'elle-même entre les mains de Dieu, et l'amour qu'elle lui porte la rend tellement soumise qu'elle ne sait et veut rien, si ce n'est qu'Il dispose d'elle à son gré" (44).
" Savez-vous quand on est vraiment spirituel ? C'est quand on se fait l'esclave de Dieu et que, à ce titre, non seulement on porte son empreinte qui est celle de la croix, mais qu'on lui remet sa liberté, afin qu'Il puisse nous vendre comme les esclaves de l'univers entier, ainsi qu'Il l'a été lui-même !" (45).
Pas de limite non plus à l'oubli de soi pour le prochain:
"L'amour (des autres) se nourrit de sacrifices", dira sainte Thérèse de Lisieux. " Qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble dans une parfaite union. C'est vrai, je l'ai senti bien souvent, mais c'est au sein des souffrances que cette union doit avoir lieu sur la terre... " (46.47).
D) On passe à Dieu, enfin, dans l'union mystique de plus en plus effective et transformante.
Certes, le terme ultime du sacrifice intérieur, la vision béatifique qui lui donne tout son sens en le couronnant, ne nous sera donné que dans les cieux nouveaux et la nouvelle terre ; mais le Seigneur a voulu dès ici-bas accorder à ses saints - et tous nous devons l'être - des gages du bonheur à venir, de la connaissance et de l'amour qui nous combleront dans la contemplation de son triomphe. Saint Jean de la Croix a magnifiquement chanté cette subite accélération du passage sacrificiel, qui amène l'âme, par pure grâce, aux sommets des fiançailles et du mariage spirituels. "Adhérer à Dieu par une union sainte", disait Augustin : l'Époux se hâte parce qu'Il aime, l'épouse se hâte parce quelle est aimée ; l'arrachement au monde du péché semble accompli ; le repos en Dieu n'est plus différé que par la mort. Le dynamisme de la Passion du Christ, qui est venu autrefois saisir l'âme au moment du premier appel et de la première conversion, la conduit maintenant, comme dans une anticipation de la Parousie, au bord de la rencontre, déjà dans la lumière du Ressuscité. Dans une "humanité de surcroît" le Fils incarné a rendu présent son sacrifice. Désormais c'est le règne de la paix, et la communion dans l'amour:
"Jésus, écrit Thérèse de Lisieux, je ne te demande que la paix, et aussi l'amour, l'amour infini sans limite autre que toi... l'amour qui ne soit plus moi, mais toi, mon Jésus" (48).
C'est l'entrée de l'épouse dans le palais du Roi, lasse mais heureuse de son voyage:
"Lorsque le mariage spirituel est consommé entre Dieu et l'âme, écrit saint Jean de la Croix, il y a deux natures dans un même esprit et un même amour de Dieu... il se fait une telle union des deux natures et une telle communication de la divine à l'humaine que, pas une ne changeant son être, chacune semble être Dieu, encore que pendant cette vie cela ne puisse être parfaitement" (49).
"L'âme en tant que vraie fille de Dieu est guidée maintenant par l'Esprit saint, comme l'enseigne saint Paul : Ceux qui sont dirigés par l'Esprit de Dieu sont enfants de Dieu " (50).
"Je ne veux pas dire que l'âme aime Dieu autant qu'il s'aime, cela est impossible ; mais autant qu'elle en est aimée" (51).
Telle est la consommation, ici-bas, du sacrifice intérieur de l'âme contemplative.
2 - La vie d'oraison nous fait passer à Dieu par la Médiation du Christ et la Maternité spirituelle de Marie.
Un point de doctrine sur lequel le Carmel aime à insister est que le passage au Père, à travers la croix et la nuit de la vie contemplative, s'effectue par la médiation du Christ Sauveur et Prêtre, et par l'activité maternelle de Marie qui lui est conjointe.
La contemplation est faite de présence à Dieu, d'attente et d'intercession ; elle reproduit ainsi la prière du Christ, " lui qui, dans les jours de sa chair, ayant avec de grands cris et des larmes offert des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé pour sa piété, a appris, tout Fils qu'il est, par ses propres souffrances ce que c'est qu'obéir ; et maintenant que le voilà au terme, il sauve à jamais tous ceux qui lui obéissent, Dieu l'ayant déclaré Grand Prêtre selon l'ordre de Melchisédech" (52). Hors de cette médiation incessante du Christ, hors du champ de son sacrifice, aucune contemplation n'aurait de valeur surnaturelle, aucune sainteté ne serait possible. "Le Christ a dit en entrant dans le monde... Voici que je viens pour faire ta volonté" (53) ; et "c'est en vertu de cette volonté que nous sommes sanctifiés, par l'oblation que Jésus Christ a faite une fois pour toutes, de son propre corps" (54).
Non seulement nous sommes désormais entraînés dans le mystère du Christ, qui est l'économie divine du salut, mais nous sommes appelés à reproduire les mystères du Sauveur, les phases diverses de son itinéraire terrestre, qu'il a vécues, Lui, une fois pour toutes, mais qui sont devenues autant d'exemples pour nous, de par la densité de salut qu'il y a enclose. Cette nécessité de rejoindre sans cesse le Seigneur aux moments majeurs de son œuvre de salut accroît chez le contemplatif la tension vers le Royaume définitif, la hâte de voir le Christ revenir triomphant, et le désir de soulever silencieusement le monde, afin que plus vite son Règne arrive sur la terre comme au ciel.
Puis cette tension vers la Parousie, fruit du contact intime avec le Seigneur et sa parole, exacerbe en nous les paradoxes du chrétien, qui est déjà sauvé, mais en espérance ; qui possède son Seigneur, mais en le cherchant sans cesse ; dont la vie "est cachée en Dieu", mais se déroule dans le temps ; qui doit enfin acheter l'éternité avec la monnaie du temps et de l'histoire. Ceci l'amène à compenser vraiment ce qui manque encore en sa chair aux souffrances du Christ, pour son Corps qui est l'Église (55). Car il n'y a pas, en un sens, d'homme plus déchiré que le contemplatif. Certes il échappe en partie au tumulte de la vie moderne, à ses appels dissolvants, à l'accaparement des faux humanismes ; mais sa tranquillité n'est qu'apparente ; en fait il se pose les questions de son siècle, il en vit les crises à une profondeur plus grande ; et les interférences en lui de l'humain et de la grâce divine peuvent atteindre une amplitude crucifiante, parce que, si les sons du monde se sont assourdis, la voix de Dieu grandit dans son âme, et bien souvent les requêtes de l'amour y retentissent comme une angoisse. "Je me sens pris dans cette alternative, écrit saint Paul: d'une part j'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable; mais de l'autre, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien" (56).
De fait, la fidélité du contemplatif le conduit bien vite, toujours dans la ligne du sacrifice intérieur, à un engagement de plus en plus total dans le mystère de salut de l'Église. Sa prière ne reste pas longtemps inquiète d'un destin personnel ; elle devient vite prière du Corps, souffrance pour le Corps, offrande pour le Corps. En se laissant modeler par le Seigneur, l'homme de prière épouse son dessein sur le monde, acquiert ses réflexes sauveurs : "ayez en vous les mêmes sentiments dont était animé le Seigneur Jésus" (57). Et le Christ lui communique alors par grâce et progressivement l'universalisme de son amour : "J'ai pitié de la foule".
De ce christocentrisme intégral les saints du Carmel nous ont laissé des témoignages émouvants, au long de leur itinéraire contemplatif.
"Je voulais aimer, aimer Jésus avec passion " (58), écrit Ste Thérèse de Lisieux. "Jésus, Jésus, s'il est si délicieux le désir de l'amour, qu'est-ce donc que de posséder, de jouir de l'amour ! Comment une âme aussi imparfaite que la mienne peut-elle aspirer à posséder la plénitude de l'Amour? O Jésus, mon premier, mon seul Ami, toi que j'aime uniquement, dis-moi quel est ce mystère?" (59).
Recherche du Christ, imitation du Christ, union au Christ : sans cesse la Fondatrice revient sur ces thèmes:
" Fussiez-vous au sommet de la contemplation, ne prenez pas d'autre route ; on marche avec assurance par celle-là. Notre bon Maître est pour nous la source de tous les biens : lui-même vous enseignera. Regardez sa vie, il n'est pas de meilleur modèle. Avoir à son côté un tel ami, qui n'abandonne pas, comme les amis du monde, dans les épreuves et les tribulations, que peut-on souhaiter de plus? Heureux qui l'aimera véritablement et qui l'aura toujours près de soi" (6o).
Avec toute la clarté désirable, elle souligne à la fin du Château intérieur le sens sacrificiel qu'elle entend donner à son amour du Christ:
"Si nous faisons ce qui dépend de nous, sa Majesté nous mettra de jour en jour à même de faire davantage. Pour cela il ne faut point perdre cœur dès les premiers pas, mais pendant la courte durée de cette vie - durée moindre encore peut-être que chacune ne le pense - offrir intérieurement et extérieurement à Notre Seigneur le sacrifice qui est en notre pouvoir. Il l'unira, ce sacrifice, à celui qu'Il offrit pour nous au Père sur la Croix, et, sans regarder l'insignifiance de nos œuvres, il leur donnera la valeur méritée par notre amour" (61).
"Dieu se complaît beaucoup, disait-elle encore, à voir une âme prendre humblement son Fils comme Médiateur" (62).
Sur les sommets de l'union transformante, ce que l'homme désirera encore le plus c'est, selon saint Jean de la Croix, "pénétrer dans la connaissance des profonds mystères de l'Incarnation du Verbe"; c'est "la connaissance des mystères du Christ, la plus haute sagesse à laquelle on puisse parvenir ici-bas".
" L'âme ira avec l'Époux connaître les hauts mystères de l'HommeDieu qui sont le plus remplis de sagesse et cachés en Dieu, et ils y entreront tous deux, l'âme s'y plongeant et s'y engloutissant " (63).
Mais bien avant le mariage spirituel, éclairant la longue nuit de l'âme priante, la certitude de la rencontre toute proche soutient le sacrifice:
" Tu ne m'ôteras pas, mon Dieu, ce qu'une fois Tu m'as donné en ton Fils unique Jésus Christ. En lui Tu m'as donné tout ce que je désire. C'est pourquoi je me réjouirai de ce que Tu ne tarderas plus, si moi j'attends " (64).
Peut-on mieux décrire la hâte de l'âme énamourée et la sérénité de sa confiance ? Tout prend son sens dans le Christ ; en Lui la croix ouvre sur la gloire, et c'est pourquoi il faut la désirer: "Celui qui ne cherche pas la croix du Christ, ne cherche pas la gloire du Christ" (65). Et si notre foi vient à vaciller dans l'épreuve, si le sacrifice à la longue nous paraît sans issue, si nous crions vers Dieu afin qu'Il sorte de son silence, nous nous entendrons dire:
"Si je t'ai tout dit en ma Parole qui est mon Fils, je n'en ai point d'autre que je te puisse maintenant répondre... regarde-Le seulement, parce que je t'ai tout dit et révélé en Lui, et tu y trouveras encore plus que tu ne demandes et plus que tu ne saurais souhaiter ; et si tu Le regardes bien, tu y trouveras tout ; parce qu'il est toute ma parole, ma réponse, toute ma vision et ma révélation, laquelle je vous ai déjà manifestée, vous Le donnant pour frère, pour compagnon, pour maître, pour prix et pour récompense" (66).
Notre sacrifice intérieur et la maternité spirituelle de Marie.
Tout au long de sa passion terrestre qui l'achemine, dans la joie du Ressuscité, jusqu'à l'accueil définitif en Dieu, le contemplatif s'attache donc nécessairement au Christ, chef universel des rachetés, mais il appelle également à l'aide Marie, Mère universelle.
Elle est la Mère des sacrifiés, de tous ceux qui passent à Dieu, elle qui est venue achever le pèlerinage des justes de l'Ancien Testament et concentrer en son âme tout ce qu'il y avait de pureté morale et de foi dans le Peuple de Dieu. Nouvelle Ève sans péché, reine de la création parce que choyée de Dieu, avocate de l'humanité comme Israël l'avait été des nations pécheresses, elle était déjà porte parole du genre humain dès avant l'Annonciation ; déjà son amour d'orante faisait d'elle spirituellement, grâce à l'Immaculée Conception, le modèle de tous les cherche-Dieu. Mais cette maternité et cette médiation initiales allaient être reprises et transfigurées dans la médiation transcendante et unique du Fils. Le oui de l'Annonciation ne place pas seulement Marie dans une relation sans égale avec Dieu, la plus digne qui puisse être nouée entre une personne divine (celle du Fils) et une personne humaine, mais il lui confère une maternité qui est d'emblée sociale et l'engage définitivement dans l'œuvre du salut. Alors commence pour Notre Dame le vrai sacrifice intérieur, dont toute âme contemplative aime à retrouver en Elle le modèle accompli. Sacrifice de l'incertitude, qu'elle partage avec Joseph depuis Bethléem jusqu'au retour de l'exil ; sacrifice de la séparation, après trente ans d'intimité avec Jésus à Nazareth ; sacrifice lors de sa passion maternelle : après avoir dit oui pour la naissance du Sauveur, elle doit donner son enfant à la mort qui approche. Sa maternité spirituelle, déjà réelle à l'Incarnation (67), reçoit alors un surcroît de plénitude, puisque, au moment où le Christ atteint le point culminant de son rôle de Chef en nous méritant la grâce, Marie culmine dans son rôle de Mère et d'Épouse, en participant à ce mérite universel, non selon un droit strict, mais de par la volonté de Dieu, de par les exigences mystérieuses de Son amour qui rend tout commun.
Sacrifice de Marie encore, dans l'attente de la résurrection ; trois jours pendant lesquels sa prière prolonge seule l'oblation du Christ. Puis, après les apparitions de son Fils, elle s'enfonce de nouveau dans le silence contemplatif pour un autre enfantement, méditant jour et nuit les images de la Pâque qu'elle gardait dans son cœur, préparant l'Église à recevoir l'Esprit et à concevoir de Lui jusqu'à la fin du monde.
À cette route de sacrifice il ne manquait plus que le terme. Le Seigneur son enfant n'a pas pu attendre : il a pris sa Mère auprès de lui, corps et âme dans la gloire. Elle n'a plus à souffrir, plus à marcher ; elle regarde son Fils, et elle le donne.
Dans ce sacrifice de Marie, dans sa fidélité à intérioriser chaque événement de sa vie et à le repenser en fonction de la Parole et du dessein de Dieu, l'homme ou la femme de prière retrouve sa propre voie, et dès lors s'attache comme instinctivement aux pas de sa Mère. Implicite souvent, mais consciente de plus en plus chez les mystiques marials, l'influence maternelle de Marie accompagne l'âme d'oraison. Marie lui découvre la gloire de son Fils, comme tamisée par sa propre tendresse ; elle lui montre le sens de la nuit et la lui fait traverser avec l'abandon simple et lucide qui a marqué tous les choix de sa vie ; surtout Elle la prépare à l'accueil de l'Esprit.
3. Le passage sacrificiel du contemplatif s'effectue dans l'Esprit Saint
C'est l'Esprit Saint en effet qui vient parachever en nous l'œuvre accomplie au Calvaire et à la Résurrection: " Demeurant auprès de vous, je vous ai dit ces choses ; mais le Défenseur, l'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, celui-là vous enseignera tout et vous remettra dans l'esprit tout ce que je vous ai dit" (68).
L'Esprit Saint attire d'abord l'âme carmélitaine vers cette patiente œuvre d'amour que représente une vie de contemplatif. Seul "Celui qui scrute les profondeurs de Dieu" peut séduire un homme au point qu'il ne cherche plus désormais d'autre repos que l'intériorité du Mystère, d'autre triomphe que l'oubli de soi, d'autre certitude que la Parole de Dieu.
C'est l'Esprit qui donne le goût de cette Parole, qui la fait retentir paisiblement dans le silence de l'âme en oraison, et qui la traduit en exigences concrètes de pauvreté, de dépouillement et de service du prochain.
L'Esprit d'amour amène encore le contemplatif à retrouver au plus profond de lui-même les virtualités de son baptême et de sa confirmation, pour les déployer au sein de l'Église : "Quand il sera venu, lui, l'Esprit de la vérité, il vous guidera vers la vérité tout entière" (69). Cette vérité, c'est notre configuration au Christ, mort et ressuscité, notre consécration radicale à Dieu, notre insertion dans le Corps vivant de L'Église. L'âme d'oraison en tire alors les conclusions logiques. Et la première qui s'impose est qu'il faut faire de l'existence un dynamisme incessant ; plus exactement, il faut accepter d'entrer avec l'Esprit Saint dans le circuit d'amour qui éternellement ramène le Fils au Père. Quand le disciple de Jésus a compris que le temps est court pour aimer et sauver, que l'œuvre de l'Esprit dans l'Église n'attend pas, que la charité du Christ nous presse, alors il a perçu le sens sacrificiel de l'existence chrétienne, et il ne cherche plus qu'une chose au monde : par l'offrande de tout lui-même rejoindre au plus vite et avec toute l'Église la Gloire de son Seigneur. "Je poursuis ma course pour tâcher de saisir le prix, puisque j'ai été saisi moi-même par le Christ ; ... oubliant ce qui est derrière moi, et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but, pour remporter le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut en Jésus-Christ" (70). Dans l'enthousiasme de ce retour, l'épreuve assumée est une joie, la nuit une lumière, la mort un "gain", et l'âme atteint la paix que le Seigneur lui tend, en refusant ici-bas toute pierre où reposer sa tête, "afin de le connaître, Lui et la force de sa résurrection, d'être admis à la communion de ses souffrances, en lui devenant conforme dans sa mort, pour parvenir, si elle le peut, à la résurrection des morts" (71).
²
On pourrait, certes, étudier la vie du contemplatif selon d'autres axes que l'esprit sacrificiel; et la tradition spirituelle n'y a pas manqué. Il semble cependant que le point de vue choisi ici permette de la saisir au mieux dans ses rapport vitaux avec la Personne et l'œuvre du Christ Jésus. Par là on rejoint immédiatement l'Écriture et les Pères de l'Église ; on rencontre également - et c'est ce qui a orienté notre recherche - les aspirations les plus légitimes de la spiritualité de noue temps.
Cette étude parallèle de la vie contemplative et d'une conception eucharistique de l'existence autorise plusieurs conclusions d'importance majeure à notre époque de renouveau ecclésial.
1°) Le mouvement de la vie contemplative reproduit en profondeur dans l'âme priante le mouvement sacrificiel que fut la vie du Christ et qu'Il prolonge dans son Eucharistie.
2°) Il est possible de rendre compte théologiquement de notre existence carmélitaine en partant du cœur même du message de nos saints, c'est-à-dire d'une manière théocentrique et christocentrique. Assurément le développement et le vocabulaire de leur époque - la contre-réforme - ne mettaient pas à leur disposition les richesses en ecclésiologie et en sacramentaire que l'Église a patiemment retrouvées et élaborées depuis ; mais - et c'est l'essentiel pour nous - la pente de leur pensée épousait, consciemment ou non, celle de l'eucharistie-sacrifice.
3°) Il s'agit donc pour nous, afin de nous montrer activement fidèles à nos fondateurs et plus encore à l'Esprit Saint, d'aligner théologiquement toute notre vie contemplative, esprit et structures, sur le sacrifice eucharistique sans lequel, de par la volonté du Seigneur; s'écroulerait l'édifice de la sainteté de l'Église : " Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous" (Jn 6,53).
Lille, 14 Septembre 1960
(Première parution: Revue Carmel, 1961/1, 25-46.)
NOTES
Pour sainte Thérèse d'Avila, cf.: Œuvres complètes, trad.du P.Grégoire de saint Joseph, éditions du Seuil, 1948. Pour saint Jean de la Croix, cf : l'éd. du P. Lucien-Marie de saint Joseph, D.D.B., 1949.
(1) Augustin: De Civitate Dei, livre X, ch. VI ; PL 41/289.
(2) ib. en lisant : Deo nomine consecratus, avec l'édition Vivès.
(3) Cor 15, 24-28.
(4) Hb 4, 6-10.
(5) Ph 2, 11.
(6) Hb 9, 12.
(7) Rom. 6, 9.
(8) Les théologiens cherchent à expliquer de manière satisfaisante la permanence des actes du Christ dans les sacrements : puisque la Passion du Christ est un fait du passé, comment peut-elle opérer dans le présent ? Une solution semble se dessiner, à la fois dans la ligne traditionnelle de St Thomas et dans celle de la Mysterienlehre. Voir sur ce point:
- Dom Gaillard, La théologie des mystères, in: R.Thomiste, 1957, p.510.
- H. Schillebeeckx, De sacramentele Heilseconomie, Anvers, 't Groeit, 1952, 690 p.
- L.Monden, Het Misoffer als Mysterie, Rörmond-Maaseik, Romen & Zonen, 1948.
Résumons les conclusions de Dom Gaillard. Prenons l'acte sauveur par excellence : le Calvaire. Dans cet acte du Christ, on peut distinguer (non pas séparer!) deux aspects:
1) - l'acte intérieur de volonté rédemptrice, acte de charité réglé sur la vision directe, par lequel le Christ a voulu et mérité notre salut. Cet acte domine le temps et demeure à tout jamais actuel, c'est le "musterion" permanent de l'acte du salut : dans les mystères liturgiques cet élément transcendant sera présent d'une manière actuelle.
2) - l'élément extérieur, visible, temporel, du même acte sauveur. Élément transitoire, il est définitivement écoulé dans le temps. Mais cette expression sensible du vouloir rédempteur formait un "acte total", indivisible, du Dieu-Homme avec l'acte intérieur de volonté.
C'est l'acte total, l'œuvre théandrique, qui nous a sauvés ; elle continue à nous sauver "virtute divina", parce que la puissance divine l'a voulue comme instrument. Englobé dans cet acte total, l'acte transitoire et localisé a donc reçu un "influx instrumental" (Mgr Journet) qui l'élève au-dessus du temps et des lieux. Dans les mystères liturgiques cet élément transitoire sera présent d'une présence virtuelle, non pas comme une rémanence du Christus passus (cf. Bérulle), mais "in virtute divina", à titre d'instrument de la volonté divine de salut.
De même en ce qui concerne plus précisément l'Eucharistie, l'acte sauveur du Christ glorieux (ou le mustèrion permanent de l'acte historique du salut) forme un acte total avec le geste du ministre de l'Église, un peu comme une pensée immuable qui s'exprime en des paroles indéfiniment répétées. "Malgré la multiplicité des actes sacramentels, on peut dire qu'il y a identité numérique entre le sacrement et le mystère sauveur", le caractère sacramentel du prêtre permettant l'unité du mustèrion et de "l'activité-signe" accomplie par l'Eglise.
(9) Constitution Sponsa Christi. AAS, 1951, p. 15-16.
(10) Radiomessage de Pie XIl aux religieuses cloîtrées, DC, n° 1283, 3 août 1958, col. 974-975.
(11) Radiomessage, DC n°1284, col. 1038.
(12) Conseils et Souvenirs. p. 68.
(13) Ib. p. 70.
(14) Man A, fol. 38, l. 25.
(15) Conseils à un religieux, p. 1352.
(16) Montée, p. 80.
(I7) Maxime 100, p. 1308.
(18) Chem. perf. ch. 30, p. 723-724.
(19) IIèmes Demeures, ch. 1, p. 840.
(20) Vie, ch. 11, p. 113.
(21) IIèmes Demeures, ch. 1, p. 820.
(22) Montée, p.112-113.
(23) Luc 24, 26.
(23 bis) C'est toute la vie terrestre du Christ Jésus, depuis l'Incarnation, qui fut un passage sacrificiel. Nous disons "Passion" pour faire bref.
(24) Ph 2,7.
(25) Maxime 49, p. 1352.
(26) Man A, fol. 73, ligne 1.
(27) Conseils et Souv., p. 69 ; corroboré par Man A, fol. 75 v° ligne 13 ; et fol. 76 ligne 4.
(28) Maxime 20, p.1298.
(29) Prière de l'âme énamourée, p.1300.
(30) Chemin de la perf., ch. 28, p.711.
(31) Maxime 179, p.1319.
(32) Summarium du procès.
(33) Nov.Verba, p. 119.
(34) Maxime 120, p. 1311.
(35) Maxime 139, p. 1313.
(36) Maxime 165, p. 1316.
(37) Heb 9,12.
(38) Rom 8,1.
(39) Man A, fol. 85 v°, ligne 24 ; fol. 86 ; B fol. 4, ligne 1.
(40) Vie, ch. 2, p.103-I04.
(41) Chem.perf. ch. 30, p.127.
(42) Chem. perf. ch. 22, p. 684.
(43) Chem. perf. ch. 21, p. 682.
(44) Vèmes Demeures, p.904.
(40) VIIèmes Demeures, p.1054.
(46) Man C, fol. 21 v°, ligne 21.
(47) Man C, fol. 8 v°, ligne 14.
(48) Man A, fol.76 bis, lignes 8-9.
(49) Cant. str. 28, p. 858.
(50) Vive Flamme, str. 3.
(51) Cant. str.38.
(52) Heb 5,7-10.
(53) Heb 10,9-11.
(54) Ib.
(55) Sur le sens de ce verset de saint Paul (Col. 1,24), voir l'article récent de M. A. Feuillet dans cette même revue (Carmel 1960/4).
(56) Ph 1,23.
(57) Ph 2,5.
(58) Man A, fol. 47, ligne 10.
(59) Man B, fol. 4 v°, ligne 35.
(60) Vie, ch. 22.
(61) VIIèmes Demeures, ch. 4.
(62) Vie, ch. 22, p. 226-227.
(63) Cant. str.39.
(64) Prière de l'âme énamourée, p.1301.
(65) Maxime 149.
(66) Montée, p.246.
(67) Voir sur ce point la doctrine de l'encyclique Mystici Corporis : " C'est elle (la Vierge) qui, par un enfantement admirable, a mis au monde le Christ Seigneur, source de toute vie céleste, déjà revêtu, en son sein virginal, de la dignité de Tête de l'Église, jam in virgineo gremio suo Ecclesiae Capitis dignitate ornatum. " (A.A.S. 1943, p.247).
" À partir de la vertu de la Croix, notre Sauveur, bien que dès le sein de la Vierge il ait été constitué Tête de toute la famille humaine, exerce d'une façon tout à fait plénière dans son Église la fonction de Tête" (ib., p. 206).
Déjà Saint Pie X, dans l'encyclique Ad diem illum, développait ce point de théologie mariale : "Dans le seul et même sein de sa très chaste Mère, le Christ a pris chair et en même temps s'est adjoint un corps spirituel formé (coagmentatum) de ceux qui croiraient en lui. Ainsi, lorsque Marie avait en son sein le Sauveur, on peut dire qu'elle a porté tous ceux dont la vie était contenue dans la vie du Sauveur. Donc nous tous qui sommes unis au Christ ... nous sommes sortis du sein de Marie à l'instar d'un corps inséparable de la tête" (A.A.S. 1904, p. 452).
(68) Jn 14,25-26.
(69) Jn 16,13.
(70) Ph 3,13-14.
(71) Ph 3,10-11.
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