Introduction

 

              Cet opuscule, qui a été longtemps attribué à Saint Thomas, est en fait probablement l’œuvre d’un auteur postérieur, Helvicus Theutonicus (O.P.). Cette première traduction française s’imposait, puisque cet opuscule a été lu, et même cité, par Saint Jean de la Croix (Cantico B, p.882 de l’édition E.D.F., Madrid 1980, par José Vicente Rodriguez et Federico Ruiz Salvator, ou Cantico B, 38,4 ; et Llama B, n° 81-85, ib ; p.1012, quoique sans indication de provenance).

              La numérotation est de nous, et veut simplement faciliter les renvois.

              La fin du paragraphe 33, qui parle de « mille deux cent ans et plus » permet de dater approximativement la rédaction.

 

 

De Beatitudine

Traduction

 

 

(1) "Bienheureux, ceux qui habitent ta maison, Seigneur". La maison de Dieu est l'éternelle béatitude que tout homme désire naturellement, comme le dit Augustin. Cette béatitude consiste à connaître et à aimer Dieu, à jouir de lui, à être en union avec lui, à le louer, à le remercier, et à se réjouir avec lui; Dans la vie présente Dieu est connu à travers un miroir et en énigme, comme dit l'Apôtre ( 1 Cor 13) : obscurément par la foi et par les créatures, car, comme dit la Sagesse, le Créateur pourra être vu, selon l'intelligence, d'après la grandeur, la beauté et la bonté de la créature, ainsi que dit Augustin :"Celui qui a fait de grandes choses est encore plus grand, celui qui a fait de belles choses est encore plus beau, celui qui a fait de bonnes choses est encore meilleur.

 

Chapitre I :

 

la connaissance par Dieu

 

(2) Mais dans cette condition des bienheureux Dieu est connu face à face comme il est, c'est-à-dire que Dieu (est connu) par Dieu, d'où le Ps 35 : "À ta lumière, nous verrons la lumière", c'est-à-dire : (nous verrons) Dieu le Père en Dieu le Fils, et Dieu le Fils en Dieu le Père, et l'Esprit Saint en chacun d'eux. Cette chose est si grande, comme dit Augustin, qu'en comparaison tout n'est rien. De cela l'Apôtre dit en 1 Cor 13 :"Alors je connaîtrai comme je suis connu". Dieu nous connaît, en effet, non par la créature, mais par Lui Dieu : c'est ainsi que nous aussi nous le connaîtrons. Alors Dieu se manifestera les yeux dans les yeux[1] dans toute sa divine nature, c'est-à-dire dans sa puissance, dans sa sagesse, dans sa bonté, etc, lui dont Is 45 dit :"Vraiment tu es un Dieu qui se cache". (3) Cette connaissance, ce n'est pas un ange qui l'opérera dans un ange ou un homme, ni un homme dans un ange ou un homme. Dieu dit en Jer 31 : "L'homme n'aura pas à dire à son frère : connais le Seigneur ! Car, eux tous, ils me connaîtront, du plus petit jusqu'au plus grand, oracle du Seigneur". Mais seul le Fils de Dieu opérera en chacun, ange et homme, cette connaissance, car, lui-même l'a dit : "Personne ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler". De même il dit en Jn 15 : "Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que, là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, pour qu'ils voient ma gloire". La gloire du Fils est la gloire du Père. Donc cette connaissance des bienheureux rend la justice intégrale[2] et amène l'immortalité, selon ce qui est dit en Sg 15 :"Te connaître est la justice intégrale, et savoir ta justice et ta vérité", c'est-à-dire toute ta divine nature, toute ta sagesse, toute ta puissance, toute ta bonté,"voilà la racine de l'immortalité". C'est de cette seule connaissance qu'on doit se glorifier chez les élus, selon Jer 9 : "Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, ni le riche de ses richesses, ni le brave de sa bravoure, mais que celui qui se glorifie se glorifie en ceci : savoir et me connaître".

 

la connaissance (tournée) vers Dieu

 

(4) De même, là Dieu sera connu "vers" Dieu. Dans cette connaissance des bienheureux, tout ce qui est connu de Dieu ou en Dieu conduit vers Dieu et en Dieu, que ce soit la puissance, la sagesse, la bonté, la charité ou choses semblables. Car en Dieu il y a tant de charme et d'amabilité, que, dès qu'il est connu de l'âme, il la tire à lui et l'absorbe ardemment en lui-même, à l'instar du diamant, qui attire fortement à lui-même le fer par sa propriété. De cela l'Esprit Saint témoigne dans les Cantiques : "Ton nom est une huile qui se répand : c'est pourquoi les jeunes filles t'ont aimé", ce qui veut dire : si grande est la douceur qui sans cesse émane de toi que sont attirées à t'aimer les âmes ferventes et fortes. De même Saul reconnaissant le Seigneur dans la voix qui disait : "Je suis Jésus de Nazareth" fut poussé aussitôt à obéir à la volonté divine, et dit : "Seigneur, que veux-tu que je fasse ?". De la même manière la bienheureuse Marie Madeleine, dès qu'elle sut que Jésus était attablé dans la maison du Pharisien, arriva toute fervente, portant un vase d'onguent précieux.

 

la connaissance à cause de Dieu

 

(5) De même, Dieu lui-même sera connu à cause de Dieu, car il est lui-même la fin de la connaissance. En effet, bien que l'âme, de par cette connaissance, perçoive le bonheur éternel, comme le Seigneur l'atteste en Jn 17 : "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le seul Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ", cette béatitude, elle ne la perçoit pas, en définitive, pour sa propre utilité, mais pour la manifestation de la gloire de Dieu, pour que dans l'âme soit glorifiée la bienheureuse Trinité. Là, l'âme connaît clairement ce que l'intelligence ne peut appréhender, à savoir comment le Dieu éternel et immense est un Dieu unique en substance et trine en ses personnes. De même elle connaît en toute clarté comment le Fils éternellement naît du Père, et comment l'Esprit Saint continuellement procède à égalité de l'un et de l'autre. Et pourtant, aucune personne n'est plus grande ou plus petite que l'autre, ni plus digne, ni avant ni après l'autre, mais en chacune il y a une éternité vraie et une égale majesté. De même, là l'âme connaît nettement comment la divinité et l'humanité sont unies inséparablement dans l'unique personne de Jésus Christ, et que tout ce que Dieu a par nature, cet homme l'a par grâce.

 

(6) Et en cette connaissance de la trinité et de l'unité, de la divinité et de l'humanité du Christ, consiste le sommet de sa béatitude. De même, au dire de Salomon, personne en cette vie ne pourra trouver la moindre raison de toutes les œuvres de Dieu, et plus il peinera à chercher, moins il trouvera ; mais là, l'âme connaît manifestement toutes les œuvres divines jusqu'aux plus grandes et les raisons de toutes : la création ex nihilo du ciel et de la terre et de tous les éléments, la distinction de l'ordre des anges, la doctrine très sage des dons gratuits naturels, car les divers anges diffèrent comme les étoiles par l'espèce et le nombre. Et en chacune des œuvres divines l'âme trouvera sa joie au delà de (toute) mesure, connaissant que les œuvres de Dieu sont excellentes en leur temps, et ont été faites excellemment, au témoignage du Damascène : "Si la divine volonté est providence, il faut de toute nécessité que les choses qui sont faites selon la providence, selon une raison certaine, non seulement soient faites excellentes et très dignes de Dieu, mais que rien de meilleur ne soit fait".

 

(7) De même l'âme verra clairement chacun des dons découlant de la source divine, non pas en s'éloignant d'elle, comme un fleuve s'éloigne de la source, mais en demeurant intégralement en elle, comme une lampe qui ne perd rien de son rayonnement lorsqu'une autre lampe est allumée à partir d'elle, et communique à tous sa lumière sans subir aucune diminution, divisée qu'elle est en beaucoup (d'autres) sans subir elle-même aucune mutation ni diminution. C'est pourquoi il donne abondamment à tous ceux qui sont dans le besoin, comme dit le bienheureux Jacques. Sinon, si en donnant il devenait plus pauvre, comme l'homme qui ne garde pas ce qu'il donne, il ne serait plus au sommet de la perfection, bien plus : sa perfection diminuerait continuellement.

 

(8) De la même manière, ses dons sont toujours nouveaux, parce qu'il n'y a ni présent ni futur, mais toujours le présent ; et ce qu'il donne une fois, il le donne toujours, autrement il y aurait du changement en Dieu. Voilà pourquoi nous devons montrer toujours une telle gratitude de tous les dons de Dieu, comme lorsque nous les recevons pour la première fois. Pour la même raison toutes les œuvres de Dieu sont nouvelles, et tout ce qu'il fait une fois, il le fait toujours, à cause de son immutabilité. D'où ce que le Père dit au Fils (Ps2) : "Moi, aujourd'hui, je t'ai engendré", bien que des années séparent la génération divine de la génération humaine. Ainsi il nous faut garder devant les yeux avec la même gratitude que ce qu'il a fait au début, il le fait en toutes ses œuvres, en (suscitant) cette gratitude.

 

(9) De même l'âme verra clairement ce qui ici-bas est caché, comment Dieu, en lui-même immuable, simple et indivisible, est participé selon le plus et le moins par les anges et les saints, selon que plus ou moins ils reproduisent les habitudes divines, à l'instar du soleil, qui chauffe l'un plus, l'autre moins, ou à l'instar d'un aliment, qui pour l'un est occasion de maladie, pour l'autre occasion de santé, qui pour l'un a du goût, pour l'autre n'en a pas, selon que plus ou moins leur nature s'adapte à cet aliment, ou au soleil.

 

(10) De même, là l'âme connaîtra que la bonté et la sagesse suprêmes de Dieu sont le principe de toutes les créatures et œuvres de Dieu. Car la bonté de Dieu lance les créatures dans l'être, mais la sagesse laisse place entre elles à la doctrine[3]. Ainsi, par suprême sagesse et bonté inscrutable, il fait que la brise soit tantôt froide, tantôt chaude, tantôt sèche, tantôt humide, tantôt orageuse, tantôt sereine. Avec la même sagesse et la même bonté, il fait que l'un soit riche et l'autre pauvre, l'un fort, l'autre faible et infirme, et un autre laid. Avec la même sagesse et la même bonté, il fait que l'une des créatures soit sensible, l'autre rationnelle, une autre sans raison ; à l'une il donne une forme, à l'autre une autre. Ainsi, au dire de Sir 39,33-34[4], "toutes les œuvres de Dieu sont bonnes, et il n'y a pas à dire : Ceci est plus mauvais que cela". Car toutes les choses seront appréciées en leur temps, et l'enfer n'est pas plus mauvais que le ciel, comme dit Isidore : "Comme le ciel s'ornera des astres, ainsi l'enfer s'ornera des damnés, hommes et démons, car la justice du juge est mise en valeur tant par le châtiment des impies que par la défense des innocents.

 

(11) De même, au témoignage de l'Apôtre, bien que les jugements de Dieu au sujet de ceux qui doivent être damnés soient proprement incompréhensibles, et impénétrables ses voies au sujet de ceux qui doivent être sauvés, l'âme cependant comprendra là-bas que toutes les voies du Seigneur ont été miséricorde, et vérité dans le jugement. La miséricorde retient la justice, pour qu'elle n'agisse pas trop sévèrement, selon Tob 3,13 : "Quand tu seras irrité, tu te souviendras de la miséricorde". Et la justice tempère la miséricorde, pour qu'elle ne ménage pas trop, car un pardon trop facile donne de l'attrait au péché; La justice punit toujours avec miséricorde, et la miséricorde épargne toujours selon la justice. Ô que sont cachés dans la vie présente les jugements divins ! Qui en effet pourra trouver, à partir de la parole du Seigneur en Malachie 1 : "J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü", avant qu'ils soient nés, quel vice il détestait en Esaü, et quelle vertu il aimait en Jacob, alors qu'il ne juge personne, si ce n'est selon la justice présente.[5]

 

(12) De même lorsque deux enfants sont présentés au baptême, l'un né d'un fidèle meurt avant le baptême et descend aux limbes, l'autre né d'un infidèle meurt après le baptême et monte droit au ciel. De même pourquoi le Seigneur Jésus a donné une telle grâce à l'un des larrons, et à l'autre, aucune ? De même pourquoi a-t-il permis que Judas tombe finalement, et aucun autre Apôtre? Et pourquoi de l'un supporte-t-il des fautes graves et nombreuses, comme de David, alors qu'il condamne un autre, tel Saül, dès le premier péché ? La Glose sur la Genèse donne cette solution : "Le Seigneur sait qui épargner jusqu'à son changement vers le mieux, comme il a épargné Aaron, qu'il n'a pas perdu avec les autres lors de la fonte du veau d'or, et comme il a épargné Ezéchias, contre qui il avait porté une sentence de mort, et à qui pourtant par la suite il a donné quinze années de vie. De même il sait qui épargner pour un temps, bien qu'il sache d'avance qu'il ne changera pas en mieux, comme il a donné aux pécheurs avant le déluge un délai de cent ans pour faire pénitence, et par la suite a perdu par le déluge tous les hommes, sauf huit. De même il sait qui ne pas épargner, vu qu'il n'attendra de lui aucun changement : ainsi il a perdu promptement, par le feu et le soufre, les Sodomites, [et] en un instant la terre engloutit vivants Datan et Abiron. Tout cela [l'âme] le verra en toute clarté dans le miroir de l'éternité, ainsi que tout ce qui peut augmenter son bonheur, et de chaque chose elle se réjouira avec les élus.

 

(13) De même l'âme saura dans l'au-delà comment Dieu, dans sa sagesse, oriente toutes les œuvres divines, angéliques et humaines vers le mieux, c'est-à-dire la manifestation de sa gloire, et vers le fait que les Anges et les hommes aient part à la nature et à la sagesse de Dieu. Et bien que le mal, en soi, n'ait ni forme ni ordre, le Dieu très sage, qui ne laisse en sa maison rien de désordonné, ordonne cependant vers un grand bien toutes les œuvres mauvaises. La chute étonnante et irréversible des Anges, et leur malice obstinée, il les a ordonnées à exercer et couronner les justes, comme dit Bernard : "C'est un heureux jugement de Dieu, que l'orgueilleux, ce marteleur des pauvres, leur tresse à son insu des couronnes éternelles, en les combattant".

 

(14) De même il a changé la chute d'un seul homme, Adam, en une admirable exaltation de toute la nature humaine. À partir de cela, en effet, la nature humaine s'est unie inséparablement à la nature divine en la personne du Seigneur Jésus, non par changement de la divinité en la chair, mais par assomption de l'humanité en Dieu. Ce dont parle Chrysostome : "Vraiment il est grand et admirable que notre chair siège dans les hauteurs et soit adorée des Anges et des Archanges, ce qui jamais ne serait arrivé si Adam n'avait pas péché". D'où le Pape Léon : "Si l'homme créé à l'image de Dieu avait gardé l'honneur de sa nature et ne s'était écarté, par la tromperie du mensonge diabolique, de la loi à lui imposée, le créateur du monde ne devenait pas créature, le Dieu éternel ne se soumettait pas à la temporalité, et le Fils égal à Dieu le Père ne prenait pas la condition de serviteur ni la ressemblance de la chair du péché".

 

(15) De même il changea la vente inique de Joseph en salut maximal pour les frères qui l'avaient vendu, et pour l'Égypte, car s'il n'avait pas été vendu, toute l'Égypte et les provinces à l'entour auraient péri de disette. Ce qu'il déclarait à ses propres frères venus en Égypte pour acheter du grain : "Ne craignez pas ; c'est pour votre salut, etc", et ce qu'eux même déclaraient semblablement en lui répondant : "Notre salut, etc." De même le très grave péché qui fut commis au début, quand, de propos délibéré et par jalousie, à l'instigation[6] des Juifs, le Fils de Dieu fut vendu, trahi et blasphémé, condamné à une mort très honteuse, crucifié et suspendu entre des brigands. Ce mal suprême, le Seigneur Jésus le fit servir à la destruction du péché, à la réparation du pouvoir des anges, à la diminution du pouvoir du diable, à la libération des captifs hors des limbes, à l'ouverture, toute grande, de la porte du ciel, et pour que tout pécheur, bien plus facilement que les anciens et très saints pères, puisse obtenir, après la présente misère, un passage immédiat vers la jouissance de Dieu. O sagesse indicible, qui changea un tel mal en un tel bien !

 

(16) De même ce grave péché du bienheureux Pierre, quand pour la première fois il renia le Seigneur, il le changea en un grand bien pour les pécheurs, de sorte qu'ils trouvent en plus grande abondance compassion et miséricorde auprès de celui que l'Église devait avoir pour tête. L'Ecclésiastique (34,9.10) dit, en effet : "Celui qui n'a pas expérimenté quel il est[7].Qui n'a pas été éprouvé sait peu de chose". En effet, comment un médecin qui ne souffre pas peut-il montrer de la compassion pour un malade ? Celui qui est rassasié ne montre pas de compassion pas à celui qui a faim ni le juste au pécheur. Par cette même chute du bienheureux Pierre le Seigneur Jésus a coupé court chez tous les hommes à la présomption. De même le grave péché d'incrédulité de saint Thomas, Dieu l'a fait tourner au bien de toute l'Église. La résurrection du Seigneur, en effet, était plus contraignante pour saint Thomas, qui le voyait et touchait ses plaies, que pour sainte Marie Madeleine, qui avait cru sur les seules paroles des Anges. De même Dieu changea en salut pour toutes les églises l'obstination de Saul, lorsque le persécuteur très cruel, jeté à terre, devint le plus fidèle des prédicateurs de l'Évangile. En effet, ce fut très louable d'annoncer courageusement le nom du Seigneur Jésus devant les rois, les Juifs et les païens, alors qu'avec un tel zèle il était venu à Damas pour débusquer et détruire.

 

(17) De même le grave péché et l'affront qu'il a subi en la personne de ses messagers, les Prophètes, les Apôtres, les martyrs, il les a fait servir à étayer notre espérance pour tous les fidèles. Si en effet ils n'avaient par leur sang soutenu la foi catholique, jamais le nom du Seigneur Jésus, avec la foi catholique, ne serait arrivé jusqu'à nous si fermement. D'où Isaïe 1,9 : "Si le Seigneur ne nous eût laissé quelques survivants(s.ent."dans les Apôtres et les martyrs"), nous serions comme Sodome, nous ressemblerions à Gomorrhe, etc." Ainsi également le sage qui un jour a changé l'eau en vin, transformera toutes les tentations et les tribulations de cette misérable vie en l'état de gloire éternelle, et les paiera d'une récompense éternelle et sans mesure, selon ce que dit l'Apôtre (2Co 4,17) : "La légère tribulation d'un instant nous prépare, jusqu'à l'excès, une masse éternelle de gloire".

 

(18) Dans l'au-delà, en effet, l'âme connaîtra le soin passionné du Créateur pour le salut du genre humain. qui est apparu d'abord lorsqu'il a fait chaque homme à son image et à sa ressemblance. Ensuite à chacun il a assigné un ange, pour le garder dans le sein maternel et, une fois né, le protéger de l'insulte des démons : à chaque moment il a procuré de la manière la plus proportionnée ce qui convenait au corps, puis il a purifié l'âme de la faute originelle par l'eau du baptême, lui donnant l'Esprit Saint avec tous ses dons et chacune de ses forces ; il a adopté aussi [chacun] pour son fils ; et par la suite, lors de l'adolescence, l'a transformé en vue du salut éternel, tantôt en songe, tantôt par une inspiration intime. De l'extérieur [cela se faisait] par les créatures, qu'il a ordonnées pour chacun en sorte que les exemples les plus frappants des hommes vivants et morts conduisent l'âme jusqu'au Créateur invisible.

 

(19) De même [il l'a fait] par l'Écriture Sainte, qui nous montre très clairement le chemin du ciel, comment l'homme doit se comporter vis-à-vis de Dieu, vis-à-vis du prochain, vis-à-vis des amis, vis-à-vis des ennemis, vis-à-vis des supérieurs, vis-à-vis des sujets, vis-à-vis des vivants, vis-à-vis des morts. Mais parce que tous ne comprennent pas l'Écriture, il a ajouté des Docteurs et des messagers très fidèles, qui l'exposent à tous avec foi et dévotion. Dans la même Écriture, grâce aux prédicateurs, tantôt il effraie par des menaces, tantôt, par des compliments et des promesses, il attire vers le salut les pauvres pécheurs. Ces messagers parfois se reposent dans la contemplation de Dieu, loin du souci des choses extérieures, et cela plaît à Dieu plus que tout ; mais pour éveiller leur zèle vis-à-vis des pécheurs, qui peut-être ne se soucient jamais de leur salut, il appelle une multitude de messagers à sortir de ce repos qui fait leur joie, pour se tourner vers les pécheurs, comme il est dit au Ct 5,2 : "Ouvre-moi, ma sœur, car ma tête est couverte de rosée". Ce que Grégoire commente ainsi : "Alors que l'épouse dort, l'époux frappe pour qu'elle lui ouvre, car, alors que l'âme pense à elle-même par la retraite, le Christ en ce monde endure mainte œuvre des pécheurs. Si des hommes spirituels ne se préparent pas pour enseigner, jamais les hommes charnels ne se connaîtront eux-mêmes ou ne se soucieront de s'amender. L'époux veut donc que parfois on renonce à la retraite, et chacun des spirituels est invité à édifier le prochain, car pendant que les hommes parfaits ne songent qu'à eux en recherchant le repos intérieur, l'époux s'afflige que les gens du siècle aillent à la ruine de plus en plus et vers le pire, alors qu'ils le connaissent de moins en moins à cause du silence des spirituels."

 

(20) Mais parce que tout cela n'aurait pas suffi, à cause des blessures diverses et profondes des pécheurs, Dieu le Père, poussé par un zèle indicible, a envoyé son Fils unique qui, voyant très bien comment, dans chacun des membres, les pécheurs offensaient le Dieu Tout-puissant, présenta au Père sur la croix dans tous ses membres un rachat[8] plus riche que ne l'avait mérité le genre humain. Sur la croix, blessé en tous ses membres, avec un grand cri et des larmes, il rendit au genre humain le salut perdu, exaucé par le Père en raison de sa piété. Et pour que le salut une fois obtenu ne disparaisse pas, il fit consigner dans les quatre évangiles ses paroles, ses habitudes et ses exemples : en les suivant, nous obtenons le salut pour toujours. Bien plus : pour montrer son affection, il a consacrés son Corps et son Sang très saints, et a remis le pouvoir de consacrer non seulement au seul homme bon, ni seulement en un temps et un lieu, mais il a donné le même pouvoir même à des prêtres criminels, afin qu'en tout temps et en tout lieu les hommes trouvent dans l'Eucharistie et les autres sacrements la consolation de l'esprit et le remède aux péchés.

 

(21) Si, en effet, seuls des évêques et des prêtres parfaits pouvaient consacrer le Chrême et le Corps du Seigneur, un grand nombre d'hommes mourraient sans extrême onction et sans viatique. De plus il a établi des supérieurs religieux et séculiers qui forceraient même ceux qui ne le veulent pas à observer les commandements, et pour des crimes manifestes feraient pression sur leurs sujets par différentes peines et des sentences de mort. Tout cela, il a pu le faire et l'a fait sans notre aide et sans notre désir, sans rien omettre de ce qui fut nécessaire à notre salut, comme le Seigneur l'atteste en Is 5,4 : " Que pouvais-je encore faire que je n'aie fait ? ", hormis cela seulement qu'il ne nous tire pas par violence dans le ciel. Cela, il y renonce, parce qu'il ne convient pas à sa justice de couronner malgré lui quelqu'un à qui il a donné le libre arbitre, assimilant en cela l'homme à Lui-même qui ne peut être contraint par personne. De là Augustin : "Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi. Il t'a créé sans que tu le veuilles, il ne te justifiera pas si tu ne le veux pas.

Et parce qu'il exige le consentement d'une libre volonté, presque tout le salut des hommes va à sa perte. Viendra le temps où il apparaîtra qu'on ne peut faire reproche au Créateur au sujet du salut du genre humain (encore que Dieu soit jugé coupable par un très grand nombre, comme si Dieu ne voulait pas sauver ceux qu'il a rachetés), quand il montrera au grand jour avec quel sérieux le Fils de Dieu a peiné pour le salut de ses ennemis. Car pour toute la création du monde, au témoignage de Bernard, il n'a pas peiné autant. En effet, pour toutes les œuvres, il dit, et cela fut fait, mais pour le salut de l'homme, il a supporté des contradicteurs quand il parlait, des observateurs quand il agissait, et des moqueurs au moment de sa mort. Lui qui, en témoignage de sa bonté, a emporté au ciel les cicatrices de ses plaies, pour apaiser davantage la colère du Père et obtenir la grâce pour les pécheurs.


Chapitre II : l'amour

 

Aimer par Dieu

 

 

(23) À partir de cette connaissance, dans l'au-delà, l'âme glorifiée aimera Dieu par Dieu, c'est-à-dire par le Saint Esprit. Car tout ce que fait une créature en son nom de créature, est imparfait. Cela, le Seigneur Jésus l'a inculqué à ses fidèles, quand il dit au Père : "Je leur ai fait connaître ton nom (par la foi) et je le leur ferai connaître encore (par la vision), afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux". Et l'amour dont le Père aime le Fils est éternel et sans mesure, car [il l'aime] par l'Esprit Saint, qui est le lien des deux. Le même amour dont le Père aime le Fils se trouve, au dire de la Glose, dans tous les justes : du même amour, en effet, l'âme glorifiée aime Dieu et est aimée de Dieu, sinon, au témoignage d'Augustin, l'âme qui n'a de repos qu'en Dieu pour qui elle a été faite, ne trouverait jamais de repos vrai et complet, si elle ne pouvait répondre par l'amour à son Créateur. Mais puisque, quand Dieu aime, au témoignage de Bernard, c'est l'Eternité qui aime, c'est l'Immensité qui aime, dont la grandeur n'a pas de fin, dont la sagesse ne peut être dénombrée, il faut de toute nécessité que l'âme, en retour, aime Dieu immensément et éternellement, si elle doit trouver en Dieu le repos complet. Cela ne se réalise que par l'Esprit Saint, comme le dit l'Apôtre : "L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné"(Rm 5,5). Sur quoi la Glose dit : "L'Amour de Dieu, c'est Dieu et le don de Dieu".

 

(24) Et puisque Dieu nous a aimés pour être aimé par nous, il nous a donné l'Esprit Saint. Si, dans cette béatitude, nous aimions Dieu de cette charité qui est vertu, le Dieu très sage aurait donné pour rien l'Esprit Saint . Ce fut autrefois l'opinion du Maître des Sentences. Les modernes sont d'un autre avis : tiens la thèse qui te plaît. Mais il a donné l'Esprit Saint pour que l'âme du bienheureux lui réponde en amour, et trouve ainsi en Lui toute sorte de repos. Pour comprendre ceci, il faut remarquer, ce qui est écrit en Jean, que le Père aime le Fils. Et il est écrit plus loin, en faisant parler le Christ : "Moi, j'aime le Père" (Jn 17). Cet amour n'est pas plus petit que l'aimant et l'aimé, car l'Esprit Saint est l'amour du Père et du Fils ; et l'amour lui-même  n'est pas moins aimé par l'aimant et l'aimé que l'aimant par l'aimé ou l'aimé par l'aimant. Voilà l'amour très paisible, très heureux et très parfait des trois personnes en une seule substance, où l'aimant est la même chose que l'aimé, et l'aimé la même chose que l'aimant, l'amour, la même chose que l'aimant et l'aimé, l'aimé et l'aimant la même chose que l'amour, où, en profondeur, l'aimant, l'aimé et l'amour ont en commun le même être, se rejoignent en un seul vouloir, partagent un seul refus, ont part au même pouvoir, et même possèdent tout.

 

(25) Là est possédé en commun, et cependant de manière solidaire, cet unique sommet de tout bien. Là aucun bien n'est possédé sans amour. Dans cet amour aucun défaut, aucun oubli, jamais aucun trouble, aucune erreur ; de cet amour tout ce que nous disons reste muet, même si nous le disions après une longue étude. C'est cet amour qui rend bienheureuse l'âme unie à lui ; cet amour est la joie dont il est dit en Jn 17,13 : "Pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite". Qu'est-ce qui est la joie du Père et du Fils, sinon aimer et être aimé, et être aimé à ce point ? Comment l'âme affamée sera-t-elle comblée, sinon en s'unissant à cette joie, de sorte qu'elle soit en cette joie et que cette joie soit en elle, et que sa joie soit à ce point parfaite, - lorsqu'elle sera ainsi unie à l'aimant et à l'aimé -, qu'elle sente qu'elle aime et est aimée, dans une si heureuse union.

 

 

Aimer vers Dieu

 

 

(26) Là Dieu est aussi aimé par Dieu. Car l'amour de Dieu conduit puissamment Dieu à l'âme, et l'âme à Dieu, selon I Jn 4,16 : "Qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu, et Dieu en lui". Pourquoi ? parce que "Dieu est amour". Oh ! quelle heureuse âme qui, sans risque d'erreur, se sent aimée de toute la force de la Sainte Trinité pour tout ce qu'elle est et à cause de ce qu'elle est, et que Dieu s'occupe d'elle avec tant d'amour, comme s'il oubliait toutes les créatures. Son bonheur augmente quand, à l'inverse, elle se plonge en profondeur avec toutes ses forces dans l'amour de la Sainte Trinité. Alors sera accompli ce très heureux précepte qui, au dire du bienheureux Augustin, ne peut être accompli en cette vie : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur", c'est-à-dire sans erreur de l'intelligence, "de toute ton âme", c'est-à-dire sans oubli de la mémoire, "de tout ton esprit", c'est-à-dire sans contradiction de la volonté. Alors, en effet, l'âme ne fera jamais erreur dans l'amour de Dieu, en donnant à une créature la même importance ou plus d'importance qu'à Dieu ; jamais elle n'oubliera pour un moment l'amour de Dieu qui est toujours présent, jamais elle n'aura de sentiment contraire à l'amour de Dieu, comme, malheureusement, en cette vie, où fréquemment elle donne à une chose la même valeur ou plus de poids qu'à Dieu, ou aime quelque chose qui lui fait aimer moins Dieu, et souvent oublie Dieu, ou désire quelque chose qui est contraire à la volonté de Dieu.

 

(27) Là sera accompli ce précepte dont Chrysostome dit : "Qu'est-ce qu'aimer Dieu de tout son cœur, sinon que ton cœur ne soit pas attiré à aimer autre chose que Dieu, ni que tu mettes ta joie dans l'apparence plus qu'en Dieu, dans les honneurs, dans l'or, dans les amis, etc., mais que plus que tous ceux-là tu aimes Dieu." Pour peu, en effet, que ton cœur soit retenu par quelque chose, pour autant il est moins à Dieu. Qu'est-ce qu'aimer Dieu de toute ton âme ? avoir ton esprit ancré dans la vérité, et être solide dans la foi. Qu'est-ce qu'aimer Dieu de tout ton esprit ? Que tous tes sens ne s'occupent que de Dieu : l'intelligence, la sagesse, la connaissance, la mémoire. Celui donc qui engage l'un des sens dans les choses temporelles, déjà n'aime plus Dieu de tout son esprit. Ce qu'il est impossible d'accomplir ici-bas.

 

 

Aimer à cause de Dieu.

 

(28) Là Dieu est aussi aimé à cause de Dieu. L'âme, en effet, aime Dieu non pour cela seulement qu'il est pour elle bon, généreux et miséricordieux, mais plus encore pour cela qu'il est tout simplement en lui-même bon, généreux et miséricordieux. Et plus sincèrement elle aime Dieu pour la bonté qui Lui est naturelle - et non pour la part qu'elle a à son bonheur - , plus cette âme est heureuse, quand bien même aucune communication du bonheur divin ne vient la mouvoir à cette sincérité de l'amour. Oh ! la joie de l'âme naît à mesure que, dans la sincérité de l'amour elle répond au Créateur qui[9] n'est attiré à aimer l'âme par aucune sainteté ou bonté ou utilité de cette âme, mais par sa bonté naturelle, pour donner part à l'âme par lui-même au bonheur éternel. C'est pour communiquer ce bonheur qu'il a œuvré avec toute sa bonté. De cette bonté l'Évêque de Paris dit :"Partout c'est le propre de la bonté d'en associer d'autres à la joie qu'il en éprouve, et de se proposer en tout d'assumer et de plaindre leurs maux."

 

(29) Tellement est grande la bonté de Dieu, qui ne connaît ni mesure ni nombre, tellement elle recherchait l'accord et la communion, qu'elle ne gardait aucun de ses biens sans le communiquer, et ne laissait aucun des maux des siens sans le prendre en charge[10]. En effet, cette immensité de Sa bonté à son égard a dû égaler en abondance les flots de la source abyssale jusqu'au plus lointain et au plus haut, pour que les œuvres de sa miséricorde et de sa bonté s'écoulent de Lui : plus loin et plus haut il ne saurait trouver de lieu où s'étendre ; et sans aucun doute ainsi fut le don de lui-même qu'il n'avait rien de plus, dans ses biens, à donner, et ainsi fut la prise en charge de la mort de ses amis, que ces amis n'aient aucun de leurs maux que lui-même ne prît en charge. Là, l'âme est enflammée à aimer Dieu à partir de toutes les choses qui sont par nature en Dieu, à savoir la puissance, la sagesse, la bonté, etc. Mais plus spécialement elle est enflammée quand elle se sent continuellement pénétrée par la chaleur de toute la Trinité, comme si celle-ci oubliait totalement toutes choses, comme le dit Ézéchiel : "Les faces des animaux", c'est-à-dire de tous les saints, "sont semblables au feu des charbons ardents", et David[11] : "Des charbons ont été allumés par lui, et personne qui puisse, ici, se préserver de sa chaleur".

 

(30) Dans la vie présente, l'épouse fait dire à l'époux :"Je me languis d'amour", comme il est dit dans les Cantiques. Mais dans la patrie, elle dit, au présent : "Sans cesse je me meurs d'amour". La langueur enlève à l'homme le sommeil, rend insipide un met délicat, dissipe les forces et la beauté du corps, fait reléguer toute parure, amène à oublier l'amitié charnelle. Tout cela, l'amour véritable le fait semblablement dans l'âme. Et même la chaleur dessèche l'humeur, entre dans la matière qui lui est exposée ; de même aussi, dans la patrie, l'âme fidèle est libérée par la charité de tout désir charnel, et elle est plongée dans les joies divines. Chose très admirable : alors que notre Dieu, au témoignage de Moïse, est un feu dévorant, et que la nature du feu le porte à consumer tout ce qui est en lui ou est à sa portée, l'âme n'est pas consumée malgré une telle chaleur.

De même, bien que l'âme soit enflammée de l'amour de Dieu par toutes les œuvres de Dieu, petites ou grandes, elle est cependant enflammée plus ardemment par certaines œuvres divines de Notre Seigneur Jésus Christ, comme l'incarnation, la nativité, la circoncision, le baptême, le jeûne, la consécration de son Corps et de son Sang, l'humble lavement des pieds au cours de la Cène, la passion digne de pitié[12], la résurrection glorieuse, l'ascension merveilleuse, l'envoi de l'Esprit Saint, la fréquente monstrance de lui-même dans le Sacrement, l'équité envers tous lors du jugement final : car tout cela, chaque âme peut penser que cela a été accompli pour elle seule.

 

(31) Il y a autre chose qui enflamme l'âme à aimer Dieu : l'humilité de Dieu, dont l'âme est grandement étonnée, car le Dieu tout-puissant se soumet à chacun des Anges et des âmes saintes, comme s'il était un serviteur aux gages de chacun, et comme si n'importe lequel des siens était Dieu pour Lui. Pour indiquer cela, il passera de l'un à l'autre pour les servir, lui qui affirme dans le Ps 82,6 : "J'ai dit : Vous êtes des dieux". Et même, le Dieu qui est au sommet de la perfection accomplira là-bas ce qu'il enseigne ici : plus tu es le plus grand, plus tu dois t'humilier devant tous ; bien qu'il les dépasse tous par la dignité et la majesté divines, il se soumet à tous par humilité. Oh ! combien rarement on trouve ensemble ces deux choses : dépasser tout le monde par la justice, et pourtant se soumettre à tous par la grâce de l'humilité. C'est pourquoi cette âme est gratifiée[13] de l'amour. Car cela enflamme beaucoup l'amitié et la garantit, de ne vouloir jamais passer avant ou égaler, mais de vouloir s'assujettir à tous et en toutes choses. Et cette humilité a sa cause dans la grandeur de la bonté et de la noblesse de Dieu, comme un arbre plie sous l'abondance des fruits. De même enflamme spécialement à aimer Dieu l'humilité du Christ qui, étant dans la condition de Dieu l'égal de Dieu le Père, non seulement a voulu être abaissé au-dessous des Anges, mais prenant sur lui la ressemblance de la chair de péché, lui qui pourtant était plus haut que tous les hommes, s'est fait rejet du peuple et sujet d'injures pour des hommes sans nom. Oh ! humilité sans mesure qui a fait se pencher le Dieu impassible, le Créateur immortel des Anges et des hommes, vers la partie la plus basse du corps d'un pêcheur, c'est-à-dire vers les pieds de l'Apôtre[14] quand il les a lavés. C'est la même humilité qui a fait que le Dieu de majesté, insaisissable, vienne souvent sous l'espèce du pain dans le Sacrement, pour consoler les fidèles.

 

(32) Il y a autre chose qui enflamme l'âme à aimer Dieu : la patience divine, qui s'est fait jour ici-bas quand il a accordé à ses ennemis un espace de vie de cent années, alors qu'il savait d'avance qu'ils perdureraient dans la même méchanceté. Oh ! combien de choses il a supportées en silence en ce temps-là, de la part des païens et des Juifs, quand ses élus et les Juifs méprisèrent ses préceptes, le provoquèrent lui-même dans le désert par de multiples méchancetés et leurs nouvelles trouvailles, lorsqu'ils tuèrent les Prophètes très chers, ses messagers, le condamnèrent lui-même à la plus honteuse des morts, se proposèrent d'éradiquer complètement son souvenir de la terre, et traitèrent misérablement ses Apôtres, dont le monde n'était pas digne. Hélas, combien d'outrages il supporte en silence de la part des païens, des Juifs, des hérétiques et des faux chrétiens, lui qui est combattu sans relâche comme un ennemi même par ceux qui paraissent chrétiens, et bons chrétiens, et même religieux, engagés dans de saintes existences religieuses. Car sous l'habit religieux on ose commettre divers crimes des infidèles et, comme dit la Glose sur Matthieu : "Plus abominable qu'un païen déclaré est celui qui commet les œuvres des infidèles sous le nom de fidèle". Par tous les témoignages de la patience divine depuis le début du monde jusqu'à la fin, l'âme se sent puissamment provoquée à aimer Dieu éternellement, parce que, autant la force de Dieu resplendit lorsqu'il supporte en silence les vices des pécheurs, autant elle resplendit lorsqu'il purifie des pécheurs de leurs péchés ; et autant elle brille quand il punit éternellement les damnés, autant elle brille quand il récompense pour toujours les élus.

 

(33) Il y a là-bas autre chose qui enflamme l'âme à aimer Dieu, c'est la connaissance de la fidélité divine, qui s'est montrée en cela que, au-delà de la consolation spirituelle qui provient d'une multiple source : les Écritures, les larmes, les désirs saints, les offices divins, les enseignements et les exemples des Saints, la louange et l'action de grâces, la prière, la confession, et choses semblables, Dieu le Père a servi sans relâche - pour refaire les âmes dans la joie - le Corps et le Sang de son Fils unique et aimé, Notre Seigneur Jésus Christ, sous les espèces du pain et du vin, en qui il a donné, d'un coup, tout ce qu'il est et possède avec le Saint Esprit. Car il n'y a rien en dehors de la nature corporelle, de la nature spirituelle et de la nature divine. La corporelle englobe, quant à elle, tout ce qui  est perçu par les cinq sens. La spirituelle comprend les Anges, les âmes, et tous les dons et vertus spirituels, la nature divine contient en elle-même tout ce qui par nature est le meilleur. Donc en donnant sous le Sacrement le Corps et le Sang de son Fils, le Père a communiqué en un coup   la substance corporelle ; en donnant l'âme de ce même Fils, il a livré en un coup la substance spirituelle, cette âme du Fils qui fut, en tout ce qui est saint, supérieure en grâce aux âmes saintes. Enfin, il a offert en lui toute la nature divine, renfermant en elle-même tout bien, par nature et éternellement. Et cela il ne l'a pas accompli une ou deux fois dans toute la vie de l'homme, mais en tout lieu et par tout prêtre fidèle, bon ou mauvais, par qui ce sacrifice salutaire aura été offert dans la forme voulue par l'Église, à chaque fois Dieu le Père se donne tout entier en jouissance à chacune des âmes avec l'Esprit Saint. Mais, hélas, peu nombreux sont ceux qui reconnaissent clairement cette fidélité, et, hélas, plus rares encore ceux qui s'efforcent de se préparer avec la gratitude requise à la réception d'un tel don, pour aller de progrès en progrès comme Dieu l'a prévu. Oh ! admirable fidélité de Jésus Notre Seigneur, qui depuis mille deux cents ans et plus choisit de subir un tel affront dans le Sacrement de la part de ceux qui indignement le célèbrent, le reçoivent ou le chantent, pour pouvoir en ce temps rassasier de son Corps et de son Sang une seule âme à qui rien ne suffit qui soit moins que Dieu, comme dit Augustin.

Il y a  autre chose qui enflamme l'âme à aimer Dieu de toutes ses forces, ce sont les habitudes très parfaites de Dieu, qui font l'objet d'un développement spécial.

 

(35) De même enflamment puissamment l'âme à aimer Dieu les exemples très saints de Jésus Christ, comme les exemples de chasteté, d'humilité, de pauvreté très exigeante, d'obéissance, de persévérance, d'innocence, d'application, de patience, de bonté, de silence, de rigueur, de résistance de fidélité, de gratuité, de hauteur de vue, de pureté d'intention, de perfection, de dévouement aux âmes, d'amour des ennemis. Là, chacun de ces exemples touche beaucoup l'âme, et tout ce qui est désirable sur la terre ne peut leur être comparé, au. regard de celle qui éternellement trouve en chacun une grande joie. Et plus les choses paraissent méprisables et douloureuses en ce monde, plus les amis de Dieu les honorent avec grande gratitude en ce monde et en l'autre. Tout ce qui est bon et parfait, et reçoit l'accord de tout un chacun, cela est désiré non seulement par grâce, mais plus encore naturellement, et c'est pourquoi, vu ce désir de plaire, commode et habituel aux hommes, devant Dieu le mérite de ce bien reste moindre ; et ce qui est bon et vraiment parfait, et qui pourtant est blâmé et déprécié non seulement par les mauvais, mais par les bons, cela n'est désiré que par grâce, et non par la nature, et c'est pourquoi sa récompense auprès de Dieu s'obtient sans diminution.

 

(36) Ainsi, il faut désirer davantage les exemples de Jésus Christ et les bonnes œuvres qui sont rejetés par les hommes, mais approuvés par Dieu. Comme dit Jérôme : "Qui ne désirerait être maudit, pour mériter d'être approuvé par la voix du Christ et d'être récompensé d'un salaire céleste et abondant ? Que toute la foule des infidèles me poursuive et me tourmente pour le nom et la justice de mon Seigneur ! Que ce monde, dans sa folie, se dresse pour m'insulter, du moment que moi, je puisse être approuvé par le Christ, et espérer la récompense qu'il a promise ! " De là vient que nous supporterions avec patience les injures et les dénigrements, pour pouvoir être dignes des approbations de Dieu, car si nous recherchons l'approbation humaine, nous perdons celle de Dieu  Quiconque, en effet, reçoit sa louange des hommes, est blâmé par le Christ, comme il est écrit : "Malheur à vous, les riches", etc (Lc 6,24). Ah ! qu'elle est heureuse cette âme en laquelle on peut voir toutes les traces de Jésus Christ ! À l'inverse, maudite est cette âme en laquelle se font place les traces du diable. Les traces du diable, ce sont tous les péchés mortels. Toute âme où se feront voir plus clairement les exemples du Christ, de la présence de cette âme se réjouiront plus largement le Dieu tout-puissant et tous les élus de Dieu pour l'éternité.

 

(37) Il y a là-bas autre chose qui enflamme puissamment l'âme à l'amour de Dieu, c'est la passion vénérable et digne de pitié de Notre Seigneur Jésus Christ, dont Bernard dit : " Ce qui me met le plus en mouvement, ce qui m'embrase le plus, Seigneur Jésus Christ, c'est la coupe que tu as bue, l'œuvre de notre rachat, œuvre que personne d'autre n'a pu opérer, ni dans le ciel ni sur la terre". Dans cette œuvre s'est montrée l'incalculable fidélité de l'amour : en l'esprit il sentit le châtiment du dégoût, de la tristesse et de la peur, en son corps, celui d'une douleur sans pareille, comme il est dit en Lam 1,12 : "Ô vous tous qui passez sur la route, regardez et voyez s'il est une douleur pareille à ma douleur". "Sa tête, qui, dit Bernard, est redoutable aux esprits angéliques, est couronnée d'épines serrées; Son visage, plus beau que chez tous les fils d'homme, est défiguré par les crachats des pécheurs. Ses yeux plus brillants que le soleil s'obscurcissent dans la mort. Son oreille, qui entend au ciel les chants des anges, a entendu sur la terre les outrages des pécheurs : "Crucifie-le, crucifie-le !" Sa bouche qui a instruit les anges reçoit comme boisson le vinaigre et le fiel. Ses mains qui ont bâti les cieux s'étendent sur la croix". Son dos fut constellé de coups de verges et de fouet, un soldat de la lance perça son côté, et il n'y avait aucun de ses membres qui ne soit frappé pour nos fautes d'une souffrance spéciale, sans l'avoir mérité. Au sujet de cette innocence, Ambroise a cette exclamation : "Qu'as-tu commis, enfant très cher, pour être mis en accusation ? C'est ma faute, si l'on te met à mort. O indicible choix du mystère ! l'injuste pèche, et c'est le juste qui est puni ; ce que commet le serviteur, le Seigneur l'expie ; ce qu'encourt l'homme, c'est Dieu qui le supporte. C'est moi qui ai commis l'injustice, c'est toi qui es condamné au châtiment. Moi, j'ai fait l'orgueilleux, toi, tu es humilié".

 

(38) Oh ! comme dans la patrie l'amour de l'âme est enflammé, quand l'âme, éternellement, met sa joie dans toutes les larmes du Christ, dans les injures, les moqueries, les coups de poing, les gifles, les tourments, les blessures, les meurtrissures, les gouttes de sang versées dans toute sa vie. Car cette passion, chaque âme pense qu'elle a été imposée tout entière pour elle seule, selon ce que dit l'Apôtre à propos du Seigneur Jésus (Gal 2,20) : "Il m'a aimé, et s'est livré pour moi".Il ne dit pas "pour nous", mais "pour moi", estimant que le Seigneur a souffert pour lui seul. Dans la vie présente le souvenir de tout ce qui a été dit auparavant devrait s'incruster dans nos cœurs avec une amertume continuelle, pour éveiller en nous une ferveur divine, comme dit l'épouse dans le Cantique (1,13) : "C'est un sachet de myrrhe (c'est-à-dire le comble de l'amertume), mon bien-aimé, pour moi ; entre mes seins il repose". Plus l'âme, ici-bas, est habitée par la tristesse au sujet de tout ce que nous avons dit , et plus grande sera l'allégresse, pour l'âme et tous les amis de Dieu quand, selon la parole du Christ, la tristesse se changera en joie. De même, se souvenir continuellement  des choses susdites met le comble aux mérites. D'où ce que dit Bernard :"Moi, frères, dès le début de ma conversion, à la place de la somme de mérites dont je me savais dépourvu, j'ai eu soin de rassembler pour moi et de placer entre mes seins ce sachet qui rassemblait toutes les angoisses et amertumes du Seigneur Dieu". Bien sûr, ce qu'il eut à souffrir d'abord dans son enfance, puis [ce qu'il dut souffrir :] les peines qu'il endura pour prêcher, les fatigues lors des déplacements, les veilles pour la prière ou le jeûne, les larmes lorsqu'il compatissait, les embûches lorsqu'il conversait, finalement les dangers des faux frères, les huées, les crachats, les coups, les railleries, les clous, et toutes les choses semblables qu'il a subies en grand nombre pour le salut de notre genre humain, comme nous le lisons dans la forêt des évangiles. De même le souvenir fréquent de tous ces sévices est un rappel pour n'importe quelle âme : elle doit donner en retour la pareille au Seigneur Jésus, dès cette vie où déjà vouloir la pareille suffit à la rendre très heureuse, au témoignage de Jérôme : "Vraiment cette âme est dans le bonheur, et doit être égalée aux anges, qui au nom du Christ et pour son œuvre a décidé de souffrir tout ce qu'il a souffert pour nous".

 

(39) Il y a là autre chose qui enflamme l'âme à aimer Dieu : la fidélité de Dieu à ce qu'il a promis. En effet, tout ce que le Dieu tout-puissant a promis aux bons et aux mauvais, par les images, les écritures, en figures ou en termes exprès, par lui-même ou par ses saints, tout cela il l'accomplira sans équivoque, comme il a accompli tout ce qui avait été écrit de lui, y compris la mort très infamante sur une croix ; c'est pourquoi, quand il mourut, ayant goûté le fiel, il dit : "C'est achevé", sous entendu : tout ce qui a été écrit de moi. Il a promis aussi aux mauvais : "Je lancerai sur eux les calamités" (Dt 32,23). Jamais autant de gouttes de pluie ne sont tombées sur la terre que de maux divers ne s'empareront éternellement des méchants, eux dont saint Augustin a écrit sans ambages : "Malheur à ceux pour qui ont été préparés la souffrance des vers, la brûlure de la flamme, la soif jamais éteinte, les pleurs et la grincement de dents, les larmes plein les yeux, les ténèbres extérieures, et un châtiment sans fin : là, aucun rang, aucune connaissance d'autrui, mais une souffrance et des gémissements continuels ; là, on désire la mort, et elle ne vient pas ; là on n'honore ni le plus vieux ni le roi, le maître n'est pas au-dessus du serviteur, la mère n'aime ni son fils ni sa fille, et le fils n'honore pas son père, là on trouve en abondance tout ce qui est malheur, irritation, puanteur et amertume". Cette amertume dont parle Job en 3,20 : "Pourquoi donne-t-il la lumière à un malheureux, et la vie à ceux dont l'âme est amère ?", qui recherchent la mort à cause de l'amertume de la mort ; mais ceux-là désirent la mort à cause de l'amertume de la vie, et la mort les fuit. Ah ! quelle misère : la mort va les consumer, et pourtant ils ne peuvent mourir ! là, à la vérité, ils vivent sans fin et meurent sans fin, là ils haïssent Dieu et eux-mêmes, et jamais ils ne viendront au souvenir de Dieu, comme des blessés dormant dans les tombeaux, et dont on n'a plus souvenir. Anselme écrit : "Là des tortures sans fin, sans répit, sans mesure, là des bourreaux effrayants, jamais lassés, jamais pris de pitié. La crainte trouble le coupable, sa conscience l'accuse, ses pensées l'obsèdent ; il n'est pas question de s'enfuir ; poings liés, ils sont jetés dans les ténèbres extérieures". Il est dit à ce propos en Sir 40,10 :" C'est à cause d'eux qu'est venu le déluge", c'est-à-dire le déluge universel des châtiments. Il a promis aussi aux bons dans l'Évangile qu'il les établirait sur tous ses biens, tous et chacun.

 

(40) Ce que sont ces biens est dit par Isaïe (64,4) : "L'œil n'a pas vu, Dieu, hormis toi, ce que tu as préparé pour ceux qui comptent sur toi"[15] Mais de cela personne ne sait rien, sinon celui qui les reçoit et celui qui les donne, comme dit Augustin : "On trouvera plus facilement dans la vie éternelle ce qu'il n'y a pas là-bas que ce qu'il y a. Il ne sera pas question là-bas d'être fatigué et de dormir, pas question d'avoir faim et soif, de se reposer, de vieillir et de grandir, car là-bas on n'aura pas à naître : les vivants demeurent sans changement." Cependant quelque chose concerne la vie éternelle dans le livre de la triste vie du corps et de l'âme : " Ô chair, est-il dit, tu aurais dû adopter cette vie où la vie est sans mort, la jeunesse sans vieillesse, la lumière sans ténèbres, la joie sans tristesse, la paix sans discorde, la volonté sans injustice, le pouvoir sans rupture, c'est-à-dire Dieu le bien suprême et immuable, qui n'a ni commencement ni fin, en qui par nature et pour l'éternité, tout est bon et sans mesure, de qui tout bien s'écoule dans le temps". "Là, dit Augustin, rien n'est désiré à l'extérieur, rien ne dégoûte à l'intérieur. Aucun bien ne manquera ni aux bons ni aux mauvais".

De tout ce que nous avons dit, il appert que Dieu est fidèle en toutes ses paroles. Seulement beaucoup de choses aussi demeurent cachées sous le manteau, des choses à l'infini qui paraissent très bonnes et ne le sont pas, des choses à l'infini qui paraissent mauvaises et sont justes et bonnes ; mais lors du jugement, en tout la vérité éclatera, quand Dieu rendra manifestes les pensées des cœurs. C'est pourquoi il est dit, en Sir 11,28 : "C'est à son extrémité que l'homme sera connu". D'où ce que dit Augustin : "Beaucoup de faits qui paraissent condamnables sont de bon aloi, Seigneur, à ton témoignage ; et beaucoup, approuvés par les hommes, sont réprouvés quand tu témoignes, car, souvent, autre est l'apparence du fait, autre l'intention de l'auteur, et autre encore la circonstance qu'on ignore.

 

(41) Il y a là-bas autre chose qui enflamme l'âme à aimer Dieu : la miséricorde divine, dont il est question en Sir 2,18 : " Car telle est sa puissance, telle aussi est sa miséricorde", et au Ps 115,3 : "À sa grandeur il n'est point de mesure" ; le Seigneur dit aussi en Jer 23,24 : "Est-ce que je ne remplis pas le ciel et la terre ?" Ainsi, sa miséricorde non plus n'a pas de mesure, et remplit tout, ce qui est dans le ciel, sur la terre et sous la terre. Dans les cieux se montre sa miséricorde dans les Anges et les saints, car il a communiqué à chacun d'eux plus de bonheur qu'ils n'en ont jamais mérité, espéré, désiré, et pensé. Sur la terre resplendit sa miséricorde envers les bons, parce qu'il les a prévenus de sa grâce pour qu'ils veuillent le bien, et les a accompagnés de sa grâce pour qu'ils mettent en œuvre le bien voulu et aillent jusqu'au bout de l'œuvre bonne. Il leur est si uni par la miséricorde qu'il estime fait à lui-même tout ce qu'il leur arrive en bien ou en mal, selon cette parole : "Qui vous touche, me touche à la prunelle de l'œil", ou : "Qui vous accueille, m'accueille, et qui m'accueille, accueille Celui qui m'a envoyé ; et qui vous méprise, me méprise. Et ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait". La Glose dit à ce propos : " Les plus petits sont ceux qui n'ont absolument rien en ce monde, et seront juges avec le Christ". Et à Saul, qui persécutait les chrétiens, il dit : "Pourquoi me persécutes-tu ?", alors qu'il ne s'en prenait nullement à lui, mais aux fidèles.

 

(42) De même envers les mauvais resplendit sur la terre sa miséricorde, quand il ménage longuement ceux qu'il devrait condamner en toute justice sur le champ dès le premier péché ; et chaque fois que l'urgence les amène à faire pénitence, ni l'écart de la vie avec la norme, ni le manque de temps ne les coupe du pardon, du moment que le revirement de la volonté est sincère : la charité, en bonne mère, reçoit dans ses bras grands ouverts les fils prodigues qui se repentent. Dans le même sens, Bernard dit : " Dieu pardonne largement et avec miséricorde : il ne condamne pas quand il punit, il ne rabroue pas quand il réfute[16] quelqu'un, et n'aime pas moins quand il accuse.

En enfer aussi resplendit sa miséricorde envers les démons et les hommes damnés, car il punit chacun en-deçà de ce qui est mérité. Le vice s'oppose au souverain bien à ce point que le Dieu très sage ne saurait imaginer un châtiment correspondant vraiment au péché mortel. Comme Dieu est sans mesure et tout-puissant, et que celui qui pèche l'offense très gravement, et comme tout châtiment doit se mesurer à la condition de l'offensé, comme Dieu dispose tout selon le nombre, le poids et la mesure, jamais mille enfers ne pourraient correspondre à un seul vice et le punir comme il le mérite.

Dans le Purgatoire aussi se manifeste sa miséricorde, car là il purifie des âmes qui sans purification ne pourraient nullement supporter la gloire de son visage, lui qui même, dans son immense miséricorde, a prévu que ceux qui n'ont pas de mérites personnels seraient aidés par les suffrages des autres. En cela se montre son immense miséricorde, car Dieu n'exauce pas les pécheurs [priant] pour eux-mêmes, comme il dit dans l'Évangile. Cependant vaut pour ceux qui sont au Purgatoire tout ce qui est fait pour eux par des pécheurs ennemis de Dieu. Et quand un prêtre en état de péché mortel célèbre la messe pour les défunts, bien que ce faisant il encoure une punition éternelle, cela pourtant leur vaut une diminution de leur peine, car Dieu n'accepte pas ce sacrifice en référence au prêtre mauvais, mais en référence à ceux qui ont quitté ce monde en charité.

 

(43) De même resplendit sa miséricorde envers ceux qui sont dans les limbes, car il ne leur inflige aucun châtiment corporel : faim, soif, ou froid, chaleur, fatigue, peine ou maladie, car ils préfèrent encore exister que de ne pas exister, et ni ceux-là ni ceux qui sont en enfer ne peuvent inculper Dieu, en effet, il ne leur fait pas d'injustice, puisqu'il n'est pas obligé de leur donner la gloire éternelle. La Glose dit à ce propos : "Le potier n'a-t-il pas le droit, etc." (cf. Rm 9,21). "Tout le genre humain a été damné dans sa racine qui a dit non[17], en sorte que, même si personne[18] n'a péché délibérément, personne pourtant ne pourrait contester la sentence de Dieu". Cependant, à partir de cela, le Seigneur a prévu qu'il ne condamnerait pas tous les hommes, et ne les libèrerait pas tous. Car si tous étaient libérés, on ne verrait pas ce qui est dû en justice par le péché, et si tous étaient condamnés, on ne verrait pas ce qui est accordé par grâce.

 

(44) Il y a autre chose qui enflamme l'âme à aimer Dieu c'est la justice divine. Elle s'est montrée déjà quand il a jeté dans un malheur éternel certains Anges qui se sont détournés du bien souverain et éternel, sans y être poussés par quelqu'un de l'extérieur; mais il en a aussitôt confirmé en grâce d'autres qui se sont attachés au souverain bien. Après cela la justice de Dieu s'est montrée quand, à partir de la transgression du seul Adam, il a soumis tout le genre humain à divers châtiments et à la mort. Ce fut à bon droit, car de même que tous les hommes auraient reçu la gloire de la vie éternelle si le seul Adam avait persévéré dans le commandement de Dieu, de même tous les hommes issus de ses reins ont reçu à bon droit la condamnation à mort. Mais en cela aussi s'est montrée la justice divine que les Anges ne pouvaient ni ne devaient être aidés par quelqu'un, eux qui par eux-mêmes, sans intervention extérieure, ont succombé à la tentation ; tandis que l'homme pouvait et devait être aidé par la force d'un autre, lui qui était tombé par la suggestion mensongère d'un autre. Et ceci a été réalisé par notre Seigneur Jésus Christ; Béni soit Dieu à jamais.

De même se montrera la justice divine, qui est à présent cachée : [on verra] pourquoi à l'un il donne la grâce qu'il refuse à un autre, comme le dit l'Apôtre au sujet d'Ésaü, qui pour un seul plat vendit son droit d'aînesse, et ensuite essuya un refus quand il voulut hériter de la bénédiction, bien qu'il l'ait réclamée avec larmes. Au contraire Dieu rappela aussitôt, à cause des larmes du roi Ézéchias, la sentence de mort qu'il avait portée contre lui, ajoutant quinze années à sa vie et manifestant un grand prodige dans le soleil, qui rétrograda de quinze degrés qu'il avait parcourus. De même, à David qui implorait pardon, il remit la faute ; par contre il ne la remit pas à Saul qui le demandait, mais, comme châtiment de sa faute, il fit passer la royauté à celui qu'il avait poursuivi de sa haine.

 

(45) De même, à certains, selon un dessein caché, il donne une grâce abondante et répétée, pourtant il sait qu'ils ne resteront pas pour toujours avec lui, comme dans le cas de Judas, dont Pierre dit : "Il avait reçu son lot de ce ministère"(Act 1,17), pour opérer signes et prodiges. Mais il donne une grâce moindre à d'autres, qu'il sait devoir rester jusqu'au bout avec lui. D'où ce que dit la Glose, sur Rm 2 : "Il endurcit qui il veut", "il rend insensible, non en accordant de vouloir le mal, mais en n'accordant pas la miséricorde à ceux dont il juge qu'elle ne doit pas être accordée, de par une justice qui reste cachée et soustraite aux raisonnements humains.

À l'égard de ceux qui sont au Purgatoire se montre la grande justice de Dieu, car il permet là que ses élus supportent pour leurs fautes toute cette âpreté, eux qui durant cette vie en peu de temps, moyennant un minimum de résolution, auraient pu détruire tous leurs péchés, selon le témoignage d'Augustin. De cette âpreté, Augustin dit : "Le feu du Purgatoire, bien qu'il ne soit pas éternel, dépasse cependant tout châtiment. Jamais dans  la chair on n'a trouvé un tel châtiment, même si d'innombrables martyrs ont subi des tourments".

De même la suprême justice se montrera au jugement dernier, car il ne fera de passe-droits à personne, mais fera justice aux petits et aux grands, il ne se laissera fléchir par les prières de personne et n'acceptera pas pour le rachat une multitude de dons. Selon ce qui est dit en Qo 12,14 : "Dieu fera venir toute œuvre en jugement pour tout ce qui est caché, que ce soit bon ou mauvais". Sur ce point la Glose dit : "Même pour une parole oiseuse, même prononcée sans le vouloir". D'où ce que dit Augustin au livre deuxième de la maison de la discipline de Dieu : "Que ferons-nous en ce jour-là, quand siégeant devant nous il commencera à juger, à placer devant nos yeux nos péchés, à convoquer des accusateurs très durs et à aligner, face à nos crimes, tous ses bienfaits qu'il nous a prodigués ?" Tout sera pesé, en effet, dans la balance de la justice : nos paroles, nos actes et nos pensées. Il n'y aura plus le temps, pour les vierges sages, de remplacer l'huile ou d'en acheter chez les marchands ; il n'y aura plus de temps pour remettre à plus tard quoi que ce soit, mais ce sera le jugement redoutable et juste pour tout ce que nous avons dit. En cette vie ce serait méritoire pour l'âme que d'aimer Dieu par-dessus tout.


Chapitre III

 

Goûter Dieu par Dieu

 

(46) Là-bas, l'âme, par Dieu, goûtera Dieu[19]. Goûter, c'est une joie qui naît du fait que se portent ensemble sur Dieu l'intelligence et l'affectivité. Lorsque, en effet, l'intelligence se fixe sur l'éternité, l'immensité, la toute-puissance, la sagesse, la bonté, la générosité, la charité, la noblesse de Dieu, etc, aussitôt l'affectivité de l'âme se réjouit de tout ce qui est compris. Non seulement elle se réjouit de tout ce qui est en Dieu, mais elle goûte Dieu dans tous les Anges et les saints, dans toutes leurs vertus et leurs dons gratuits et naturels. Et ainsi, comme dit l'Apôtre en 1 Co 15,28 : "Dieu sera tout en tous", c'est-à-dire : lui-même, en tout ce qu'il est en plénitude et proprement, sera possédé en tous ceux qui dépendent de lui, donc dans les Anges et les saints. De ce goût, Isaïe 60,5 dit : "Tu verras et tu seras rayonnante, ton cœur sera frémissant et s'épanouira". Tu verras par l'intelligence la nature divine et les œuvres de Dieu, et ton cœur regardera avec admiration la Trinité dans l'unité, l'unité dans la Trinité, et toutes les œuvres de Dieu, et comment en chacune il est lui-même tout entier, et ton cœur s'élargira pour recevoir la Trinité, avec tout ce qu'il est et tout ce qu'il peut.

 

(47) Cette joie, ce n'est pas la foi qui l'opérera en l'âme, ni l'espérance, ni la ferveur, ni aucune vertu, comme en général elles opèrent la joie en l'âme, mais Dieu lui-même, qui reçoit ce témoignage d'Isaïe :"Comme un homme lorsque sa mère le réconforte, c'est ainsi que je vous réconforterai" (Is 66,13), parce que mes délices sont d'être avec les fils des hommes (Prov 8,31). À cette joie le Seigneur appelait autrefois par le prophète Isaïe, en disant : "Vous tous qui êtes altérés, venez vers l'eau, même celui qui n'a pas d'argent, venez ! Achetez et buvez, sans argent et sans paiement, du vin et du lait !" (Is 55,1). Le vin de la divinité et le lait de l'humanité. Ensuite, avec un ardent désir il a fait des invitations personnelles. Debout, en effet, au grand jour de la fête où beaucoup s'étaient rassemblés, il criait : "Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive" (Jn 7,37)' et en Mt 11,28 : "Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous donnerai le repos", non par des serviteurs, mais par moi-même. Et dans l'Apocalypse il apporte par pure faveur cette joie, lorsqu'il dit : " Que celui qui le désire prenne de l'eau de la vie gratuitement" (Apoc 24,17), sans y contraindre personne. Ce qu'il a offert tant de fois en cette vie, il le donnera[20] fidèlement dans l'au-delà.

 

 

Goûter Dieu "vers" Dieu

 

 

(48) Dans l'au-delà, l'âme goûtera Dieu "vers Dieu". En effet toute joie qu'éprouve l'âme en cette vie dans les créatures éloigne d'autant de Dieu, car l'âme ne revient pas tout entière à Dieu, mais adhère si peu que ce soit aux créatures, comme le dit Grégoire : "L'âme ne peut être totalement sans joie. Ou bien elle met sa joie très bas, ou bien en haut ; et plus elle prend flamme en bas par un souci passionné, plus elle se refroidit en haut par un engourdissement coupable". Mais dès que cessera toute joie envers les créatures, le Seigneur Jésus plus tard fera entrer l'âme dans la joie du seul Créateur, selon la parole du Ps 37,4 : "Mets ta joie dans le Seigneur, etc." Cette joie, ici-bas, est si réduite qu'elle entre tout entière en l'âme ; mais dans l'au-delà elle est si grande qu'elle ne peut entrer tout entière dans l'âme, et que c'est l'âme qui entrera en elle, selon ce que dit Augustin : " Toute la joie ne pourra entrer dans ceux qui se réjouiront, mais ceux qui se réjouiront entreront tout entiers dans la joie". Que par ailleurs par la joie qu'elle tire des créatures l'âme soit empêchée de mettre sa joie dans le Créateur, cela est figuré d'avance dans les Juifs, à qui il ne donna aucunement la manne, tant que dura la farine que, depuis environ trente jours, ils avaient emportée d'Égypte ; quand la manne cessa, il leur fournit le pain du ciel, qui contenait en lui-même tout plaisir et toute saveur agréable, et, se pliant à la volonté de chacun, se changeait en ce que chacun voulait.

 

(49) Ah ! quelle joie [on aura] dans le Créateur, qui avait mis [déjà] tant de joie dans le pain ? C'est cette manne que promet le Seigneur Jésus dans l'Apocalypse 2,17 : "Personne ne le sait, sinon celui qui le reçoit", c'est-à-dire en fait l'expérience, celui-là seul qui le goûte, selon le Ps 34,9 : "Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur". À ceux qui aiment, la douceur est connue ; à ceux qui craignent, elle reste cachée et inconnue. Mais Augustin explique tant soit peu ce qu'est ce comble de la douceur : c'est le Dieu très-haut, dont il parle ainsi dans son livre De Trinitate : "Tout ce qu'on aimera sera présent, et ce sera le souverain bien ; il sera à  la disposition de tous ceux qui aiment pour qu'ils le goûtent, et tout cela, qui sera le parfait bonheur, il est certain que ce sera pour toujours". Oh ! qu'elle sera grande, la joie qu'on tirera de la présence de Dieu, quand déjà en cette vie se souvenir de Dieu réserve tant de joie ! De là ce que dit Augustin : "D'où vient qu'à chaque fois que je souviens de mon Bien-aimé, cela habituellement me touche et m'affecte avec tant de puissance et de douceur que je commence d'une certaine façon à être aliéné et tiré de moi-même ? Brusquement je suis nouveau et changé, et je commence à me sentir bien, plus que je ne saurais le dire". Ambroise dit à ce sujet : "Se souvenir de toi est plus doux que le miel, méditer sur toi plus agréable que de manger".

 

 

Goûter Dieu à cause de Dieu

 

 

(50) Dans l'au-delà l'âme aussi goûtera Dieu à cause de Dieu; Goûter une chose, c'est proprement s'y attacher d'amour à cause d'elle et non à cause de quelque autre avantage. La joie par laquelle l'âme perçoit Dieu, l'enflamme à désirer beaucoup plus ardemment la manifestation de la gloire divine que son propre bonheur. La gloire de Dieu, en effet, se manifeste en grand quand Dieu se montre à goûter à l'âme fidèle, et l'âme est dans un tel état de pureté vis-à-vis de Dieu, que si le choix lui était donné entre deux possibilités : soit être privée de la béatitude éternelle, soit faire obstacle à la volonté de Dieu en soi ou dans les autres, elle préfèrerait beaucoup renoncer de bonne grâce au bonheur éternel que de retarder en quoi que ce soit la volonté divine ; et elle regarderait pour elle-même comme un grand bonheur d'accomplir en tout la volonté de Dieu à son propre détriment. Ainsi Éléazar, comme il est dit au livre des Maccabées (2 Mac 6,18), préféra être soumis à un supplice infernal plutôt que de manquer, par crainte de la mort, à un précepte de la loi.

 

(51) Oh, comme il est juste que la créature, en tout, se tourne beaucoup plus souvent, non vers elle-même, mais vers le Créateur, qui avec tant de fidélité a pris soin du genre humain, qui pour l'homme s'est fait homme, afin que l'homme par là devînt Dieu, qui a subi de si douloureuses blessures, qui eut des contradicteurs quand il parlait, des observateurs quand il agissait, des moqueurs au moment de sa mort. Comme dit l'Apôtre (Gal 2,20) : "Celui qui vit, ce n'est pas pour lui qu'il vit, mais pour celui qui est mort au nom de tous".

Si l'homme voulait lui donner la réplique, il ne pourrait répondre une fois sur mille, au témoignage de Job (9,3). Ce que Bernard atteste de son côté : "Dans l'œuvre de création, il m'a donné à moi-même, dans l'œuvre de la rédemption où il s'est donné à moi, il m'a rendu à moi-même. Donc donné et rendu à moi-même, je suis débiteur de moi-même, et je le suis deux fois". Que rendrai-je donc à Dieu qui soit digne de lui ? Car si je pouvais me racheter mille fois, que suis-je, moi, en face de Dieu ?

 

(52) Dans l'au-delà l'âme goûtera aussi la bonté de Dieu. Dieu est bon, très bon, seul bon, et bon plus que tout. Qu'il soit bon, et très bon, toutes les créatures l'attestent pareillement qui sont issues de lui. Il est écrit, en effet, en Gn1,31 : "Dieu vit tout ce qu'il avait fait et voici que c'était bien pour chaque chose, et très bien pour l'univers". Dans le même sens : de même que chaque arbre se fait reconnaître comme bon à son fruit qui est bon, ainsi toute créature bonne et très bonne témoigne efficacement d'un Dieu bon et très bon. D'ailleurs seul il est bon, selon la parole du Seigneur Jésus ; en répondant à quelqu'un : "Personne n'est bon, que Dieu seul", il n'excluait ni lui ni l'Esprit Saint, puisque l'un et l'autre sont le Dieu seul et vrai, et que seul Dieu est bon par nature. La bonté des créatures visibles et invisibles n'est pas innée en elles, mais tire son origine de lui seul, selon ce qui est dit en Ja 1,17 : " Tout beau présent (à savoir : naturel) et tout don parfait (à savoir : gratuit) descend du Père des lumières". De même, il est bon au-dessus de tout, comme le dit Augustin :"Aucune âme ne pourra penser vraiment quelque chose qui soit meilleure que toi, qui es le bien souverain et le bien le meilleur. Car toute la bonté des êtres célestes et terrestres, en comparaison de la bonté de Dieu, n'est que malice".

 

(53) Cette bonté sans mesure ne peut être ni décrite, ni dite, ni pensée, et si tous les esprits, les célestes et les mauvais, si toutes les âmes créées et à créer voulaient décrire la bonté de Dieu, si quelqu'un avait la mer immense comme encrier[21] et le ciel comme parchemin, Dieu est tellement sans mesure qu'avant qu'on ait décrit la moitié de sa bonté, toute la mer serait asséchée et tout le ciel rempli, au point de ne pas pouvoir contenir une lettre de plus.

Mais la parole est plus vite dite qu'écrite, et si toutes les étoiles et toutes les gouttes de pluie étaient des langues et se proposaient de dire la bonté de Dieu, cette bonté de Dieu est si indicible qu'avant qu'elles aient raconté un tiers de la bonté, toutes, ensemble, se seraient tues.

Il est vrai qu'on va plus vite à penser quelque chose qu'à le dire ou l'écrire. Là encore, si tout le sable de la mer, et si toutes les semences sorties de terre étaient des cœurs, et voulaient explorer la bonté de Dieu, avant même d'avoir découvert un dixième de sa bonté, tous les cœurs éclateraient.

Cette bonté sans mesure et éternelle est le principe et la cause de toutes les créatures, et les Anges comme les hommes ont été créés pour la goûter éternellement. C'est ce que dit Augustin : "Nous croyons que les choses créées, les visibles, les invisibles, les célestes et les terrestres, n'ont d'autre cause que la bonté du Créateur, qui est le Dieu unique et vrai".

Si grande est sa bonté que le souverainement bon voudrait donner quelque participation à ce bonheur, qui le rend éternellement heureux, et par lequel, très consciemment, il peut se communiquer et ne peut absolument pas être diminué. Et donc ce bien, qu'il était lui-même et qui le rendait heureux, il voulut le communiquer à d'autres par pure bonté, et non par nécessité, parce qu'il appartenait au souverain bien de vouloir être utile, et au tout-puissant de ne pas pouvoir nuire. Personne, en effet, ne peut entrer en participation de son bonheur que par l'intelligence : plus il est compris, plus pleinement il est saisi. Dieu a fait la créature raisonnable, qui comprendrait le souverain bien, qui l'aimerait en le comprenant, le goûterait en le possédant, et ainsi serait rendu éternellement heureux.

Dans l'au-delà, l'âme goûtera aussi la joie commune du Père et du Fils et du Saint Esprit, qui est le souverain bien et la vie éternelle. Dieu le Père se réjouit sans bornes de la joie du Fils, et le Fils de même de la joie du Père, le Père et le Fils de la joie du Saint Esprit, et de même l'Esprit Saint de la joie de l'un et de l'autre. Chacune des trois personnes se réjouit autant en une autre qu'en elle-même, car les trois n'ont qu'une seule et même béatitude.

 

(55) Et cette joie commune leur vient d'une charité mutuelle et très réelle. Chacune des trois personnes dit à l'autre cette parole que dit le Seigneur Jésus au Père en saint Jean : "Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi" : donc tout ce que tu es, je le suis ; et tout ce que je suis, tu l'es. Le Seigneur Jésus, dans sa fidélité, invite ses fidèles à désirer cette joie commune, lorsqu'il dit : " Demandez, pour que votre joie soit totale, et vous recevrez" (Jn 16,24). La plénitude de la joie éternelle, c'est de goûter la joie commune de la sainte Trinité. C'est le torrent de délices dont parle David au Ps 36,9 : "Tu les abreuves au torrent de tes délices". On parle de torrent, à cause de l'abondance qui est en Dieu. Et le Psaume au même endroit dit où conduit ce torrent : " C'est chez toi qu'est la source de la vie". La source de la vie, c'est la générosité de Dieu, éternelle et sans mesure, d'où provient la joie perpétuelle de la source. Et il ne suffit pas de boire à cette source une fois, deux fois, ou mille ; c'est pourquoi l'âme fidèle aura dans cette source un repos pour l'éternité et une demeure pleine de bonheur, puisque le Seigneur dira à chacun : "Entre dans la joie de ton Seigneur".

 

(56) En la vie d'ici-bas toute la joie divine entre dans ceux qui se réjouissent, car ce qui est perçu ici-bas n'est que limité et momentané. Mais dans l'au-delà, ce n'est pas toute la joie qui entrera dans ceux qui se réjouiront, mais ceux qui se réjouiront entreront tout entiers dans la joie, comme dit Augustin. Celui qui goûte sans cesse à cette joie de la Trinité, qu'est-ce qu'il aura, et qu'est-ce qu'il n 'aura pas ? À coup sûr, "ce qu'il veut sera, et ce qu'il ne veut pas ne sera pas", dit le bienheureux Augustin.

Là également l'âme mettra toute sa joie à voir sans arrêt le visage agréable de Dieu, vision dont parle la Glose sur les Psaumes : "Rien de plus agréable que cette vision, car ils verront toujours celui qu'ils aimeront toujours". Et telle est la joie de cette vision que, au témoignage d'Augustin : "s'ils le pouvaient, ils préféreraient être dans les châtiments et voir Dieu, qu'être exempts de châtiments, et ne pas voir Dieu". Cette face, en effet, est délicieusement admirable, et pleine de grâces. C'est pourquoi tout leur châtiment disparaîtrait à la vue de cette face, plus vite qu'une étincelle s'éteindrait au milieu de la mer.

 

(57) De même l'âme mettra toute sa joie dans le visage de chair de Jésus Christ dans lequel, selon Pi 1,12, les Anges désirent plonger leur regard. La Glose expose bien la cause de ce désir, lorsqu'elle dit : "Telle est la gloire obtenue par cet homme qui pour nous a souffert, que même les puissances angéliques dans le ciel, bien qu'elles soient parfaites et éternellement dans le bonheur, se réjouissent de contempler sans cesse, non seulement l'éclat de la divinité immortelle, mais la gloire de l'humanité qu'il a assumée. Mais pourquoi désirent-ils voir sa face, alors qu'ils ne cessent jamais de la voir ? C'est que la contemplation de la présence divine rend les Anges si heureux qu'ils sont sans cesse rassasiés de sa gloire qu'ils ont vue, et que sans cesse ils éprouvent une faim insatiable de sa douceur toujours nouvelle. Donc dans l'au-delà les puissances angéliques et les âmes bienheureuses ont toujours faim, et sont toujours rassasiées. Ce rassasiement dont parle Grégoire : "Pour qu'il n'y ait aucune anxiété dans leur désir, ils sont rassasiés ; mais pour que le rassasiement ne les fatigue pas, ils désirent être rassasiés. Ils désirent donc sans effort, parce que le rassasiement accompagne leur désir, et ils sont rassasiés sans fatigue, parce que le rassasiement est sans cesse rallumé par le désir". Dans l'au-delà, tous les crachats, toutes les larmes, toutes les gouttes de sang, qui ruisselaient au temps de la Passion sur cette face vénérable, apporteront à tous les Anges et tous les saints une joie toute  spéciale pour l'éternité. De ce visage passible et mortel le Seigneur Jésus dit autrefois à ses disciples : "Bienheureux les yeux qui voient, etc." Donc très heureux sont les yeux qui sans arrêt voient la gloire sur cette face.

 

(58) À noter : de la gloire du visage de Jésus Christ, il est écrit dans l'Évangile. À la résurrection tous les corps des saints resplendiront comme le soleil, et les âmes des justes resplendiront beaucoup plus ; l'âme plus lumineuse aura un corps plus lumineux, et tous les Anges, eux, sont plus brillants que le soleil. La gloire du visage de Jésus Christ surpasse toute cette gloire accumulée, de même que le jour très brillant surpasse la nuit sombre, et "la ville du ciel n'a pas besoin du soleil ou de la lune pour l'éclairer, ni des étoiles, car la gloire de Dieu l'a illuminée, et sa lampe, c'est l'Agneau", comme dit Jean dans l'Apocalypse (21,22). Le visage de cet Agneau "est un reflet de la lumière éternelle, et un miroir sans tache", comme il est dit en Sg 7,26. Jésus a dit un jour au Père :"Ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, pour qu'ils voient ma gloire"(Jn 17,24). La Glose dit à cet endroit :"La gloire que tu m'as donnée, que tu la leur donne à goûter éternellement".

De même en cette vie nous devrions goûter Dieu sans arrêt, comme une chose qui nous soit totalement propre, en toute œuvre et pour toute œuvre, en tous les dons et pour tous les dons. C'est pour cela, en effet, que selon Isaïe, le Fils de Dieu nous a été donné justement à goûter. C'est la grande cécité et la sottise totale de nombreux hommes qui cherchent toujours Dieu, soupirent après Dieu sans arrêt, désirent Dieu bien des fois, chaque jour dans la prière crient vers Dieu et frappent, alors qu'eux-mêmes, selon la parole de l'Apôtre, sont le temple du Dieu vivant et que Dieu habite véritablement en eux, puisque leur âme est le siège de Dieu, où il repose sans arrêt. Qui jamais, sauf un sot, cherche au dehors un instrument qu'il sait pertinemment avoir trouvé ? ou qui peut se servir utilement d'un instrument s'il doit le chercher ? ou qui est réconforté par un aliment dont il a faim, mais qu'il ne peut goûter ? Ainsi en va-t-il de la vie d'un juste qui cherche Dieu toujours sans jamais le goûter. Toutes ses œuvres sont moins parfaites.


Chapitre IV

 

L'union

 

 

L'union par Dieu

 

(59) Dans l'au-delà elle s'unit aussi à Dieu par Dieu quand, aux yeux de tous, elle garde ou possède, au moins parfois, les habitudes et la conduite de Dieu, quand elle se conforme à la volonté divine et aux exemples très saints de Jésus Christ, quand elle met son plaisir[22] dans les vertus et les dons du Saint Esprit, comme Dieu l'a éternellement disposé, quand elle entre en participation de la puissance, de la sagesse, de la bonté divines, de la vérité et de tout le bonheur de Dieu. Cette union est d'avance figurée dans le livre des Rois, où l'âme de Jonathan s'est attachée à celle de David, et où Jonathan l'a aimé comme son âme. Parfois l'âme fidèle se joint à Dieu de manière qu'elle reçoit par grâce tout ce qui est communicable et que Dieu a par nature, car Dieu le Père dit à chacun de ses fidèles :"Mon fils, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi". Ainsi tous les élus deviennent des dieux, selon ce qui est dit au Ps 82,6 : "J'avais dit : vous êtes des dieux". Cette union de l'âme fidèle à Dieu se fait par le Fils de Dieu, qui a assumé la nature humaine pour que par cette même nature on passe à l'union divine. Cette union, le Fils de Dieu l'a demandée dans une prière instante, disant au Père :" Comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'ils soient en nous, eux aussi", et encore : "Moi en eux comme toi en moi, qu'ils soient consommés dans l'unité" (Jn 17,21.23). Là, l'union est parfaite, quand le Père et le Fils sont un, et quand le Fils, en tant que tête de l'Église, passe à l'union au Père avec ses membres, c'est-à-dire avec tous les fidèles.

 

 

L'union vers Dieu

 

(60) Dans l'au-delà, l'âme s'unit à Dieu vers Dieu, et cette union de l'âme fidèle avec Dieu ne connaît pas d'interruption, mais rapproche sans cesse l'âme de Dieu, car elle se fait par Dieu. Le Seigneur dit à son propos : "Je vous verrai de nouveau" (lors de la mort et du jugement dernier) "et votre joie, personne ne vous l'ôtera". Le voir de Jésus Christ n'est pas autre chose, pour l'âme fidèle, que d'être inséparablement unie à Dieu le Père. La joie de l'âme que personne ne lui enlève, c'est d'être unie agréablement, et d'être unie de la manière susdite : à la Trinité. Mais dans le monde, l'union à Dieu est soumise aux misères et aux changements, et ne demeure jamais dans le même état, comme dit Job (14,2), parce que facilement [l'âme] est séparée à fond de Dieu par les plus légères tentations, elle que déjà les péchés véniels éloignent de l'intimité de Dieu.

Ah ! quels profonds soupirs on devrait pousser vers cette heureuse union ! À ton avis, quelle joie ressentira l'âme fidèle dans cette très heureuse union, alors qu'elle goûte déjà tant de douceur à se souvenir du Seigneur ! Le ps 77,3 dit :"Mon âme a refusé d'être consolée", et dans certains passages : "Je me suis souvenu du Seigneur, et j'ai été dans la joie". Mais qu'est-ce qui suit cette joie ? Isaïe[23] a répondu : "Elle se souvient, elle se souvient, mon âme" (de la joie de cette union) "et elle se morfond à mon sujet" (parce que je suis ne peux le goûter, et j'en reste éloignée). D'où le texte de Grégoire sur le passage du Cantique : tes seins sont meilleurs que le vin : "Dans la vie éternelle, la vision et la hauteur de la contemplation dépassent tout ce qui est connu de toi uniquement par la foi et l'Écriture. Et "l'odeur de tes parfums surpassent toutes les senteurs", c'est-à-dire : tous ces biens que tu attaches à la contemplation dépassent tous les bienfaits de cette vie.

 

 

L'union à cause de Dieu

 

 

(61) De même, dans l'au-delà, l'âme fidèle est unie à Dieu à cause de Dieu. Car dans cette union l'âme ne regarde pas avant tout à ce qui lui est utile, mais nettement et au-dessus de tout à ce qui fait le grandeur de Dieu. Ce qui fait surtout la grandeur de Dieu et l'honneur de l'homme, c'est l'union à Dieu dans un bonheur éternel. D'où ce texte de Job 7,17 : "Qu'est-ce que l'homme, pour que tu en fasses tant de cas ?"Cette splendeur, tous les élus de Dieu la proclameront en toute clarté, selon[24] le Ps 145,5 : "L'honneur, la gloire de ta majesté, tes actes merveilleux, je les redirai". Les merveilles [de Dieu], c'est que l'infiniment bas soit uni à l'infiniment haut, et que la vérité éternelle soit conjointe pour toujours à la vanité. D'ailleurs "Dieu est reconnu vrai", selon l'Apôtre (Rom 3,4) "et tout homme menteur", "vanité" même, selon le Psaume. Ce sont de grandes merveilles que dans cette union [l'homme] oublie sa nature, qui est de revenir toujours à lui-même et de rechercher sa propre utilité, et non celle d'un autre ; mais là il ne cherche rien, si ce n'est ce qui tourne à la louange du Créateur.

Dans l'au-delà, l'âme s'unit à Dieu en liberté, qui est, parmi tous les dons de Dieu, l'un des dons principaux, encore que la liberté soit en ce monde le commencement de tout mal. L'Apôtre dit d'elle en  Rm 8,21 : " La création, elle aussi, doit être libérée de l'esclavage de la corruption pour connaître la glorieuse liberté des enfants de Dieu". La vraie liberté est dans le ciel, où personne n'est retenu par les liens des péchés, qui sont de vrais liens d'après Prov 5,22 : "Par ses iniquités le méchant sera pris, et par les liens de son péché il sera retenu".

 

(62) Quant au fait que ceux qui sont enveloppés de péchés ne soient pas libres, le Seigneur l'atteste clairement en Jn 8,34 : "Quiconque commet le péché" n'est pas libre, mais "esclave du péché". D'où ce que dit Anselme : "Pécher n'est pas liberté, ni partie de la liberté, car pouvoir pécher, c'est plutôt ne pas être que pouvoir [quelque chose]. Quiconque, en effet, peut ce qui n'est pas bon pour lui, plus il le peut, plus l'adversité et la perversité ont de pouvoir sur lui". Hélas, combien de choses entreprend et supporte l'homme, le malheureux, pour satisfaire son plaisir, qui paraîtraient fort graves à celui qui haïrait les péchés du fond du cœur ! Cela ne lui est pas évident, parce qu'il est lié gravement par les liens des péchés.

De même, dans l'au-delà chacun fait ce qu'il veut, parce qu'il ne veut rien de mal, mais tout le bien qui plaît à Dieu, parce que là la racine de toutes les œuvres est la charité, dont Augustin dit : "Aie la charité, et fais ce que tu veux". De même, dans l'au-delà chacun possède ce qu'il veut, parce qu'il ne veut rien de mal ; car vouloir ce qui ne convient pas est la plus grande des misères, comme dit Augustin au livre De la Trinité. De même, où que veuille être l'homme, là il est en Dieu, qui est le véritable repos de l'âme, ce qui parfois fait dire à l'âme dès maintenant : "En paix je me couche et m'endors aussitôt[25]" (Ps 4,9), c'est-à-dire en lui qui est immuable, et dans le Psaume 116,7 : "Reviens, mon âme, à ton repos", c'est-à-dire à Dieu.

De même, où veut être l'esprit, aussitôt sera le corps, dit Augustin. De même, dans l'au-delà, personne ne dérangera un autre, mais, comme dit le Seigneur par Isaïe 32,18 : "Mon peuple habitera dans un domaine paisible" etc. En effet, selon le Ps 147,13 : " Il a renforcé les verrous de tes portes, Jérusalem, il a béni tes enfants en  ton sein".

 

(63) De même, dans l'au-delà, nul ne sera soumis à un autre, car, au témoignage de l'Apôtre, là cessera toute supériorité : tous seront soumis à Dieu seul ; lui être soumis et le servir, c'est en réalité régner. De même, là on ne désirera rien en dehors de Dieu, "car il est lui-même la fin de tous les désirs", comme dit Bernard. De même, là sera accomplie en tout, toujours et partout, la volonté de chacun, selon ce que dit Augustin :"Toutes puissantes seront leurs volontés, comme sont celles de Dieu[26], car ils ne veulent pas autre chose que ce que Dieu veut, et ce que lui veut ne peut pas ne pas être". En tout cela, on saisit ce qu'est la vraie liberté. Mais la liberté de l'un diffère de la liberté de l'autre; comme diffèrent la gloire des corps et l'accroissement des vertus. Plus, en effet, quelqu'un en ce monde se fait serviteur de tous à cause de Dieu, comme l'Apôtre qui, de libre qu'il était, s'est fait le serviteur de tous, plus l'homme s'oblige de lui-même à suivre les préceptes et les sentiers des conseils de la sainte Écriture par l'observation de la règle et le châtiment du corps, plus aussi il sera libre dans la patrie céleste ; et moins il se préoccupe des vanités, des soucis, des charges, de l'administration des choses temporelles, moins il recherche les dignités et les honneurs, la supériorité selon le monde, la louange des hommes, la vengeance sur ses ennemis, l'abondance des choses temporelles, l'amitié charnelle, la joie selon le monde, le désir de plaire aux hommes, et d'autres choses semblables qui éloignent de Dieu , plus il devient libre dans le monde, plus il devient libre dans le ciel. Le désir de toutes ces choses ici-bas et dans le mode futur diminue beaucoup la liberté de chacun.

De même l'âme s'unit à Dieu en se perfectionnant, car Dieu lui-même a ordonné : "Soyez parfaits, comme votre Père est parfait", etc.

 

(64) Cette perfection divine se repère de deux côtés : l'horreur des vices, et l'amour des vertus. Le Dieu bon a de la haine pour le vice, parce que le mal est contraire au bien, comme la lumière est contraire aux ténèbres, et l'eau contraire au feu ; parce que les vices entachent l'habitation de Dieu en l'âme, à savoir la pureté de conscience ; parce qu'ils obscurcissent la lumière de l'esprit, à savoir la raison, pour qu'on ne discerne pas le vrai du faux, ou qu'en toute clarté la vérité soit connue, selon laquelle il faut vivre ; parce qu'ils faussent le libre arbitre, pour qu'un bien meilleur ne soit pas choisi par l'homme voyageur. Ils dilapident tout ce qui est gratuit, à savoir les vertus par lesquelles l'homme est agréable à Dieu ; ils corrompent les dons naturels, par lesquels l'image de Dieu se trouve dans l'âme, à savoir la mémoire, l'intelligence et la volonté ; ils détournent de Dieu les affections de l'âme, à savoir l'espérance, la crainte, etc., par lesquelles Dieu prend ses délices en l'âme, comme il est dit en Prov 8,31 : "Mes délices sont avec les fils d'homme" ; ils font mourir toutes les bonnes œuvres vives, faites en charité.

 

(65) De même, toujours et partout Dieu aime les vertus et tout ce qui est bien, car chacun aime, par nature, ce qui lui est semblable, et puisqu'il est le souverain bien, il aime ce qui est souverainement bien. Ainsi il aime les vertus parce qu'elles font mourir le vice, parce qu'elles relient solidement l'âme à Dieu, parce qu'elles préparent à toute grâce spirituelle, parce qu'elles font revivre toutes les œuvres mises à mort par les péchés, parce qu'elles ordonnent l'homme selon la volonté divine, à l'intérieur dans ses affections, à l'extérieur dans sa manière de vivre. Avec la même véhémence, dans la patrie, l'âme sainte et parfaite a en horreur le vice et aime les vertus et tout ce qui est bon. Mais il lui faut l'apprendre ici-bas en cette vie, afin de le savoir dans la vie éternelle. Tel renonce au vice, sans pour autant le haïr ; mais celui-là hait les péchés qui n'y pense jamais sans amertume à l'esprit, qui toujours avec douleur au cœur parle des péchés et entend parler d'eux, qui ressent comme une lourde peine de voir des pécheurs, de les entendre, de converser avec eux ou d'être assis avec eux, qui ne se trouve jamais de son plein gré là où des vices se commettent, et qui sent croître sa peine spirituelle quand parfois on pense qu'il y était, qui refuse ce qui stimule les pécheurs, comme les ornements superflus ou les instruments mélodieux.

De même, jamais dans sa vie il ne donne un enseignement, ni non plus une aide, ou une faveur, un exemple ou une occasion qui mènent à pécher, mais toujours et partout, autant qu'il le peut, il détourne des péchés et les empêche.

Toutes ces paroles sont signes de la haine [du péché]. Mais celui qui se réjouit de penser au péché, ou en entend parler ou en parle, ou voit avec plaisir des pécheurs, ou s'assied volontiers là où ils s'agitent, celui qui en provoque d'autres à pécher par un enseignement, des conseils, par une aide ou une faveur, par l'exemple ou toute autre occasion, sans empêcher tous les autres de pécher ou les en détourner autant qu'il le peut, celui-là jusqu'à présent n'a nullement pris le péché en haine.

Mais l'âme en cette vie doit apprendre à aimer les vertus et les bonnes œuvres, pour le savoir aussitôt dans la vie éternelle. Tel s'exerce aux œuvres des vertus sans pour autant aimer les vertus. Celui-là seul aime les vertus et les œuvres des vertus qui s'adonne aux bonnes œuvres, sans discontinuer, purement et simplement à cause de Dieu, et non pas par crainte d'un quelconque châtiment, pour rechercher la faveur ou l'assentiment des hommes, ou à cause de quelque avantage temporel, celui qui sans relâche travaille de tout son zèle à acquérir les vertus, celui qui éprouve une grande peine à ne pas se sentir croître sans relâche dans les vertus et à ne pas accomplir partout et toujours de bonnes œuvres selon sa volonté et selon que Dieu l'a disposé, celui qui se réjouit vraiment avec tous ceux qui possèdent grâces spirituelles et vertus et s'adonnent constamment à des œuvres vertueuses, celui qui fuit comme un poison tout empêchement aux vertus et aux bonnes œuvres, celui qui ne retient personne d'agir vertueusement, à quelque occasion que ce soit, celui qui n'empêche personne et ne détourne personne de faire de bonnes œuvres, mais qui pousse tous les hommes dans ce sens autant qu'il peut par ses enseignements, ses conseils, ses appuis, ses exemples, ses menaces, ses promesses, ses prières et ses désirs.

 

(67) Plus quelqu'un grandit dans l'amour des vertus et la haine des vices, plus il se voit parfait dans cette vie présente et dans la future.

Dans l'au-delà on s'unit aussi dans la béatitude, car tout le bonheur  que Dieu a par nature, l'homme l'obtient par grâce. Cela, le Seigneur Jésus l'a demandé, lorsqu'il dit : "Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, moi, ceux-là aussi soient avec moi, pour qu'ils voient ma gloire, la mienne, celle que tu m'as donnée et que je leur ai donnée" (Jn 17,24.22). La gloire communiquée au Fils par le Père est le bonheur qu'il a donné à tous ses fidèles. Mais Dieu est souverainement parfait dans le bonheur, puisqu'il possède sans mesure en lui-même, naturellement et éternellement, tout ce qui est bon, et qu'il n'a besoin de rechercher hors de lui-même rien de ce qui est bon, qu'il ne manque du bien de personne, du soutien ou du conseil de personne, et que rien de bon ne lui fait défaut et que personne ne peut lui ôter quoi que ce soit de bon, car son bien lui est inné, et il ne laisse facilement à l'abandon aucun de ceux qui lui sont soumis. Il ne peut être contraint par personne, car il est tout-puissant ; et personne n'est au-dessus de lui, personne n'est son égal, et il ne peut être troublé par personne, parce qu'il est très doux. Il n'a rien qui lui soit contraire, et jamais il ne peut subir aucun changement dans son bonheur, car il est toujours le même, comme il dit lui-même en Mal 3,6 :"Car moi, Yahweh, je n'ai pas changé[27]", et pour lui rien n'est passé ni futur, mais toujours présent. Chacune de ces choses a trait au vrai bonheur.

 

(68) Ainsi dans ce bonheur l'âme devient une seule chose avec Dieu, et dans l'au-delà elle ne manque d'aucune créature, parce qu'elle contient celui qui contient tout bien en lui-même. Personne ne peut lui retirer quoi que ce soit de bien, selon la promesse de Jésus en Jn 16,22 : "Votre joie, nul ne vous l'enlèvera". La joie de l'âme est l'union à Dieu dans cette béatitude.

Là nul ne peut user de force, puisque là n'existe rien qui puisse nuire : [l'âme] a dominé toute nuisance. Là jamais elle ne peut changer, car elle demeure toujours dans la même ferveur de la béatitude. Hélas, en comparaison, dans cette vie l'âme, malheureuse, ne reste jamais dans le même état, mais passe toujours de l'espoir à la crainte, et vice-versa, de l'amour à la haine et vice-versa, du bien au mal et vice-versa. Facilement elle est troublée, facilement elle se trouve sous le coup d'un amour, ou d'une crainte, ou d'une faveur ; facilement la grâce lui est ôtée. Elle a même sans cesse besoin du conseil et de l'aide des Anges et des hommes, ne possède par elle-même rien de bon, et ne peut par elle-même rien de bon. Ainsi l'âme malheureuse devrait toujours soupirer vers ce bonheur, disant avec l'Apôtre (Rm 7,24) : "Qui me délivrera de ce corps de mort ?", ou avec David au Ps 42,3 : "Quand donc entrerai-je pour me présenter devant Élohim ?"


Chapitre V

 

La louange

 

 

La louange par Dieu

 

(69) Dans l'au-delà également l'âme loue Dieu de toutes ses forces. C'est pour cela, en effet, qu'elle a été créée, comme dit le Seigneur par Isaïe 43,21 : "Le peuple que je me suis formé redira ma louange". Dans cette direction va aussi Sir 43,30 : "En glorifiant le Seigneur, exaltez-le autant que vous pourrez, car il sera toujours au-dessus !" De même Jean en Apoc 19,5 : "Louez notre Dieu, vous tous ses serviteurs". Cette louange se fera par Dieu, le Fils unique de Dieu, par qui aussi tous les Anges louent la majesté de Dieu, comme on le chante dans la préface, car ils sont unis à lui en tant qu'il est créature, comme eux-mêmes. Cette louange est d'autant plus agréable à la sainte Trinité, d'autant plus utile à la communion réalisée par l'âme à travers le Fils de Dieu comme si elle la réalisait par elle-même, que le Créateur est plus digne que la créature. Cette louange est une réfection de l'âme, et aucun plaisir ne paraît lui être semblable, comme dit Cassiodore. Cette louange sort de l'âme par un très grand élan de charité, et par un très grand plaisir pris en Dieu. Oh ! quelle joie, quand tous les saints n'auront qu'une langue infatigable pour jubiler ! Comme dit Bernard : "Quand tous les saints et les Anges louent Dieu d'un même cœur, et pourtant selon leur différence". De même en effet qu'ils diffèrent par la connaissance et l'amour, de même aussi dans la louange. Cette œuvre de la louange divine ne fait pas sortir ni n'éloigne de Dieu, elle n'engendre pas la fatigue chez celui qui loue, bien que ce soit une œuvre ininterrompue et que, en comparaison, les autres œuvres en cette vie amènent, dans la durée, toujours une fatigue. La raison en est que la louange de Dieu n'est pas tant un ouvrage qu'une récompense, comme dit Cassiodore au sujet des Psaumes, et que personne ne se lasse de recevoir un bienfait et un salaire. Ainsi dans la louange de Dieu, l'acte même est récompense, comme dit une Glose sur les Psaumes.

 

La louange "vers" Dieu

 

(70) Cette louange conduit sans cesse l'âme, par le renoncement à elle-même, en Dieu et à Dieu. Et en toute vérité l'âme est d'autant plus heureuse qu'elle est plus assidue à louer Dieu. C'est pourquoi, de même que les hommes naturellement désirent toujours le bonheur, de même ils désirent la louange. Cette louange continuelle, Dieu la promet par Isaïe 62,6 : "Ni jour ni nuit ils ne doivent garder le silence".

 

La louange à cause de Dieu

 

(71) Dans l'au-delà aussi l'âme loue Dieu à cause de Dieu. En effet, bien que l'âme fidèle ne peut jamais être sans grand plaisir dans la louange de Dieu, pourtant elle ne désire aucunement louer Dieu pour son propre avantage, mais purement et simplement pour Dieu, qui éternellement a disposé qu'il serait loué par l'âme non pour son propre bonheur, mais pour augmenter le bonheur de l'âme. Cette pureté éternelle provient de la pureté de cette vie. Moins l'âme regarde son propre avantage en louant Dieu, ou plus largement elle cherche en ce monde l'avantage de Dieu, ou plus sa louange apparaît pure ici-bas, plus elle sera excellente, plus elle sera utile à la communion et réjouissante, et plus, en conséquence, Dieu apparaîtra glorieux, lui qui a donné une telle pureté.

 

(72) Ah ! combien l'âme mettra son plaisir en Dieu, et Dieu en l'âme, quand, selon le dessein du Créateur[28], tous les membres du corps et toutes les forces de l'âme se mobiliseront sans cesse dans la louange de Dieu. Là l'âme louera par elle-même les attributs[29] qui sont en Dieu par nature, à savoir la puissance, la sagesse, la bonté, etc. Et elle appliquera toute sa force à louer chacun. D'ailleurs elle louera chacun des attributs en tous en même temps, à savoir la puissance toute seule en même temps que la sagesse, la bonté, la charité, etc. Et ainsi chacun des attributs conjointement aux autres. Ainsi elle les louera tous ensemble, séparément en chacun d'eux : la puissance, la sagesse, la bonté, la générosité, la miséricorde et la justice. Dans la puissance séparément, dans la sagesse séparément, dans la bonté séparément, et ainsi des autres. Cela est symbolisé dans les quatre Alleluia d'Apoc 19. Alleluia est une louange qu'on ne peut déployer en mots humains. Dans l'au-delà l'âme ne louera pas successivement tout ce qui est en Dieu, à savoir tantôt la puissance, tantôt la sagesse, tantôt la bonté, et ainsi de suite, parce que là il n'il y a aucune succession de temps. C'est ensemble qu'en Dieu elle voit et connaît tout, qu'elle l'aime et le goûte, et ainsi c'est ensemble également qu'elle louera tout. De même l'âme ne louera pas les attributs de Dieu, l'un moins, l'autre plus, mais tous également, parce que tous sont en Dieu également sans mesure, et également dignes de louange. De la même façon dans l'au-delà l'âme connaît et aime par elle-même chacun des attributs qui sont en Dieu, et chacun dans les autres séparément, et chacun en tous conjointement, et tous ensemble en chacun. De même, dans l'au-delà, elle goûte par elle-même et s'unit à chacun, et à chacun dans les autres séparément, et à chacun en tous conjointement, et à tous conjointement en chacun séparément. Cela sera pour l'âme une joie sans pareille, en sorte qu'il faudrait agir de même dès ici-bas.[30]

 

(73) Dans l'au-delà l'âme louera Dieu à chaque acte et à chaque moment, selon qu'il en est digne, en sorte que soit accompli ce qui est dit prophétiquement au Psaume 48,11 : "Comme ton nom, Dieu, ainsi ta louange". Si en en effet il ne suffisait pas de louer dignement Dieu en un seul acte de louange, de même un autre acte ne suffirait pas plus, ni un troisième, et         ainsi de suite ; et ainsi l'âme n'aurait pas la joie pleine que le Seigneur Jésus a promise à ses fidèles : "Demandez et vous recevrez, pour que votre joie soit en plénitude (Jn 16,24). L'âme expérimente la plénitude de la joie quand elle loue Dieu en chacun de ses actes et de ses moments comme il le mérite. Même dans l'au-delà ne serait pas assouvi le désir de l'âme, ce que promet le Ps 103,5 : "Lui qui rassasie de bonheur ton existence". Donc l'âme fidèle désire toujours ici-bas de pouvoir louer Dieu éternellement dans le futur selon sa majesté. Dans l'au-delà l'âme louera la puissance de Dieu, qui en ce monde ne nous est pas connue en sa nature, même si elle est révélée tant soit peu par les œuvres divines.

D'abord la grande puissance de Dieu s'est manifestée quand Dieu a fait tout de rien, car "il dit, et ce fut fait". D'ailleurs il a fait tout aussi vite que si quelqu'un prononçait une seule parole, et bien que tous admirent la puissance et la grandeur du Créateur à partir de la grandeur de la créature, il faut admirer davantage que d'une telle puissance proviennent des choses si limitées. Le plus admirable est que le Dieu souverainement bon, qui par nature veut diffuser et communiquer la bonté innée en lui, ait pu si longtemps se retenir de façonner des créatures qui puissent goûter sa bonté et son bonheur.

Ensuite la même puissance s'est fait jour quand il a détruit tous les vivants par les eaux du déluge à l'exception de ceux qui, sur son ordre étaient restées sauves dans l'arche pour ensemencer le monde. De même devait se montrer sa puissance dans les divers miracles accomplis en Égypte, et quand il a fait traverser par son peuple la Mer Rouge à pieds secs, alors que tous les poursuivants Égyptiens s'enfonçaient comme pierre dans les profondeurs, et quand il nourrit d'un unique aliment, la manne, durant quarante ans, ce peuple de six-cents mille et plus.

 

(74) De même il fit mourir presque en une seule heure cent quatre-vingt cinq mille hommes par un Ange. unique. Mais dans les derniers temps la puissance de Dieu s'est faite éclatante quand le Créateur a trouvé le moyen de devenir créature, l'impassible de souffrir, l'immortel de mourir, l'invisible de se faire voir, l'immuable d'être mangé et bu sacramentellement par l'homme, encore maintenant, sous les espèces du pain et du vin. Car cela témoigne, non pas d'une impuissance, mais d'une puissance très réelle et très grande.

De même en ce temps la puissance de Dieu devient très évidente du fait que le Dieu tout-puissant, qui ne supporte pas les péchés et les poursuit jusqu'à la troisième et la quatrième générations, peut retenir sa vengeance contre tant de païens, de Juifs, d'hérétiques, de faux chrétiens, dont il n'a aucunement besoin, qui l'offensent sans cesse si gravement, et qu'il pourrait détruire en un moment sans dommage. D'où cette oraison : "Dieu qui montres ta toute-puissance avant tout lorsque tu pardonnes et prends pitié, etc." ; et au livre de la Sagesse, 11,23 : "Tu as pitié de tous, parce que tu peux tout". Car c'est une preuve de fragilité de tirer vengeance tout de suite des ennemis, comme fit Samson dans toute sa force, mais, dit Salomon, "Celui qui est lent à la colère vaut mieux qu'un héros, et celui qui se domine vaut mieux que celui qui prend une ville" (Prov 16,32).


Chapitre VI

 

L'action de grâces

 

 

L'action de grâces par Dieu

 

(75) Dans l'au-delà l'âme fidèle rend grâces à Dieu pour chacun des dons naturels et gratuits de l'âme et du corps, pour chacun des dons spirituels et temporels, pour les dons spéciaux et communs, accordés et conservés sur terre, et qui doivent être conservés dans le ciel. Elle ne rendra pas grâces successivement, tantôt pour tels dons, tantôt pour d'autres, mais en même temps pour tous ceux qui sont un jour émanés de Dieu, ou qui auraient émané s'ils avaient trouvé quelque part l'espace nécessaire. Cette action de grâces aura lieu par Dieu le Fils de Dieu, comme dit l'Apôtre : "Je rends grâces à mon Dieu par Jésus Christ". C'est par lui seul que j'ai l'audace de rendre grâces, lui qui seul connaît vraiment la grandeur et la multitude des dons, leur noblesse et leur utilité. J'ai l'audace de correspondre par la grandeur de ses forces à la grandeur des dons, et par la multitude de ses forces à la multitude des dons, et j'ai l'audace d'offrir dignement l'utilité des dons à Dieu le Père par le plaisir qu'Il prend en son Fils, comme il a dit un jour en Mt 12,18 : "Voici mon Serviteur que j'ai choisi, mon bien-aimé qui a toute ma faveur", c'est-à-dire : j'ai porté à son sommet mon bon plaisir. Le bon plaisir de Dieu le Père dans le Fils est pour tous ses dons une digne.action de grâces.

 

L'action de grâces vers Dieu

 

(76) Cette action de grâces conduit puissamment à Dieu. Plus longuement l'âme pèse la qualité du Donneur, la sincérité de son amour, la quantité des dons et leur utilité, plus l'âme se rend agréable à Dieu ; et plus elle devient agréable à Dieu tout-puissant, plus elle devient à chaque instant proche du Tout-Puissant. Elle témoigne tellement sa reconnaissance à la divine sagesse qui a remis et distribué chacun des dons à chacune des créatures, qu'elle rend grâces pour chacun des dons faits aux Anges et aux saints davantage que si elle était seule à les avoir reçus, et qu'elle préfère que chacun des dons soit fait à chacun d'eux plutôt que tous à elle seule, tout comme aucun des membres en quelque partie du corps ne voudrait être autre que ne l'a disposé la divine Providence, au témoignage de l'Apôtre : "Le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu'un seul corps" (1 Co 12,12). De même le corps mystique du Christ, qui est l'Église, est formé des divers Anges et saints, avec la diversité de leurs dons. Si, en conséquence, tout le corps était œil ou main, où serait le corps ? et si un individu, à lui seul, possédait tous les dons et les charges, où serait l'Église ? Pourtant il ne s'ensuit pas que l'âme fasse plus de cas d'un privilège accidentel (la gratitude qu'elle doit pour les dons faits aux autres) que d'un privilège substantiel (la gratitude qu'elle doit pour les dons qui lui sont faits), car elle est rendue plus heureuse par un seul privilège substantiel que par tous les privilèges accidentels ; mais dans la mesure où elle regarde la disposition de Dieu, très sage et excellente, elle veut que chacun des dons soit en chacun plutôt qu'en elle seule, dans la mesure au contraire où elle désire par nature son bien propre plus que celui des autres, elle préférerait avoir tous les dons, elle, et non pas les autres. Cependant là où la grâce est supérieure à la nature, l'âme fidèle choisit la disposition divine plus que sa propre utilité.

 

 

L'action de grâces à cause de Dieu

 

(77) Dans l'au-delà aussi l'âme rendra grâces à Dieu à cause de Dieu. En effet l'âme fidèle ne sera pas portée à rendre grâces avant tout parce que, en rendant grâces, elle se rend agréable à Dieu, mais elle y sera portée uniquement par la générosité de Dieu, de laquelle tous les dons ont découlé depuis le début et découleront sans fin. Et dans la mesure où l'âme, dans l'action de grâces, regarde moins à elle qu'à Dieu, elle grandit en bonheur, encore qu'elle ne vise pas avant tout ce bonheur. Son bonheur est d'autant plus réjouissant pour la communauté et d'autant plus à la gloire de Dieu.

Dans l'au-delà, l'âme rendra grâces à Dieu, qui a imprimé en elle l'image de la sainte Trinité, comme dit le Ps 4,7 : "Fais lever sur nous la lumière de ta face, ô Yahweh" (Vg : "La lumière de ta face a mis son empreinte sur nous", et parce qu'il a conféré au baptême l'Esprit Saint avec ses dons et toutes ses forces, parce que souvent il a réconforté l'âme par son Corps et son Sang pleins de douceur, parce qu'il lui a ouvert la sainte Écriture, qui montre la nature cachée de Dieu, montre toute sa volonté, souligne sa noblesse, fait connaître l'utilité de tous ses dons, indique une voie très sûre vers les choses célestes par les exemples très saints de Jésus Christ, et parce que, sans mérites de sa part, il lui a donné la foi chrétienne, par laquelle elle puisse croire aux promesses, aux menaces, aux conseils et aux enseignements de la sainte Écriture.


Chapitre VII

 

La joie partagée[31]

 

 

La joie partagée, par Dieu

 

(78) Dans l'au-delà également l'âme se réjouira sans cesse avec Dieu en toutes Ses[32] œuvres petites et grandes, en tous ses jugements concernant les bons et les mauvais, en toutes ses habitudes très parfaites, en tous les exemples, très saints, de Jésus Christ, en tout son bonheur et sa perfection, laquelle consiste en puissance, sagesse, bonté, éternelles et sans mesure, etc. De nouveau en tout cela non pas successivement, car elle connaît tous ces attributs susdits en Dieu, portés à leur perfection. Et cette joie partagée [avec Dieu] se fera par Dieu le Fils de Dieu, en qui seul nous pouvons vraiment nous réjouir de Dieu, qui seul a porté et porte toujours à sa perfection la complaisance du Père, comme l'atteste Jean en 8,29 : "Je fais toujours ce qui lui plaît. De tous les autres, David dit (Ps 14,3) : "Tous ils sont dévoyés", sauf un seul : Jésus Christ ; et Qo 7,28 : "Un homme entre mille j'ai trouvé, mais une femme parmi elles toutes, je ne l'ai pas trouvée" (Vg : "Un seul homme parmi tous j'ai trouvé, qui par ses supplications plaise à Dieu le Père par tout et en tout. Mais une femme, je ne l'ai pas trouvée".

 

La joie partagée, "vers" Dieu

 

(79) Cette joie partagée conduit puissamment en Dieu et à Dieu, à cause du plaisir qui est en elle; Si, en effet, tous les cœurs n'étaient qu'un seul cœur, on ne pourrait découvrir quel plaisir l'âme trouve à se réjouir avec Dieu. En particulier, elle se réjouit avec Dieu de la rédemption du genre humain, à laquelle le Seigneur Jésus convie tous ses amis, lorsqu'il dit, en Lc 15,9 : "Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai retrouvée, la drachme que j'avais perdue !" La perte de la drachme fut l'impossibilité pour tout le genre humain de se réjouir avec Dieu ; le recouvrement de la drachme, ce fut la possibilité de nouveau offerte, par la passion du Christ, de cette même joie partagée. Notons bien qu'il n'est pas dit que la drachme fut "achetée", mais "trouvée", bien qu'il ait acquis le genre humain par un sang précieux et une douloureuse passion, car il a tellement désiré le salut du genre humain que ce fut pour lui un véritable recouvrement lorsque, par un tel moyen, il put libérer l'homme du pouvoir du démon et l'appeler de nouveau au bonheur éternel pour lequel il avait été créé. Notons également qu'il appelle aussi tous les Anges à se réjouir non pas avec une drachme, non pas avec un homme, mais avec Lui, comme si l'homme était le Dieu de Dieu et que tout le salut de Dieu dépendait du recouvrement de l'homme, comme si Dieu ne pouvait être heureux sans lui.

 

 

La joie partagée, à cause de Dieu

 

(80) Dans l'au-delà également l'âme se réjouit avec Dieu, non à cause d'elle-même, mais uniquement à cause de Dieu. L'âme, en effet, fait montre d'une telle pureté dans sa réjouissance avec Dieu qu'elle préfère que Lui soit heureux, plutôt qu'elle-même ; bien plus, à choisir, elle préférerait être privée pour toujours de tout bonheur, plutôt que Dieu manque de quelque bonheur et perfection.

 

 

Dans les sept thèmes exposés ici, Dieu lui-même est la cause efficiente, la cause matérielle, la cause formelle et la cause finale. Il est lui-même la cause qui meut l'âme à connaître, à aimer, à goûter, à vivre, à louer, à rendre grâces et à partager sa joie. De même il est lui-même la matière qui porte en elle tout ce qui peut inciter l'âme à connaître, à aimer, etc., c'est-à-dire : la sagesse, etc. De même il est lui-même la cause formelle qui informe l'âme [et lui indique] comment elle doit se comporter dans la connaissance de Dieu, l'amour, etc. De même, il est la fin vers laquelle tend la connaissance de la raison, etc.

Par ces sept thèmes on peut entendre ce que dit Salomon en Prov 9,1 : "La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept piliers". La création de la maison est celle du ciel empyrée ; la taille des sept colonnes est la susdite grâce septiforme, en quoi consiste vraiment le bonheur plénier. Comment chacun doit se comporter en cette vie pour parvenir à la béatitude, Anselme l'enseigne quand il dit : "Tu devrais éprouver en cette vie un tel désir de parvenir à ce pourquoi tu es fait, une telle peine de n'y être pas encore, une telle crainte de ne pas y parvenir, que tu ne devrais ressentir aucune joie, hormis la joie des choses qui donnent l'espérance d'y parvenir et un surcroît de forces pour cela.

À ces thèmes devraient être consacrés toute notre attention et tous nos soins en cette vie, comme le Seigneur Jésus le recommande à ses serviteurs fidèles, lorsqu'il dit en Lc 19,13 : "Faites-les valoir jusqu'à ce que je vienne", pour juger chacun sur les affaires à lui confiées.

 

Je t'en prie donc, Seigneur, à cause de tout le bonheur qui est pour toi inné, accorde à tous tes fidèles, en cette misérable vie, de croître d'heure en heure dans tout ce que nous avons dit, pour que soit manifestée l'abondance de ta gloire à travers des siècles infinis de siècles. Amen.

 

 

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[1] Oculo ad oculum.

[2] Vg :( Sg 15,3) : et scire justitiam et virtutem tuam radix est immortalitatis.

[3] Sapientia vero constituit doctrinam inter illas.

[4] Le texte porte seulement : Ecclesiastico 1.

[5] Sans doute la justice que nous connaissons présentement.

[6]  En lisant "motione"  pour "promotione".

[7] Sir 34,9 porte, selon la Vg :"qui non temptatus est qui scit".

[8] "Emendationem", au lieu de "emendam", qui ne donne pas de sens.

[9] En lisant "quem" pour quam.

[10] En lisant "insusceptum", en un mot, correspondant à "incommunicatum".

[11] A vrai dire, la citation amalgame 2 Sm 22,9 et Ps 19,7.

[12] "Miserabilis" (cf.§ 37), au lieu de "mirabilis", ce qui évite une répétition, à quelques mots de distance.

[13] "Muneratur", pour "numeratur".

[14] Il faut lire "ad pedes Apostoli", ou simplement "ad Apostolum".

[15] L'hébreu donne un sens un peu différent :"L'œil n'a pas vu qu'un Dieu, hormis toi, ait agi en faveur de celui qui compte sur lui".

[16] En lisant "confutando" plutôt que "confudendo" qui n'existe pas;

[17] En lisant "in apostatica radice" et non "in apostolica radice" qui semble une distraction.

[18] En lisant "nullus in eo" ; le texte porte, et c'est incompréhensible :"etiamsi nullus in deliberaretur".

[19] Délibérément, pour éviter toute ambiguïté, nous traduisons "jouir, jouissance" par "goûter, goût".

[20] En lisant "dabit", pour "dabat".

[21] Le texte porte "incaustro", inconnu des lexiques ordinaires, à lire probablement "encaustro", et à mettre en relation avec le grec "egkauston".

[22] Le texte porte "perfuitur", manifestement pour "perfruitur".

[23] En fait, il s'agit de Lam 3,20.

[24] Le texte porte, faussement, "Ps 114".

[25] Le texte du Ps (selon la LXX) &a :"in pace in idipsum", d'où le commentaire.

[26] Le texte porte deux nominatifs :"sicut Deus suae".

[27] Le texte porte, fautivement, "Mal 13".

[28] Le texte latin dit :"secundum generationem Dei".

[29] Le latin met seulement le neutre pluriel ; nous précisons pour une meilleure compréhension.

[30] C'est du moins le sens que nous trouvons à la phrase latine, quelque peu sibylline :"ita quod hoc similiter hic esset faciendum".

[31] Le texte porte "congratulatio"; il s'agit de "se réjouir avec"Dieu, au sens où il est dit en Lc 15 :"réjouissez-vous avec moi ; congratulamini mihi".

[32] Le texte porte "sui pour "suis".

 

 

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