Les dialogues au noviciat

 

 

[ On a gardé le style oral de cette causerie ]

 

Une jeune chrétienne qui entre au postulat puis commence son noviciat dans un ordre contemplatif doit faire face à des dialogues de plusieurs niveaux, tous importants, mais qui sollicitent très différemment sa liberté et sa créativité. Nous allons les passer en revue: ce sont les dialogues avec la maîtresse des novices, avec la prieure (ou l'abbesse), avec le confesseur ou le prêtre conseiller, avec le groupe du noviciat, et avec la grande communauté.

 

1.    Le dialogue avec la maîtresse des novices

 

Le dialogue avec la maîtresse de novices, si nous voulons qu'il soit une aide au discernement spirituel, doit se situer avant tout au niveau de la foi : de la foi en Dieu, de la foi au Christ et de la foi en l'Église, mandatée par le Christ. Pourquoi ai-je une maîtresse des novices ? Parce que nous sommes en Église, parce que le Carmel est une cellule d'Église, et que le Carmel fonctionne comme fonctionne l'Église. Ce qui est en cause, c'est vraiment notre foi en l'Église comme communauté de salut, comme sacrement du salut. Qu'est-ce qu'un sacrement, sinon le salut en visibilité ? Ce qui est en cause par rapport à ma maîtresse des novices, c'est ma foi en l'Église comme pédagogue du salut. C'est l'Église, donc Jésus par son Église, qui me désigne cette sœur-là comme garante de l'authenticité de ma recherche, comme témoin des valeurs carmélitaines que je demande à partager, car c'est moi qui demande. Elle a reçu un mandat d'Église, et ce mandat d'Église est indépendant des richesses humaines, culturelles ou même affectives de la sœur. Bien sûr, on veille à ne pas désigner n'importe qui pour la tâche de maîtresse des novices, vous le savez d'expérience. Au moment où une prieure, surtout une nouvelle prieure, doit désigner la maîtresse des novices, cela ne se fait pas sans réflexion.

Donc, ce mandat peut coexister avec des lacunes et avec des faiblesses. Lacunes ou faiblesses qu'il est si facile de repérer, d'épingler. On aurait vite fait même de se servir de tel manque ou telle fragilité qu'on a pu déceler chez la maîtresse des novices comme d'une arme contre elle: il faut savoir repérer en soi cette tentation de déstabiliser volontairement la responsable de formation.

Tout cela a des conséquences très importantes dans le concret de nos journées. Je vais en énumérer quelques unes.

 

1) Mon amitié pour la maîtresse des novices est une aide importante, mais pas essentielle. Ce qui veut dire que les ombres de cette amitié - et les ombres sont inévitables - ne rendent pas impossible le travail de discernement. La prise de conscience des limites de ma maîtresse des novices ne doit pas  la disqualifier à mes yeux pour le rôle qu'elle assume auprès de moi: je réalise qu'elle aussi est en chemin, je me rends compte finalement assez vite que Dieu seul est Saint, que seul Jésus est imitable, et très vite je me déprends de toute tentation de mimétisme par rapport à ma maîtresse des novices, parce que je découvre qu'elle n'est pas imitable en tout.

 

2) Je ne dois pas attendre de ma maîtresse des novices une totale réciprocité, la réciprocité que j'aurais avec une amie, car le dialogue entre moi, novice, et la maîtresse des novices est un dialogue orienté vers le discernement de ma vocation. Même si je pense avoir quelques lumières sur ma maîtresse des novices, je ne suis pas chargée de discerner sa vocation, encore moins de faire sa psychanalyse ou de lui indiquer le vrai chemin du Carmel, car même si ma maîtresse des novices était encore moins sainte qu'elle n'est, même si ma communauté était encore beaucoup moins exemplaire qu'elle n'est, ce sont finalement les aînées qui peuvent montrer le chemin du Carmel. Ce qui ne veut pas dire que moi, jeune qui arrive, je n'ai pas des aspirations qui doivent être entendues, ou que je n'ai pas, bien que novice, des intuitions très sûres concernant le Carmel. Mais ce sont mes anciennes qui ont à m'initier au Carmel, même s'il arrive qu'elles ne le vivent pas parfaitement.

 

3) Je n'ai pas à me faire prier pour me rendre aux rencontres de la maîtresse des novices lorsqu'elles sont programmées régulièrement. Je n'ai pas à décréter que je fais grève. J'ai encore moins à me dérober, à bouder dans mon coin pour lui faire "expier" tel manque d'égard, tel oubli ou telle froideur: "Elle m'a croisée dans le couloir, j'étais en train de lessiver le carrelage, eh bien, elle est passée comme ça, elle ne m'a même pas regardée! Elle va le payer!"

J'ai à me dire que toutes ces rencontres sont des rencontres sacrées parce que ce sont pour moi des moments d'Église, en même temps qu'une chance inouïe qui m'est donnée, en tant que femme, de progresser dans la liberté intérieure. Si je suis tentée de me fermer, de prendre de la distance de manière un peu agressive, il est bon que devant Jésus, avec Jésus, je discerne ce qui me pousse à cet isolement. Quand sur l'autoroute le trafic est détourné, c'est généralement qu'il y a un accident quelque part. Si je vois que le trafic ne passe plus sur l'autoroute qui va de moi à la maîtresse des novices, c'est qu'un accident est intervenu. Il me faut alerter ma police intérieure pour repérer où il s'est produit

 

4) Une fois passée la période d'acclimatation au Carmel, il est bon que j'apprenne à ne pas assiéger ma maîtresse des novices, hormis, bien sûr, les cas de crise sévère : plutôt que de passer une nuit sans sommeil, il vaut mieux alerter la maîtresse des novices ou lui passer rapidement un billet. Il faut que j'apprenne à ne pas l'accaparer pour moi seule, à écarter doucement toute tentation de chantage par rapport à elle. Car elle n'est pas à mon service, elle est près de moi au service du Seigneur. Et cette nuance est plus importante qu'il n'y paraît : c'est au service du Seigneur qu'elle appartient et pas à moi, et c'est au Seigneur aussi que je veux appartenir tout entière: Lui, Lui, rien que Lui.

 

5) Il est bon, au moins après quelques mois de noviciat, que j'essaie de devenir librement partie prenante du discernement spirituel qui me concerne, spécialement dans les secteurs qui me sont signalés comme posant question ou comme faisant problème. Si l'on m'y rend attentive, c'est une charité forte que l'on a envers moi. Ne pas me le signaler serait passer à côté d'une vérité essentielle dans mon itinéraire contemplatif. Il faut vraiment que je mette ma liberté de croyante au service du discernement de ma vocation. Je suis la première bénéficiaire du discernement: toute ma personne y est engagée, et c'est en même temps une grâce majeure du point du vue spirituel et une chance inouïe qui m'est donnée de trouver, à l'âge que j'ai, mon être de femme. Quelle grâce c'est, en effet,  pour une chrétienne, d'avoir l'occasion entre 25 et 35 ans, de se découvrir un peu elle même!.

 

Une sœur dira peut-être : "Tout cela, c'est beau en théorie, cette autonomie affective est souhaitable, je croyais même la posséder déjà et avoir acquis une certaine fermeté dans ma vie affective; mais je dois loyalement me rendre à l'évidence : je me trouve à certains jours, à certaines heures, à certaines périodes, confrontée à des problèmes, à des forces affectives qui me dépassent. Je ne me reconnais pas moi-même. Je me vois habitée par des violences, des agressivités, des rejets, dont je me croyais tout à fait incapable; ou au contraire, je me découvre une soif toute nouvelle d'être aimée, d'être reconnue, d'exister pour quelqu'un, pour cette femme en particulier. Je trouve en moi un besoin de protection et de tendresse que je croyais effacé depuis mon arrivée dans la sphère et les responsabilités des adultes. Que signifient ces paniques subites devant la solitude, ces mouvements de jalousie qui ne me ressemblent pas ? Que veulent dire ces stagnations dans la tristesse alors que je sais parfaitement qu'avec Jésus je suis dans ma vie, dans ma voie ? Que s'est-il passé ?"

Rien de grave, rien que de normal. Simplement le silence du Carmel, le désert, la solitude du Carmel ont commencé en moi leur œuvre de libération, de purification, d'unification intérieure. Peu à peu ont été retranchées les stimulations et les joies multiples qui me venaient du métier, des rencontres, des échanges dans le monde, des loisirs; et je me retrouve avec le même cœur, sans rien à mettre dedans que l'amour du Christ, l'amitié pour une poignée de compagnes que je n'ai pas choisies, et le désir, trop grand pour moi, du salut du monde. C'est alors que le cœur humain crie famine comme il peut: par la révolte, par l'isolement ou par la tristesse, ou en agrippant sans véritable joie ce qui passe encore à sa portée dans le désert du Carmel, ou encore en se réfugiant dans le rêve. C'est alors que la moniale qui se veut vraiment toute donnée à son Seigneur découvre en elle la force du désir, et qu'elle se reconnaît comme un être de désir. C'est alors aussi, parfois, que demandent à vivre des richesses de son cœur, des régions en elle qui n'ont pas vécu, occultées trop tôt par des traumatismes de l'enfance, par des drames familiaux de la pauvreté ou de la mésentente, recouvertes par une hypertrophie du cérébral qui, à défaut d'amour, a permis de vivre et de subsister. Tout cela qui descend jusqu'aux racines du cœur, tout cela qui souvent a laissé des cicatrices d'angoisse, tout ce par quoi la personne a frôlé le malheur, demande à être abordé avec un infini respect, mais aussi avec simplicité et transparence dans la lumière de Jésus.

 

Et il arrive fréquemment que tout ce vécu affectif parasite – si peu que ce soit – la relation avec la maîtresse des novices. Entre autres lorsque cette relation réveille des tensions très anciennes ou archaïques avec la mère, ou des rivalités d'autrefois avec une sœur ou une compagne. Tôt ou tard, le discernement spirituel travaillera à ce niveau, il entrera dans les replis du cœur. Il s'agira alors de reconnaître et de nommer les difficultés présentes et leurs racines lointaines; et le dialogue, dans la foi, avec la maîtresse des novices, prendra alors toute son importance, alors même que la maîtresse des novices se trouvera sans le vouloir au cœur de ces orages, non pas à cause d'elle-même, mais à cause de ce qu'elle représente symboliquement, par exemple la mère ou la sœur. Ce qui est en cause dans tout cela, ce qui est en marche, c'est notre liberté de cœur au service du Royaume, c'est le don total du cœur à l'amour de Jésus : Lui, Lui, rien que Lui.

 

 

2.    Le dialogue avec la prieure

 

Le dialogue avec la prieure est structurant, lui aussi, pour la consacrée, mais d'une manière un peu différente : dans une communauté, la prieure représente le pôle de l'autorité, au sens large et noble du latin auctoritas, issu d'une racine qui veut dire augmenter. L'autorité, l'auctoritas, c'est la capacité de faire grandir, et c'est cette autorité qui est donnée à la sœur prieure. Celle-ci est responsable du bien commun de la communauté, elle est garante de l'authenticité carmélitaine de la marche commune des sœurs; elle est donc le pôle de l'autorité, alors que la maîtresse des novices est plus spécifiquement le pôle du conseil - ce qui ne veut pas dire qu'elle ne dispose d'aucune autorité.

 

C'est par rapport à la prieure que la carmélite vit concrètement l'obéissance qu'elle a vouée à Dieu. À tous les niveaux de ce grand organisme qu'est l'Église, lorsqu'on a à obéir, c'est toujours à quelqu'un. Il n'est jamais question d'obéir à une institution anonyme C'est pourquoi faisaient fausse route, il y a quelques décennies, les petites communautés de sœurs actives qui avaient décidé qu'elles marcheraient sans responsable. C'est bien joli d'évincer toute responsable, mais par rapport à qui vivra-t-on l'obéissance ? Il n'y a pas de vie religieuse sans une obéissance personnalisée.

Beaucoup d'aspects du discernement spirituel relèvent de la prieure. J'en énumère seulement quelques-uns, valables même pour une jeune carmélite qui n'est pas encore entrée en communauté.

 

Quelquefois on se dit: "Mais qu'est-ce que je vais dire à ma prieure? De quoi vais-je lui parler?"

On peut lui parler de son bonheur carmélitain, de la joie que l'on a de vivre dans la communauté; on peut lui parler de l'équilibre de sa vie, vie de travail ou expérience du désert; on peut lui parler de l'insertion communautaire, des problèmes qu'elle pose, ou au contraire de ce qu'elle apporte, de l'exemple de telle ou telle ancienne avec tout ce qu'il peut avoir de structurant. La novice peut aborder avec la prieure sa fidélité concrète à la vie de travail, au service d'Église, au service de la communauté; des réflexions sur l'avenir ou des problèmes de formation: formation permanente, formation à long terme, toutes choses que par ailleurs elle a pu traiter utilement avec la maîtresse des novices. Elle peut parler enfin de ses relations extérieures.

 

Ce qui relève aussi de la prieure, c'est de mettre en place les divers discernements communautaires. Cela peut être une bonne chose qu'à l'approche des grands engagements, en plus du dialogue qu'on a pu avoir avec sa maîtresse des novices, on vive un ou plusieurs dialogues sur le fond des choses avec la sœur prieure. Cela sans préjudice du mandat qu'à reçu la maîtresse des novices. La maîtresse des novices reste bien maîtresse d'œuvre pour la formation, mais il se trouve que celle qui appelle à faire profession, c'est la prieure. Il y a donc un jeu un peu subtil au Carmel, qui en général se passe très bien. Même durant le noviciat, il est bon et nécessaire d'avoir des dialogues confiants avec sa prieure, la prieure du moment ou les prieures successives. Cela amorce, d'ailleurs, ce qui sera la réalité pour la vie ultérieure, et ce peut être déjà l'apprentissage d'une relation vraiment adulte à l'autorité.

On apprend, dans ces dialogues, même avant d'être à part entière en communauté, à ne pas tout attendre de la prieure. En particulier, on découvre assez vite qu'il est bon de continuer à penser sa propre vie. On s'aperçoit qu'une prieure ne peut pas tout savoir, qu'elle ne peut avoir tout repéré ni tout deviné. Elle pourra s'apercevoir, à la mine que nous avons, que telle ou telle chose ne va pas, mais il est d'autres difficultés qu'elle ne peut absolument pas imaginer. En tant que responsable du bien commun, il est important qu'elle sache, par exemple, que le travail dans tel atelier me pose des problèmes de colonne vertébrale. C'est mon devoir de m'en ouvrir. Même cela a été fait avec la maîtresse des novices, quelquefois il peut être aussi souhaitable que je redise mon problème à la sœur prieure. Cela peut l'aider éventuellement à mieux répartir les charges de travail dans la communauté.

Il faut aussi que je sache accueillir ce qu'elle a à m'apporter, et que je lui facilite son écoute. Une relation vraiment adulte avec la prieure suppose aussi qu'on s'habitue soi-même à apporter sobrement, simplement son vécu, son senti, parfois si possible après une purification du cœur dans la prière. Certaines choses très difficiles ou très importantes à dire demandent à être abordées avec un cœur évangélique. Il faut peut-être attendre trois jours de plus, pour avoir prié davantage et arriver au dialogue avec un cœur déjà un peu apaisé et converti. Dès lors tout peut être dit à une prieure. Peu à peu aussi, et cela fait partie de l'apprentissage d'une relation adulte, on apprend qu'il faut aider la prieure dans l'exercice de sa charge. C'est être adulte dans sa vie d'obéissance que de rendre aisée la charge de la sœur prieure en allant au-devant de certains dialogues ou de certaines explications. Quelquefois même en précisant à la sœur prieure ou à la maîtresse des novices les motivations que l'on a ou que l'on a eues pour agir comme ceci ou comme cela, afin d'éviter des conjectures qui ne font de bien à personne.

 

 

3.    Le dialogue avec le confesseur ou avec le prêtre conseiller.

 

Quelquefois, et même souvent, les deux sont dissociés : on a très souvent un confesseur, mais pas toujours un prêtre conseiller.

 

Le confesseur

 

Notez que la dissociation entre confesseur et conseiller est parfois source de tensions intérieures. On aimerait bien pouvoir, par exemple, demander vraiment conseil au confesseur. Ce n'est pas possible dans tous les cas. Soit parce que le confesseur a vieilli ou qu'il a perdu un peu d'acuité auditive, soit parce qu'on ne se sent pas tout à fait à l'aise pour le dialogue, au-delà du sacrement.

Il faut être bien au clair en ce qui concerne le sacrement de la réconciliation, car les communautés ne peuvent pas toujours choisir à cent pour cent leurs confesseurs. L'évêque du diocèse fait en général tout ce qu'il peut pour donner aux carmélites - et aux moniales en général - des confesseurs qui puissent vraiment les aider, mais il n'y parvient pas toujours totalement. Redisons-nous que ce sacrement de la réconciliation nous apporte la grâce du pardon du Christ quel que soit le prêtre qui nous entend en confession : c'est le prêtre qui entend sur la terre, c'est Dieu Trinité qui pardonne dans le ciel. C'est le prêtre qui prononce, c'est le Christ qui sanctifie. Bien sûr, en ce qui concerne ce sacrement de la réconciliation, on se heurte parfois à une lassitude : lassitude d'accuser les mêmes misères avec les mêmes mots. Alors y a-t-il une manière d'aller au-devant de cette difficulté? Peut-être que l'essentiel est de se rappeler que dans un sacrement, il y a la part de l'homme et la part de Dieu

Même si, malgré mes efforts, je n'arrive pas à me sentir vraiment motivée pour ce sacrement de la réconciliation, si je fais humblement ce qui est de moi, je peux y aller dans la foi. Le plus important, c'est la démarche que le Christ fait vers moi. C'est cela l'essentiel du sacrement: un geste du Christ par la médiation de son Église. Et ce geste, je sais dans la foi qu'il est toujours porteur de l'amour de mon Dieu. C'est la certitude de base qui peut rajeunir notre manière de vivre le sacrement de la réconciliation. Bien sûr, nous pouvons aussi essayer de rénover notre manière de nous préparer à ce sacrement. Nous pouvons nous y disposer en fêtant déjà le pardon de Jésus. Le sacrement de réconciliation, c'est la fête, c'est la fête pour le Sauveur: il y a de la joie dans le ciel parce qu'une pécheresse se convertit sur terre. C'est la fête même si le prêtre ne me rejoint pas, même si le prêtre, fatigué ce jour-là, ne m'a dit que des banalités. C'est la fête du pardon et c'est à cette fête-là que je dois me préparer, que je peux me préparer.

Comment rénover la préparation? Par exemple en centrant mes accusations sur un point particulier, par exemple une Béatitude ou une consigne de saint Paul. Vous savez que, selon la théologie morale, nous ne sommes obligés d'accuser que les péchés mortels. À chaque fois que je tuerai ma prieure, je serai obligée de m'en confesser. Mais je ne tue ma prieure tous les jours, Dieu merci. Ce qui veut dire concrètement que je n'ai pas besoin d'arriver à la confession, ni même à la préparation de la confession, avec la liste de mon catéchisme où je trouverai tous les péchés dans l'ordre. Le Seigneur ne s'occupe pas de l'ordre de mes péchés - d'ailleurs les péchés, c'est un désordre !

Ce qui compte pour le Seigneur, c'est de me voir venir à Lui avec un cœur de pauvre: "Oui, je me lèverai et j'irai vers mon Père". Oui, je me laisserai rejoindre, moi, brebis perdue, par le Berger qui vient jusqu'à moi. Moi, toute fatiguée, toute flétrie, toute sale de mon voyage dans les épines et les ronces, je me laisse rejoindre par la miséricorde de mon Seigneur. C'est cela la fête du pardon. Et en fonction de cela, nul besoin de me faire une liste interminable de péchés. Je peux très bien centrer mon accusation sur une béatitude, sur une parole d'Évangile. D'ailleurs beaucoup de sœurs ont pris l'habitude d'arriver à la confession avec quelques versets d'Évangile à partir desquels elles se sont mises devant le Seigneur.

 

Certaines ont essayé, avec succès, de revigorer leur participation au sacrement en concrétisant tant soit peu leurs accusations, c'est-à-dire en s'affranchissant résolument des catalogues d'étiquettes. (Disons tout de suite qu'en matière de chasteté il est bon de s'en tenir toujours à des paroles très sobres. Nous allons donc prendre les exemples dans d'autres domaines).

Je puis dire: "Je m'accuse de jalousie", mais, mieux encore :"Je me suis attristée que ma compagne chante mieux que moi".

Je puis dire: "J'ai péché contre l'obéissance"; mais, mieux encore: "J'ai traîné les pieds plusieurs jours pour les ménages dont j'étais chargée".

Je puis dire: "J'ai manqué à la mortification", mais, mieux encore: "Je me suis arrangée pour être bien servie", etc.

 

Ce moyen tout humble n'est pas universel. Il ne conviendrait pas toujours pour des sœurs qui souffriraient de scrupules ou d'une fébrilité excessive de conscience.

Mais pour beaucoup de sœurs cette démarche personnalisée peut être, au moins à certains moments, l'occasion d'une plus grande vigueur spirituelle et d'une plus grande transparence au regard du Christ. D'ailleurs, on peut très bien mener son accusation en s'adressant directement au Seigneur Jésus. Beaucoup de sœurs le font, et souhaitent avoir sous les yeux un rappel de Jésus: soit une icône, soit un crucifix, soit une image, pour se tourner, même physiquement, vers le Sauveur.

Il faut savoir aussi que "l'acte de contrition", que nous savons par cœur depuis notre catéchisme, n'est pas la seule manière de répondre au pardon qui nous est donné. Nous pouvons très bien prendre un psaume de la pénitence, ou un texte spirituel qui nous parle. L'important, c'est que cela induise vraiment une remise de nous-mêmes au Seigneur, avec toutes les pauvretés de notre cœur. L'essentiel, c'est de fêter vraiment le pardon de Jésus, de lui donner la joie de nous pardonner, et de communier, nous,  à cette joie de Jésus qui pardonne

 

Le prêtre conseiller.

 

Avoir ou n'avoir pas un prêtre conseiller ? De ce point de vue, le vécu auquel les sœurs se réfèrent se présente sous des formes très diverses.

Certaines ont profité dès leur jeunesse d'un accompagnement sacerdotal et s'en sont bien trouvées. Parfois, le même aumônier de jeunes ou d'étudiants, qu'elles ont connu au lycée, en fac, en paroisse, les a aussi aidées dans le monde au premier discernement de leur vocation. Parfois, le besoin d'une aide sacerdotale s'est fait sentir beaucoup plus tard, par exemple au moment d'une conversion ou pour dépasser une crise de foi, d'espérance ou d'engagement chrétien. D'autres n'ont jamais demandé l'aide d'un prêtre dans le monde et c'est pour elles une expérience toute nouvelle, et pas très commode au début, qui leur est offerte dans la vie religieuse. Il ne faut pas qu'elles s'étonnent que ce ne soit pas très facile si elles n'en ont pas encore l'expérience. D'autres ont cherché et n'ont pas trouvé; elles se sont contentées de l'aide apportée de loin en loin, voire tout à fait anonymement, en lien avec le sacrement de la réconciliation, et ce ne sont pas toujours des choses secondaires qui se sont faites là. Certaines ont cru trouver et ont été déçues. D'autres n'ont pas cherché parce qu'elles n'en ressentaient pas le besoin : leur environnement d'Église leur fournissait suffisamment d'occasions de faire le point avec des personnes de confiance. D'autres enfin, qui ont bien profité d'une aide sacerdotale régulière au début de leur vie consacrée, donc dans leurs premiers mois ou premières années de Carmel, sont heureuses de pouvoir faire le point de temps à autre, spécialement lors de tournants importants de la vie intérieure, sans éprouver pour autant le besoin d'une aide vraiment suivie.

On pourrait également citer le cas de sœurs qui aimeraient pouvoir dialoguer des choses du Seigneur avec un prêtre, mais en sont empêchées par des barrières ou des contraintes intérieures, qui s'enracinent dans leur passé et qui ont trait, par exemple, à l'image paternelle.

Il peut arriver aussi que l'on ait vraiment profité d'une aide sacerdotale avant d'entrer au Carmel et durant quelques mois, et qu'ensuite, connaissant mieux la spécificité carmélitaine, ayant fait l'expérience des réalités du Carmel, on ait progressivement l'impression de ne plus être bien comprise. Il faut alors se souvenir qu'il m'est jamais interdit de reprendre son autonomie: on est toujours libre par rapport à un prêtre. On peut toujours reprendre sa liberté, l'important est de le faire d'une manière évangélique. Si vous désirez qu'un prêtre ne vous aide plus dans votre discernement, il faut le lui dire, et qu'il n'ait pas à le déduire lui-même de votre comportement. Si vous attendez le discernement d'un autre prêtre, le premier s'effacera tout de suite, dès qu'il le saura, pour ne pas contraindre le moins du monde votre liberté intérieure. 

 

Dans ce domaine des relations avec un prêtre conseiller, il est important d'avancer avec liberté de cœur, sans rien forcer, sans se pousser dans le dos pour aller voir quelqu'un. On peut dire que l'aide sacerdotale, au niveau du conseil, est souvent bénéfique, mais qu'elle est rarement tout à fait indispensable. On peut vivre sa vie carmélitaine sans dialogue sacerdotal régulier, mais ce que l'on peut affirmer, c'est qu'il n'est pas bon de vivre sans dialogue spirituel du tout. Si l'on n'a pas de dialogue sacerdotal, alors il faut vérifier que l'on a un bon dialogue avec sa prieure, ou avec sa maîtresse des novices.

Si on cherche encore quelqu'un qui puisse apporter son aide, il faut prier l'Esprit Saint, puisque c'est lui qui nous mène à la vérité tout entière.

Si on ne cherche pas, cela peut être pour d'excellentes raisons. Mais alors, il est bon de clarifier, d'objectiver les raisons que l'on a, et de faire cette clarification dans un autre type de dialogue spirituel. Si par exemple je ne rencontre jamais un prêtre, il est bon qu'un jour où je n'ai rien à dire à ma prieure, je lui confie: "J'aimerais que nous parlions de cela: je ne vois jamais un prêtre". La conclusion sera peut-être qu'il faut continuer: cela va bien, je me confesse régulièrement et je n'ai pas besoin, telle que je suis, expérience faite, d'une aide sacerdotale régulière. Dans ce cas, ce n'est pas un caprice, ni un laisser-aller, ni une secrète inhibition; c'est vraiment une option qui a été authentifiée par un dialogue spirituel, vécu avec la sœur prieure, par exemple.

Si l'on envisage de remercier un prêtre conseiller pour la seule raison qu'il commence à voir trop clair dans le discernement en cours, cela mérite évidemment un bon dialogue avec la maîtresse des novices.

Si Jésus - comme ce fut le cas à une certaine époque pour la petite Thérèse - se fait notre seul guide, demeurons surtout dans l'humilité et restons à l'affût de toute lumière sur nous-mêmes et sur notre manière de chercher Dieu.

 

Encore une fois, il faut avancer avec liberté de cœur et savoir que, du côté du prêtre, cela fait tout à fait partie de sa loyauté sacerdotale dans le service du Seigneur que de savoir s'effacer complètement ou de savoir moduler son service avec souplesse et discrétion en fonction des besoins réels, et pas plus.

 

Ceci dit sur l'opportunité d'avoir ou non un conseiller sacerdotal, lorsque vous avez recours à un prêtre conseiller, il faut vous rappeler que le prêtre travaille toujours en contrebas de l'œuvre du Saint Esprit. Le prêtre essaie toujours d'accompagner le travail de l'Esprit Saint sans le devancer. Vous  souvenir également que le prêtre travaille uniquement à partir de ce que vous lui apportez, et que par ailleurs il ne vous voit pas vivre. Il n'a, pour vous connaître, que ce que vous dites, ou ce que vous avez déjà dit. Il faut donc résister à la tentation d'opposer le prêtre conseiller et les consignes de la prieure, ou le prêtre conseiller et les consignes de la maîtresse des novices, car la maîtresse des novices, elle, vous voit vivre, elle vous rejoint dans le concret de votre existence. D'ailleurs, en général, le prêtre se gardera bien de toute ingérence dans le gouvernement de la communauté. Il ne faut pas vous étonner qu'un prêtre conseiller vous renvoie paisiblement aux dialogues institutionnels qui sont prévus par l'Église, soit le dialogue avec la maîtresse des novices, soit le dialogue avec la mère prieure. Cela ne l'empêche nullement de vous écouter: il reste seulement attentif à ne pas empiéter sur un rôle qui n'est pas le sien.

 

Souvent, au long des mois ou des années,  le prêtre peut être le témoin de la continuité de l'œuvre du Seigneur dans votre vie; il peut vous aider à relever des constantes dans la conduite de Dieu, dans ses grâces, dans les épreuves qu'il permet; il peut vous aider à mettre le vécu d'aujourd'hui en résonance avec le passé, votre passé dans le monde, votre passé de consacrée; il peut vous aider à mieux situer la culpabilité, à vérifier et à évaluer vos efforts spirituels, etc...

Parfois, l'affectivité peut parasiter le travail de dialogue. Là, je vous renvoie au bon sens et à la simplicité évangélique de notre Mère sainte Thérèse qui ne s'effarouchait pas de se sentir femme, dès lors qu'elle se voulait sans partage l'épouse du Christ. Il est bon dans ces cas-là de savoir nommer les choses, sans les majorer, sans les dramatiser, et le plus sûr, le plus libérant, est de s'en ouvrir sans retard à sa maîtresse de formation ou à sa prieure. Dans tout ce domaine de l'affectivité, la ligne de conduite est très simple à énoncer : la simplicité évangélique et la sobriété.

Un petit moyen bien simple, c'est aussi de placer toujours le Seigneur Jésus en tiers dans toutes nos relations, que se soit nos relations avec une autre femme ou nos relations avec un homme, avec un prêtre: Jésus est là, l'Époux est là, en tiers dans toutes mes relations. Il n'y a pas "moi et cette femme", "moi et cet homme", il y a moi, épouse de Jésus, en dialogue avec cet homme; moi, épouse de Jésus, en dialogue avec cette femme. Et le Seigneur est là, présent et agissant.

 

 

4.    Le groupe du noviciat                      

 

C'est toujours une grâce d'être plusieurs au noviciat, ou plusieurs jeunes professes dans un même monastère. C'est une grâce qui coûte cher quelquefois en travaux de rabotage, mais enfin c'est une grâce; et cela peut faciliter grandement le travail du discernement spirituel. C'est sous cet angle-là que je vais en parler. Mais cela ne va jamais sans efforts. Positivement, les jeunes sœurs du noviciat se donnent les unes aux autres le témoignage de leur amour de Jésus, le témoignage d'une vraie estime de la prière prolongée, le témoignage du bonheur de servir Dieu dans l'Église, par le chemin du Carmel.

Au noviciat, entre sœurs, on s'épaule par la prière aux heures difficiles, sans avoir besoin de beaucoup s'expliquer, tellement on sent les choses, et parfois sans pouvoir partager ce qui est impartageable. Les sœurs apprennent, au noviciat, à s'estimer, à se faire confiance en dépit de leurs différences d'origine, de culture et de capacités; et elles découvrent, à partir de ces diversités, que le cœur de Dieu est toujours plus grand qu'on ne l'imagine; elles prennent conscience avec émerveillement que le même Christ Seigneur est l'unique pour chacune. Découvrir que pour ma sœur aussi, Jésus est l'unique: voilà ce qui soude notre unité. Lui, Lui, rien que Lui. Et les sœurs, ensemble, au noviciat, se rejoignent dans l'acte même de la prière commune, dans l'unité que Jésus déjà leur donne.

 Car nous sommes toujours en quête de l'unité, mais si l'on médite bien la prière sacerdotale de Jésus (Jn 17), on s'aperçoit que l'unité est déjà donnée dans le Christ. Des difficultés, certes, demeurent dans la vie fraternelle. L'une, que vous connaissez bien, c'est que les sœurs ne se sont pas choisies. Dans le monde, on sélectionne ses amies, on crée son propre environnement de loisirs, et si telle fille ou telle autre est agaçante, on ne la réinvite pas. Mes sœurs, elles, sont là et je n'ai pas à les inviter... Au noviciat, on découvre les autres telles qu'elles sont, et avec une acuité de regard que parfois on ne se connaissait pas encore. Dans le monde, ce regard parfois impitoyable ne posait que peu de problèmes, parce qu'on n'avait pas encore des réflexes évangéliques très développés. Mais à partir du moment où on commence à se dire : "Il faut que je regarde mes sœurs comme le Christ les regarde", la lucidité elle-même appelle une conversion.

 

Au noviciat apparaît vite clairement la difficulté d'aimer, car aimer, au sens fort du terme, c'est faire vivre. Jésus nous dit : "Aime ton prochain comme toi-même". C'est de là qu'il faut partir : qu'est-ce que je désire pour moi-même ? Le bonheur que je veux pour moi, il faut que je le souhaite, que je le veuille pour ma sœur. La liberté, l'aisance, la compréhension que je souhaite pour moi, il faut que je recherche tout cela, concrètement, pour ma sœur. Aimer, c'est faire vivre. Aimer, c'est faire que l'autre, les autres, puissent se dire, se comprendre, que les autres puissent avoir un espace pour commencer et pour recommencer. Il faut donc trouver ce supplément de douceur, d'écoute, et de liberté de cœur qui nous permettra de faire vivre autour de nous.

 

La parabole la plus éclairante de ce point de vue est celle de l'homme qui revient la nuit et qui tâtonne parce qu'il ne trouve pas l'entrée. Il ne trouve pas l'entrée parce que personne ne l'attend. Selon Jésus, il faut que la lumière brille non seulement pour ceux qui sont dans la maison (texte de Matthieu), mais pour ceux qui entrent dans la maison, comme dit saint Luc. Or, généralement, la lumière pour ceux qui entrent se trouve à l'entrée. Il faut donc que nous ayons à notre entrée une lumière pour les autres, que nous gardions constamment une lumière pour les autres. Et c'est cette lumière qui permettra à l'autre d'avoir accès à un dialogue, ou à une attitude amicale, ou à une simplicité fraternelle. Cette lumière, que nous avons en nous pour l'autre, nous l'allumons à la lampe de l'amour de Jésus, et c'est cette lumière fraternelle qui va révéler chaque visage qui va sortir de l'ombre. De la sœur qui vient vers moi le visage va être révélé, parce que j'avais une lumière pour elle. À charge de revanche, d'ailleurs! Et si la lumière reste allumée dans le hall de ma vie, sur le perron de mon cœur, chaque sœur qui s'approchera pourra révéler son visage parce que, grâce à la force de Jésus, je serai devenue - si peu que ce soit- avec ma pauvre lumière, un relais de Sa lumière.

 

Chacune découvre les autres au noviciat, mais chacune se découvre elle-même grâce à la présence et aux réactions des autres. Si le groupe de novices que j'ai autour de moi me renvoie une image peu gratifiante, je vais avoir tendance à casser le miroir. Je découvre au noviciat ce que pèse ma patience, ce que vaut vraiment ma miséricorde, ce que vaut mon écoute, et de quelle gratuité réelle je suis capable. Suis-je à même aussi d'attendre quelque chose de mes sœurs, c'est-à-dire de les estimer capables de quelque chose ? Est-ce que je crois qu'elles peuvent encore me surprendre?

Je découvre aussi au noviciat, à cause des réactions de mes sœurs, quelle puissance d'agressivité m'habite à certains jours. Soit que cette agressivité éclate en cris ou en mutisme, en billets sous la porte ou en bâtons dans les roues, soit qu'elle couve à l'intérieur en suppositions sans cesse reprises, en dialogues sans cesse imaginés. Chacun sait que ce qui est fermé fermente, et il existe des fermentations en nous au niveau fraternel. Au noviciat, à cause de mes sœurs, je mesure de mieux en mieux quelle est vraiment ma liberté de cœur. Je dois accepter que mes sœurs soient aimées de Dieu, elles aussi, telles qu'elles sont, telles qu'elles ont été, sans que cela empêche Dieu de me vouloir unique, sa fille unique dans le Fils unique. Il me faut accepter que les sœurs soient porteuses, elles aussi, du charisme du Carmel, à leur manière personnelle, et que les autres jeunes, elles aussi, soient estimées de la communauté, qu'elles soient aimées des responsables, et que l'on désire pour elles aussi une formation, des responsabilités, un véritable épanouissement dans la vie religieuse ou dans le travail.

 

Au fond, de plusieurs points de vue la vie fraternelle du noviciat fonctionne comme le banc d'essai d'une affectivité vraiment adulte.

On apprend à ne pas se poser en rivale, à ne pas réagir en rivale, à ne pas annexer les sœurs, on apprend à donner "comme on a résolu dans son cœur", disait saint Paul, à donner son service, sa joie, son sourire, sans s'arrêter à jauger la liberté que les autres prennent ni les facilités qu'elles se donnent.

Les réactions des autres jeunes me permettent aussi de mettre le doigt sur des comportements ou des tendances qui jusque-là n'avaient pas tellement affleuré à ma conscience, par exemple le désir de passer en force dans le groupe, le désir de faire céder les barrages, ou la volonté de puissance, si fréquente dans les offices (nous parlons du "territoire" des animaux que l'on dit sauvages). Je prends conscience aussi des petits marchandages, voire des chantages plus ou moins avoués, mais aussi de telle ou telle tentation de mimétisme par rapport à une sœur ou à une responsable. Ou bien je me rends compte que j'ai tendance à me faire la contestataire de service: quand il faudra "râler", on me trouvera, je suis douée pour cela!

Enfin, l'importance que prend à mes yeux le jugement des autres sœurs me révèle combien je suis encore esclave de l'image de moi-même. Beaucoup de mes tristesses, de mes lassitudes, de mes désespérances, mais aussi beaucoup de mes mouvements agressifs, sont liés directement à des détériorations subies par l'image de moi-même : mon image est écornée, alors je rue dans les brancards. Et la période du noviciat, avec les décapages fraternels qui ne manquent pas de se produire, peut être une étape intense de discernement des forces qui s'opposent en moi, des forces de construction ou de destruction. Loin de tendre le dos dans la vie fraternelle, loin de me replier sur moi-même comme je fermerais le rideau de mon magasin, loin d'amorcer dès le noviciat une stratégie de défense qui me permettra, bon an mal an, de garder mes acquis, de sauver mes droits en communauté, mieux vaut utiliser le coude à coude du noviciat pour mieux me connaître afin de mieux me donner.

Tout ceci souligne bien l'importance de la vie fraternelle pour les discernements spirituels que le noviciat doit permettre d'opérer.

 

 

5.    La communauté

 

La communauté peut apporter son aide pour le discernement spirituel.

Une aide ? Ce n'est pas si évident! Moi, novice, la communauté me regarde, quelquefois très droit et quelquefois de travers. Je sens que je suis à l'essai : on ne dit rien, mais on n'en pense pas moins et on m'attend au tournant... Une aide ? La communauté non seulement me regarde, mais me juge, et les sœurs qui me jugent ne sont pas toutes très lucides ni toutes très adroites...

Ici il faut distinguer entre les jugements individuels, parfois téméraires - souvent intrépides - et la pesée spirituelle opérée par la communauté en tant que communauté, au nom de l'Église, quand arrivent les moments décisifs. Je ne dois pas trouver anormal que la communauté, de temps à autre, se réunisse pour parler de moi. L'Église le demande. Toute communauté  fait de temps en temps un conseil de famille pour savoir si vraiment ce frère, cette sœur, sont aptes à la vie qui est proposée. La candidate à la vie religieuse est donc absente de certaines réunions où l'on échange à son sujet. Ce n'est jamais agréable pour une novice, qui se demande ce qui peut arriver, ou si les nuages sont des cumulus menaçants ou de petits stratus négligeables; mais pour peu qu'elle ait connu la vie collective et le monde du travail, elle admettra qu'il est normal, sain, et finalement rassurant, que la communauté ait à porter un jugement fraternel sur son comportement et ses aptitudes.

     Lorsque la novice d'aujourd'hui devra, à son tour, apporter sa pierre à une évaluation faite par la communauté, elle constatera, et souvent avec admiration, combien les sœurs prient pour les jeunes, et aussi avec quel respect, quelles nuances, elles s'expriment à leur propos, soucieuses d'aller, pour chaque personne, dans le sens de la vie.

 

La communauté me regarde, la communauté me juge, la communauté aura à décider de m'accueillir pour toujours. C'est vrai, mais tout groupe responsable est amené à de tels choix. Par ailleurs j'ai à me rappeler que c'est moi qui suis demandeuse. Dans mes rêves de novice, je n'ai pas à me dire: "Elles ne se rendent pas compte du cadeau que je leur fais!", un peu comme Néron, qui déclarait, au moment de mourir : "Quel artiste va périr!"

 La communauté peut être pour moi source de fermeté spirituelle. Finalement, son regard sur moi peut être sécurisant et apaisant, car une communauté peut se tromper parfois quand elle accueille, mais elle se trompe rarement quand elle écarte une sœur.  Si je peux me dire : "Cette communauté qui me reçoit aurait été assez ferme et assez droite pour me dire non", alors je peux tabler sur un discernement fort et une amitié vraie. Je sais que mes sœurs, sur l'essentiel, ne me feront pas de cadeau, et ne me laisseront pas stagner dans ma vie de carmélite. Je pourrai compter sur l'amitié vigoureuse de ces sœurs qui ne me laisseront pas partir à la dérive.

La communauté, ce sera pour moi le réel quotidien, l'Église en petit où je vivrai concrètement l'alliance. Je me réjouis d'y entrer en droiture par la grande porte, celle d'un discernement loyal de bout en bout.

 

 

Terminons par quelques réflexions sur l'autonomie affective et la charité.

 

Il arrive que nous dépendions du miroir de la communauté, que nous soyons plus ou moins vulnérables à l'image de nous-mêmes qu'elle nous renvoie ou à l'image que nous croyons lire en elle.

Au noviciat la tentation pourrait me venir de n'être plus tout à fait moi-même, et, pour que mon image ne soit pas écornée, de la protéger le plus possible. À d'autres moments je peux avoir envie, soit de briser le miroir, soit d'agresser la communauté qui me regarde. Mais en réalité je ne suis pas l'image qu'on me renvoie - encore que parfois cette image soit très pertinente. Je ne suis même pas l'image que je me fais de moi-même, car je suis capable d'illusion. Je ne suis pas meilleure si je suis louée, je ne suis pas pire si je suis blâmée: je suis ce que je suis devant Dieu comme témoin. Ma vie reste cachée en Dieu. Je ne connais pas tout ce que Dieu connaît de moi, mais je sais qu'Il est amour, Celui qui me connaît, et je sais qu'il n'a sur moi qu'un projet d'amour. Quand le Christ paraîtra, alors moi aussi, je serai manifestée, je me découvrirai dans la lumière de gloire. Dans cette lumière, je coïnciderai enfin pour la première fois totalement avec moi-même, parce que j'aurai rejoint le Seigneur aimé par-dessus tout. Et parce que je le verrai tel qu'il est, je lui serai semblable (Col 3,3; 1 Jn 3,2). Pour l'heure, je sais de moi deux choses essentielles: je suis aimée de Dieu en Jésus-Christ et je suis mue par l'Esprit.

 

Tout en me réjouissant de la confiance qu'on me fait, de l'affection qu'on me porte, de la place qu'on me réserve, je dois me préoccuper avant tout de donner, de donner de la confiance, de l'indulgence, du pardon, de l'intérêt et de la sympathie. Il ne s'agit pas de me dire: "Je suis seule, on me laisse toute seule", mais de me mettre en marche vers la solitude de mes sœurs. Il faut inverser en amour toutes les tendances de mort : je me sens rejetée? - je vais essayer d'accueillir mes sœurs. Chaque jour j'ai à me convaincre que cet amour est la vraie valeur, le vrai critère, dès aujourd'hui comme au soir de ma vie.

Du point de vue de l'autonomie affective, il faut également savoir reconnaître nos vrais besoins physiques, intellectuels, culturels, artistiques, et en parler aux responsables. Non pas pour revendiquer une place, un égard, un travail, mais pour vivre une obéissance éclairée: de même qu'il est bon que ma prieure sache que les bacs à lessive me font vraiment mal au dos, de même il faut qu'elle sache que non seulement j'ai fait du piano, mais que j'ai suivi des cours de composition. Cela fait partie d'une obéissance adulte que de me faire connaître pour ce que je suis, aussi bien dans le positif que le négatif. En général le négatif apparaît vite de lui-même, et j'ai amplement l'occasion de dialoguer à son propos; mais parfois je pourrais reprocher injustement à mes responsables de n'avoir pu deviner en moi des richesses ou des compétences que j'ai eu tort de leur cacher.

 

J'en viens de nouveau, sous l'angle de l'autonomie affective, à l'importance du contrat fraternel. (Contrat, non pas au sens étroit et juridique du terme, car il ne s'agit pas de concessions réciproques, mais au sens noble de pacte volontaire où la personne engage vraiment sa fidélité). La fidélité à ce contrat conditionne étroitement l'authenticité d'une vie consacrée.

 Qu'y a-t-il dans ce contrat fraternel, que j'ai passé ou que je vais passer, face à Dieu et face à l'Église, au jour de ma profession? – des convictions et des intentions toutes simples, que l'on peut résumer ainsi:

- je ne cherche pas le Christ sans mes sœurs ou parallèlement à mes sœurs ;

- je me veux solidaire de cette communauté à la vie et à la mort, pour Jésus ;

- je n'accepte pas de me laisser entamer - ni peu ni beaucoup - par la tentation de l'ailleurs;

- je demeure partie prenante de ce que vit ou veut vivre ma communauté;

- j'ai ma part dans le péché de ma communauté et, avec elle, je demande le pardon du Seigneur;

- je n'ai pas choisi mes sœurs et je ne les choisis pas ;

- je ne mesure ni ne compare ce que je donne, ce que j'apporte, ce que je rapporte, ce que j'investis.

 

Atteindre par la grâce de Jésus une véritable autonomie affective, c'est arriver à porter sans se faire porter. Voilà la solitude véritable, la solitude adulte qui a été celle de Jésus: Jésus a tout porté sans pouvoir se décharger sur qui que ce soit. Chacune, avec l'aide de Jésus, devient peu à peu capable de vivre seule avec le Seul. Et elle doit se redire que son autonomie affective de carmélite sera celle d'une épouse dont le cœur est déjà livré à jamais. Les saintes du Carmel ont été épouses du Christ, elles se sont voulues épouses. Elles ont connu comme nous les hauts et les bas de la vie spirituelle, mais jamais elles n'ont marchandé leur amour. Regardez Elisabeth : voilà une femme qui a su aimer et qui a su ne pas s'arrêter dans son amour.

Lui,  Lui, rien que Lui, rien que Lui et son œuvre; rien que Lui et le service du règne de Dieu.

 

 

[ Page d'accueil ] - [ Dynamique communautaire ]