Thérèse d’Avila, maîtresse de vérité
Le 4 décembre 1563 se clôturait le concile de Trente où s'était amorcée dans l'Église catholique une réforme que nous poursuivons encore. Quelques mois auparavant, à Avila, Thérèse venait d'achever les Constitutions, destinées au nouveau couvent Saint-Joseph, et qui allaient devenir la charte de la réforme du Carmel.
Dieu voulait sans doute que l'effort de rénovation de l'Ordre de Notre Dame s'inscrivît dès le début dans le contexte de la sanctification et de l'adaptation apostolique de l'Église tout entière : Dieu voulait associer étroitement le destin du Carmel à celui de l'Église universelle.
Si la Mère Thérèse revenait parmi nous en ce siècle de l’après-Concile, si elle assistait au milieu de nous à cette mobilisation mondiale des forces de l'Évangile, à ce prodigieux effort de l'Église pour rajeunir et purifier son regard, elle nous dirait avec un mélange d'enthousiasme et d'inquiétude : « Mes filles, où en est ma réforme ? Mes fils, que devient mon message ? »
Car la réforme d'un ordre religieux n'est pas faite uniquement ni avant tout pour stabiliser un mode de vie communautaire, mais pour promouvoir un esprit nouveau, pour ouvrir une grande perspective spirituelle, pour susciter une réflexion plus neuve et plus vivante sur le dessein de salut que Dieu poursuit dans son Église et sur notre insertion personnelle et fraternelle dans cette histoire sainte de la Rédemption.
L'esprit d'une réforme est un message pour tous les siècles et il doit être sans cesse ressaisi, médité et mis en œuvre L'Église l'a bien compris, qui ne laisse périr aucune des grandes intuitions du passé. Et c'est elle-même qui, à l'occasion du quatrième centenaire de la réforme thérésienne, nous invitait de manière pressante à tirer de notre trésor carmélitain « des choses nouvelles » dans la ligne des anciennes, un style nouveau de fidélité contemplative et une vision vraiment œcuménique de la mission du Carmel.
Au sein de l'Église de Jésus, sous la pression des forces sanctificatrices que l'Esprit y répand, l'avenir s'ébauche dans le présent et toujours sur la base du passé. C'est une loi dialectique que déjà les prophètes d'Israël connaissaient bien. Le passé nous porte, l'avenir nous oriente, et le présent affronte les réalités. Le passé appartient à la miséricorde de Dieu, l'avenir à l'espérance. Quant au présent, c'est par excellence le temps de l'amour, le temps de l'effort et du courage, le temps de la fidélité, c'est-à-dire de l'amour qui dure, c'est le temps de la grâce et de notre liberté d'enfants de Dieu, le temps où Dieu nous veut lucides et authentiques.
Il faut vivre l'aujourd'hui de Dieu dans l'aujourd'hui de l'Église.
C'est pourquoi, sans retracer les étapes historiques de la Réforme de Thérèse d'Avila, qui sont dans toutes les mémoires, nous nous attacherons ici à un trait particulier de sa personnalité spirituelle qui rend son message singulièrement actuel pour nous comme pour le monde auquel nous sommes envoyés : la prodigieuse vérité de son existence.
Le plus beau témoignage rendu par saint Jean au Baptiste est sans doute celui-ci: « Jean n'a fait aucun miracle, mais tout ce qu'il a dit du Christ était vrai » (Jn 10, 4).
Ainsi de la Mère Thérèse : toute sa vie, tous ses écrits et toutes ses confidences portent la marque d'une personnalité chrétienne qui se situait constamment à sa place exacte devant les autres, devant elle-même,. et surtout devant Dieu.
Vérité devant les autres
La vérité dans tous ses dialogues allait presque de soi pour une femme de cette trempe et de cette qualité. Jusqu'à sa mort, elle resta ennemie de tout faux-semblant, de toute affectation, de tout manque de simplicité dans les relations communautaires. Elle s'était pleinement assumée elle-même, avec ses grands désirs et ce qu'elle appelait sa misère ; et elle entendait que toutes ses filles fissent de même. Beauté, fortune, rang, honneurs, orgueil de race ou de famille - nous dirions maintenant : tous les avantages de l'élégance et du savoir-vivre, toutes les menues glorioles de la culture - tout cet éclat extérieur qui prenait tant de valeur à ses yeux de jeune fille, la Mère Fondatrice l'avait balayé depuis longtemps de sa vie, et elle en savait le danger :
« Vous direz, écrivait-elle dans le Chemin de la Perfection, que ce sont là de petites choses, des mouvements de nature et qu'il n'y a pas à en faire cas. Veuillez ne point les traiter à la légère. Ces choses montent comme l'écume » (ch. 13).
En pleine XVIème siècle espagnol, elle, castillane, fille de chevaliers, osait démasquer sans ménagements les mensonges du « point d'honneur ». « Je vois, dit-elle, des personnes qui, par la sainteté et la grandeur de leurs œuvres, font l'admiration du monde. D'où vient donc, ô mon Dieu, que ces âmes rampent encore sur la terre ?... Qui donc retient ces âmes qui font pourtant de si grandes choses pour Dieu ? Hélas ! elles sont retenues par un point d'honneur et - ce qui est pire encore - elles ne veulent pas en convenir... Si elles ne font pas disparaître cette chenille, l'arbre pourra n'être pas endommagé tout entier, quelques vertus lui resteront, mais toutes seront atteintes. Cet arbre sera sans beauté, il ne grandira pas et il empêchera de grandir ceux qui l'entourent, car les fruits des bons exemples qu'il donne ne sont pas sains et durent peu. Je l'ai dit bien des fois : si petit que soit ce point d'honneur, il est comme une erreur de ton ou de mesure dans le chant ; il n'y a plus d'harmonie. Il est nuisible en tout temps, mais pour l'âme qui marche dans la voie de l'oraison, c'est une peste » ( Vie, ch.31).
Ayant dit adieu à tous les snobismes et aux mille roueries de la société, Thérèse a toujours gardé son franc-parler et il faut qu'il ait été bien franc pour transparaître à ce point dans sa correspondance. Même ses meilleurs amis en ont fait l'expérience.
Elle écrivait au Père Mariano, l'un des tout premiers déchaux, (5 mai 1576) :
« Dieu vous garde, mon Père, malgré vos défauts! », et à Gratien, abattu par la tempête qui sévissait contre la réforme: « Qu'auriez-vous fait dans la prison du Père Jean de la Croix? » (Avila 1578). Quelques mois seulement avant sa mort, elle mettait en garde, dans une lettre, la Mère Anne de Jésus, une de ses filles préférées, première prieure de Grenade : « Si votre monastère doit continuer... à instaurer dans l'Ordre des principes de désobéissance, mieux vaudrait qu'il n'existât point ; car nous n'avons pas avantage à avoir de nombreux monastères, mais à ce que celles qui y vivent soient des saintes » (30 mai 1582.)
Cependant cette franchise était tempérée par tant de bonne grâce, d'humour et de charité forte, qu'elle désarmait toutes les colères et toutes les préventions ; si bien que peu de saints auront compté autant d'amis, et que Thérèse d'Avila s'en fait encore tous les jours de nouveaux.
Vérité vis-à-vis d’elle-même
Cette netteté et cette droiture dans ses rapports fraternels n'étaient d'ailleurs que le reflet d'une vérité plus fondamentale et plus exigeante : celle qu'elle gardait vis-à-vis d'elle-même. Chez Thérèse, aucune désharmonie entre l'être et le paraître. Elle se connaît bien, et ce qu'elle sait de son histoire spirituelle la ramène constamment à l’humilité. « Quand je m'appliquerais, écrit-elle, à concevoir de la vaine gloire, il me semble que je n'y réussirais point. Je ne vois pas comment je pourrais considérer comme mienne la moindre des vertus dont j'ai parlé, puisque j'en ai été tant d'années dépourvue. Et maintenant je me borne à recevoir des grâces, sans rien faire pour Dieu ; je me comporte comme la créature la plus inutile qui soit au monde. Je me dis parfois que tous avancent dans la perfection, excepté moi, que je ne suis bonne à rien. Ce n'est pas de l'humilité, c’est la simple vérité. Parfois en me voyant si inutile, je me demande avec crainte si je ne serais pas dans l'illusion. » (Relation 3). L'illusion, cela fut toujours sa grande crainte; non pas au moment où elle recevait ses grâces extraordinaires, mais ensuite, quand elle reprenait contact avec ses propres limites (Rel.54). Elle se défiait de ce qu'elle appelait irrévérencieusement « nos rêveries de femmes ». Elle connaissait sa puissance d'intuition et savait qu'elle ne rêvait pas, mais elle se rendait compte qu'elle réagissait constamment en affective, aussi avait-elle pris l'habitude de filtrer les apports de sa sensibilité. Elle se sentait mal à l'aise dans l'analyse froide de ses états intérieurs, et elle considérait, à tort, d'ailleurs, comme une de ses misères, l'impuissance où elle était de se décrire dans un autre registre que ceux du symbole (tel celui du Château), ou de l'expérience concrète.
Pourtant, selon ses propres termes, il lui restait au fond de l'âme une certitude et une sécurité qui lui permettaient de vivre, sans toutefois la dispenser de prendre les moyens d'éviter l'illusion (Rel. 54). Ces moyens sur lesquels elle revient sans cesse dans ses œuvres et sa correspondance. étaient à ses yeux le recours à l'Église et la souplesse intérieure. Même la certitude de l'authenticité de ses grâces ne l'a jamais amenée à se départir de sa prudence surnaturelle. Moyennant quoi, elle a atteint cette solidité de jugement et cette acuité de diagnostic spirituel que saint François de Sales nommait joliment « sa très savante ignorance ". Et c'est peut-être son humilité intellectuelle et sa confiance en l'Église qui lui valurent de pouvoir écrire « Je n'ai jamais été tentée contre la foi » (Rel. 60).
En tout cas, cette humilité a préservé en elle bien des richesses : un cœur si spontané et si jeune qu'il n'a pas vieilli au bout de quatre siècles ; un humour inaltérable vis-à-vis d'elle-même et une sorte de regard amusé et optimiste qu'elle promenait sur les choses et les événements, et qui était sa manière à elle de vaincre le mal par la joie ; une liberté d'âme magnifique, la liberté toute filiale que seule donne l'Esprit de Jésus, celle même que nous promettait le Seigneur lorsqu'il disait : « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, vous connaîtrez alors la vérité et la vérité vous rendra libres ». (Jn 8,32). « Le Fils est pour toujours dans la maison. Si donc le Fils vous affranchit, vous serez vraiment libres ». (Jn 8,36).
Enfin la vérité intérieure de Thérèse lui a gardé jusqu'au bout une souveraine aisance dans l'action.
Comme bien d'autres saints, mis à part dès leur enfance par l'Esprit de Dieu, Thérèse avait fait très tôt l'expérience quasi mystique de la fuite du temps et de la finitude humaine. Mais une longue fidélité avait appris à la Mère Fondatrice qu'à travers les réalités changeantes Dieu pouvait réaliser de grands desseins, et jamais la vie contemplative n'a fait lâcher à Thérèse d'Avila ses humbles prises sur le réel ; jamais la Réformatrice n'a reculé devant les aléas, voire les dangers, de l'action, dès qu'il s'agissait de « l'honneur de Sa Majesté ».
Le Seigneur lui-même y veillait. Témoin cette relation spirituelle de 1570 ou 1571 : « Considérant un jour combien l'âme se conserve plus pure lorsqu'on vit loin des affaires, et combien, quand j'y suis engagée, je dois aller mal et commettre des fautes, j'entendis ces paroles : « Il ne peut en être autrement, ma fille. Efforce-toi d'avoir une intention droite en toutes choses et d'être détachée. Puis regarde-moi, afin de rendre toutes tes actions conformes aux miennes » (Rel.8).
Réalisme spirituel, confiance paisible dans la puissance de Dieu, c'est le fondement des grandes œuvres qui s'accomplissent dans l'Église. Thérèse écrit à la même époque : « Un jour que je songeais avec douleur aux besoins de notre Ordre, Notre Seigneur me dit : Fais ce qui est en ton pouvoir, abandonne-toi à moi et ne t'inquiète de rien. Jouis du bien qui t'a été accordé, il est immense. Mon Père prend sa joie en toi et tu es aimée de l'Esprit Saint " (Rel.10).
Vérité devant Dieu
Cette vérité de Thérèse devant les autres et cette transparence vis-à-vis d'elle-même, où s'enracinaient-elles ? Dans l'authenticité de ses rapports avec Dieu.
Et pourtant celle qui devait devenir la « Mère des Spirituels » fit attendre le Seigneur pendant des années.
Enfant pieuse et choyée de son père, adolescente tour à tour mondaine et inquiète, à vingt ans Thérèse, quittant « sa robe orange à galons noirs », était entrée au Carmel de l'Incarnation, à Avila. Ce qui l'y poussait, elle nous le dit sans ambages : « Je n'avais pas d'attrait pour la vie religieuse, cependant je voyais que c'était l'état le plus excellent et le plus sûr ; et peu à peu je me décidai à me faire violence pour l'embrasser. Ce combat dura trois mois. Voilà les raisons que je m'opposais à moi-même. Les souffrances et les peines de l'état religieux ne pouvaient surpasser celles du purgatoire. Or j'avais mérité l'enfer. C'était donc bien peu que de passer le reste de ma vie dans une sorte de purgatoire, j'irais ensuite droit au ciel... C'était moins l'amour, ce me semble, que la crainte servile, qui me poussait à choisir cet état de vie. » (Vie, ch.3). En fait, plus profondément que ces raisons, somme toute intéressées„ une vérité travaillait le cœur de Thérèse, « la verdad de cuando niña », comme elle dit, dans un de ces raccourcis dont elle a le secret : « la vérité de quand j'étais petite », à savoir « que le monde est vanité, qu'il passe vite et que tout n'est rien », « de que era todo nada ».
« Todo nada » : le couple théologique majeur de la spiritualité du Carmel ! Thérèse en vit déjà et déjà consciemment ; mais comment rester fervente au milieu de 180 religieuses mitigées, qui ont un pied au couvent et un pied dans la ville ! Thérèse n'était pas alors assez forte pour ramer à contre-courant. Après la première ferveur du noviciat et de la prise d'habit commença ce qu'elle appelait « le temps des infidélités ». Rien de grave, mais rien de grand non plus. Et pourtant Dieu avait plusieurs fois frappé à sa porte. D'abord pendant un an, elle frôla la mort et c'est à l'intercession du « glorieux saint Joseph » qu'elle dut sa guérison.
Puis, en 1543, elle perdit son père don Alonso. Un moment aussi les conseils du dominicain Barron, exigeant et précis, l'avaient amenée à se reprendre. Mais pas pour longtemps, car pendant dix ans, Thérèse allait tenter encore de concilier dans sa vie l'appel de Dieu et l'attrait du monde. À quarante ans, Thérèse, « cette âme qui s'est si souvent détruite » comme elle disait, ne voyait toujours pas plus clair en elle-même:
« Ô Dieu, que ne souffre pas une âme quand elle a perdu cette liberté qui devait faire d'elle une souveraine ! » (Vie, ch. 3).
Ce qui la sauva, ce fut, à côté de sa charité fraternelle, active et délicate même aux périodes les plus sombres, sa fidélité à l'oraison. Si partagée qu'elle ait été pendant vingt ans et si médiocre à certains jour de parloir, elle était devenue de plus en plus assidue à ses heures d'amitié avec le Seigneur.
« Je suppliais le Seigneur de m'aider, écrit-elle ; mais il devait me manquer, je le sens aujourd'hui, de placer toute ma confiance en Sa Majesté et de n'en avoir plus du tout en moi-même. Je cherchais un remède, je prenais des moyens, mais je ne comprenais sans doute pas que tout cela sert de peu quand on ne bannit pas toute confiance en soi-même, pour placer totalement sa confiance en Dieu. Je désirais vivre, car, je le sentais, ce n'était pas vivre que de se débattre ainsi contre une espèce de mort, mais je n'avais personne pour me donner la vie et j'étais hors d'état de la prendre moi-même. Celui qui pouvait me la donner avait raison de me refuser son assistance, puisque tant de fois déjà il m'avait ramenée à lui, et toujours je l'avais abandonné, » (Vie, ch.8)
Cette deuxième conversion, que Thérèse désirait sans pouvoir s'y résoudre, eut lieu pendant le carême de 1554. Un buste de l'Ecce homo avait été placé à l'oratoire, en attendant une fête. La vue des plaies du Christ remua profondément Thérèse et emporta ses dernières réticences. « Je me jetai, dit-elle, auprès de mon Sauveur en pleurant, et le suppliai de me donner en cet instant la force de ne plus l'offenser »,
Thérèse avait trouvé enfin, et pour toujours cette fois sa vérité dans le Christ, sa vérité de créature rachetée, devant la Croix et l'amour du Sauveur. « Savez-vous quand on est vraiment spirituel ? écrit-elle. C'est quand on se fait l'esclave de Dieu et qu'à ce titre, non seulement on porte son empreinte, qui est celle de la Croix, mais qu'on lui a remis sa volonté, afin qu'il puisse nous vendre comme les esclaves du monde ainsi qu'il l'a été lui-même”(7 Dem.,4).
L'un des traits les plus remarquables de la spiritualité de sainte Thérèse est l'aisance avec laquelle elle sait allier la mystique trinitaire avec la mystique du Christ Sauveur. La Madre pouvait écrire, un an avant sa mort : "J'ai continuellement ce me semble, la vision intellectuelle des trois divines Personnes et de la sainte humanité, ce qui, selon moi, est une grâce beaucoup plus élevée" (Rel. 66). Quelle grâce, en effet, que de communier constamment au mystère éternel de Dieu et, dans le Verbe Incarné, au mystère de son amour pour le monde ! Non pas successivement, mais en même temps, si l'on se réfère à une expérience étonnante que Thérèse nous rapporte : « Un soir, tandis que j'étais en oraison... je vis la très sainte Humanité dans un excès de gloire où je ne l'avais encore jamais contemplée. Par une connaissance admirable, Jésus Christ se fit voir à moi reposant dans le sein du Père. Comment la chose se passa-t-elle ? Je suis incapable de le dire. Sans rien voir, i1 me parut que j'étais en présence de la divinité. Il m'en resta un effroi et un saisissement tels que je fus plusieurs jours, ce me semble, sans pouvoir revenir à moi. J'avais toujours présente cette majesté du Fils de Dieu ... J’eus trois fois la même vision. À mon avis, c'est la plus élevée de toutes celles dont Dieu m'a favorisée. Les avantages qu'elle apporte avec elle sont immenses... L'âme s'instruit merveilleusement à porter ses désirs jusqu'a la vérité pure » (Vie, ch. 3).
Comment cette vérité pure, qui est inséparablement celle du Dieu Trinité et de l'Homme-Dieu, est-elle passée dans la vie de Thérèse ? En faisant peu à peu de son itinéraire contemplatif une mystique profondément humaine et profondément ecclésiale.
Mystique noblement humaine, car si toute vie mystique est une extase, au sens plein du mot, une « sortie de soi » pour le don à Dieu, celle de Thérèse fut une extase totale, intégrante. Non pas seulement une extase intellectuelle ni non plus une pure extase de la volonté, mais l'extase de toute sa réalité humaine, le don de tout elle-même, âme et corps, action et affectivité. La Réformatrice a compris, avec un équilibre surnaturel admirable, que le cheminement contemplatif, long et délicat, réclame que l'on concilie humblement les exigences de l'union à Dieu et celles de notre incarnation dans l'histoire, et qu'en particulier, la formation humaine, le milieu social et le cadre communautaire de la vie religieuse conditionnent étroitement l'épanouissement d'une mystique authentiquement chrétienne.
D'où chez sainte Thérèse, cet ascétisme aussi raisonnable qu'intransigeant ; d'où son respect de l'enracinement humain de la grâce, son insistance sur les œuvres, non pas certes comme affirmation volontariste d'autosuffisance, mais comme preuve de l'amour et comme reflux nécessaire de l'union réalisée « au centre de l'âme ».
Car l'union mystique, rencontre de deux vies, suppose que l'âme vive intensément à tous les niveaux de sa fidélité. C'est dans les modestes réalités d'ici-bas que l'âme trace sa route vers Dieu ; il lui faut d'abord, en toute soumission et dépendance filiale, projeter en Dieu sa volonté et son activité sous toutes ses formes, et quand Dieu lui-même, prenant en quelque sorte le relais, vient achever en elle sa transfiguration en la revêtant du Christ, l'âme emporte silencieusement dans sa nuit ou sa lumière nouvelles les choses et les valeurs qui l'ont jusque là aidée et soutenue.
Mystique résolument ecclésiale que celle de Thérèse.
D'abord parce qu'elle ne se serait pas sentie vraiment fille de Dieu si elle n'avait vécu constamment en consonance avec la vie de l'Église.
Son souci d'exactitude doctrinale, sa souffrance au moment où elle se trouva prise dans un invraisemblable imbroglio de juridictions ecclésiastiques, sa soumission à ses supérieurs, sa docilité envers ses conseillers, son amour de la règle comme expression de la volonté de Dieu, la manière dont elle se laissait transformer par les sacrements, tout cela témoigne suffisamment de l'amour de Thérèse pour l'Église. Il faudrait y ajouter le soin qu'elle apportait à rythmer sa vie d'oraison sur les temps et les fêtes liturgiques : un grand nombre des faveurs extraordinaires dont Dieu l'a enrichie se trouvent, en effet, datées d'une grande fête chrétienne.
Fille de l'Église, Thérèse d'Avila l'a été à un autre titre encore : elle a répondu comme d'instinct aux besoins spirituels de son époque. Partout en Europe on sentait le désir d'une vie religieuse plus personnelle, et voilà que Thérèse présentait l'oraison comme une vie d'amitié avec Dieu, comme un dialogue de personne à Personnes ! La pensée européenne flottait, après les secousses du nominalisme et de la Renaissance, rendue inquiète par d'interminables querelles d'écoles. Thérèse, respectueuse de la vraie science, mais ignorante de toute spéculation ambitieuse, apportait une mystique fondée sur le Christ, la foi toute simple et vivante, et l'Évangile vécu sans compromis.
Un champ missionnaire splendide s'ouvrait au Nouveau Monde, et sur le vieux continent lui-même les progrès de la réforme luthérienne appelaient les catholiques à se ressaisir. Thérèse comprit que pour ce double travail de conquête évangélique et de réforme intérieure le cœur de l'Église avait besoin d'un supplément d'amour, et elle orienta délibérément ses filles vers cette contemplation apostolique que les papes devaient canoniser de nos jours en sainte Thérèse de Lisieux.
En songeant aux hérésies qui désolaient la chrétienté de son temps, la Mère Thérèse écrivait : « Chaque membre d'un Ordre devrait faire en sorte que ce fût par lui que Dieu accordât à son Ordre le bonheur de servir l'Église dans les pressants besoins où elle se trouve aujourd'hui. Heureuses les vies qui se sacrifieront à une telle œuvre ! » (Vie,ch.40). « Je désire avec ardeur ... voir au service de Dieu des personnes dégagées de tout et qui ne s'arrêtent à rien des choses d'ici-bas, puisque tout y est comédie ; et ce désir regarde surtout les hommes de doctrine. Quant aux grandes nécessités de l'Église, elles me causent une telle douleur que s'affliger d'autre chose à mes yeux, c'est se moquer. » (Rel.3).
Elle qui « aurait donné mile vies pour en sauver une » usa jusqu'au bout ses pauvres forces pour implanter aux quatre coins de l'Espagne la réforme contemplative dont elle attendait tant de sainteté pour l'Église. Vieillie, fatiguée, elle disait : « Je n'ai plus un os de bon », mais dès qu'il s'agissait d'une fondation, elle remontait en souriant dans sa mauvaise carriole. Plus rien ne comptait pour elle que l'œuvre de son Époux et « l'honneur de Sa Majesté ». Et en 1581, un an avant sa mort, elle pouvait écrire : « Je ne suis dominée par aucune attache notable à chose créée, non pas même à la gloire du ciel. Je veux seulement aimer mon Dieu ... et le voir servi de tous les hommes ».
Quand. à Alba de Tormes, le moment vint pour elle de recevoir une dernière fois l'Eucharistie, c'est encore de « départ » qu'elle parlait à Jésus. L'infatigable Thérèse partait pour le repos :« Mon cher Maître et Époux, l'heure désirée est donc venue ! Il est temps de nous voir, mon Bien-Aimé, mon Maître ! Il est temps de partir. Oh ! oui partons ! Que votre volonté s'accomplisse. »
Et après sa communion, les sœurs l'entendirent répéter : « Enfin, Seigneur, je suis fille de l'Église ! »
*
Telle fut Thérèse, la Mère du Carmel réformé : vraie devant les hommes et devant la condition humaine, vraie devant elle-même, devant ses misères et les faveurs de Dieu, vraie devant Dieu enfin, devant Jésus, son Ami et son Roi. Plus que jamais, l'Église reconnaît pour sienne la « Dame errante de Dieu ». Partout dans le monde, on connaît, on admire, on aime Thérèse de Jésus.
Dans ses oeuvres, on la découvre tissée de contrastes comme son Espagne natale : à la fois passionnée et paisible ; austère, et gaie comme une enfant ; géniale, et pourtant simple avec la vie ; encore quasi médiévale par certains traits, et par d'autres étonnamment moderne.
On admire en elle l'incomparable synthèse de l'enthousiasme et de la clairvoyance, de l'élan spirituel et du réalisme le plus sûr, de la souplesse et de la fermeté, de l'éloquence et de la bonhomie.
On aime son ouverture au monde et l'intensité de sa quête de Dieu, sa candeur, sa sincérité désarmante, la façon qu'elle a de dire les choses sans détours et de convaincre sans blesser.
On aime ce charme évangélique, tout féminin et maternel, qu'elle a introduit dans la sainteté chrétienne, on aime la loyauté, la logique simple et rigoureuse et surtout le sens profondément christique de son aventure spirituelle.
« À chacun il est donné de manifester l'Esprit en vue du bien commun ; à l'un l'Esprit donne la sagesse pour parler, à l'autre ce même Esprit donne la science pour enseigner ; à un troisième est donnée la foi, et c'est dans le même Esprit. a (1 Cor., 12, 7-8).
Mais de cette « grâce multiforme » de l'Esprit Saint Thérèse a reçu une triple part, parce qu'en elle, le Tout-Puissant voulait faire de grandes choses et qu'il l'avait suscitée dans l'Église de Jésus, pour rendre par toute sa vie temoignage à la vérité.
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