Diversité et communion dans l'Église primitive
Une lecture d'Actes 1 à 15
[Texte d’une session pastorale]
Pour accéder aux trois parties:
- critères de discernement dans l'Église primitive
- problèmes et solutions concernant la vie communautaire
- problèmes et solutions concernant la mission chrétienne
Comment les premiers disciples ont-ils « senti » l'Église ? Quels ont été leurs réflexes, leurs crises, leurs options? C'est ce que nous allons essayer de dégager en parcourant les quinze premiers chapitres des Actes des Apôtres sans nous laisser arrêter par le décalage culturel entre ces premiers temps de l'Église et l'époque que nous vivons.
Il s'agira d'une réflexion de type pastoral sur le « vécu » de l'Église durant ces vingt années qui séparent la mort du Christ de l'assemblée de Jérusalem en 49, en vue d'éclairer, si possible, notre propre action.
Quand nous dirons « Église », il faudra entendre chaque fois « assemblée », « communauté ». À l'époque, en effet, dans le monde grec, ecclèsia désignait l'assemblée délibérante des citoyens, et il est typique de constater que Luc, dans les Actes, avant même d'employer le mot « Église », a caractérisé le groupement des premiers disciples du Christ comme une communion: une communion née du témoignage apostolique, une communion centrée sur la foi au Christ ressuscité, une communion animée par l'Esprit de Jésus.
En lisant les quinze premiers chapitres des Actes, nous allons découvrir une Église très contrastée: gênée dès le début par des pesanteurs et des tensions, une Église à la fois très évangélique et très humaine dans ses réactions, une Église à la fois magnifique et, par certains côtés, décevante, en tous cas paradoxale.
Cette Église vit très souvent au niveau du miracle, et pourtant bien des égoïsmes subsistent dans l'existence quotidienne. On discerne dans la communauté des craintes, des replis et, en même temps, des audaces qui forcent encore notre enthousiasme.
On voit cette Église primitive fort attentive aux personnes et, en même temps, affrontée dès le début aux problèmes de la dynamique des grands groupes. On est surpris de constater le contraste qui existe entre la légèreté de l'organisation missionnaire et la lourdeur relative des organisations caritatives. Contraste également entre le sentiment d'appartenance à l'Église de Jésus, qui apparaît extrêmement fort chez tous et chez toutes, et l'extrême diversité missionnaire.
Luc a été honnête. À côté des trois tableaux légèrement idéalisés de la communauté primitive, il a laissé subsister suffisamment de misères pour que nous nous trouvions de plain-pied avec cette Église de l'an 20. Au moment où il écrivait, vers les années 80 (donc une cinquantaine d'années après les événements), Luc se référait déjà à un âge d'or de la communauté primitive, mais cet âge d'or, il nous l'a décrit finalement comme une difficile expérience de communion.
Les critères de discernement de cette Église primitive
1 - Le réflexe le plus frappant des hommes de cette première Église c'est qu'ils lisent les événements, comme d'instinct, d la lumière de la Parole de Dieu. C'est typique, en particulier, des premiers discours de Pierre.
Car un événement doit être lu. On a raison de dire: Dieu parle à travers les événements; encore faut-il interpréter ce langage et préciser son niveau.
Certes, dès que l'on accepte de prendre un peu de recul pour mieux objectiver et mieux situer un événement, celui-ci apparaît porteur de sens: tel comportement d'un homme révèle cet homme dans sa relation à lui-même, à son prochain, au groupe dont il fait partie; de même tel comportement d'un groupe révèle quelque chose de ce groupe, de son fonctionnement, de son état affectif (cohésion) ou de sa situation actuelle par rapport à un projet. Mais le sens ainsi apparu demeure partiel, provisoire et souvent subjectif.
Seule la Parole de Dieu, la Parole dite par Dieu en langage d'homme, peut révéler le sens ultime de l'événement, en replaçant cet événement sur la trajectoire de salut qui part de l'événement-Christ et vise la Parousie, l'achèvement. Seule, également, la Parole explicite de Dieu dévoilera le sens total de l'événement humain; car tout événement met en cause non seulement la relation entre un homme et autrui, entre l'homme et la femme, entre des groupes plus ou moins antagonistes, mais la relation qui est fondatrice de toutes les autres: la relation homme-Dieu, groupe-Dieu, communauté-Dieu, humanité-Dieu, relation de communion et d'intercommunion qui se noue dans le Christ.
2 - Le second critère est un réflexe théologal: Dieu est acteur dans le salut.
Pour la première génération chrétienne, il n'y a pas d'absence de Dieu. Dieu agit, par son ange, par son Esprit, par les missionnaires chrétiens. Quelquefois il agit par le sort, comme dans l'élection de Matthias.
Pour les Actes, l'histoire du salut se déroule selon un plan, un dessein que la volonté de Dieu a établi et que sa main réalise. C'est un plan qui a été mis en œuvre dès l'Ancien Testament. Sa réalisation est entrée dans les temps et les moments fixés par Dieu. La croissance des églises, en particulier, est l'œuvre constante de Dieu.
Cette certitude qu'un dessein est en train de «s'accomplir», est un aspect fondamental de la foi et du message apostoliques. Dieu accomplit ses prophéties, ses promesses. Cet accomplissement, inauguré par la venue de Jésus, par sa Passion et sa Résurrection, se poursuit actuellement par le pardon des péchés, le don de l'Esprit, par la prédication des témoins, par la constitution de l'Église, en attendant de s'achever par la venue glorieuse du Christ et par ce que les Actes appellent les «moments de fraîcheur» (3,20).
Ainsi les événements ne sont pleinement reconnus et leur portée n'est réellement comprise que lorsqu'ils sont intégrés au plan de Dieu.
Dire que Dieu a un plan, c'est affirmer le lien entre la Parole de Dieu et le temps. L'Église, qui ouvre un espace au dessein de Dieu, lui ouvre aussi un temps, le temps de la Parole.
Puisque Dieu est à l'œuvre, on est certain qu'il « réussira », Cette certitude transparaît dans des expressions qui reviennent fréquemment dans les Actes: « il faut que », « il fallait que ». Ni les oppositions, ni les lenteurs ne peuvent entraver cette réalisation du plan de Dieu. Ici ou là, cette nécessité est rapportée à un enseignement de Jésus, mais généralement on la rattache directement au plan de Dieu, à ce plan annoncé par l'Écriture et révélé actuellement par des témoins choisis.
L'apôtre chrétien, le témoin de Jésus, est celui qui a saisi ce plan, qui y est entré et le proclame. Sa prédication va consister à rappeler l'essentiel de ce plan de Dieu, à placer chaque homme et chaque communauté sur la trajectoire du salut.
Saint Paul parlera du « mystère » (mustèrion) pour désigner ce dessein de Dieu longtemps voilé et maintenant dévoilé.
Dans cette certitude que Dieu est acteur aujourd'hui pour le salut, l'apôtre chrétien puise son optimisme missionnaire: le plan de Dieu s'accomplit et s'accomplira: ce que Dieu a fait répond de ce qu'il fera.
3 - Troisième critère: la référence à Jésus de Nazareth et à Jésus Seigneur.
Toute la communauté se réfère à Jésus: on suit l'idée de Jésus.
Par exemple, lorsqu'il s'agit d'élire un douzième apôtre, on met simplement en œuvre le projet de Jésus qui en voulait douze. De même, à maintes reprises, le procès d'Étienne est rapproché du procès de Jésus et les paroles d'Étienne mourant rappellent celles de Jésus en croix.
Pour les apôtres, l'essentiel est le témoignage à rendre à Jésus. Pierre et Jean le déclarent devant le Sanhédrin: « Nous ne pouvons pas, quant à nous, taire ce que nous avons vu et entendu» (4,20). Ils ne peuvent pas taire leur foi en Jésus ressuscité et en Jésus Sauveur.
Ce Jésus est celui qu'ils ont connu depuis le début. À plusieurs reprises, revient cette idée: « avoir connu Jésus depuis le début». Ce fut un des critères de choix du douzième apôtre.
Quelquefois, c'est Jésus lui-même qui se réfère à sa communauté. Ce sera le cas sur la route de Damas lorsque Jésus lui-même dira à Saul : « Je suis Jésus, c'est moi que tu persécutes » (9,5). Jésus alors s'identifie lui-même à sa communauté.
Effectivement, Jésus-Seigneur est actif dans la communauté. Ceci nous est dit à bien des moments dans les Actes:
« Le Seigneur adjoignait chaque jour à la communauté ceux qui trouvaient le salut » (2,44)
« Grâce à la foi au nom de Jésus, ce Nom vient d'affermir cet homme», dit Pierre après un miracle (3,16).
La présence du Christ se manifeste par des signes et des prodiges qui accompagnent la Parole. Rappelons-nous aussi Jésus intervenant et appelant Ananias, dans une vision, pour lui enjoindre d'accueillir Saul après l'illumination du chemin de Damas: « Moi-même, dit Jésus, je lui montrerai tout ce qu'il lui faudra souffrir» (9,16). Et Ananias pourra dire à Saul : « Saul, mon frère, c'est le Seigneur qui m'envoie. » (9,17).
4 - Quatrième critère : la soumission aux initiatives de l'Esprit.
L'Esprit est présent à l'Église non seulement au moment de la Pentecôte, mais, d'une manière souvent inattendue, dans la vie des communautés, grandes ou petites. Ainsi en 4,31 : Pierre et Jean viennent d'être relâchés: la communauté les a accueillis, ils ont prié ensemble et « à la fin de leur prière, le local où ils étaient réunis fut ébranlé, ils furent tous remplis du Saint Esprit et disaient avec assurance la Parole de Dieu.»
Plus convaincant encore, le texte de 10,44: Pierre vient d'arriver chez Corneille, c'est la première fois que des païens vont être baptisés. Pierre expose les événements, comment il a été appelé par l'Esprit Saint pour venir au-devant des incirconcis (relire 10, 44-48).
Présence active de l'Esprit.
Effectivement, c'est lui qui est le véritable initiateur de la mission des apôtres, tout comme il a été au point de départ de la mission de Jésus (cf. Luc 4,5).
C'est lui, l'Esprit de Jésus, qui intervient directement dans la mission auprès des païens en infléchissant la route des apôtres.
Pour ne prendre qu'un exemple, reportons-nous à 16,6-7: Paul arrive, au cours d'un voyage missionnaire en plein cœur de l'Asie Mineure; et l'Esprit Saint, à plusieurs reprises, va baliser son action:
« Paul et Silas parcoururent la Phrygie et la région galate, car le Saint-Esprit les avait empêchés d'annoncer la Parole en Asie. Arrivés aux limites de la Mysie, ils tentèrent de gagner la Bithynie, mais l'Esprit de Jésus ne les laissa pas faire. Ils traversèrent alors la Mysie et descendirent à Troas. Une nuit, Paul eut une vision: un Macédonien lui apparut, debout, qui lui faisait cette prière: « Passe en Macédoine, viens à notre secours ! ».
La puissance de l'Esprit se manifeste quelquefois dans des comportements insolites. Ainsi les gens interprètent l'exubérance des apôtres à la Pentecôte comme une ivresse: « ils sont pleins de vin doux » (2,13). Ces comportements insolites inspirés par l'Esprit ne convertissent pas automatiquement; il faut la parole de Pierre pour expliquer ce qui se passe. Mais il est évident qu'à la Pentecôte il s'est produit une explosion du langage : l'Esprit lui-même a diversifié le langage de l'Église. Il a répondu, en fait, à une diversité déjà existante dans la multitude présente à Jérusalem, en donnant aux apôtres de répondre d'une manière unifiée.
Toutefois la puissance de l'Esprit n'intervient pas de façon anarchique. Nous voyons que l'Esprit est reçu en relation avec le baptême qui est donné au nom de Jésus. Et il est reçu en vue de la prédication et du témoignage.
Tels sont les principaux critères de discernement, les critères formulés, ceux qui apparaissent explicitement dans les textes.
Mais on devine des critères implicites dans beaucoup de décisions ou d'options prises par les apôtres. On pourrait les formuler ainsi:
- la mission est l'affaire de tous ;
- la mission a la priorité absolue ;
- il n'y a pas de communion vraie, de communion d'une Église sans inter-communion {entre les Églises).
On relève encore un autre critère, très présent dans la pensée de Paul: contester le comportement d'un homme ou d'un responsable n'équivaut pas à contester l'autorité qu'il a reçue du Seigneur. Dans sa polémique avec Pierre, on voit Paul faire nettement la distinction: il conteste Pierre dans ses louvoiements, mais jamais il ne tente de récuser l'autorité que Pierre tient du Seigneur.
Durant ces vingt ans de mission, on n'entend pas parler de libération politique. Les chrétiens revendiqueront leur autonomie par rapport au pouvoir politique, mais uniquement lorsque que ce pouvoir manifestera des prétentions religieuses, en particulier lorsque l'empereur s'arrogera le titre de « kurios », le Seigneur.
On s'attaquera surtout à trois aliénations principales:
- les tabous rituels;
- un certain racisme religieux (le salut, comme privilège d'une race ou d'une aire culturelle) ;
- les castes sociales (exemple de Corneille, avec ses subalternes et ses serviteurs).
Il semble bien que le fait d'effacer les castes sociales au sein des communautés locales paraissait répondre suffisamment aux exigences de Jésus. On ne voit pas les chrétiens des vingt premières années essayer de déborder le cadre des « micro-réalisations ». Cette modestie du programme social des premières communautés n'a évidemment rien de normatif et doit être appréciée en fonction de la situation culturelle et politique du Ier siècle.
Les problèmes et les solutions concernant la vie communautaire
A. Les trois sommaires sur la vie de communauté à Jérusalem
Ces trois sommaires reflètent les mêmes soucis, mais marquent chaque fois un accent différent.
Ils soulignent toujours l'union et l'unanimité des croyants. La communauté de Jérusalem est présentée sous un jour idéal comme la communauté-pilote du point de vue de l'union communautaire (cf. 11,29).
2, 42-47 . Dans ce premier sommaire, l'insistance est mise sur l'unité de la communauté et son rayonnement.
Quelles sont les composantes de la vie ecclésiale qui nous sont décrites ?
Luc nous parle d'abord de l'assiduité à l'enseignement des apôtres. La foi a donc un contenu : la référence vivante à Jésus de Nazareth. Cet enseignement des apôtres au début semble avoir été donné dans le Temple, où les chrétiens se rendaient pour prendre part à la prière commune.
Autre composante sur laquelle les Actes insistent: la communion fraternelle: un cœur et une âme, tout en commun; vente des propriétés et des biens selon les besoins.
Le sommaire parle aussi de la prière de la communauté: une partie du culte se déroulait au Temple, mais une autre partie, plus spécifiquement chrétienne, dans un cadre ou un local domestique.
En complétant ce sommaire par certains traits de la vie de Paul, on peut conclure que ce culte comportait la fraction du pain (l'eucharistie), des prières (il semble bien que les prières en question soient ici spécifiquement chrétiennes, ce qui n'empêchait pas de reprendre aussi les psaumes juifs) et parfois une prédication. D'après 20,9, il semble que Paul ait eu parfois du mal à s'arrêter.
Il semble aussi que la réunion réservait une place aux échanges fraternels. En effet, on peut traduire de deux manières le texte de Act. 20,7:
- soit : « Paul adressait la parole aux chrétiens »,
- soit: « il s'entretenait avec les frères ».
Ces échanges entre chrétiens semblent bien supposés également en Act. 13,1-4.
L'atmosphère de la liturgie était joyeuse, comme d'ailleurs l'ensemble de la vie de la communauté. La joie est mentionnée assez souvent dans les Actes: joie des temps messianiques, joie du salut par la foi en Jésus-Christ. Donc grande simplicité de relations.
Il n'est pas dit, dans ces sommaires des Actes, comment se passait exactement la fraction du pain. Il semble bien, d'après 20,7, que, « le premier jour de la semaine » (nuit du samedi au dimanche), anniversaire de la Résurrection de Jésus, il s'agissait de l'eucharistie. Elle avait lieu dans un local privé et comportait la fraction du pain, accompagnée sans doute d'un repas.
4,32-35 . Dans ce second sommaire, l'insistance est mise sur le partage, sur la mise en commun des biens.
Il est évident, à partir de ces textes, que certains membres de la communauté de Jérusalem devaient jouir d'une certaine aisance.
Les effectifs, nous dit-on, atteignent rapidement 5.000 personnes (4,4). Act. 5,14 parle même « d'une multitude d'hommes et de femmes ». Personne ne regardait comme son bien propre l'un quelconque de ses biens » (4,32), " nul parmi eux n'était indigent » (4,33).
On peut s'interroger sur le mode de partage de 1a communauté primitive. En fait, il n'est question que de la vente de terrains et de maisons. Cela semble refléter un état de la société où les écarts entre les fortunes devaient être très grands, puisque ce mode de partage permettait de subvenir longtemps aux besoins d'une communauté importante.
Ce partage des biens sera étendu par la suite et se fera parfois entre communautés. Nous verrons, par exemple, la communauté de la région d'Antioche envoyer des secours en argent à la communauté de Judée, en difficulté après une disette, et Paul faire une collecte parmi les Corinthiens pour aider la communauté de Jérusalem.
La vente des biens était libre, et non pas imposée comme à Qumran. Et il est très probable qu'elle n'a pas été générale. Bien des modalités étaient sans doute possibles. Comme dira Pierre à Ananias, qui voulait camoufler le montant exact de la vente: « Tu pouvais garder ta maison, ou si tu la vendais, tu pouvais disposer du prix à ton gré! » (Act. 5,4).
Naturellement, cette vente des biens a été l'occasion de repérer des tricheries avec l'Esprit Saint. On relève en effet, même dans cette Église primitive, des motivations peu évangéliques: : Ananias et sa femme Saphira fraudent sur le prix de leur vente (5,1 ss), voulant avoir le prestige de la pauvreté sans en assumer la réalité. De même, un peu plus tard, Simon, le magicien de l'île de Chypre, « dont le cœur n'était pas droit devant Dieu », croit pouvoir acheter à prix d'argent le don gratuit de l'Esprit (8,19).
5,12-15 . Le troisième sommaire insiste surtout sur l'activité miraculeuse des apôtres.
La réaction des gens à l'égard de la communauté semble marquée d'une certaine ambivalence: d'une part, on sort les malades dans les rues et la multitude arrive des localités voisines de Jérusalem; mais d'autre part, « per-sonne n'osait s'agréger à eux », « tout en faisant leur éloge ».
Autrement dit, les miracles des apôtres, tout comme ceux du Christ, déroutent et posent une question. Et finalement, la foi seule permet de déchiffrer leur véritable portée et de rendre gloire à Dieu comme au seul auteur de ces prodiges. Bien des gens ont vu ces actes de puissance, côtoyé dans les rues des malades guéris, et n'ont pas répondu à la question que ces signes leur posaient.
B. L'institution des Sept (Act. 6, 1-6)
Les Douze se trouvent débordés par le nombre et sont amenés à se choisir des collaborateurs.
Longtemps on a vu dans ce choix des Sept l'institution des premiers « diacres ». Il n'est pas absolument impossible que ce soit la pensée de Luc, mais ce n'est pas sûr.
De fait, il s'agit bien d'une diakonia , d'une « diaconie », d'un service. Mais jamais Luc, ni dans les Actes ni dans l'Évangile, n'emploie le mot « diacre » (diakonos). Et ce n'est pas parce qu'il s'agit de service que pour autant on doit les appeler « diacres » au sens actuel du terme. En effet, on parlera tout aussi bien de diakonia pour le service de la parole confié à Matthias. De même, dans notre contexte, le travail des apôtres est appelé aussi diakonia de la parole.
C'est pourquoi actuellement on renonce de plus en plus à identifier l'institution des Sept et le début du diaconat (au sens actuel du terme).
Le nombre « 7 » rappelle le nombre des administrateurs de communautés juives. Sept personnes en effet formaient dans chaque bourgade une sorte de comité de direction ou d'administration, correspondant, toutes proportions gardées, à nos actuels conseils municipaux. L'historien Josèphe, par exemple, rapporte que, dans chaque ville de Galilée, il y avait un comité de sept «juges». Et, dans le Talmud, les sept administrateurs sont dits les sept « meilleurs » de la cité.
L’occasion de ce choix des Sept fut une discussion entre les Hébreux et les Hellénistes, entre les chrétiens parlant araméen et les chrétiens de langue et de culture grecques. Effectivement un problème de langage s'est posé assez rapidement et les disciples, hommes et femmes, de plus en plus nombreux, ont eu tendance à se regrouper en deux communautés linguistiques: ceux qu'on appelait les Hébreux, qui avaient déjà depuis longtemps un minimum d'organisation, imitée de la Synagogue, et l'autre groupe, celui des Hellénistes. Par ailleurs, la différence de langue s'accompagnait probablement d'une différence de mentalité, d'habitudes et de réactions. Leur manière de vivre le judaïsme était différente, de même que leur ouverture culturelle. Les Juifs vivant dans la diaspora (chrétiens hellénistes) avaient probablement une ouverture internationale beaucoup plus grande que les chrétiens de Jérusalem.
Et, comme toujours, ce sont les plus démunis qui ont souffert de ce clivage de la communauté, ce sont eux qui ont subi le phénomène de rejet, spécialement les veuves. Les « veuves » ici ne constituent pas un groupe de fem-mes consacrées à Dieu, mais un groupe, sans doute assez important, de femmes dans le besoin, peut-être avec des enfants à charge, des pauvres pour qui il fallait prévoir une assistance régulière. Luc nous dit, avec une retenue calculée, que les veuves des Hellénistes étaient « oubliées ».
La communauté va donc faire appel à des Hellénistes. Le choix des hommes en ce temps de crise doit déjà manifester une volonté d'apaisement. Et, de fait, tous ceux qui nous sont connus portent des noms grecs. On s'efforce ainsi de créer une organisation des Hellénistes parallèle à celle des Hébreux. Il s'agit de donner des répondants à la communauté grecque, pour que les gens de langue grecque, surtout les plus pauvres, se sentent vraiment compris et accueillis. Car l'argent sans dialogue brûle le cœur. Mais, même parmi les Hellénistes, on ne choisit pas n'importe qui. On retient uniquement des hommes qui ont fait leurs preuves. Et là nous rencontrons trois critères supplémentaires:
On veut, comme responsables de cette communauté de pauvres, des gens de bonne réputation, des hommes de foi (c'est sûrement ce que veut dire « remplis d'Esprit »), et on leur demande un minimum de capacité de discernement (c'est la « sagesse »).
On confie à ces Sept le « service des tables ». L'expression évoque pour nous, modernes, un service de garçon de restaurant. Il peut s'agir, bien sûr, de l'organisation matérielle des repas, mais il y a probablement autre chose. En effet, le mot « table », soit dans la langue grecque, soit dans la langue des rabbins teintée de grec, peut désigner un comptoir (de banque, par exemple), ou une table de change. Il se peut donc que les Sept aient rempli surtout un rôle de gestion financière. N'oublions pas qu'il y avait déjà plusieurs milliers de chrétiens.
Ce rôle de gestion, les apôtres l'avaient assumé jusque là. En effet, quand on vendait des propriétés, on en apportait le prix « aux pieds des apôtres ». Mais peut-être partageaient-ils déjà cette responsabilité avec les anciens de l'Église de Jérusalem.
Ainsi les Sept seront responsables des secours matériels pour la vie quotidienne. Le monde juif connaissait déjà ce mode d'assistance. Deux institutions caritatives y pourvoyaient: une aumône régulière distribuée chaque semaine, en particulier aux veuves (et c'est probablement d'une aide régulière qu'il s'agira ici) et aussi un don de nourriture aux pauvres de passage.
Considérons, en terminant, la procédure suivie pour l'institution des Sept. Elle rappelle un peu la procédure utilisée pour l'élection de Matthias. Les apôtres rassemblent l'assemblée plénière (nous retrouvons le sens grec d'ecclèsia , assemblée délibérante); les responsables font un exposé de la situation; puis ils proposent une solution (donc ils avaient déjà étudié ensemble le problème); la solution est ratifiée par toute l'assemblée (v.5) ; et c'est seulement à ce moment-là que la base, en quelque sorte, désigne les hommes. Vient ensuite une investiture toute simple, par les apôtres responsables: « on pria et on leur imposa les mains ».
Que peut-on dégager de cet événement?
- Même aux premiers temps de l'Église, les hommes ne pouvaient pas tout faire à la fois ; ils ont la sagesse de le reconnaître.
- On donne la priorité absolue à la mission. Il faut absolument, disent les apôtres, que nous soyons à plein temps au service de la Parole. Et cette priorité, rappelée par les apôtres, est admise facilement, tant par les Hébreux que par les Hellénistes.
- La communauté ne boude pas les réalités économiques, comme si ces réalités étaient indignes d'une communauté missionnaire.
- La communauté ne se bouche pas les yeux sur les problèmes posés par les grands nombres, et ne nie pas la nécessité d'une organisation fonctionnelle. À problèmes personnels, solutions personnelles; à problèmes de masse, solutions de masse.
- Comme on ne veut sacrifier ni la mission ni la vie interne de la communauté, la solution de bon sens qui est adoptée consiste dans une certaine spécialisation des rôles et des services. Il y aura donc « diaconie », service, mais service différencié: dans l'ordre d'urgence: la diaconie de la Parole, l'animation de la prière et la diaconie des tables. On diversifie la mission en fonction des charismes reconnus, en fonction des besoins et des goûts. Ce souci se vérifiera ensuite à propos des ministères de Pierre et de Paul.
Notons que cette spécialisation pourra être provisoire. En effet, deux hommes au moins parmi ces Sept, Étienne et Philippe, passeront de la diaconie des tables au service direct de la Parole. Ainsi, quand on a la chance d'avoir sous la main des hommes polyvalents, on les utilise au mieux de leurs possibilités missionnaires.
Notons également le souci de donner des répondants valables à chacun des sous-groupes importants. Il n'était pas normal que le sous-groupe des Hellénistes ne soit pas entendu.
On a soin également d'équilibrer les diverses responsabilités à l'intérieur de la grande communauté des croyants. Une partie de la communauté va échapper désormais à la mouvance directe des Hébreux. Et cette autonomie vraie offerte aux Hellénistes, à Jérusalem, est déjà une option consciente en direction de l'universalisme de l'Église.
Cette décision de Jérusalem, à propos des tables, annonce de loin l'esprit missionnaire de la communauté d'Antioche, qui sera fondée par l'équipe d'Etienne.
Soulignons enfin le réalisme de cette première communauté chrétienne. Les frères se savent porteurs d'un message d'harmonie, d'harmonie universelle; pourtant, ils acceptent que la vie soit dissonante et s'attellent humblement, quotidiennement, à résoudre ces dissonances.
Les problèmes et les solutions concernant la mission chrétienne
A . L'expansion de la mission chrétienne
Au début, Pierre soulignait très souvent que la priorité devait rester à Israël: les Juifs d'abord, les païens ensuite. « À Israël d'abord, la bénédiction ». Cf. 2,33; 3,25 ; 5,31.
Assez vite, aussitôt après le martyre d'Ėtienne, on va assister à une première expansion par éclatement. Ėtienne a été lapidé probablement au cours de l'hiver 36-37, soit environ six ou sept ans après la mort du Christ. Après son martyre, une première persécution va frapper les disciples du Christ, sans doute surtout les Hellénistes, et obliger une grande partie de la communauté à se disperser. Cette première dispersion va admirablement servir la mission. Ce sera une « dispersion-expansion », en quelque sorte. Elle aboutit à un véritable éclatement missionnaire de la communauté de Jérusalem. Luc nous dit, en effet: « Les dispersés allèrent de lieu en lieu annonçant la bonne nouvelle de la Parole » (8,4). En d'autres termes: la mission se fait itinérante.
Cette dispersion sera le fait de tous, hellénistes au non. On trouvera des frères en Judée (ceux-ci ne sont pas nommés), en Samarie (Philippe va prêcher en Samarie, et il fallait de l'audace à un Juif pour aller prêcher chez les Samaritains) ; on verra des apôtres chrétiens ou des témoins de Jésus à Césarée au bord de la mer, à Antioche de Syrie, en Phénicie et jusqu'en Chypre.
Le deuxième moment de l'expansion missionnaire est le stade des premières liaisons entre les communautés locales.
Des hommes, des missionnaires de Jésus, ont pris des initiatives apostoliques, et l'on sent que l'Église de Jérusalem désire authentifier la mission de ces témoins par l'envoi d'un apôtre. Remarquons que les liaisons organiques entre églises locales seront toujours assurées, non pas seulement par des lettres, mais par l'intermédiaire de personnes. Par exemple, les apôtres qui sont à Jérusalem envoient, nous dit-on, en Samarie Pierre et Jean (8,14). C'est alors que la mission de Philippe, qui a travaillé jusqu'alors un peu seul, reçoit son caractère pleinement apostolique. Les apôtres rejoignent le missionnaire, et le don de l'Esprit Saint à la communauté samaritaine est lié à leur arrivée (8,15).
Les Actes notent ensuite que les apôtres, en revenant vers Jérusalem, ont eux-mêmes évangélisé beaucoup de villages en Samarie (8,25).
Il est souligné également que Pierre « se déplaçait continuellement » (9,32) : lorsqu'il passe à Lydda, on l'attend impatiemment à 20 kilomètres de là, à Joppé, d'où il sera appelé à Césarée par Corneille et sa maisonnée.
Un tournant: la fondation de la communauté de Césarée: Act. 10.
C'est un tournant, parce que ce sera le premier baptême d'un groupe de païens.
La période, semble-t-il, est relativement paisible : « L'Église, sur toute l'étendue de la Judée, de la Galilée et de la Samarie, vivait en paix, elle s'édifiait et marchait dans la crainte du Seigneur et, grâce à l'appui du Saint-Esprit, elle s'accroissait. (9,31).
La fondation d'une Église à Césarée se fera à partir de deux hommes : - le Romain Corneille, qui croit en Dieu et aime les Juifs (bien qu'étranger, il a dépassé l'hostilité si courante contre les Juifs) ; - l'apôtre Pierre, qui sillonne toute la Palestine. Mais l'initiative va être prise par Dieu, et toute la chaîne des événements sera ponctuée par des interventions de l'Esprit.
Pierre est à Lydda, petite ville en descendant de Jérusalem vers la côte. Visite normale. On l'appelle à Joppé (20 kms). C'est là qu'il va ressusciter cette brave veuve Tabitha, qui faisait des couvertures et des manteaux pour les pauvres. Puis on vient le chercher à Joppé pour partir à Césarée.
On assiste alors à un chassé-croisé entre Joppé (Pierre) et Césarée (Corneille et sa maison), et à la convergence de deux lignes causales, de deux séries d'événements.
À Joppé, Pierre a un songe: la fameuse nappe qui descend du ciel avec les animaux purs et impurs: « Ce que Dieu a purifié, ne le déclare pas immonde ». Parallèlement, à Césarée, Corneille lui aussi a un songe, où il s'entend dire: « Envoie chercher Simon appelé Pierre qui habite à Joppé, dans une maison au bord de la mer, chez Simon le corroyeur ». Il envoie deux messagers avec un soldat. Les messagers arrivent et Pierre les reçoit, non sans que l'Esprit Saint lui ait dit: « accueille-les ». Pierre comprend déjà un peu le sens du songe qu'il a eu sur les animaux purs et impurs; il donne l'hospitalité à ces hommes incirconcis envoyés par le Seigneur.
Puis Pierre, avec ses six compagnons, part pour Césarée et, le surlendemain (le temps de faire le chemin), Pierre et ses frères juifs acceptent l'hospitalité des païens (symétrique de celle que les païens avaient reçue à Joppé). Chez Corneille, Pierre insiste sur le sens de sa démarche. Corneille répond en précisant le sens de son attente, animée par l'Esprit Saint. Et c'est à deux, en dialogue, qu'ils vont découvrir le sens total de l'événement qu'ils ont vécu.
Nous nous rappelons la suite des faits: ce dialogue des deux protagonistes est suivi d'un moment assez long de catéchèse par Pierre, et l'Esprit Saint vient mettre son sceau sur leur démarche commune : c'est vraiment une sorte de Pentecôte des païens : « Pierre exposait encore ces événements quand l'Esprit Saint tomba sur tous ceux qui avaient écouté la Parole » (10,44).
Baptême de la maisonnée de Corneille; ensuite communauté de vie des deux groupes pendant plusieurs jours, qui explicite le sens de l'événement: il fallait arriver à une telle communauté de vie entre les circoncis amenés par Pierre et les incirconcis, Corneille et toute sa maison.
Ce qui frappe dans ce récit, c'est que le plan de Dieu est saisi progressivement par les acteurs (Act. 10, 15,19,28,34; 11, 17,18). Au début, Pierre ne comprend pas le songe; Corneille non plus ne sait pas exactement le contenu de ce qui va lui être dit: le dévoilement du plan de Dieu se fait par des échanges, par des dialogues.
De plus, c'est ensemble qu'ils déchiffrent le dessein de Dieu, en rapprochant leurs expériences, en dialoguant. Ils s'aperçoivent ensemble d'une certaine convergence des chemins de Dieu. Autrement dit, les relations d'hospitalité de groupe à groupe ou d'homme à homme servent à la révélation progressive du plan de Dieu, moyennant, bien sûr, le travail invisible ou visible de l'Esprit.
Troisième point à souligner : cette découverte locale du dessein de Dieu est répercutée immédiatement dans la communauté de Jérusalem, non pas pour obtenir l'estampille de l'Église-mère, mais parce que cette découverte locale intéresse toute l'Église de Dieu.
Ce qui fait problème au niveau de Césarée, remarquons-le, c'est simplement la commensalité avec les païens, le fait de vivre ensemble plusieurs jours. Pourquoi? Peut-être pour une question d'eucharistie, parce que l'impureté rituelle contractée au contact des incirconcis pouvait empêcher certains judéochrétiens de prendre part au repas eucharistique. Pierre, qui a fait généreusement tout le chemin vers les païens, est maintenant le médiateur naturel entre la communauté des circoncis et la communauté nouvelles des incirconcis. Quand il revient à Jérusalem, il prend tout son temps pour expliquer la genèse de l'histoire: le Saint-Esprit est descendu sur ces hommes; qui étais-je, moi, pour arrêter Dieu? Il explique que c'est Dieu qui a pris l'initiative; il met en lumière le parallélisme qui l'a frappé entre ce que ces hommes ont vécu et le vécu de la première communauté: « ils ont reçu l'Esprit Saint tout comme nous!»
À la fin de ce récit, nous lisons la ratification par les chrétiens de Jérusalem de ce qui s'est fait à Césarée, et l'action de grâces de la communauté.
De même qu'autour de Pierre nous avons six hommes de Joppé qui sont des circoncis (une équipe), de même autour de Corneille à Césarée nous ne trouvons pas un groupe indifférencié, mais déjà une assemblée humainement motivée : ce sont des hommes qui ont dépassé le stade des relations purement superficielles. C'est en quelque sorte une communauté déjà constituée qui accueille la foi en Jésus... au point que Pierre est étonné de voir tant de monde chez Corneille. La «famille » de Corneille englobait également les serviteurs, les amis et connaissances. Et le récit des Actes souligne la dimension communautaire de l'adhésion au Christ : toutes les relations sont christianisées. Parce que cette communauté est déjà vivante et soudée, c'est tout entière qu'elle adhère au Seigneur.
La répercussion locale de cette conversion sera très minime probablement. Mais le précédent sera précieux pour l'Église. Pierre s'en souviendra lors de l'Assemblée de Jérusalem quand il s'agira de l'accueil des incirconcis dans l'Église de Dieu. À ce moment-là (15), il dégagera les implications doctrinales permanentes de la conversion de Corneille : pour les circoncis comme pour les incirconcis le don de l'Esprit, le pardon des péchés et le salut sont l'œuvre de Dieu par la foi en Jésus et par la grâce de Jésus Seigneur.
B. L'intégration de Paul à l'équipe missionnaire
Cet autre problème a été très difficile à résoudre.
Le jeune Saul (il avait alors 25-30 ans) a assisté à la lapidation d'Etienne. Cet événement l'a certainement beaucoup marqué. Il se convertit peu de temps après.
On sait qu'en 39 il doit s'échapper de Damas et qu'il tente de faire une première visite à Jérusalem. Il semble que, tout de suite après sa conversion, il ait compris qu'il lui fallait aller aux païens. C'est pourquoi, sans doute, on le retrouve dans la région de Damas. On parle aussi d'un voyage en Arabie. Les premiers essais missionnaires de Paul n'ont sans doute pas été très brillants.
Lorsqu'il arrive à Jérusalem et cherche à prendre contact avec la communauté chrétienne, en l'an 9 de l'Église, il est assez mal reçu. Sa réputation est mauvaise : il est connu comme un violent, un fanatique ; c'est, à l'époque, le type de l'intégriste agressif, partisan du bras séculier, prêt à toutes les solutions de force contre les hommes et les femmes. Il s'apprêtait à amener enchaînés à Jérusalem tous les croyants de Damas.
C'est Ananias qui opère la première intégration de Paul. À Damas, quand il voit arriver Paul aveugle, il vient à lui avec cette première parole : « Saul, mon frère, c'est le Seigneur qui m'envoie ». Il a fallu, naturellement, que le Seigneur insiste pour l'amener à réagir ainsi ; Ananias avait, en effet, toutes les raisons de se méfier de Paul...
Deuxième stade : Damas. Là, ce ne sont pas les chrétiens, mais les Juifs hostiles qui s'opposent au message de Paul. Ce sont eux qui veulent le supprimer, parce qu'aux yeux de ces hommes, Paul a trahi. Les chrétiens de Damas doivent intervenir pour le sauver.
Quittant Damas dans son panier, il arrive à Jérusalem. Cette fois, ce sont les chrétiens qui vont réagir. Il essaie de s'agréger aux disciples (9,26), mais « tous ont peur de lui ». On ne croit pas à sa sincérité: il est classé, catalogué comme un homme dangereux.
Mais un médiateur va l'introduire auprès des apôtres, un homme de dialogue dont on parle trop peu, Barnabé. C'était un vrai pauvre, un des premiers à avoir vendu tous ses biens à Jérusalem. Il ose faire confiance à Paul; non pas d'une manière aveugle, mais parce qu'il peut déjà témoigner de ce qu'il a vu et entendu: il sait que Jésus a pris l'initiative dans la vie de Paul; il sait aussi que l'ancien persécuteur a changé et que Paul à Damas s'est compromis pour le Christ au risque de sa vie. C'est à partir de cette entrevue avec les apôtres, sous la caution de Barnabé, que Paul va prêcher à Jérusalem avec la même assurance qu'à Damas.
Son apostolat ne semble pas avoir été suspecté ni surveillé, ni contraint. Il s'adressera d'abord aux Hellénistes (il est lui-même un Helléniste), mais les Hellénistes eux aussi peuvent être fermés au message et, de nouveau, on assiste à un phénomène de rejet, de la part, cette fois, des Hellénistes non convertis.
Une fois de plus Paul doit partir avec l'aide des frères. Ceux-ci, devant l'insuccès de sa mission, succédant à d'autres échecs à Damas et en Arabie, pensent que Paul réussira peut-être dans sa province d'origine: on le dirige vers Césarée et, de là, il gagne Tarse, sa ville natale.
Il y restera plusieurs années, des années dont ni lui ni personne d'autre ne dira jamais rien.
C. La fondation de l'Église d'Antioche (11, 19ss)
Cette fois le Seigneur n'est pas obligé d'employer les grands moyens (songes et visions), il lui suffira de « prê-ter main forte » aux initiatives de quelques témoins (11,21).
Tout part du martyre d'Etienne. Lors de l'éclatement qui a suivi ce martyre, certains hommes sont allés en Phénicie, à Chypre, et d'autres à Antioche. Dans un premier temps, à Antioche, leur apostolat a été encore entravé par une certaine timidité. Ils annonçaient la Parole, mais « pas à d'autres qu'aux Juifs » . L'initiative déterminante vient de quelques étrangers, originaires de Chypre et Cyrène (donc un Africain). Arrivés à Antioche, ces hommes, sans complexe, se mettent à annoncer « aussi aux Grecs la Bonne Nouvelle de Jésus Seigneur ».
C'est là, à Antioche, que pour la première fois les gens du dehors commencèrent à désigner le groupe de dis-ciples par le nom de « christianoi » : les « chrétiens », preuve que désormais on ne considèrait plus le groupe des chrétiens comme un sousgroupe des Juifs, mais qu'on les caractérisait directement par leur appartenance à «Christos ».
De nouveau, l'Église de Jérusalem, soucieuse de l'inter-communion, dépêche un homme à Antioche. Cet envoyé est admirablement choisi: ce n'est pas un apôtre (Pierre viendra, mais plus tard) ; de nouveau, on fait confiance à Barnabé, l'un des hommes les plus clairvoyants de la première génération chrétienne. Il était originaire de Chypre et, depuis très longtemps, influent à Jérusalem.
Barnabé prend son temps, il regarde sur place; il voit « la grâce de Dieu à l'œuvre », il regarde ce qui se cherche parmi ces disciples un peu en pointe; et, voyant le travail à faire dans cette jeune communauté, il a un éclair de génie: c'est Paul qu'il faut ici ! Et il part le chercher à Tarse. Paul va venir travailler à Antioche avec les anciens compagnons d'Étienne.
Barnabé prend encore le temps de travailler une année entière avec Paul à Antioche. Ainsi, c'est grâce à lui que Paul, qui était envoyé aux païens, va pouvoir donner toute sa mesure, dans une communauté à sa taille.
- Relevons là encore une des constantes que nous avons déjà soulignées: dans la première génération chrétienne, les médiations sont toujours humaines.
- Notons aussi que la réciprocité de communauté à communauté semble très naturelle. Pour aider les frères de Judée, qui sont touchés, vers les mêmes années 46-48, par une disette endémique, la jeune Église d'Antioche organise une collecte (de nouveau les réalités économiques) et la somme recueillie sera portée aux anciens de Jérusalem (probablement les responsables matériels de la communauté à ce moment-là) par Barnabé … et Paul. Celui-ci, à cette occasion, reprend contact avec Jérusalem.
Ainsi, les relations d'église à église ne sont pas uniquement spirituelles et doctrinales. Elles savent s'exprimer également, à l'occasion, par une certaine solidarité économique.
Au retour de Jérusalem, Paul retrouve, à Antioche, une communauté extraordinairement fervente, très dynamique et ouverte, où l'on associe volontiers l'eucharistie, le jeune et la prière. Et c'est au cours d'une célébration liturgique de cette communauté que l'Esprit Saint prend l'initiative: «Un jour qu'ils célébraient le culte du Seigneur et qu'ils jeûnaient, l'Esprit Saint dit: « Réservez-moi donc Barnabé et Saul pour l'œuvre à laquelle je les ai appelés ». Alors, après avoir jeûné et prié et leur avoir imposé les mains, ils leur donnèrent congé. » (13,2-3).
Il ne s'agit pas seulement ici d'une désignation par la communauté : celle-ci accepte d'entrer dans les vues de l'Esprit Saint.
Ces deux hommes qui vont partir, Barnabé et Paul, se connaissent de longue date et s'estiment. Ils sont tous deux bilingues et, en ce qui concerne Paul, bilingue parfait. Paul apporte en plus sa formation doctrinale, toute la finesse théologique acquise aux pieds du maître Gamaliel qui était un des rabbins les plus libéraux de l'époque. Paul a en outre à son actif cinq ou six ans de prédication plus ou moins heureuse; il a déjà derrière lui des échecs pastoraux.
- Nous voyons ainsi une des communautés chrétiennes les plus vivantes, peut-être la plus ouverte de l'époque, sacrifier sa meilleure équipe. L'envoi en mission a lieu au cours d'une liturgie: jeûne, prière, eucharistie, avec l'im-position des mains qui est probablement ici un rite d'envoi en mission.
Cette mission, partant d'Antioche, restera liée à Antioche. C'est cette Église qui équipe les missionnaires et les envoie; c'est devant l’Église d'Antioche que Paul et Barnabé, au retour des deux premières missions, rendront compte. Et désormais, Barnabé et Paul auront le titre d' apostoloi, « apôtres ».
- Cet exemple de la fondation d'Antioche nous révèle l'un des critères d'une communauté vivant vraiment de Jésus-Christ: elle reste ouverte sur l'universel. Il n'y a aucun « nombrilisme » communautaire.
En résumé, nous pourrions retenir ces quelques points :
- Il y a eu approbation sans réticence par Jérusalem d'une initiative très heureuse prise à la base par des hommes neufs (des Chypriotes et un Africain);
- Il y a eu dialogue, établi grâce au séjour prolongé de Barnabé, homme incontesté et disciple de premier plan;
- Il y a eu enrichissement de l'équipe primitive d'Antioche par l'arrivée de Paul, missionnaire et théologien de la mission. C'est avec Paul que l'Église commence à se fixer une stratégie missionnaire. Et si Paul a pu entrevoir cette stratégie audacieuse, c'est parce qu'il avait une théologie de l'universalisme de la mission ;
- Enfin, nous voyons à Antioche la volonté de signifier dans un partage réel la solidarité des églises, et des églises de différents styles.
Le résultat, nous le voyons aussitôt: d'une part, ferveur de la communauté ; d'autre part, et inséparablement, ouverture missionnaire maximale.
D. L'assemblée de Jérusalem (Act.15)
Il s'agit d'une crise majeure dans l'histoire de l'Église primitive. Elle se situe vers les années 48-49.
Cette tension à d'Antioche se situe au confluent de deux mouvements : la mission de Pierre à Césarée et la mission de Paul chez les païens. Au point de départ : l'initiative un peu anarchique de quelques hommes de Jérusalem qui vont à Antioche afin d'endoctriner les frères.
Le problème soulevé ici est beaucoup plus grave que celui qui se posait à Césarée. À Césarée, il s'agissait d'un problème rituel: si l’on était commensal des païens, on ne pouvait plus ensuite être commensal des chrétiens autour de la table du Seigneur. Souillés au contact des païens, comment pouvait-on ensuite célébrer l'eucharistie? Ici, la question est plus fondamentale: ces trouble-fête qui viennent de Jérusalem, veulent lier le salut à la circoncision. Cette fois, c'est la théologie de la mission qui est menacée, c'est la mission qui est l'enjeu de la crise.
Mais les prédicateurs judaïsants tombent mal, car Paul et Barnabé viennent tout juste de rentrer de leur première mission en terre païenne. Et ce sont les convictions de Paul et de Barnabé, ainsi que leurs perspectives missionnaires, qui se trouvent directement contestées par les intrus. Il ne s'agit plus d'un problème local. Le conflit surgit à Antioche, mais il aurait pu éclater à Jérusalem ou ailleurs : il intéresse toute l'Église de Jésus. C'est la mission qui peut sortir blessée de cette contestation.
De quel côté va-t-on chercher la solution ? Là encore, on va ouvrir le dialogue. Les hommes de la première génération n'ont pas voulu que ce conflit entrave l’annonce de l'Évangile. La priorité reste à la mission. Il y a conflit, mais la mission commande une entente pratique.
Paul et Barnabé, avec quelques autres, montent à Jérusalem. Ils peuvent compter sur l'appui de la communau-té d'Antioche et des nouvelles églises fondées en Asie Mineure. Luc nous dit qu'en se rendant à Jérusalem, ils sont passés dans les jeunes églises de Phénicie et de Samarie, et que ce fut une grande joie (v.3). Il semble clair que l'Église implantée en terres païennes (Asie mineure, Phénicie, Samarie, Syrie) était unanime derrière Paul et Barnabé, et favorable à la théologie qu'ils défendaient.
Paul et son compagnon arrivent à Jérusalem. Toute la comunauté est là: puisqu'un problème de fond est posé à l'Église, la communauté entière sera répondante, avec les anciens et les apôtres.
On commence par écouter. L'Église est le lieu où l'on s'explique, le lieu où tout le monde peut s'exprimer et être entendu. Et on écoute deux sortes de langage:
- en priorité, le langage des faits: (v.4). Dieu fait du neuf, et c'est de cela que Paul vient témoigner. Il témoigne des initiatives de l'Esprit dans les communautés issues du paganisme: il a vu des païens se compromettre au service du Seigneur, il peut parler de leur charité, de leur ferveur, de leur joie (tout ce dont il félicite les communautés quand il leur écrit) ;
- ensuite, on entend un autre langage. Faut-il dire le langage des juristes ? le langage des inquiets ? Les deux sont possibles. Il se peut que ces hommes de Jérusalem venus troubler la communauté aient été tout simplement des intégristes notoires: ils n'avaient de cesse qu'ils n'aient replacé tous les païens sous le joug de la loi de Moïse. Il se peut aussi que ces hommes aient été des convaincus, et que, par fidélité à l'expérience religieuse qu'ils avaient vécue jusque-là, ils aient senti intérieurement l'obligation missionnaire de faire prévaloir leur point de vue.
Quel est le sens de la fidélité à la Loi? Ce problème que Paul traitera tout au long dans la lettre aux Romains en 58, est déjà présent en filigrane dans cette réunion de Jérusalem. La Loi est sainte ; mais un moment peut toujours venir où la Loi se pervertit en quelque sorte, où elle devient obstacle; moment de « narcissisme», moment où l'homme se sert de la Loi selon sa volonté de puissance: l'homme alors croit pouvoir forger son salut par ses seules forces, à partir de sa seule fidélité, de ses seules convictions. Paul le dira aux Romains : le salut, de toute façon, nous est donné, et la Loi ne peut pas, à elle seule, l'assurer.
Après un temps d'écoute, le débat s'instaure. Il ne se passe pas uniquement en assemblée plénière. Comme nous le faisons actuellement dans les grandes réunions, on crée un groupe de discussion qui, semble-t-il, rassemble surtout les apôtres et les anciens (v.6).
Même dans ce groupe de travail, « la discussion devient vive ». Très vite le ton monte. Que faire? On écoute à nouveau le langage des faits.
- C'est Pierre qui relance la discussion et la rencontre. À partir de son intervention très calme, il redevient possible de s'écouter, sinon de s'entendre. Pierre se situe comme un converti parmi les convertis. En ce qui concerne l'admission des Gentils dans l'Église, en effet, Pierre est un des premiers convertis (vision des animaux impurs). Il est aussi un réaliste: il sait la force des faits. Il souligne simplement la portée de l'expérience qu'il a vécue, la théologie implicite de l'expérience de Césarée. (Relire 15, 7-11).
- Suit un silence profond. Tout le monde se laisse interroger par la dernière phrase de Pierre (lecture religieuse de la vie). Ce silence cache peut-être un reste d'agressivité; il cache aussi la conversion de tous.
- Après Pierre, Paul et Barnabé, à leur tour, vont faire entendre le langage des faits: l'action de Dieu, les « si-gnes et prodiges » accomplis en terre missionnaire. Ces « signes et prodiges» sont un argument de poids: à ces gens que nous avons trouvés en Asie Mineure, nous ne demandions que la foi; or Dieu a béni notre travail mis-sionnaire : les prodiges en sont la preuve. C'est donc que Dieu admettait notre manière de faire, que Dieu se contentait de la foi de ces païens!
- À son tour prend la parole Jacques, le cousin du Seigneur, un Palestinien bon teint, personnage-clé de l'Église de Jérusalem. Il était sans doute resté à Jérusalem et ses entreprises missionnaires avaient été beaucoup plus réduites que celles d'autres apôtres. Jacques est imprégné de l'Ancien Testament. Et, comme nous le disions à propos des critères, son premier réflexe va être une lecture croyante de la crise face à l'Écriture.
Il reprend ce que Pierre vient de dire. (Relire 15, 13-21).
L'attitude de Jacques parait être une sorte de pragmatisme évangélique. Il distingue deux niveaux :
le niveau théologique : à la lumière des faits, il faut donner raison à Paul. Désormais le peuple de Dieu rassemble des circoncis et des incirconcis, à droits égaux ;
le niveau communautaire: là, l'exigence de conversion s'impose aux deux groupes. On va demander aux chrétiens de la Gentilité de faire quelques gestes d'apaisement, des gestes dont ils n'ont pas besoin (tout le monde le reconnaît), des gestes qui ne sont aucunement liés au salut : ces hommes neufs de l'Église devront faciliter les relations humaines à l'intérieur du peuple de Dieu qui est unique. L'Esprit Saint demande, comme souvent, des efforts à ceux qui peuvent les comprendre, et c'est bien ce que souligne Jacques. Ces hommes neufs ignorent le poids des traditions ancestrales, mais savent très bien l'importance pratique de toutes ces questions au yeux des frères d'origine juive. Ils le savent parce que, « depuis des générations, Moïse dispose de prédicateurs dans chaque ville », et qu'on lit les textes bibliques à chaque sabbat. Pour peu qu'ils aient approché de près ou de loin une communauté juive, ils savent très bien quel est l'enjeu de ces problèmes pour tous les chrétiens venus du judaïsme.
On demande donc aux chrétiens d'origine juive une conversion théologique : il s'agit de ne plus lier le salut aux préceptes de la Loi. Et on demande un effort pratique, dans la vie quotidienne, aux hommes neufs de la communauté d'Antioche.
Vient alors le moment de la décision.
« D'accord avec toute l'Église, les apôtres et les anciens décidèrent... » (v. 22). Remarquons l'accord de toute l'assemblée, et que la décision incombe aux apôtres et aux anciens: « L'Esprit Saint et nous-mêmes, nous avons décidé... » (v28). « Nous-mêmes » désigne soit les seuls apôtres et anciens, soit toute l'assemblée.
Le texte désavoue d'abord ceux qui ont semé le trouble (15,24). Ensuite, on précise les mesures pratiques, et il est entendu qu'elles ne devront plus être discutées. On s'en tient à l'essentiel: pas de viandes provenant de sacrifices païens, pas d'unions illégitimes (cf. Lév.18), pas de viandes non saignées.
Il s'agit donc que les frères incirconcis, qui côtoient les païens tous les jours, puissent célébrer le repas du Seigneur avec les judéo-chrétiens sans être pour ceux-ci une occasion de souillure rituelle.
De plus, on mandate Judas et Silas (15,25-27) qui porteront à la communauté d'Antioche une lettre à la fois fonctionnelle et fraternelle. Ainsi, la liaison sera assurée par des hommes bien connus, qui sont tous deux présentés comme prophètes.
Relire, en 15, 30-32, la joie de l'unité retrouvée.
Judas et Silas ne retourneront à Jérusalem que lorsque la paix sera confirmée à Antioche (15,33-35).
Quant aux suites proches et lointaines de cette décision, remarquons d'abord que Paul lui-même savait, le cas échéant, faire taire ses préférences personnelles. Ainsi, dans la lettre aux Romains, il affirme et réaffirme que la circoncision ne sert de rien pour le salut. Mais le même Paul, lorsque la mission se trouve gênée parce que Timothée n'est pas circoncis, demande tranquillement à son disciple de se plier à l’usage juif (Act.16,3). Il ne revient pas pour autant sur ses convictions théologiques, mais il accepte de lâcher du lest parce que finalement la mission le commande.
En 1 Cor.8, il s'agit de nouveau des viandes immolées aux idoles et nous voyons concrètement comment Paul réagit, huit ou neuf ans après l'assemblée de Jérusalem. Il est alors à Ephèse et il écrit aux Corinthiens pour régler divers points de la vie communautaire.
(Relire: 1 Cor.8) Paul donne d’abord sa réponse théologique: nous savons que le fait de manger ces viandes n'a pas d'importance pour le salut (v.1-6); puis il rappelle le point de vue de la charité (v.7-13).
La question primordiale, pour Paul, n'est pas simplement « le salut pour moi », mais le salut pour les autres. C'est, toutes proportions gardées, ce que Jésus disait à celui qui lui demandait « qui est mon prochain ? » Ren-versant la perspective, de questionné Jésus se faisait questionneur : « de qui te rends-tu proche ? ». De même ici, la question centrale n'est pas tellement celle du salut pour ceux qui ont la « connaissance » théologique (v.10), mais le salut qui doit importer pour nous, c'est le salut des frères, des frères les plus faibles en particulier, quelle que soit, d'ailleurs, la raison de cette faiblesse.
*
* *
En résumé :
- Nous constatons une grande vigilance dans cette Église primitive, en même temps qu'une grande lucidité. Vigilance tant à Jérusalem qu'à Antioche : on ne laisse pas pourrir la situation. Loin de laisser un groupe éliminer l'autre par usure ou découragement, on ne veut pas laisser des forces souterraines compromettre la théologie de la mission.
Un problème grave - universel - est répercuté au-delà de l'Église locale pour être traité utilement au niveau de l'Église de Jérusalem.
- On accepte de réfléchir ensemble, non seulement sur le vécu communautaire, avec tout le substrat traditionnel des communautés locales d'origine hébraïque. mais sur une expérience missionnaire, même si elle a été vécue ailleurs. Et on le fait parce que cette audace missionnaire a été validée par Dieu (signes et prodiges en Asie Mineure) ou lancée par lui (Césarée) : on ne peut contester cette œuvre de Dieu, c'est pourquoi on accepte un moment de discernement.
- On accepte aussi que la solution ne soit pas tout ou rien, c'est-à-dire finalement tout d'un groupe et rien de l'autre. On demande aux deux groupes des efforts, non pas pour les renvoyer dos à dos ni pour les neutraliser, mais des efforts qualifiés selon les groupes. Les judéo-chrétiens devront revoir leur théologie du salut; quant aux hommes neufs d'Antioche, ils devront comprendre les problèmes pratiques qui se posent aux judéo-chrétiens.
On demande donc aux deux groupes des efforts concrets pour lesquels, s'ils étaient seuls, ils ne seraient pas motivés. A priori, en effet, il n'y avait aucune raison de demander à des gens de ne pas aller chez tel ou tel boucher.
- La solution trouvée apparaît à tous comme une recherche d'équilibre. Il n'est d'ailleurs pas dit qu'on s'en tiendra toujours, de manière étroite, à ce règlement : Paul présentera aux Corinthiens la même disposition, mais d'une manière un peu différente.
La solution trouvée cherche à compléter l'un par l'autre les facteurs d'expansion et les facteurs de cohésion de la commuauté. On rejoint ici une constante de la dynamique des groupes: un groupe sain ne peut sacrifier aucun de ces deux facteurs: progression et cohésion.
- De nouveau, on se soucie d'humaniser les relations de groupe à groupe. D'une part, on désamorce le plus possible l'agressivité par un dialogue au niveau des faits. D'autre part, on ne lésine pas sur le choix des hommes (« hommes-passerelles») quand il s'agit de rétablir la paix entre deux groupes.
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