Le charisme du Carmel
1. Les charismes dans le Nouveau Testament
2. Évolution des charismes dans l'histoire de l'Église
3. Le charisme du Carmel
Dès que l'on tente de situer théologiquement une spiritualité ou un groupe de vie évangélique dans l'ensemble du Corps ecclésial, on se voit contraint de faine appel à la notion de charisme. Ni le terme ni l'idée ne paraissent étranges, car le langage contemporain, même profane, les emploie volontiers : on parle fréquemment du charisme d'un chef, d'un artisan, d'une enseignante, d'une éducatrice, pour désigner une compétence, une habileté, une aisance innée dans un domaine de la pensée ou de l'action, une sorte d'harmonie préétablie entre une personne et son agir, qui désigne tout naturellement cette personne pour une mission, une responsabilité ou un service spécial de la communauté. Aussi n'est-on nullement dépaysé lorsqu'un entend le théologien définir les charismes comme des grâces particulières accordées par l'Esprit Saint en vue du bien total de l'Église.
En fait, ce mot de charisme, devenu si courant dans la langue de tous les jours, vient en ligne droite du Nouveau Testament, et c'est à cette source qu'il faut le ressaisir si l'on veut lui donner toute sa richesse. Nous explorerons donc, dans la première partie de cette causerie, la notion néotestamentaire de charisme, et nous verrons qu'elle offre ample matière à notre méditation de croyants. Nantis de ces précisions doctrinales, nous essaierons ensuite - ce ne sera qu'une tentative - d'analyser le charisme du Carmel, tel qu'il peut être vécu dans l'Eglise de l'après-concile.
1. Les charismes dans le Nouveau Testament
Toute la littérature chrétienne primitive, et en particulier le livre des Actes, nous révèlent l'intérêt que l'Église naissante portait aux charismes ou, plus largement, aux dons spirituels.
Saint Luc en situe l'apparition à Jérusalem (Act. 2/4 ; 4/31) ; il les signale encore à Césarée lors de la conversion de Corneille (10/44-46), et à Ephèse lorsque Paul baptise la douzaine de disciples qui n'avaient encore reçu que le baptême de Jean (13/6). Dans ces deux derniers cas, les charismes apparaissent comme intimement liés au baptême; tels une nouvelle Pentecôte, ils semblent ratifier l'initiation chrétienne des nouveaux convertis. On sait aussi que des miracles accompagnèrent la prédication des Apôtres de Galilée et du diacre Étienne. L'activité du prophète Agabus (Act 11/27), de l'évangéliste Philippe et de ses filles prophétesses (Act 21/9) atteste également la richesse des dons spirituels dans le christianisme primitif, même en dehors des églises pauliniennes. Cette irruption de l'Esprit-Saint, en même temps qu'elle inaugurait les temps messianiques et dévoilait la plénitude de grâce qui est dans le Christ, commençait à faire pressentir la gloire vers laquelle l'Église ne cesserait de tendre.
De tous les auteurs du Nouveau Testament, c'est Saint Paul qui se montre le plus sensible à l'aspect charismatique de la vie chrétienne. Frappé de voir éclore subitement les charismes les plus divers dès qu'il fonde une communauté, il y voit un signe que l'Esprit agit en lui et en ses nouveaux fidèles. Dans la ligne de l'Ancien Testament, du Judaïsme et du christianisme primitif, il n'a pas de peine à se représenter Dieu comme une puissance réelle, active, qui intervient directement dans notre monde, comme une force personnelle qui meut tous les phénomènes naturels, gouverne l'existence des hommes, s'insère dans leurs activités, comme une Providence puissante et sage qui règle le cours des événements d'après son plan de salut. La naissance du christianisme, véritable tournant de l'histoire religieuse de l'humanité où Dieu révélait le mystère de la vie par la Croix, a été marquée par une profusion nouvelle de ces interventions divines. Il devait être clair pour tous que les Apôtres, et Paul en particulier, apportaient le message du salut poussés par la force de Dieu, éclairés très spécialement par sa lumière; et c'est pourquoi ils communiquaient aux hommes force et lumière grâce aux charismes de l'Esprit.
Les réactions de saint Paul
Saint Paul ne parle pas de charismes qui auraient accompagné son arrivée chez les Thessaloniciens ; cependant, à en juger par les brèves allusions de 1 Th 5/19, son séjour parmi eux a dû être marqué par des manifestations spéciales de l'Esprit Saint. Moins laconiques sur ce point, l'épître aux Galates (3/3-4) et surtout la Première aux Corinthiens nous fournissent une masse impressionnante de renseignements : l'arrivée de Paul dans ces Églises provoque une abondance inattendue de dons charismatiques (1 Co 1/7), et sa parole jouit d'une étonnante efficacité (2/4). À Corinthe les phénomènes charismatiques ont pris une extension qui a par moments inquiété saint Paul et qui l'a conduit à deux mises au point importantes, L'une concernant la glossolalie, l'autre la prophétie.
La glossolalie ("parler en langues") fait l'objet de longs développements dans la Première épître aux Corinthiens. Elle se produisait, semble-t-il, assez régulièrement dans les assemblées liturgiques. Les glossolales tout à coup se mettaient à parler en langue étrangère. À vrai dire, à la différence de ce qui s'était passé lors de la Pentecôte, les mots prononcés demeuraient inintelligibles. Le discours incompréhensible (14/9) ou le chant (14/15) extatique s'adressaient à Dieu (14/2 ; 14/15) et remplaçaient parfois l'action de grâces normale (14/16). On ne s'étonne pas qu'un don charismatique complémentaire soit apparu, celui des "traducteurs" ou " interprètes" (distincts ou non des glossolales) qui se chargeaient d'exprimer clairement à la communauté ce que les glossolales avaient seulement laissé pressentir par leur émotion extatique. Saint Paul, qui possédait à un degré éminent le don de glossolalie, n'a jamais méprisé cette forme de charisme ; mais il se souciait surtout de l'édification de la communauté : "Dans l'assemblée, j'aime mieux dire cinq mots avec mon intelligence, pour instruire les autres, que dix mille en langue... S'il n'y a pas d'interprète, qu'on se taise dans l'assemblée ; qu'on se parle à soi-même et à Dieu" (14/19,28). Paul entend donc couper court à toute agitation et à tout désordre dans l'assemblée liturgique ; en même temps il dissuade les Corinthiens de se lancer dans des performances difficilement contrôlables.
Le charisme de prophétie, auquel Paul rattache d'autres dons secondaires : gnose (science), sagesse (concernant le plan de Dieu) et révélations, n'encourt pas la même sévérité; mais l'Apôtre met bon ordre dans le déroulement de la liturgie : "Pour les prophètes, qu'il y en ait deux ou trois à parler, et que les autres jugent. Si quelque autre assistant à une révélation, que le premier se taise. Car vous pouvez tous prophétiser à tour de rôle, afin que tous soient instruits et encouragés. Les esprits (= grâces spirituelles) des prophètes sont soumis aux prophètes ; car Dieu n'est pas un Dieu de désordre, mais de paix" (14/29,33).
En Asie Mineure, les assemblées semblent s'être déroulées de manière beaucoup plus sobre. Le chant des psaumes, des hymnes et des odes spirituelles (cf. Ep 5/ 19; Col 3/16), et les actions de grâces très amples et presque hiératiques tempéraient à merveille l'enthousiasme chrétien. Le don des langues ne se retrouve pas non plus dans la jeune Église de Rome, qui a dû partager la réserve des Asiates vis-à-vis des formes anarchiques et trop intellectuelles de charismes.
Les listes pauliniennes de charismes.
Une étude détaillée de tous les charismes énumérés par saint Paul nous ferait pénétrer profondément dans la vie concrète des premières communautés chrétiennes.
Il ne peut être question de l'entreprendre ici, et nous nous contenterons de quelques remarques qui cerneront l'essentiel.
1. Pas plus ici que dans les autres domaines Paul ne se laisse paralyser par le vocabulaire. Il témoigne d'une réalité différenciée qu'il constate dans ses Églises, et se contente de la décrire sans l'enfermer dans une définition. Il suffit de se reporter à 1 Co12 pour se persuader que Paul ne se lie à aucune appellation particulière. Il parle successivement de "choses spirituelles" (v.1), de "charismes" (v.4), de "services" (diaconies, v.5) et d' "opérations" (v. 6). Le mot "charisme" lui-même n'est pas toujours pris dans le même sens, et il peut désigner toutes sortes de dons gratuits de Dieu :
- au singulier : la grâce divine en général (Rm 5/15-16) ou le don de la vie éternelle (Rm 6/23), un bienfait particulier de Dieu (2 Co 1/11) ou un don plus exceptionnel de l'Esprit (1 Co 1/7; 7/7 ; Rm 1/11 ; 1 P 4/10), voire une fonction hiérarchique transmise par l'imposition des mains (1 Tm 4/14; 2 Tm 1/6),
- au pluriel : les bienfaits de Dieu dans l'ancienne Alliance (Rm 11/29), mais surtout les charismes proprement dits de la nouvelle (1 Co 12/ 4,9,28,30,31 ; Rm 12/6).
D'autres désignations des dons spirituels apparaissent encore en 1 Th 5/19,22 ; 1 Co 12/8, 10,28,30 ; 13/ 1, 3, 8ss ; 14/1, 5, 6, 8, 25, 27-33 ; Rm 12/6,8 ; Ep 4/ 11.
2. Ainsi Paul ne trace aucune frontière rigide entre la grâce (charis) et les charismes (charismata) : même s'il est donné en vue du bien commun, le charisme, normalement, sanctifie le baptisé qui en est le porteur. Par ailleurs l'Apôtre choisit pour décrire les charismes la palette la plus riche possible, conscient de ne pouvoir fixer dans des mots humains la liberté imprescriptible de l'Esprit Saint.
3. À plusieurs reprises Paul a tenté de créer des distinctions plus techniques ou tout au moins d'établir un ordre de dignité et de valeur entre les divers charismes qu'il relevait dans ses communautés. En fait les listes qu'il nous a laissées s'avèrent difficilement superposables, et cela reflète bien la situation de l'Église primitive, car les charismes se sont adaptés aux besoins et aux tendances des communautés locales ; leur intensité (ou leur vogue, comme à Corinthe) a pu n'être que passagère, les dénominations d'un même phénomène charismatique ont pu varier, et le jugement de valeur porté par l'Apôtre a pu épouser cette diversité des temps et des lieux : autre était le climat spirituel d'une Église missionnaire tout nouvellement formée, autre celui d'une communauté déjà affermie ; autres les besoins de l'Église des Apôtres, autres les difficultés de la première génération postapostolique.
4. La classification la plus nette et la plus élaborée, celle de 1 Co 12, 4-11, distingue trois grandes catégories :
- les charismes intellectuels, que Paul réfère à l'Esprit : discours de sagesse, discours de science, prophétie, discernement des esprits (c'est-à-dire ici : des grâces spirituelles), don des langues, don d'interpréter les langues;
- les charismes thaumaturgigues (concernant les miracles, spécialement les guérisons), attribués plus particulièrement au Père, origine de toute œuvre de puissance ;
- les charismes de service, attribués au Seigneur Jésus, le Maître que l'on sert lorsqu'on se consacre à une tâche de l'Église. Ces services (diaconies) ne sont pas énumérés en 1 Co 12/4-11, mais dans les textes com-plémentaires de 1 Co 12/28 : apôtres, prophètes, docteurs, secours, gouvernement, et Rm 12/6-8, qui ajou-te, comme autres services, la bienfaisance, la distribution des aumônes, et la présidence des communautés particulières.
Charisme et institution
Ce qui frappe, dans les listes pourtant si diverses dressées par saint Paul, c'est la place éminente qu'elles réservent au charisme des Apôtres (c'est-à-dire, pour Paul : les Douze et quelques grands témoins officiels de la Résurrection) : 1 Co 12/28,29; Ep 4/11; cf. 2/20; 3/5. Pour Paul, la grâce de l'apostolat prime sur tous les autres charismes et les résume ; elle habilite l'Apôtre à régler l'usage des dons spirituels et Paul ne se fera pas faute de rappeler aux Corinthiens non seulement, comme nous l'avons vu, que "les prophètes sont soumis aux prophètes" (régulation fraternelle, 1 Co 14/32), mais que les prophètes sont soumis à l'apôtre (régulation hiérarchique, 1 Co 14/37; cf. Ph 3/15).
De plus, jamais Paul n'accepte de séparer, dans l'Église, les fonctions et les charismes, ou si l'on veut : la hiérarchie d'une part et la liberté charismatique de l'autre. À ses yeux, le même Esprit qui inspire les charismatiques inspire les Apôtres dans leur rôle de fondateurs et de responsables d'Églises. Les charismes dans l'Église opèrent de deux manières, fonctionnelle et libre, que Dieu veut indissociables.
L'unité dans la diversité
Les charismes, ayant tous une origine commune : l'action des personnes divines, forment une structure harmonieuse, et l'Esprit Saint manifeste sa puissance à la fois par leur diversité et par leur unité. Saint Paul y insiste : tout membre vivant du Corps du Christ a reçu son ou ses dons spirituels (Ep 4/7 ; Rm 8/9 ; 12/3 ; 1 Co 7/7 ; 14/26 ; 1 P 4/10). Même les dons les plus modestes sont l'effet d'un vouloir précis de Dieu (1 Co 12/21,26). "Nous avons des dons différents selon la grâce qui nous a été donnée" (Rm 12/6) ; "il y a diversité de dons spirituels, mais c'est le même Esprit; diversité aussi de services, mais c'est le même Seigneur ; diversité d'opérations, mais c'est le même Dieu qui opère en tous" (1 Co 12/4s; cf. v.29s). Il semble même que l'Esprit mette sa joie à ne se répéter jamais :"tout cela, c'est l'œuvre de l'unique et même Esprit, qui distribue ses dons à chacun en particulier selon son gré" (1 Co 12/11).
L'image du corps, un malgré la diversité de ses membres, se présente spontanément à l'esprit de Paul quand il cherche à décrire l'harmonie interne de l'Église (1 Co 12/14-30). Toute sainteté dans l'Église est la sainteté d'un membre, solidaire des autres dans la poursuite d'une même œuvre : "À qui la reçoit, la manifestation de l'Esprit est donnée en vue du bien commun (1 Co 12/7), et ce bien recherché en commun n'est autre que la construction du Corps du Christ : "Annonçant la vérité dans la charité, nous grandirons de toutes manières vers Celui qui est la Tète, le Christ, dont le Corps tout entier reçoit concorde et cohésion par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l'actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui-même, dans la charité" (Ep 4/ 15,16).
2. Évolution historique des charismes dans l'Église
L'évolution qui s'était dessinée dans les charismes du vivant même des Apôtres s'est poursuivie après eux. La liturgie chrétienne, en s'étoffant et en se structurant, a peu à peu éliminé les éléments extatiques qui avaient inquiété saint Paul. Les répertoires, vite enrichis, ont absorbé progressivement les chants et actions de grâces inspirés, et le charisme de la musique sacrée est passé insensiblement aux compositeurs et aux improvisateurs de métier. Les tâches d'enseignement, sans cesser d'être charismatiques, sont devenues des services réguliers et ont été de plus en plus confiées aux responsables hiérarchiques des communautés ; les "services", obligés de faire face à des besoins croissants, se sont assez vite résorbés dans des institutions stables, héritières des mêmes charismes. Quant aux prophètes, ils ont diminué rapidement en nombre et en importance. Hermas, vers 150, mentionne encore des prophètes qui possèdent l'Esprit de Dieu, mais il ne les compte plus parmi les personnages marquants de la communauté. Irénée pourra écrire encore, vers 180 : " Plusieurs frères de l'Église possèdent, ainsi que nous l'avons entendu, des dons de prophétie et ils parlent diverses langues par l'Esprit. Ils font connaître les secrets des hommes lorsque c'est utile, et éclairent les mystères de Dieu", mais les prophètes chrétiens, du moins sous la forme originelle de leur charisme, sont déjà en voie d'extinction, et dès le début du IIIe siècle l'appellation même de prophète aura disparu.
Les Pères de l'Église, tout en constatant la disparition de l'enthousiasme charismatique qui avait marqué les débuts de l'Église, souligneront la permanence de l'action de l'Esprit Saint dans l'Église, spécialement dans les cas d'illuminations prophétiques, de visions, de révélations, d'apparitions, et de guérisons miraculeuses. Ils utiliseront ces faits dans un but apologétique et auront soin de montrer comment les manifestations de l'Esprit, quant à leur rythme et à leurs modalités, s'adaptent à chaque époque aux nécessités de l'Église.
Les théologiens des XIIe et XIIIe siècles chercheront a situer les charismes par rapport à la grâce sanctifiante et à les différencier des dons du Saint-Esprit. Malgré la richesse de certaines analyses (cf. par exemple Sum.Th. IIa, IIae, 171-178), les charismes n'occupent déjà plus dans la synthèse chrétienne qu'une place marginale. À l'époque moderne ils connaîtront un regain de faveur d'une part chez les apologètes, qui y verront une arme contre le rationalisme, et d'autre part chez les mystiques, qui les décrivent comme les signes d'une élection toute spéciale par Dieu; mais en morale on continuera à traiter des charismes uniquement en appendice des thèses sur la grâce : soucieux avant tout du perfectionnement spirituel de l'individu, on aura tendance à négliger les charismes et à n'y voir qu'une pièce accessoire du système théologique.
Le renouveau théologique de ces dernières décennies, qui se reflétait déjà dans l'encyclique Mystici Corporis, a permis heureusement au Concile de proposer aux chrétiens une doctrine très riche des charismes spirituels comme signes de l'action de l'Esprit diffuse à travers tout le Corps ecclésial, comme accompagnement normal de la grâce totale dévolue à l'Église et comme manifestation de sa sainteté communautaire. Nous sommes désormais mieux préparés à reconnaître les charismes chrétiens sous les formes très diverses et parfois inattendues qu'ils prennent dans l'Église de notre temps. Schématiquement ou pourrait les répartir en quatre domaines
1. Le domaine cultuel ou liturgique. L'appel à la créativité lancé par l'Église à ses fils et à ses filles a été suivi, dans les paroisses et les cloîtres, d'une floraison nouvelle de charismes. Pour les chants, la musique sacrée, pour le choix, la traduction et la lecture des textes de l'Écriture, pour la composition de prières, l'animation des célébrations eucharistiques et des liturgies de la Parole, pour l'ouverture au génie propre des cultures africaines ou asiatiques, chaque jour la "sagesse multiforme" de Dieu suscite de nouveaux porteurs de charismes.
2. Le domaine doctrinal. Au charisme d'infaillibilité dont jouit le magistère de l'Église, aux dons d'enseignement, d'interprétation des Écritures et de présentation du message chrétien que de tout temps l'Esprit Saint a départis à l'Église, sont venus s'ajouter de nos jours des charismes spécifiques qui recouvrent une plage immense d'activités, depuis les dialogues de niveau universitaire jusqu'à la catéchèse des jeunes débiles mentaux, en passant par la maîtrise des techniques audiovisuelles et toutes formes d'éveil de la foi au sein des groupes humains. Tout témoin du Christ, si Dieu le veut, peut recevoir pour le bien de l'Église une aide charismatique de l'Esprit qui l'a confirmé. Ce qui fut vrai autrefois des grands fondateurs peut l'être aujourd'hui, quoique différemment, des adaptateurs qui s'attellent aux tâches délicates de renouvellement, et la force charismatique qui a permis l'apparition des grandes spiritualités peut accompagner ceux et celles qui tentent courageusement de leur donner dans le monde d'aujourd'hui un visage nouveau fidèle à l'ancien.
3. Le domaine de la cohésion du Corps Mystique. Ici nous rencontrons tous les charismes qui assurent l'unité, la paix, la santé et le mieux-être du Corps ecclésial. Ce sont d'abord, pour reprendre le langage paulinien, toutes les formes "d'assistance et de gouvernement" (1 Co 12/28), tous les "ligaments qui desservent le Corps" (E 4/16), mais également toutes les initiatives heureuses que l'Église a normalisées et auxquelles elle a donné un statut, toutes les vocations de dévouement et de service, les plus connues comme les plus obscures, et tous les mouvements ou courants dans l'Église, dès lors qu'ils réalisent authentiquement la croissance du Corps.
4. Le domaine missionnaire. Il s'agit cette fois de l'expansion de l'Église, et dans ce domaine non plus "le bras du Seigneur n'est pas raccourci". Nous assistons depuis quelques années à un rajeunissement étonnant des conceptions et des réalisations missionnaires. Des hommes et des femmes, parfois sans grands moyens humains, ouvrent des voies nouvelles à l'Évangile dans des régions ou des milieux réputés impénétrables ; des prêtres et des religieuses se mettent au service de diocèses lointains ; de nouveaux styles de présence contemplative ou monastique se cherchent en pays païen ; des laïques prennent conscience de vocations très spéciales à l'entraide internationale, au dialogue des cultures ou à l'œcuménisme. "Tout cela, c'est le seul et même Esprit qui l'opère, distribuant ses dons à chacun en particulier" (1 Co 12/11) ; "non, il ne dort ni ne sommeille, le Gardien d'Israël" (Ps 121,4).
Aussi, loin de nous laisser impressionner par la disparition de certains types de charismes, courants dans la primitive Église, avons-nous tout lieu de nous réjouir et de rendre grâces en constatant la profusion et l'extrême variété des dons de l'Esprit dans l'Église du Concile. Aujourd'hui, comme aux premières années de la mission chrétienne, l'Esprit appelle, envoie et fortifie; il rythme l'action de ses témoins et leur donne de dépasser leurs propres limites.
3. Le charisme du Carmel
Sous cet éclairage du Nouveau Testament et de l'histoire, essayons maintenant de nous représenter ce que peut être, dans l'Église et pour l'Église, le charisme du Carmel.
Redisons-le : il ne peut être question de définir un charisme, car tout charisme authentique est donné, mesuré et rythmé par la souveraine liberté de l'Esprit Saint, et jusqu'à la fin des temps "la sagesse de Dieu infinie en ressources" et les choix imprévisibles de l'Esprit qui fait toutes choses nouvelles viendront sans cesse dérouter nos intelligences, bouleverser nos échelles de valeurs et déjouer nos calculs trop humains. Mais même si l'on se borne à décrire un charisme, surtout celui que l'Esprit Saint a suscité dans un Ordre, la vérité impose une grande modestie : on connaît tout au plus ce que l'Esprit a fait dans le passé et ce qu'il semble demander dans le présent, mais on ne saurait en aucun cas préjuger des développements, des renouvellements et des conversions auxquels le même Esprit de Jésus conduira un Ordre ou une spiritualité. À la limite on devrait dire qu'un charisme ne sera descriptible qu'à la Parousie du Seigneur, lorsque justement prendra fin l'ère des charismes provisoires, lorsque nous cesserons d'entrevoir les choses de Dieu dans l'énigme du miroir, et que nous les découvrirons face à face, lorsque disparaîtront pour nous les connaissances partielles et que nous connaîtrons Dieu comme nous sommes connus de Lui (1 Co 13,12).
Nécessairement provisoire, la description du charisme carmélitain que je voudrais tenter me paraît également d'avance incomplète, car il y a plus dans le charisme du Carmel que ce que nous, religieux, pouvons y découvrir. Certes, nous pouvons croire légitimement que le rythme de notre vie liturgique et fraternelle nous prédispose, dans la mesure de notre fidélité personnelle, à refaire dans l'Église et pour l'Église d'aujourd'hui l'expérience de nos Saints ; mais vous, laïques, dans la mesure de votre loyauté et de votre ferveur, pouvez apporter à la famille du Carmel, avec la densité de votre engagement dans la cité des hommes, avec le réalisme évangélique de votre vie familiale, sociale et politique, un écho plus direct des besoins du Corps Mystique. C'est vous qui pourrez donner à la voix du Carmel dans l'Église et le monde ces harmoniques irremplaçables et ce vibrato d'incarnation qui la rendront plus chère au cœur de Dieu et plus chaude au cœur des hommes. L'esquisse que j'ai pensé vous proposer demande donc à être complétée parce que vous direz, et voudrait simplement amorcer un dialogue plus vrai et plus exigeant entre la vie du Carmel et sa théologie, ou si l'on préfère : entre la manière dont il se concrétise et la manière dont il se pense devant Dieu.
Ceci dit, qui n'est pas simple nuance, mais nous situe déjà au cœur de la réalité ecclésiale du Carmel, risquons quelques approches concrètes du mystère que nous vivons tous.
1° Le Carmel et sa spiritualité apparaissent tout d'abord comme une manière d'être d'Église et de construire l'Église.
En suscitant et en conservant dans l'Église cette famille spirituelle, l'Esprit Saint semble lui avoir donné une sorte de charisme mixte de cohésion et de renouvellement.
Charisme de cohésion, que sainte Thérèse de Lisieux décrivait dans une formule indépassable : "dans le cœur de l'Église ma Mère, je serai l'amour". Rien de plus discret qu'une existence vouée à intérioriser la parole de Dieu ; rien de plus obscur ni de plus inefficace, apparemment, que ces quarts d'heure, ces demi-heures ou ces heures d'oraison, par lesquels nous voulons et recherchons, pauvrement, mais de toutes nos forces, une seule chose, la seule nécessaire : que Dieu soit en tous, et d'abord en nous-mêmes. Et pourtant, en nous offrant ainsi sans défense et sans crainte à l'action transformante de Dieu, nous jouons à notre manière dans l'Église du Christ le rôle de ces ligaments ou de ces jointures dont parle saint Paul (Ep 4/16), qui assurent au Corps tout entier la concorde et la cohésion, et lui permettent d'opérer sa croissance, de "se construire lui-même dans la charité". La refonte du cœur qui se poursuit intensément dans le dialogue de la prière nous rapproche sans cesse davantage de la simplicité de Dieu ; elle nous libère peu à peu et nous unifie. Or un cœur qui s'unifie unifie le monde, et dans la mesure même où Dieu trouve en nous une ouverture spontanée et inconditionnelle à tout ce qu'Il choisit, à tout ce qu'Il préfère, nous contribuons pour notre part, combien pauvre mais combien réelle, à ordonner le cosmos selon la hiérarchie définitive des valeurs : "Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu" (1 Co 3, 21). Les temps de prière, dont nous sentons si fort l'urgence pour notre vie et pour la vie du monde, nous situent ainsi d'emblée au cœur invisible de l'Église comme des points de plus intense éclairement, de plus grande chaleur et de plus libre accueil des forces d'En haut, un peu comme les batteries solaires du Corps Mystique. Là s'enracine la vocation œcuménique de la famille carmélitaine.
Dans la même perspective d'intériorité on peut décrire l'esprit du Carmel comme un charisme de renouveau, de re-création. À vrai dire, si l'on s'en tenait aux seules œuvres visibles, aux initiatives apostoliques, sociales ou caritatives, if faudrait souligner tout de suite que le Carmel, en général, ne crée rien de spécial : il s'insère simplement dans le travail pastoral et missionnaire de l'Église. C'est d'ailleurs l'une des originalités - et parfois l'une des croix - de la famille carmélitaine que de ne pouvoir s'appuyer sur aucune tâche spécifique. Mais si le Carmel n'a pas d'œuvre originale, il vit autour d'une œuvre centrale, qui le résume et l'exprime tout entier : son œuvre est d'aimer; pour lui l'œuvre d'aimer prime sur toutes les œuvres de l'amour. Et cette option ne reste pas lettre morte : au cloître comme en plein monde, elle implique quotidiennement des sacrifices souvent exigeants, encore que la primauté de la prière puisse prendre selon les états de vie des visages bien différents. La créativité, ou la puissance de renouveau, que l'Esprit entretient dans le Carmel jouera donc avant tout dans le domaine spirituel. Parce qu'elle vise à ramener sans cesse le croyant face à Dieu, dans la prière et dans l'action, la spiritualité du Carmel agit dans l'Église comme un ferment d'authenticité, de libération et de jeunesse.
Ferment d'authenticité, car on ne peut vouloir Dieu et "chercher sa face" sans se laisser mesurer, conduire, voire crucifier par ses choix et ses préférences. L'intimité et la conversion s'appellent réciproquement, car toute rencontre de Dieu en esprit et en vérité implique une illumination et une purification avant de se prolonger dans un envoi et une mission nouvelle.
Ferment de libération spirituelle, car la parole de Dieu, accueillie chaque jour avec courage, nous juge, au sens johannique du terme, c'est-à-dire trace dans notre propre cœur les frontières des ténèbres et de la lumière, du refus et de l'acquiescement. "Si le Fils vous libère, vous serez vraiment libres", dit Jésus en Jean 8,36. Et de fait la quête de Dieu, telle que l'entend le Carmel, élague normalement en nous tous les rôles et personnages parasitaires ; elle nous arrache l'un après l'autre tous nos masques et, en accélérant notre entrée dans la pauvreté spirituelle, réconcilie en nous l'être et le paraître ; elle nous habitue peu à peu à coïncider avec nous-même, sans plus nous identifier avec nos problèmes, nos impuissances ou nos échecs.
On comprend dès lors que le style de vie carmélitain exige et facilite un rajeunissement incessant. La recherche silencieuse de la présence de Dieu nous reconduit sans cesse à la source toujours jaillissante de notre baptême et nous rend chaque jour contemporains de cet instant où le Père nous a adoptés pour ses fils et ses filles, où Il nous a dit comme il a dit à Jésus, quoique d'une autre manière : "Tu es mon Fils; moi, aujourd'hui, je t'ai engendré". Chaque nouveau dialogue avec le Christ nous fait revêtir l'homme nouveau, et notre docilité grandissante à l'Esprit de la Pentecôte nous transforme, par un mimétisme quasi insensible, à l'image de l'éternelle jeunesse de Dieu.
Telle est notre manière carmélitaine de nous approprier personnellement le mystère pascal du Christ Jésus, de travailler - avant tout de l'intérieur - à la cohésion et au renouveau spirituel de l'Église, et de nous offrir avec elle, en elle et pour elle, aux énergies divines à l'œuvre dans la nouvelle création. Telle est notre manière propre de vivre la mission prophétique reçue au jour de notre confirmation par l'Esprit Saint.
Il va sans dire que, pris un par un, les éléments que nous avons décrits jusqu'ici se retrouvent plus ou moins dans toute vie de baptisé, et c'est normal : dès que l'on descend, dans une spiritualité particulière, à une suffisante profondeur, on rejoint le tronc commun de toute existence chrétienne ; seules les ramures diversifient. Tous les disciples du Christ vivent de la même sève évangélique, mais chacun est rattaché à la vigne unique d'une façon personnelle et irréductible, et c'est la manière dont les éléments de la vie chrétienne se trouvent accentués, structurés, équilibrés et harmonisés qui définit, ou du moins distingue, dans l'Église, les spiritualités complémentaires.
2° Ceci nous amène, dans une deuxième approche, à nous poser la question suivante : à quels critères peut-on reconnaître que le Christ nous invite à le rejoindre par la spiritualité du Carmel ?
La réponse demanderait beaucoup de nuances. Il semble toutefois qu'à la base de toute existence de style carmélitain on peut dégager une certitude et un appel.
La certitude est celle-là même qu'énonce saint Jean dans sa première épître (1 Jo 4/16) : "Nous, nous avons connu l'amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru". Nous marchons vers le Christ par le chemin du Carmel parce que Dieu nous a aimés le premier, parce que nous sommes certains d'être aimés, de pouvoir aimer et de devoir aimer. La conviction fondamentale, la voici : c'est Dieu qui sauve le monde, et c'est déjà sauver le monde que d'être avec Dieu. La manière carmélitaine de vivre l'Évangile, an cloître ou dans le monde, réclame cette foi dans la puissance d'une vie vraiment théologale. Avec bien des misères, et peut-être même à cause de ces misères, la famille carmélitaine veut prendre au sérieux la volonté de dialogue manifestée par Dieu depuis l'Alliance conclue avec Abraham ; et elle trouve son programme journalier dans les paroles de Jésus rapportées par l'Évangile de saint Jean : "La vie éternelle, c'est qu'ils Te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que m as envoyé", la connaissance, pour Jean comme pour tous les sémites, incluant une expérience vitale où tout l'être se trouve engagé.
Quant à l'appel que l'Esprit fait entendre à chaque chrétienne et chaque chrétien de la famille du Carmel, on peut le caractériser comme un appel à la gratuité. Il ne saurait y avoir de vie d'oraison sans une perception très nette, et presque impérieuse, de la transcendance de Dieu. Dieu mérite d'être aimé pour lui-même, en tout et par-dessus tout, en tous et au-delà de tous ; l'amour du Christ nous presse, et l'on ne fait pas attendre l'Esprit Saint : telles sont les évidences qui habitent le cœur carmélitain, qui le relancent constamment sur la route incommode des Béatitudes, et qui le font comme " retomber en prière dès qu'il le peut", pour reprendre la formule si heureuse du Père Lyonnet. Cette pente de l'être profond vers la prière gratuite et prolongée constitue l'une des marques les plus sûres d'une vocation de type carmélitain, là du moins où elle ne cache pas une nonchalance spirituelle de mauvais aloi, une peur de l'engagement ou une contrainte intérieure d'ordre obsessionnel, mais traduit au contraire une réponse toute simple, spontanée en réaliste, à l'amour prévenant du Père.
3° Un troisième aspect qu'il est nécessaire de souligner est que le charisme du Carmel se présente d'emblée comme très richement différencié.
a) Un style marial et élianique
Le Carmel se différencie au niveau des personnes bibliques dans lesquelles il se reconnaît et qui lui ont depuis toujours servi de référence, à savoir le prophète Élie et la Vierge Marie.
Chez le prophète, nous aimons retrouver, avec ce sens de la transcendance de Dieu dont nous parlions à l'instant, une disponibilité totale au travail de l'Esprit, une sorte d'inconditionnalité au service du Règne de Dieu, malgré les apparences déroutantes de l'action divine dans l'histoire. De plus, le rythme de la vie d'Élie, avec ses alternances si caractéristiques de prière et de service, de séjour au désert et d'engagement dans la cité, coïncide de plus en plus avec ce que le Christ réclame de nous dans l'Église du troisième millénaire.
La référence du Carmel à la Vierge se laisse moins facilement objectiver, probablement parce quelle est à la fois plus constante, plus vitale et plus diffuse en tous les actes de l'existence chrétienne. En plus de la protection et de la proximité maternelles que Notre Dame offre à tout enfant de Dieu, ce que la famille carmélitaine contemple en Marie et attend d'elle, c'est une certaine qualité de l'écoute de la parole, une certaine transparence au regard de Dieu et à son propre regard, et cette manière paisible et joyeuse quelle avait de demeurer dans l'amour, de vivre les merveilles de Dieu dans la simplicité d'un destin de servante. Cette vision mariale de l'existence transforme parfois profondément, même à leur insu, le cheminement spirituel de ceux et celles qui dans le monde vivent le charisme carmélitain. Un fait en tout cas frappe bien souvent les prêtres et les laïques qui les voient vivre, c'est leur enracinement dans le devoir d'état et leur fidélité à leur mission d'Église. Marie inculque au Carmel les habitudes de Nazareth.
b) Trois personnalités de Saints
Le charisme du Carmel se différencie encore par réfraction dans la personnalité de ses grands Saints. Il est rare qu'un laïque ou un religieux du Carmel ne se sente pas intimement accordé au message de saint Jean de la Croix, ou d'une Thérèse d'Avila, ou d'une Thérèse de Lisieux. Beaucoup même se trouvent à l'aise chez les trois.
À l'école de saint Jean de la Croix on s'imprègne d'une sorte de logique spirituelle, ou si l'on veut, d'une rigueur vraiment évangélique dans le cheminement de la foi, de l'amour et de l'espérance. C'est le mystère pascal radicalisé et vécu avec une hâte nouvelle, parce que "le temps se fait court" (1 Co 7,29). Mais le dialectique du Tout et du Rien, qui ramène sans cesse le croyant à la nécessité de se convertir, et qui paraît de prime abord si inexorable, s'enveloppe chez saint Jean de fa Croix d'une tendresse pour les hommes et les choses, où l'on peut discerner une avant-lueur de la résurrection.
La grande Thérèse, elle, nous propose une pédagogie de la fidélité, qui repose tout entière sur cette conviction maintes fois réaffirmée : la puissance de l'amour, de l'amour que Dieu répand dans nos cœurs et de l'amour que le cœur rend à Dieu. Qu'est-ce, d'ailleurs, que la fidélité, sinon justement la permanence de l'amour, l'amour qui résiste au temps, aux crises et à l'usure ?
Auprès de Thérèse de l'Enfant Jésus, et grâce à sa pédagogie de l'espérance, ce qu'on apprend, c'est l'audace de l'amour, et la grandeur d'âme qui naît de la petitesse évangélique. La doctrine de la petite voie vient briser, sans violence ni drame, les limites de notre existence quotidienne, pour nous faire vivre, jusque dans les plus humbles gestes et les moindres rencontres, au niveau ecclésial du salut du mande.
Touchant l'expérience et l'exemple de nos grands Saints, une question revient fréquemment dans les fraternités : est-il nécessaire d'approfondir leurs œuvres pour participer du charisme carmélitain ? Le problème d'une référence plus ou moins explicite aux saints de la famille carmélitaine apparaît effectivement primordial, mais bien difficile à résoudre dans l'abstrait.
Il ne fait de doute pour personne qu'une connaissance suffisante du patrimoine carmélitain est requise pour tous ceux et celles qui veulent s'engager en adultes dans la vie évangélique selon le style du Carmel, car la persévérance dans une voie aussi exigeante ne saurait s'appuyer uniquement sur l'euphorie de rencontres fraternelles indifférenciées. Cependant tout n'est pas dit quand on a rappelé cette nécessité évidente. En effet, en dialogue avec un chrétien ou une chrétienne qui se sentent attirés vers la famille évangélique du Carmel, l'essentiel n'est pas de déterminer d'avance et de manière impersonnelle quelle dose minima de lectures carmélitaines ils devront accepter, mais bien plutôt de leur en donner le goût et la soif, en leur montrant que ce qu'ils cherchent a été trouvé par nos saints et qu'il suffit de se pencher pour boire à la source.
La question n'est donc pas simple, et sa réponse appelle dans la pratique infiniment de doigté. Essayons tout de même de fixer quelques points de repère. Il va sans dire, tout d'abord, qu'une allergie totale au message des saints du Carmel, ou un refus a priori et durable d'en prendre connaissance, constitueraient une contre-indication assez nette pour une affiliation à la famille carmélitaine. On ne saurait, en effet, raisonnablement se réclamer d'une spiritualité particulière tout en récusant ses principaux témoins. Mais l'allergie, quand elle existe, n'est pas toujours totale ni définitive, et ne procède pas toujours, tant s'en faut, d'une fermeture volontaire. Elle peut provenir, par exemple, d'une initiation incomplète, prématurée ou peu adroite, d'une crainte, louable en son fond, de reléguer l'Évangile au second plan, ou encore d'une difficulté à percer l'écorce du langage et à penser la foi et l'expérience spirituelle dans les schèmes d'une autre culture. Rien de tout cela ne parait irrémédiable, et ces sortes de difficultés cachent très souvent beaucoup plus de désarroi que de réelle incapacité. C'est pourquoi il faut laisser place, me semble-t-il, à une certaine progressivité dans la découverte du message carmélitain. Pour certains chrétiens, la rencontre avec Thérèse d'Avila ou Jean de la Croix a été contemporaine, ou presque, de leur grande conversion ; pour d'autres elle interviendra en cours de route, d'une manière inattendue et parfois plus méritoire; certains même ne parviendront qu'assez tard à une confiance fraternelle envers les saints du Carmel. L'essentiel pour chacun est de rester ouvert et de se vouloir accueillant. Dans ces perspectives on peut très bien imaginer, en soi, un chrétien profondément nourri de l'Écriture, connaissant encore assez peu les saints du Carmel, mais très attaché et très fidèle à la prière prolongée, et essayant de vivre son insertion dans l'Église à la manière typique de la famille carmélitaine. Faut-il lui dénier toute participation au charisme carmélitain ? Non, bien sûr : il en vit peut-être déjà avec beaucoup d'intensité. Mais je suis persuadé que ce chrétien-là (restant sauve la liberté de l'Esprit Saint) se réjouira tôt ou tard de se voir rejoint ou devancé dans ses découvertes, compris ou réconforté dans ses épreuves par un Jean de la Croix, l'une des Thérèse ou une Élisabeth de la Trinité. C'est alors qu'il aimera et désirera se nourrir de leurs œuvres.
c) Complémentarité des vocations
Abordons maintenant une troisième différenciation du charisme carmélitain, celle qui s'opère au niveau des personnes et des groupes que le Seigneur appelle à le recevoir. Nous assistons depuis quelques années, dans le Carmel post-conciliaire, à l'éclosion inattendue d'une fleur longtemps comprimée dans son bouton. Non seulement les carmélites et les carmes ont accompli courageusement leur aggiornamento et recherchent activement des formes renouvelées de vie communautaire et de témoignage; non seulement des familles religieuses autrefois autonomes ont reconnu la spiritualité du Carmel comme la plus proche de leurs aspirations, mais l'ecclésiologie contemporaine, en même temps que l'action évidente de l'Esprit Saint, est venue rappeler que le charisme d'un Ordre, pour être intégral, doit pouvoir être ressaisi selon tous les états de vie. Dès lors, tout chrétien, marié ou non, lié ou non par des vœux, engagé ou non dans le ministère sacerdotal, peut demander au Carmel l'approfondissement évangélique dont il ressent le besoin pour lui-même et l'urgence pour l'Église.
Ce n'est pas d'aujourd'hui, certes, que la spiritualité carmélitaine alimente la vie des laïques chrétiens : il suffit de parcourir les lettres de sainte Thérèse d'Avila pour mesurer toute la place que l'oraison tenait dans l'existence quotidienne de ses correspondants ; mais jamais sans doute le Carmel n'avait découvert, comme il le fait depuis quelques années, ce qu'il peut recevoir des laïques et ce qu'il doit leur offrir pour les stimuler dans leur mission propre.
Point n'est besoin de souligner avec quelle humilité et quelle disponibilité de cœur il nous faut, tous et toutes, accueillir ces initiatives de l'Esprit Saint. Même lorsqu'on se réclame d'un même type d'expérience spirituelle, même lorsqu'on partage les mêmes options fondamentales face à Dieu et aux exigences du Royaume, le dialogue réclame un apprentissage difficile. Chez nous, entre nous, comme partout ailleurs dans l'Église, il est à base de délicatesse, d'écoute réciproque, de joie fraternelle, et une dose raisonnable d'humour peut désamorcer bien des conflits et relativiser bien des problèmes. Sur un fond de convictions et d'engagements communs, chacun gardera sa manière personnelle d'équilibrer dans sa vie l'oraison et le service, chacun devra chercher, parfois douloureusement, comment répondre en toute gratuité à l'amour tout gratuit du Seigneur, chacun rejoindra à son rythme les grandes intuitions de nos Saints, chacun les comprendra à la lumière de sa propre histoire.
Aussi bien, la doctrine des Saints du Carmel exclut-elle, par sa variété même et sa polyvalence, toute étroitesse d'interprétation et tout dogmatisme. Les recherches contemporaines nous ont rendus attentifs aux limites du langage humain, même religieux, et plus aisément que nos devanciers nous admettons que dans l'héritage spirituel d'un saint, le message soit premier, et la systématisation secondaire. Il en va ainsi pour les écrits des saints du Carmel : en totale fidélité à ce que nos saints ont voulu, à ce qu'ils ont mission de nous dire, il nous faut bien souvent prolonger certaines lignes de force de leur pensée,. réinterpréter en langage de notre époque certaines de leurs affirmations, sans pour autant les affaiblir ; il faut en tout cas dissocier avec soin le charisme carmélitain des limites inhérentes à ses diverses expressions historiques. Car en régime chrétien, comme Jean de la Croix aimait à le rappeler, il n'y a qu'une seule référence absolue : le Verbe Incarné, et nous n'avons qu'un seul maître, le Christ. Les saints ne seront jamais que des relais vers Lui, relais fraternels que l'Esprit a voulus pour nous, mais témoins qui restent fils et filles de leurs temps. Là encore, là surtout, peut-être, un sens suffisant de l'histoire peut être source de paix et de concorde. La vérité revient plus vivante lorsque, ensemble, on admet quelle ait longtemps vécu.
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Vous le constatez, et je le craignais en commençant, ces réflexions malheureusement trop brèves sur le Carmel
comme mode d'insertion dans l'Église,
comme appel spécial à la gratuité de l'amour
et comme charisme différencié dès son premier jaillissement,
posent plus de problèmes concrets qu'elles n'en résolvent, car le Carmel continue à croître, à se chercher, à vivre, et la vie nulle part n'est sécurisante.Mais puisque nous avons déjà en commun une manière d'écouter Dieu et de lui répondre, je pense qu'il nous sera facile et bienfaisant, à partir de ce que vous-mêmes allez apporter, d'approfondir ensemble notre expérience évangélique afin de mieux comprendre ce que l'Esprit nous dit dans l'Église.
Puisse ce dialogue fraternel nous donner à tous un surcroît de lumière et de force lorsque nous nous retrouverons seuls devant notre tâche quotidienne, là où le Christ nous a placés, là où nous devons porter du fruit et du fruit qui demeure.
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