Le Carmel, chemin de maturité

 

 

 

Quand nous nous sommes engagés pour toute la vie dans l'Ordre de Notre Dame, nous avons longuement médité les trois promesses que nous voulions faire au Seigneur:

- le vœu de pauvreté, par lequel nous nous situons, pèlerins, au milieu des choses qui passent, par lequel aussi nous promettons de nous contenter de Dieu, sans que jamais le goût du confort, la soif de créer ou la griserie de l'influence viennent appesantir notre marche de contemplatifs ni détourner notre regard de la voie étroite sur laquelle le Christ nous attend;

- le vœu de chasteté, qui libère notre cœur pour le plus haut amour, et peu à peu spiritualise notre affectivité et notre sensibilité, afin qu'elles participent, elles aussi, à notre quête de Dieu et apprennent dès ici-­bas le cantique qu'elles chanteront dans la gloire à la louange du Dieu Trinité;

- le vœu d'obéissance, le plus noble de tous, qui nous fait participer aux abaissements du Christ et reproduire en tous nos actes le destin de grâce de Marie, Servante du Seigneur; promesse qui fait de nous, à l'image du Christ, des "oui" de Dieu, nous consacrant pour un acquiescement total à la sagesse d'amour, afin que par la volonté du Père et la puissance du Saint Esprit nous donnions même par notre mort la vie au monde.

 

Pauvreté, chasteté, obéissance: ce sont bien là des liens d'amour, les "douces attaches" dont parle le prophète Osée (11,4). Ce sont trois veilleuses que nous allumons un jour au fond de notre cœur humain, et qui nous permettent, malgré tous les doutes, toutes les nuits et toutes les solitudes, de retrouver le sens de notre sacrifice et de deviner derrière les croix les plus inattendues le visage du Maître qui s'est livré pour nous.

 

Mais nous savons tous qu'au jour du don total - ou du total accueil ! - nous ne nous sommes pas tellement arrêtés à prévoir ou à détailler les exigences de nos vœux  Leur invitation à l'effort chrétien n'était pas entièrement nouvelle, car déjà, depuis notre baptême, nous avions cheminé sous le regard de Dieu; et les trois engagements que nous avons pris ce jour-là étaient enveloppés d'un geste d'oblation plus large encore et d'une grande intensité spirituelle: nous nous sommes donnés au Christ par le chemin du Carmel.

C'est du Carmel que nous allons parler, de cette famille évangélique où nous avons voulu vivre jusqu'à la mort et qui sera pour nous le chemin de la maturité. Certes, l'analyse s'avouera toujours impuissante à épuiser la richesse du Carmel; et d'ailleurs une spiritualité n'est pas une affaire de mots, mais de vie. Seuls nos saints savent parler de la route du Carmel, parce qu'ils ont pu la reconnaître jusqu'au bout. Essayons cependant, par quelques approches concrètes, de cerner trois aspects de cette existence évangélique.

 

 

1.    Tout d'abord le Carmel, en tant qu'institution et en tant que destinée personnelle, représente dans l'Église une option résolue pour un style de sainteté et un style de témoignage.

 

Option pour un style de sainteté

 

Tout chrétien, par le fait qu'il a été au baptême branché sur la Passion du Christ et qu'il possède en l'Esprit Saint les arrhes de la Résurrection, est destiné par Dieu à entrer dans le mystère du Verbe Incarné. Pour saint Paul, le mystère (mustèrion), c'est le plan d'amour de Dieu longtemps voilé et maintenant dévoilé dans le Christ; ou encore, le mystère, c'est "le Christ parmi nous, espérance de la gloire" (Col 1,27). Entrer dans le mystère du Christ, c'est laisser l'Esprit reproduire en nous "l'image du Premier-né" (R 8,29): "Le Père de notre Seigneur Jésus Christ nous a bénis par toutes sortes de bénédictions de l'Esprit, aux cieux, dans le Christ. Il nous a choisis dans le Christ avant le lancement du monde pour être saints et sans tache en face de lui, dans l'amour. Il nous a d'avance destinés à l'état de fils, par Jésus Christ, vers Lui (le Père)" (E 1,3-5).

Tout chrétien, engagé dans ce destin d'identification au Christ, et initié par la vie sacramentelle aux réalités du monde futur, est appelé à la vie mystique, qui ne sera pas autre chose que la réalisation plénière de son baptême, la remise pleinement filiale de son être à Dieu et au mystère de sa volonté.

Et pourtant, au sein de cette destination universelle des baptisés à "la louange de gloire de la grâce de Dieu", il y a place pour des axes d'existence très personnels et pour des familles d'âmes. Toutes ces familles mettent le Christ au centre de leur vision de l'homme et de l'histoire; toutes se proposent de conduire le chrétien de l'alpha de la création à l'oméga de la résurrection. Et pourtant la sagesse multiforme ("polybigarrée", E 3,10) de Dieu nous a appelés à une vie mystique spéciale de type contemplatif. Il y a des mystiques de l'action; mais le Seigneur nous invite à une mystique de l'écoute, du regard et du silence. C'est cette sainteté-là que le Carmel nous offre; c'est celle-là seulement qu'il a mission de susciter dans le Corps Mystique.

Malheureusement, durant des siècles de christianisme, la mystique contemplative s'est vue mêlée à tant d'attitudes et à tant de théologies ambiguës qu'elle en est sortie blessée, grevée de suspicions parfois légitimes. On en a tant parlé que la tentation pourrait se glisser en nous de ne plus y croire vitalement. On l'a entraînée tellement loin du réalisme baptismal et eucharistique qu'elle a été ravalée souvent au rang de phénomène psychologique.

Pourtant aucun fossé ne devrait se creuser entre l'expérience religieuse des baptisés et l'expérience mystique véritable, qui n'est, encore une fois, pas autre chose que l'expérience baptismale radicalisée et vécue en pleine logique surnaturelle.

 

Parce qu'elle est contemplative, la vie mystique du Carmel réclame de nous une certaine hâte dans le désir de Dieu, une certaine accélération de la libération intérieure, et une douce rigueur dans le cheminement spirituel. Nous faisons profession de dynamisme incessant. Notre être et notre agir doivent se laisser aimanter d'une manière continue par la vie trinitaire. "Pour moi, vivre, c'est le Christ", disait saint Paul, et c'est cette vie christique que nous voulons faire nôtre dans la ligne de l'appel particulier que nous avons reçu. Comme tout baptisé, nous développons dans le temps et au sein de l'Église notre relation filiale au Père, par la médiation de Jésus, dans la soumission à l'Esprit Saint; mais l'Esprit Saint lui-même fait mûrir en nous les fruits du charisme qu'il nous a mis au cœur. C'est pourquoi notre tâche la plus urgente est l'adoration, l'oblation silencieuse de nous-mêmes et du monde, et l'intercession inlassable pour tous les hommes. C'est pourquoi aussi, dans la famille du Carmel, l'œuvre d'aimer prime sur toutes les œuvres de l'amour.

 

C'est là, dans cette fidélité courageuse à l'unique nécessaire, que la croix nous attend au Carmel. Croix toujours nouvelle, toujours étrange, mais chaque jour transfigurée par la rencontre de Dieu en son Christ. Il n'est pas anormal que nous soyons, au Carmel, confrontés à la souffrance, car nous communions librement au mystère rédempteur de Jésus; comme lui, avec lui et en lui, nous portons le monde que Dieu aime; comme lui nous luttons contre toute souffrance, et nous ressaisissons toute souffrance, autour de nous ou en nous-mêmes, pour y inscrire la victoire d'un amour. Avec humilité, et avec le courage que donne l'Esprit, nous écartons le non-sens: nous essayons qu'à tout instant dans notre vie la souffrance soit offerte, donnée à Dieu, passée à Dieu; et quand nos douleurs humaines parviennent au sanctuaire d'en haut toutes baignées du sang du Christ, elles appellent sur le monde la joie et la résurrection.

 

Tel est, au Carmel, notre style de sainteté, notre manière silencieuse d'accueillir la rédemption; mais le Carmel a également opté pour un style de témoignage.

 

Option pour un style de témoignage

 

Notre Ordre assume dans l'Église une double fonction: fonction mariale d'intercession, fonction élianique de diagnostic spirituel des besoins de notre temps. "À nous, les moindres de tous les saints, a été confiée cette grâce d'annoncer au monde, (par notre existence même), l'insondable richesse du Christ, et de mettre en lumière l'économie (c'est-à-dire le déroulement concret) de son mystère" (E 3,8). La vie parle d'elle-même, et les chrétiens attendent des sœurs et des frères du Carmel qu'ils parlent d'expérience; c'est pourquoi, au Carmel, le désert, la solitude, le silence et la pauvreté non seulement précèdent et conditionnent l'action, mais l'accompagnent partout comme autant d'exigences intérieures.

 

Désert qui assourdit tous les appels dissipants, pour nous rendre attentifs au Verbe de Dieu; désert qui filtre tous les apports d'images et ouvre en nous ces "yeux illuminés du cœur" dont parle saint Paul (E 1,18); désert qui met nos sens à jeûn et nous donne faim et soif de la vie de Dieu.

Solitude redoutable du Carmel, qui rejoint à certains jours celle du Fils de Dieu à l'agonie et nous laisse face à face avec nos misères ou nos mensonges. Solitude qui fait monter en nous, et souvent comme un cri de souffrance, le désir de celui que nous cherchons. Mais solitude assumée, consentie, voulue et aimée, qui nous fait rejoindre à tout moment le Christ passant au Père, le Christ donnant la vie au monde, le Christ récapitulant tout l'univers.

Silence du Carmel, qui est celui des lentes germinations; silence où retentit longuement la moindre parole de Jésus. Silence crucifiant, quand on frappe et que Dieu ne semble pas ouvrir. Silence de Dieu, silence de l'homme: véritable dialogue de l'amour.

Pauvreté de l'Ordre, que nous avons expressément demandée. Nous devons marcher sans appui, et pourtant appuyé sur le Rocher qui est le Christ. Une à une, les prises humaines s'effritent sous nos doigts. L'un après l'autre nos retranchements d'égoïsme sont emportés par les Béatitudes. Le vrai Carmel, en effet, c'est ce qui reste après les illusions, c'est ce qu'on découvre au creux même des espoirs déçus, déçus parce qu'irréels; c'est quelque chose d'insaisissable et pourtant d'extrêmement fort et consistant: c'est une adhésion théologale, et c'est l'un des visages chrétiens de l'amour.

 

Nous avons demandé également la vie fraternelle, et par là c'est toute une famille que nous avons engagée en même temps que nous. Car le témoignage de la vie fraternelle est aussi essentiel au Carmel que celui de l'écoute de Dieu, puisque l'amour de nos sœurs ou de nos frères est la traduction et la mesure de notre amour du Seigneur. "Quand nous connaîtrions tous les mystères et toute la science, quand nous aurions la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes", quand nous parviendrions aux sommets de la vie de prière, "si nous n'avons pas la charité, nous ne sommes rien." C'est pourquoi nous voulons garder dans la communauté une présence aimante, recueillie, et cette simplicité d'accueil qui est le sourire du Carmel; nous nous sentons responsables du bonheur de tous, bonheur inséparablement humain et spirituel; nous restons exigeants les uns pour les autres, dans un grand respect des voies de Dieu, de l'histoire et des besoins religieux de chacun, soucieux de sauvegarder l'unité de l'Esprit par le lien de la paix (E 4,3), demandant au Christ lui-même d'être chaque jour notre paix, "lui qui a supprimé en sa chair la haine, qui nous a réconciliés avec Dieu, tous en un seul corps, et par qui nous avons, en un seul Esprit, accès auprès du Père" (E 2,14-18).

 

Qu'il s'agisse donc de sainteté ou de témoignage dans l'Église, l'option du Carmel est irréversible.

Tout d'abord parce que l'Église a authentifié notre Règle. Ce qui fut au départ le projet de quelques âmes généreuses est devenu un chemin de perfection et une tradition vivante, et la foi nous dit qu'ayant fait loyalement et lucidement profession dans cette famille, nous y trouverons toujours le secours de Dieu pour grandir en charité. Jamais la lumière ne nous manquera pour y accueillir les joies et les épreuves spécifiques de la vie contemplative.

Option irréversible également parce que cette route qui nous est offerte a été reconnue par nos saints. Toute œuvre féconde dans l'Église de Jésus commence par l'acceptation d'un donné inscrit dans l'histoire, et pas plus que nos saints du XVIème siècle nous ne pouvons réinventer totalement le Carmel. Mais une grande tâche fraternelle nous incombe au début de ce troisième millénaire, c'est de le découvrir chaque jour et de l'assumer tous ensemble, afin de le garder sans tache ni ride, à l'image de l'Église qu'il veut servir.

 

 

2.    Le deuxième facteur de maturité que nous pouvons retenir, c'est que le Carmel propose aux chrétiens de notre temps un chemin spirituel cohérent.

 

Venir au Carmel, c'est un beau risque; c'est même, en un sens, une aventure spirituelle, parce que nous brûlons nos vaisseaux, que toute notre existence se trouve engagée, et que les voies de Dieu sont imprévisibles. Et cependant il n'est pas de démarche plus raisonnable et plus logique, puisqu'il s'agit d'accéder à une vie véritable, c'est-à-dire une vie validée par Dieu, et que d'autre part, d'un bout à l'autre de la route carmélitaine, on retrouve le même réalisme, la même santé spirituelle.

 

Regardons d'abord le but que nous visons. À quoi prétendons-nous lorsque nous passons de longues heures, inutiles apparemment, en oraison silencieuse ? À des grâces extraordinaires, à une rencontre de Dieu ponctuelle en quelque sorte, et d'une si grande densité qu'elle laisserait dans notre conscience le souvenir d'une réussite définitive ? Non, car aucune promesse du Christ ne nous garantit des grâces hors pair de conscience mystique. Jésus a dit: "Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et moi aussi je l'aimerai et me manifesterai à lui" (Jn 14,21). Il se manifestera à nous, c'est une certitude dont lui-même est le garant; mais il n'a pas dit comment il se manifestera. Les faveurs spirituelles, si hautes, si désirables soient-elles, ne dépendent que de la largesse du Seigneur: "Cela ne vient pas de nous, c'est un don de Dieu. Cela ne vient pas des œuvres, pour que personne ne se glorifie. Car nous sommes son ouvrage" (E 2,10). Et l'enseignement de nos saints sur ce point commente admirablement la doctrine de l'Apôtre.

Notre existence contemplative n'est donc pas finalisée par de l'incertain, par des expériences aléatoires, mais par l'Amour indéfectible et imprévisible de Dieu; elle repose tout entière sur l'économie du salut en Jésus Christ, sur les réalités de grâce que le Verbe incarné est venu apporter à notre terre et dont les sacrements nous rendent participants. Le Christ, oméga vers lequel nous tendons, est déjà présent dans l'alpha de notre baptême; le Christ, vérité que nous cherchons, est déjà la route qui nous porte et la vie qui nous fait exister (Jn 14,6).

 

Le point de départ de la montée contemplative est lui aussi absolument ferme. Et quel est-il ? Le réel, tout simplement; l'homme avec ses grandeurs et ses misères, la personne concrète assumée avec toutes ses composantes humaines et spirituelles, en totale fidélité au Dieu qui l'a sauvée et au Dieu qui l'a créée et la soutient dans l'être. S'il est un mot dangereux en théologie spirituelle, c'est bien celui de néant. C'est un concept que la Révélation ne connaît pas sous la forme absolue que nous lui donnons. Car si nous étions un néant absolu, Dieu n'aurait rien à faire avec nous. Le grand critère ascétique du chrétien, ce n'est pas le néant, mais la pauvreté. C'est pourquoi les auteurs du Carmel parlent de purification et non de destruction. Notre mère sainte Thérèse prévoit des demeures même pour des personnes très imparfaites, et saint Jean de ta Croix prend bien soin de libérer progressivement toutes les régions de l'homme, même celles qui apparemment seraient le moins susceptibles d'être christianisées. Il sait trop bien, par expérience, que tout l'homme finit par chanter la gloire de Dieu, dès lors qu'il s'est accordé au diapason de son amour.

 

Quant aux modalités de la vie contemplative, elles présentent dans la doctrine du Carmel les mêmes qualités de vigueur et de santé spirituelles.

Le Carmel est une route d'ascèse, mais non pas de refus. C'est une ascèse de rupture, mais au service d'une mystique d'intégration. Rupture avec le monde, en tant qu'il est asservi au péché; mais intégration du monde dans notre univers spirituel dans la mesure où la rédemption travaille déjà ce monde et le transfigure. Ainsi le contemplatif est amené à renoncer à une foule de choses, non pas toujours par anathème, mais par préférence. Parce qu'il a besoin d'une plus haute liberté pour vivre un plus grand amour, il se déprend de tout ce qui le retarde, tout en laissant aux choses la beauté et la valeur dont Dieu les a revêtues. Nous ne prononçons pas la mort là où le Christ est vivant, car si nous tuons la beauté, nous commettons un blasphème. Au contraire, si nous amenons telle valeur ou telle beauté à faire silence en nous, nous restons adorants. Là gît la différence; là naît la liberté des fils de Dieu, faite d'exigence et d'amour. Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. Celui qui tue la valeur en tant que valeur défigure Dieu; celui qui ploie toute valeur dans une filiale génuflexion, dans un filial silence, celui-là respecte l'amour et magnifie le Dieu qui fait seul de grandes choses.

 

Aussi l'itinéraire carmélitain se déploie-t-il, au sein même de la rupture, dans une continuité admirable. Commentant ce vers de la Vive Flamme :"O flamme vive d'amour qui blesses avec tendresse, n'ayant plus nulle rigueur", saint Jean de la Croix écrit: "Le même feu d'amour qui, dans la suite, vient s'unir à l'âme pour la glorifier est celui-là même qui auparavant l'assaillait pour la purifier". Il y a donc bien une continuité, mais c'est celle de l'action de Dieu: c'est l'Esprit Saint qui crée l'équilibre du Carmel; c'est lui l'auteur de cette ténèbre lumineuse, de ce sommeil vigilant et de cette sobre ivresse qu'a chantés un Grégoire de Nysse; c'est lui qui, par sa sagesse et sa force, amène les fils et les filles du prophète Élie à une mystique adulte.

Il s'agit en effet d'éliminer l'infantilisme religieux pour accéder au véritable esprit d'enfance. Il s'agit de chasser les fausses peurs: peur de perdre, peur de se perdre, peur de se laisser mesurer et limiter par le réel, peur de lâcher ce pouvoir sur soi-même qui n'est jamais qu'une assurance illusoire. Il s'agit d'exorciser les faux besoins: besoin de sécurité, besoin de prévoir la croix, besoin de mesurer les pas que la grâce nous fait faire et de structurer d'avance l'expérience de Dieu.

Et pourtant, malgré cet équilibre et cette santé du Carmel, nous ne pourrons jamais éviter que notre option scandalise. Installer au cœur de notre vie cette tension du rien et du Tout, de la mort et de la vie, c'est une folie pour ceux qui ne croient pas et une sottise pour ceux qui n'espèrent plus. "Pourtant, disait saint Paul, c'est bien d'une sagesse que nous parlons parmi les chrétiens accomplis, mais non d'une sagesse de ce monde. Ce dont nous parlons, au contraire, c'est d'une sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée, celle que, dès avant les siècles, Dieu a par avance destinée pour notre gloire. [..] Nous annonçons ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment" (1 Co 2,6-9).

 

 

3.    Une troisième raison pour nous d'aimer profondément le Carmel, c'est qu'il est un chemin de vérité intérieure.

 

Vérité du Carmel vis-à-vis de la condition charnelle:

 

En effet aucun dualisme, aucun angélisme ne sauraient conduire des fils et des filles de Dieu à l'épanouissement de la charité. Et si le Carmel est avant tout une attention à Dieu, il est également une attention à l'homme en Dieu. Sous son aspect parfois sévère, il recèle des trésors de liberté et de joie, car lorsqu'un être humain s'ordonne et se structure dans la pleine lumière de l'Évangile, c'est déjà, malgré les déchirements et les épreuves, la paix de Dieu et la vie éternelle qui le pénètrent.

 

Vérité vis-à-vis de la propre durée de l'homme et vis-à-vis de l'histoire humaine où il est engagé.

 

Un commentateur de saint Jean de la Croix écrivait naguère: "Le mystique est l'homme de la temporalité, qui tente, par une expérience toujours en devenir, de faire éclater le sens éternel de la contingence. [..] La vie mystique est la vie de tous les jours qui tente de découvrir la plénitude de son sens." (G.Morel, II,152; I,223).

C'est bien dans le temps et en ce temps que le Carmel propose son cheminement évangélique, et par là, à sa place modeste, il répond aux questions angoissées des penseurs contemporains qui cherchent à rendre raison des limites humaines. Fidèle au charisme élianique, le Carmel redit à notre siècle que l'homme ne se comprend pleinement qu'en fonction de Dieu et dans sa relation vivante avec Lui; fidèle au souffle de la Pentecôte, loin de méconnaître l'histoire, il inscrit au quotidien sa recherche du Christ dans la grande perspective du salut universel. Il serait impossible à un carme ou à une carmélite de s'accrocher à une oraison aride, fut-ce le temps d'un noviciat, s'ils ne savaient par la foi que leur intercession est celle du Corps tout entier, et que, dans leur recueillement invisible, ils rejoignent les porteurs de l'Évangile.

 

Ce réalisme du Carmel vis-à-vis de l'histoire humaine demande à se traduire, dans la vie personnelle et communautaire, par une véritable maîtrise du temps pour le service de Dieu.

 

Toute la tradition spirituelle du Carmel valorise cette maîtrise du temps comme l'une des composantes de la sagesse de vie à laquelle l'Évangile  veut nous mener. C'est une valeur et une exigence que le Carmel a en com­mun avec tous les ordres contemplatifs, mais le Carmel y apporte sa note personnelle: il a sa manière d'anticiper l'avenir, de guérir le passé et d'accueillir le présent.

 

Anticiper l'avenir

 

² Le Carmel, avec toute l'Église, regarde l'avenir et le prépare, parce que lui aussi attend la Parousie du Seigneur. La vie contemplative, toute centrée sur le Christ aujourd'hui en gloire, réveille sans cesse le désir de sa venue et de l'accomplissement de toutes choses. À sa place, au cœur de l'Église et du monde, le Carmel rappelle "qu'elle est en train de passer, la figure de ce monde", car tout regard contemplatif sur le Seigneur ressuscité fait monter, comme un cri d'impatience et comme une certitude de plus en plus paisible, l'invocation "Marana, ta"'.

 

Le temps de l'Église jusqu'à la Parousie est le temps de la fidélité et de la mission, et le Carmel veille à donner constamment à sa fidélité une valeur missionnaire, sous le double signe de l'urgence et de la confiance, car le Seigneur est "avec nous jusqu'à la fin du monde", donc pour tout l'entre-deux de la fidélité.

 

Partageant totalement le destin et la mission de l'Église, le Carmel rapporte tout avenir, communautaire ou personnel, à l'avenir absolu, à savoir le Règne de Dieu total et définitif, qui sera inauguré par la Parousie du Seigneur. L'avenir d'une communauté particulière n'a de sens que dans la perspective du Règne attendu; de même chaque moment de notre vie consacrée ne prend sens que dans la perspective de la Rencontre, au-delà de la mort corporelle, qui sera pour nous le moment premier de la gloire. Ainsi l'avenir féconde sans cesse le présent, dans la vie personnelle comme dans la dynamique communautaire.

 

Guérir le passé

 

² La vie contemplative, qui est le quotidien du Carmel, accorde toute sa valeur à la reprise du passé, dans le regard de Dieu. Car toute personne est une histoire, et elle a besoin de son passé pour être pleinement elle-même. Durant des années, parfois, et même à l'âge adulte, certaines personnes se trouvent incapables de se retourner vers leur passé, parce qu'il a été ou est encore source de souffrances, de tristesse ou de remords. Mais la vie de prière et l'amitié avec Jésus sauveur nous amènent tous à souhaiter la réconciliation avec nous-mêmes. Appelés à la liberté (Ga 5,13), nous aspirons â cette liberté dans le Christ, et nous souhaitons de plus en plus reprendre tous les éléments, heureux ou malheureux, de notre vie, pour les faire passer dans notre offrande d'aujourd'hui. Tout ce qui remonte du plus profond de nous-mêmes, nous le cueillons à mesure et nous le présentons au Seigneur de notre appel. Tout reprend sa couleur de vie dans la lumière du Christ; tout reprend sens dans le projet de Dieu, et la miséricorde du Seigneur permet à chacun de prononcer un grand oui sur toute sa vie. Le oui donné pour l'avenir emporte alors tout le passé dans un même mouvement d'amour et de confiance.

La nuit de la mémoire, que l'on accepte au Carmel comme une purification de l'espérance, ne s'oppose aucunement à une telle reprise libérante du passé. Bien au contraire, plus une personne se réconcilie, en Dieu, avec son passé, et plus elle libère sa mémoire de toute adhérence et de toute pesanteur pour s'ouvrir à la véritable espérance théologale.

C'est dire qu'il ne s'agit à aucun moment pour elle de s'enfermer dans sa propre archéologie, mais de ressaisir avec humilité et détermination tous les éléments de son passé pour les inclure, eux aussi, dans le projet de vie et d'amour qu'elle forme pour Dieu et avec Dieu.

D'ailleurs cette reprise purifiante et sanctifiante du passé sera en nous avant tout l'œuvre du Christ vainqueur: "Si le Fils vous libère, vous serez vraiment libres" (Jn 8,36). Seul l'Esprit de Jésus peut, en un même acte, guérir et vivifier; et il veut, d'une seule brûlure, faire de nos plaies de misères des plaies d'amour.

 

Accueillir le présent

 

²       Accueillante au passé, libérante pour l'avenir, la spiritualité du Carmel est de connivence avec l'instant présent. C'est un autre mode de la maîtrise du temps; c'est un autre visage de la sagesse du Carmel, qui a été révélé spécialement par saint Jean de la Croix et la petite Thérèse.

L'aujourd'hui suffit à un cœur qui aime, car il sait que l'amour s'éternise justement dans l'aujourd'hui. L'aujourd'hui est l'unité de mesure de la fidélité: "À chaque jour suffit sa peine", et c'est toujours d'un matin à un soir que chacun donne à Dieu la preuve de son amour; et de même qu'on ne pouvait faire provision de la manne, on ne trouve en Dieu la force que pour le jour qui passe, "rien que pour aujourd'hui".

Cette certitude que la réponse à Dieu se vit dans l'instant inscrit toute vie contemplative dans un halo de sagesse. Même la hâte devient paisible dès lors qu'on se rappelle que l'œuvre d'aimer prime sur toutes les œuvres de l'amour. Au Carmel on aime l'aujourd'hui comme on revient d'instinct à Nazareth. Thérèse et Élisabeth auraient voulu faire de toute leur vie un seul acte d'amour, et leur manière de maîtriser le temps était de ramasser tout l'amour de leur cœur en chaque instant vécu pour le Règne de Dieu.

C'est un élan spirituel de même nature qui nous anime chaque matin à l'Eucharistie quand nous essayons de totaliser toute notre journée en une seule offrande conjointe à celle de Jésus.

 

Vérité du Carmel face à la vie de l'esprit.

 

L'une des tentations les plus subtiles, devant les dangers de l'intelligence et les mirages de la fausse culture, serait de désintellectualiser radicalement notre vie chrétienne et de nous réfugier dans une religion purement affective, aux bases mouvantes, et fragile devant les nuits de la foi. Pourtant le contemplatif aura toujours besoin de son intelligence, puisque l'objet de la Révélation devra toujours être conçu. Pour reprendre une belle formule du P.de Lubac: "L'arrachement aux formes définies suppose le travail qui a donné corps à ces formes et le jugement qui a reconnu leur valeur. Aussi la guerre entre le mystique et l'intellectuel ne peut-elle comporter ni vainqueur ni vaincu. Elle doit se changer en harmonie. La lutte doit devenir un rythme, - à l'image du rythme qui fut scandé pour la première fois par l'incarnation, par la mort et par la résurrection du Sauveur" (Sur les chemins de Dieu, 116).

 

De même, selon notre père saint Jean de la Croix, tout au long de l'itinéraire contemplatif, ce qui est mis en question, ce sont les modalités de la connaissance, et non pas la nécessité de connaître ce Dieu que notre amour doit rejoindre. Sur les sommets de l'union transformante, ce que l'homme désirera le plus, c'est "pénétrer dans la connaissance des profonds mystères de l'Incarnation du Verbe", c'est "la connaissance des mystères du Christ, la plus haute sagesse à laquelle on puisse parvenir ici-bas". "L'âme ira avec l'Époux connaître les hauts mystères de l'Homme-Dieu qui sont le plus remplis de sagesse et cachés en Dieu, et ils y entreront tous deux, l'âme s'y plongeant et s'y engloutissant" (C 39).

 

D'ailleurs sur ce sujet la courbe de la théologie paulinienne est par elle-même éloquente. Dans l'épître aux Romains, sa première synthèse, Paul réclamait une réponse de foi au message chrétien, mais cette foi apparaissait alors comme un acte global d'adhésion: Paul n'insistait pas tellement sur notre pénétration personnelle, sur notre intelligence active de l'œuvre rédemptrice de Dieu. Cinq ans plus tard, quand il écrit aux chrétiens de la région d'Éphèse, sa synthèse théologique a encore mûri: l'économie du salut et la récapitulation de toutes choses dans le Christ culminent cette fois dans une révélation du mystère à chaque chrétien. Sans cesser d'être la geste objective de Dieu, le mystère du Christ devient plus explicitement objet de connaissance et de contemplation. "Les yeux du cœur", illuminés au baptême par l'Esprit Saint, s'ouvrent progressivement à une connaissance supérieure de Dieu, à base de foi et d'amour, qui est une participation à la divine sagesse, une connaissance existentielle qui s'épanouit en communion au Christ (E 1,17).

 

 

Ainsi, par son humble fidélité à Dieu et au réel, le Carmel s'assure de solides fondements théologiques et propose un chemin très sûr vers la maturité spirituelle.

Il croit en la valeur d'une existence vécue en pure gratuité devant Dieu, en pauvreté et nudité d'esprit, au service de sa gloire et au nom de l'Église. Il croit en la valeur du sacrifice intérieur de louange, en la portée universelle de l'oblation silencieuse unie à l'Eucharistie du Seigneur. Il sait que la contemplation fervente du mystère de Jésus est une voie royale pour le rejoindre. Il sait que l'oraison, même la plus pauvre, en pure perte de soi, peut vivifier de l'intérieur les vies de service les plus exigeantes comme les vies de souffrance les plus dépouillées.

 

La certitude de base, celle qui est la pierre de touche de l'âme carmélitaine, la voici: c'est Dieu qui sauve le monde, en son Christ, et c'est déjà entrer dans le salut du monde que de rester devant Dieu pour l'écouter et suivre son regard.

 

 

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