L'espérance dans l'épreuve
(Rm 5,5; Ep 1,18-20)
Pour introduire la deuxième année préparatoire au grand Jubilé de la
rédemption, année "spécialement consacrée à l'Esprit Saint et à sa
présence sanctificatrice à l'intérieur de la communauté des disciples du
Christ", le pape Jean-Paul II écrivait: "Il importera de
redécouvrir l'Esprit comme Celui qui construit le Royaume au cours de
l'histoire et prépare sa pleine manifestation en Jésus Christ, en animant
les hommes de l'intérieur et en faisant croître dans la vie des hommes les
germes du salut définitif qui adviendra à la fin des temps. Dans cette
perspective eschatologique, les croyants seront appelés à redécouvrir la
vertu théologale de l'espérance, dont ils ont ¢naguère
entendu l'annonce dans la Parole de vérité, l'Évangile' (Col 1,5)"( A l'approche du troisième millénaire, 44.46).
Pour
mieux replacer le vécu de nos communautés sur cet axe d'un effort proposé
à l'Église tout entière, méditons un court verset de saint Paul (Rm 5,5)
qui unit étroitement les deux thèmes de l'Esprit
et de l'espérance.
Saint
Paul commence (v.1-4) par nous resituer dans notre
existence réelle de croyants:
1 Ayant donc
été justifiés par la foi,
nous
avons la paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ;
2 par lui nous
avons accès à cette grâce où nous sommes établis,
et nous mettons notre fierté dans l'espérance de la gloire de Dieu.
3 Ce n'est pas
tout: nous mettons aussi notre fierté dans les tribulations,
sachant
que la tribulation produit la constance,
4
la constance la vertu-éprouvée,
la vertu-éprouvée l'espérance.
Ainsi
déjà nous avons été justifiés: en réponse à notre foi, Dieu a fait de
nous des justes, des croyants a-justés maintenant à son plan d'amour. Déjà
nous sommes en paix avec Dieu, par notre Seigneur Jésus Christ: nous avons
été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils (v.10). Déjà nous
sommes établis dans la grâce, dans la faveur et l'amitié de Dieu; et déjà
nous pouvons espérer la vie future, le salut final: nous sommes sauvés par
la vie du Fils (v.10) et promis à la gloire de Dieu (v.2b).
Mais
l'aujourd'hui du chrétien et de
la communauté est fait également de "tribulations", c'est-à-dire
de détresses, d'afflictions, et d'épreuves apostoliques. Dans l'Ancien
Testament, le mot thlipsis, traduit ici par "tribulation",
"désigne surtout les tribulations du peuple et des hommes pieux. Ainsi,
dans les Psaumes, il vise les malheurs du juste (Ps 37,19; 50,15). Dans le
judaïsme, les détresses sont un signe de la fin des temps (l'ère
messianique ne s'instaure qu'après les douleurs de l'enfantement), la
tribulation doit encore venir. Pour les chrétiens, elle est venue, l'ère
eschatologique est déjà là: dans le Nouveau Testament, et spécialement
chez Paul, le mot jour un grand rôle. La condition des fidèles, et surtout
des apôtres, est de connaître la tribulation (cf. Ac 11,19; 17,5s; 2 Co
1,4s; Ph 4,14). C'est même une condition à laquelle les missionnaires et les
fidèles ne peuvent échapper (Jn 16,33; Ac 14,22; 1 Th 3,3). À la
tribulation s'attache, dans le Nouveau Testament, une note eschatologique
perceptible en plusieurs textes (Mt 24,9-28; Ap 1,9; 7,14). Paul veut dire
(ici en Rm 5) que le croyant ne met son orgueil ni dans les détresses
considérées en elles-mêmes, ni dans les efforts qu'il ferait pour les
surmonter; il place toute son assurance dans la grâce de Dieu qui se déploie
précisément dans la faiblesse de l'homme (2 Co 12,9s)" (TOB 461c).
Notre
espérance de la gloire de Dieu est donc à vivre dans la tribulation. Mais
nous ne sommes pas sans appui: parce que nous sommes justifiés,
réconciliés, admis à la gloire de Dieu, nous avons droit à une vraie
fierté, dont saint Paul parle à trois reprises dans ce passage de Rm 5:
-
au verset 11, il s'agira de notre "fierté en
Dieu par notre Seigneur Jésus Christ";
-
au verset 2b, Paul se montre plus précis, et parle de "notre fierté
dans l'espérance de la gloire de Dieu". C'est la fierté qui regarde
l'avenir.
-
au verset 3a, l'expression est paradoxale: il s'agit de notre fierté dans
les tribulations. C'est la fierté pour aujourd'hui.
Dans
la pensée de Paul, c'est donc bien notre fierté en Dieu qui doit demeurer au
milieu des tribulations. Nous ne pouvons être fiers de nous, car par
nous-mêmes, nous sommes "sans force" (v.6) pour assumer les
détresses; mais nous nous appuyons sur la grâce et la faveur de Dieu, sur sa
puissance qui se déploiera dans notre faiblesse (2 Co 12,9s), sur
l'espérance que Dieu donne et la certitude de rejoindre sa gloire.
Nous
découvrons alors un chemin qui va de
la tribulation à l'espérance.
Notre
foi, certes, se heurte à des contradictions, à des incompréhensions, à des
handicaps. Le fossé se creuse parfois douloureusement entre ce que nous
attendons et ce que nous devons affronter, entre ce que nous serons et notre
condition actuelle. Mais selon Paul nous allons déjà de succès en succès.
La première victoire du croyant, dans l'épreuve, sera la constance (hypomonè)
: la force à souffrir, le courage pour tenir le choc; et la seconde sera une
victoire sur l'usure, la dokimè, c'est-à-dire
un test réussi dans la durée, une "vertu-éprouvée". Et ces deux
victoires au cœur de l'épreuve sont déjà la mise en œuvre de l'espérance,
parce que tout au long de ce combat le croyant se voit contraint d'en appeler
à la fidélité de Dieu.
Ainsi,
c'est la même espérance chrétienne qui attend de Dieu la gloire pour
l'au-delà et qui oriente l'aujourd'hui vers Dieu qui promet et qui tient ses
promesses. Nous touchons là l'un des paradoxes du salut dans le Christ: le
salut final, sous sa forme eschatologique, demeure objet d'espérance (Rm
8,24), mais il est sans cesse anticipé dans l'aujourd'hui du chrétien
justifié. Notre foi chrétienne anticipe la gloire; la gloire illumine pour
nous la vie quotidienne.
Notre espérance n'est donc pas détruite, mais renforcée par la tribulation. Elle se traduit déjà, dans l'aujourd'hui, par la constance; elle se "teste" au long de notre vie concrète.
Cette
espérance, courageuse et victorieuse, ne saurait tromper ni mener à
l'échec. Elle ne nous laissera jamais devant Dieu sans assurance; nul n'aura
jamais à en rougir.
Pourquoi
ne peut-elle décevoir? La réponse de Paul est surprenante:
v.5 "parce que l'amour de Dieu a été versé dans nos cœurs
par l'Esprit Saint qui nous a été donné".
L'amour
a été versé et demeure versé (ekkechutai):
c'est le résultat durable d'une action passée. Mais qu'est-ce que Paul
entend ici par "l'amour de Dieu"?
On
pourrait comprendre: l'amour que nous
avons pour Dieu. En ce cas l'Esprit Saint nous donne d'aimer Dieu; il
atteste en nous que notre amour pour
Dieu n'est pas vain. Puisque nous pouvons aimer Dieu, cela nous garantit
l'espérance que nous mettons en lui.
Mais
là n'est pas le vrai sens. En réalité Paul veut dire: "l'amour que Dieu a pour nous a été répandu dans nos cœurs". Cela
est déjà vrai au niveau de l'expérience intime: l'Esprit Saint fait grandir
en nous la certitude que nous sommes aimés de Dieu, et cela rend notre
espérance plus assurée: cet amour que Dieu nous porte garantit la fidélité
à ses promesses. Cependant la phrase de Paul se vérifie également à un
niveau plus fondamental, celui de la présence directe de l'Esprit Saint,
antérieurement à notre certitude et indépendamment de la conscience que
nous en prenons. En nous donnant le Saint-Esprit, selon le dessein de son
amour, Dieu déjà commence d'accomplir sa promesse. En l'Esprit qui nous
habite, nous tenons déjà l'objet de notre espérance autant qu'il peut se
faire ici-bas, et nous anticipons la possession de la gloire. En l'Esprit qui
nous a été donné, notre espérance est déjà certaine; l'Esprit Saint
garantit lui-même en nous l'amour que Dieu nous porte et la promesse qu'il
nous fait.
L'Esprit
Saint est donc un acompte sur la vie éternelle, comme Paul le dira en Ep
1,14: "Vous avez été marqués d'un sceau par l'Esprit promis, l'Esprit
Saint, ces arrhes de notre héritage".
Notre
raison d'espérer, c'est que le Dieu d'amour agit déjà en nous par son
Esprit; et à l'amour de Dieu, ainsi attesté et garanti par la présence
active de l'Esprit Saint, "rien ne pourra jamais nous arracher" (Rm
8,35.39).
Cet
amour que Dieu nous porte, l'Esprit Saint l'a versé "dans notre cœur".
Le
cœur (hb: leb; grec: kardia)
est le terme le plus riche et le plus souple dont disposent l'Ancien Testament
et l'ensemble de la Bible pour décrire l'intériorité de l'homme et
spécialement du croyant. Le cœur
se présente comme le concept le plus synthétique
pour désigner le sujet de l'expérience spirituelle, et celui qui met le
mieux en relief la prédominance de la volonté dans la psychologie biblique.
À la fois conscience et mémoire, intuition et énergie, force de permanence
et tension vers le but, à la fois réceptif, puisqu'il est le point de
résonance de tous les affects, et créatif, puisqu'en lui les impressions et
les idées se muent en décisions et en projets, le cœur est le tout de
l'homme intérieur et le lieu privilégié du risque de la foi.
L'amour
de Dieu pour nous saisit donc l'homme au plus intime de son être, au plus
profond de son intelligence, de sa volonté et de son affectivité, en ce
centre qui n'est accessible qu'à Dieu et son Esprit (Rm 8,27). Dès lors
cette agapè que Dieu nous porte va
être pour nous objet de connaissance, d'expérience intérieure,
d'attachement volontaire; et c'est toujours à cet amour de Dieu qu'il nous
faut revenir pour trouver de nouveau, en pleine tribulation, la racine et la
garantie de notre espérance, ainsi que nos raisons d'avancer vers la gloire
promise.
Ces
intuitions pauliniennes peuvent enrichir et illuminer comme de l'intérieur
nos réflexions touchant le présent et
l'avenir de nos communautés.
1. Il n'y a pas d'espérance véritable qui ne pointe,
en définitive, vers la gloire de Dieu que nous aurons en partage. Toute
espérance pour la prière, la mission ou la vie quotidienne de nos
communautés est à replacer fidèlement sur l'horizon de la gloire, car cette
gloire est le projet ultime de Dieu pour tous les hommes. L'horizon de la
gloire, c'est celui que scrutent tous les croyants; et notre espérance
carmélitaine n'est jamais séparable de l'espérance du Corps du Christ tout
entier. "Nous mettons notre fierté dans l'espérance de la gloire de
Dieu".
2. Les tribulations de nos communautés non seulement
trouvent leur sens face à l'horizon de la gloire, mais sont très
concrètement, pour nous, une invitation à l'espérance. Les épreuves
appellent une confiance mise en Dieu seul. Chacune de nos détresses devient
un point d'impact de la puissance de Dieu, qui se déploie dans notre
faiblesse. "Nous mettons notre fierté également dans les
tribulations".
3. L'espérance de
la gloire, loin de démobiliser les communautés, ranime les forces de chaque
sœur pour préparer et hâter l'avènement définitif du Règne de Dieu; et
cela prend place au quotidien dans le cœur de chacune et dans la
communauté porteuse du charisme thérésien. L'Esprit Saint, animant de
l'intérieur chaque sœur et chaque communauté, fait croître jour après
jour "les germes du salut définitif qui adviendra à la fin des
temps".
4. Nous avons à réagir, personnellement et
communautairement, contre les impressions négatives d'échec, d'illusion ou
de déception. "L'espérance ne déçoit pas", elle ne trompe pas,
ne débouche pas sur la tristesse ou sur la démission. Il nous faut donc
consentir cette ascèse de la mémoire que saint Jean de la Croix met en
rapport avec l'espérance, afin de ne rien laisser entrer en nous et dans
l'espace communautaire qui puisse entamer la joie de servir et de louer.
"Alors la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, montera la garde
à l'entrée de nos cœurs et de nos pensées dans le Christ Jésus" (Ph
4,7).
5. Pour revenir à des perspectives d'espérance, pour
replacer tout notre vécu et tous nos projets sur l'horizon de la victoire et
de la réussite de Dieu, il faut nous offrir à l'action de l'Esprit qui verse
dans nos cœurs l'amour que Dieu nous porte en Jésus Christ. Toutes nos
initiatives de dialogue et de charité constructive rejoindront alors l'amour
de Dieu en acte dans nos vies et dans nos communautés. Et l'Esprit Saint sera
lui-même le garant de notre espérance communautaire comme il est déjà le
lien vivant entre les sœurs.
² Partons maintenant, pour compléter notre méditation, d'un deuxième texte paulinien, l'épître aux Éphésiens 1,17-19.
"Daigne le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père de la gloire, vous donner un esprit de sagesse et de révélation qui vus le fasse vraiment connaître! Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son appel" (littéralement: "quelle est l'espérance de votre appel, l'espérance liée à votre appel"), quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints et quelle extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force".
Cette insistance sur une pénétration personnelle dans le mystère de Dieu est typique des dernières épîtres de Paul. Au début de son ministère, dans ses grandes épîtres, il réclamait de ses disciples la foi; mais cette foi était, à ses yeux, un engagement global de la personne envers le Christ. Dans les épîtres de la captivité, Paul se soucie davantage de la compréhension toujours nouvelle que chaque disciple doit avoir de Dieu et de son œuvre de salut; et cette entrée dans le mystère et le projet de Dieu se réalise grâce à une révélation: le Père de a gloire illumine lui-même les yeux de notre cœur.
² Partons maintenant, pour compléter notre méditation, d'un deuxième texte paulinien:
l'épître aux Ephésiens 1,18s.
"Daigne le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père de la Gloire, vous donner un esprit de sagesse et de révélation, qui vous le fasse vraiment connaître! Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son appel" (littéralement: "quelle est l'espérance de votre appel, l'espérance liée à votre appel"), quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints et quelle extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force".
Cette insistance sur une pénétration personnelle dans le mystère de Dieu est typique des dernières épîtres de Paul. Au début de son ministère, dans ses grandes épîtres, il réclamait de ses disciples la foi; mais cette foi était, à ses yeux, un engagement global de la personne envers le Christ. Dans les épîtres de la captivité, Paul se soucie davantage de la compréhen-sion toujours nouvelle que chaque disciple doit avoir de Dieu et de son œuvre de salut; et cette entrée dans le mystère et le projet de Dieu se réalise grâce à une révélation: le Père de la gloire illumine lui-même les yeux de notre cœur.
Le Dieu qui a dit au début du monde: "Que du sein des ténèbres brille la lumière" est celui qui a brillé dans nos cœurs, expliquait Paul en 2 Co 4,6; et cette lumière de Dieu en nous révèle "la gloire de Dieu qui est sur la face du Christ". D'après notre texte d'Ephésiens 1,18s, cette même lumière de Dieu qui illumine les yeux de notre cœur nous découvre trois choses:
- l'espérance qui nous est offerte,
- les trésors de gloire qui nous attendent,
- la puissance que Dieu a déployée en la personne du Christ.
Et les trois sont liées: l'objet à espérer, ce sont les trésors de gloire, et ces trésors de gloire nous viennent par la vigueur de la force de Dieu qui a ressuscité le Christ d'entre les morts.
Touchant l'espérance au quotidien, il faut souligner le lien que Paul établit entre l'espérance et l'appel du Seigneur. Quand les yeux de notre cœur sont illuminés, nous découvrons "quelle est l'espérance de notre appel", et donc qu'une espérance vivante s'enracine dans notre vocation, que l'espérance nous renvoie toujours à notre vocation, et que notre vocation nous ren-voie toujours à l'espérance.
Ailleurs, dans le texte majeur de Rm 5,5, Paul affirmait à l'instant: "L'espérance ne déçoit point, parce que l'amour de Dieu a été répandu en nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné".
Ces textes de Paul, en prise directe sur le mystère de la vie chrétienne éclairent à la fois notre espérance personnelle et notre espérance ecclésiale ou communautaire.
Au niveau personnel, chacun est habité par un grand nombre d'espoirs à court et moyen termes: l'espoir de réussir telle tâche, de se voir confier telle réalisation, l'espoir d'occuper telle place dans l'estime ou l'affection des autres, ou de faire reconnaître ou prévaloir des convictions très chères. Mais ces espoirs sont souvent déçus, contrariés par les circonstances, gênés ou réduits à néant par les projets des autres.
L'espérance, elle, n'amène jamais de déception,
- parce qu'elle ne vise pas la
réalisation d'un projet humain, mais l'accomplissement du projet de Dieu sur
l'homme: la gloire, et pas moins que la gloire;
- parce qu'elle s'appuie, non pas sur les forces ou
l'habileté des hommes, mais sur la puissance de Dieu, celle qu'il a déployée
et qu'il déploie sans cesse en Jésus Christ,
- parce qu'elle grandit en nous en même temps que
l'amour et accompagne la présence de l'Esprit,
-
parce qu'elle s'enracine en nous aussi profond que l'appel reçu de
Dieu, celui du baptême et celui du Carmel.
D'où vient, alors, que nous nous lassons d'espérer? Souvent, c'est parce que nous nous trompons d'espérance: nous espérons parce que nous avons des raisons humaines de faire confiance à l'avenir: nous voyons déjà des chemins, des moyens, des assurances. Mais "voir ce qu'on espère, ce n'est plus espérer" (Rm 8,24). La véritable espérance est espérance en Dieu, en la force et en l'amour du Dieu fidèle. Espérer, c'est "attendre avec constance" ce qui viendra de Dieu, même si Dieu le fait advenir à travers nos efforts de pensée et d'action.
Quand nous sommes déroutés, déçus ou désabusés, c'est souvent que notre espérance n'est plus de niveau avec notre foi et notre amour, et qu'elle est retombée au niveau de l'espoir. Ce n'est plus alors l'espérance "ouverte par notre appel", ce ne sont plus "les yeux illuminés du cœur " qui regardent l'avenir, ce n'est plus "la vigueur de la force de Dieu " que nous laissons agir, et notre cœur guette d'autres richesses que "les trésors de gloire" enclos dans l'héritage de Dieu.
Le jour où, avec une joie venue d'en haut, nous avons répondu à l'appel, nous avons fait nôtre le projet de Dieu sur le monde, nous avons pris résolument la route de la gloire, qui ici-bas est la route de l'amour, et ce jour-là est née au creux de nous-mêmes une espérance très forte et très douce, celle-là même que Jésus nous propose de nouveau à chacune de nos conversions, à chacun de nos fiat, quand il vient "illuminer les yeux de notre cœur".
En ce tournant du IIIème millénaire, nos communautés, comme l'Église tout entière, sont acculées à l'espérance. L'ampleur des problèmes est telle, si grand est le déséquilibre entre les besoins de l'évangélisation planétaire et les moyens disponibles, en hommes et en savoir, en techniques et en argent, que nous sommes contraints de nous tourner vers le Père de la gloire et vers "la puissance qu'il veut déployer en la personne du Christ".
La rareté des vocations, qui touche de plein fouet tous nos diocèses, désécurise aussi nos monastères, et l'unique appui que nous ayons pour notre espérance est la consigne de Jésus: "Priez le maître de la moisson". Dans beaucoup de secteurs d'activité ou de rayonnement, les communautés doivent restreindre les dispositifs et demander davantage encore à des moniales surchargées, et l'insécurité d'une grande partie du monde actuel s'insinue dans les cloîtres et dans les cœurs.
Mais les communautés, spécialement les communautés de contemplatives, doivent être exemplaires dans cette insécurité comme elles le sont pour la prière: elles doivent se situer résolument et joyeusement aux avant-postes de l'espérance. Plus que jamais, face aux mutations rapides de notre monde, les communautés doivent chanter l'espérance, célébrer l'espérance, offrir à Dieu, en même temps que le sacrifice de louange, l'holocauste de l'espérance. Cela passe, bien sûr, par l'attitude théologale de chacune, par une ascèse de la mémoire qui refuse les ruminations moroses, par une fidélité sans cesse renouvelée à la joie de Jésus, par le refus de s'installer ou d'alourdir la marche des autres. Mais le réflexe d'espérance doit marquer tout aussi profondément la dynamique communautaire, les tentatives de concertation, de planification, les efforts d'ouverture au réel et de conversion des cœurs.
Tous les grands moments de la vie communautaire doivent être des moments d'espérance où les sœurs s'ouvrent ensemble à la gloire en authentifiant leur chemin d'amour fraternel, où elles laissent Dieu illuminer les yeux de leur cœur, où elles s'offrent ensemble à la puissance du Ressuscité pour construire ensemble un temple spirituel, une maison de prière accueillante au monde que Dieu aime.
Les grandes fêtes liturgiques, les temps de retraite, les célébrations carmélitaines sont autant de jalons précieux pour une communauté qui se veut, au cœur de l'Église, croyante, aimante et espérante. Mais chaque sursaut de courage, dans le quotidien de la communauté, peut et doit constituer un grand moment d'espérance.
Une espérance enracinée dans une action de grâces, car ce que vous avez déjà réalisé ensemble, grâce à l'amour que l'Esprit a répandu dans vos cœurs a du prix aux yeux de Dieu, même si vous l'avez vécu pauvrement, avec un mélange de joies et de souffrances. C'est l'espérance qui vous a réunies; c'est l'espérance qui vous tiendra unies, en vous appelant à vous dépasser toutes. Ne cédez pas à la lassitude, ne regrettez pas d'avoir choisi l'Exode; ne laissez aucun accès à la tristesse, car Dieu aime celles qui donnent avec joie.
Cet acte d'espérance, même à votre insu, trouvera son écho dans tout l'Ordre. Tous les monastères ne sont pas appelés à vivre les mêmes sacrifices, mais tous sont conviés à une confiance courageuse devant l'avenir, et tous sont concernés directement par ce qui se vit et se cherche dans les communautés amies.
Pour chacune de vous, l'espérance s'enracine dans la rencontre de Jésus. A chacune il a parlé au cœur, à chacune il a montré le chemin de sa gloire, avec chacune il a fait alliance. Vous lui avez répondu avec le meilleur de vous-mêmes, ce meilleur qui n'apparaît pas toujours au regard des compagnes, mais qui reste gravé dans la mémoire du Seigneur. Pour mieux vivre l'Évangile, vous avez mis en commun votre amour de Jésus, vous avez noué en gerbe tous vos désirs missionnaires: continuez à marcher "sans vous laisser détourner de l'espérance", "toujours prêtes à rendre raison de l'espérance qui est en vous" et qui a grandi encore à la faveur de votre projet fraternel.
Au jour de votre engagement, vous avez fait un grand acte de confiance, qui portait la marque de l'Esprit de Dieu, et c'est ce même Esprit Saint qui continue à vivifier votre recherche commune, car lui seul peut vous donner force et lumière pour accueillir et être accueillie. La part qui vous revient, c'est de garder les réflexes spirituels des premiers jours. Il vous faut gar-der un cœur de pauvre, ouvert à la lumière qui vient de Dieu, au désir de Dieu, au plaisir de Dieu; il vous faut garder les mains ouvertes, pour recevoir le don de Dieu et pour donner, au nom de Jésus, le sourire, la paix et la joie; il vous faut chaque jour "choisir la vie" (Dt 30,19), choisir l'Exode et le passage pascal avec Jésus.
Vous poursuivez ensemble votre marche vers les eaux du salut, sur une route que chaque jour l'Esprit Saint vient ouvrir. Inlassablement vous tournez votre regard vers l'horizon de l'espérance, et vous vous aidez les unes les autres à mettre en Dieu toute votre assurance. Faites ensemble au Seigneur une totale confiance, pour aujourd'hui et pour demain, et remettez en-semble le passé à sa miséricorde, car chacune de vous, dans ce passé commun, a mis déjà beaucoup d'amour.
"Quel que soit le point déjà atteint, écrivait saint Paul, marchons toujours dans la même ligne" (Ph 3,16). C'est cette route de l'humilité, de la confiance, qu'il vous faut suivre ensemble, à l'exemple des saints et des saintes de votre Ordre.
"Réjouissez-vous dans le Seigneur, oui, réjouissez-vous. Que votre bienveillance rayonne et soit connue de tous. Le Seigneur est proche. N'entretenez aucun souci; mais en tout besoin recourez à l'oraison et à la prière, pénétrées d'action de grâces, pour présenter vos requêtes à Dieu. Alors la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées, dans le Christ Jésus" (Ph 4,4-7).
fr. Jean Lévêque, ocd
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