"Les yeux du cœur" (Ep 1,18)

 

 

Puisque le plan mystérieux de Dieu est l'œuvre d'une "sagesse infinie en ressources" (Ep 3,9-10), puisqu'il plonge ses racines dans le présent éternel de Dieu et dans sa "lumière inaccessible", il faut à l'homme le don d'une intelligence venue d'en haut, "pour le pénétrer et saisir son ampleur cosmique"[1]. Il faut que "le Père, selon la puissance de sa gloire, nous fortifie puissamment par son Esprit, pour que se fortifie en nous l'homme intérieur, que le Christ habite en nos cœurs par la foi, et qu'alors, enracinés et fondés dans l'amour, nous recevions la force de comprendre, avec tous les baptisés, et que nous puissions connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance" (Ep 3,16-19).

Pour rejoindre l'Amour de Dieu, il faut que Dieu Amour vienne à notre rencontre.

Pour rejoindre la pensée de Dieu, il faut que la parole de Dieu soit notre nourriture.

Pour rejoindre le mystère de Dieu, il faut en définitive que ce mystère même se révèle à nous.

 

Selon l'enseignement de saint Paul, c'est "le Père de la gloire qui va nous donner un esprit (ici : une grâce spirituelle) de sagesse et de révélation, qui nous le fasse vraiment connaître" (Ep 1,17-18). Cette grâce, qui fut accordée à la "génération des Apôtres et des Prophètes, dans l'Esprit" (3,5), était la seule chose, avec la croix du Christ, dont saint Paul se sentît fier :"Vous avez appris, je pense, comment Dieu m'a dispensé la grâce qu'il m'a confiée pour vous, m'accordant par révélation la connaissance de son mystère" (3,2-3).

 

Grâce d'admiration, grâce d'émerveillement, grâce d'adoration sans limites, que Dieu accorde quand il veut, comme il veut, mais qu'il accorde toujours à l'homme intérieur

s'il veut bien ne plus connaître désormais que le Christ, et le Christ crucifié,

s'il consent à tendre de toutes ses forces vers la Résurrection de son Roi,

s'il s'emploie de toute la force de son âme à "saisir le Christ comme il a été saisi de lui", et à consumer sa vie au service du Corps tout entier, dans l'attente de la rencontre ; car, dit saint Grégoire, "celui qui désire Dieu de toute son âme, possède déjà celui qu'il aime".

 

Ainsi notre connaissance de Dieu est le fruit tout gracieux d'une révélation intérieure. C'est là, de la part de saint Paul, une précision de très haute portée. Regardons en effet la courbe décrite à ce sujet par la théologie paulinienne. Dans l'épître aux Romains, sa première synthèse, Paul réclamait une réponse de foi au message chrétien, mais cette foi apparaissait encore comme un acte global d'adhésion : Paul n'insistait pas tellement sur notre pénétration personnelle, sur notre intelligence active de l'œuvre rédemptrice de Dieu. Un peu plus tard[2], quand il écrit de Rome aux chrétiens de la région d'Éphèse, sa pensée théologique est parvenue à son plein épanouissement. Le déroulement concret ("l'économie") du salut et la récapitulation de toutes choses dans le Christ culminent cette fois

dans une révélation du mystère à chaque chrétien. Sans cesser d'être la geste de Dieu accomplie gratuitement en notre  faveur, le mystère du Christ devient plus explicitement objet de connaissance et de contemplation.

           

Plus que jamais, sur ces sommets spirituels que Paul envisage dans Col et Ep, la connaissance est inséparable de l'amour.

            Quand Dieu se tourne vers l'homme, c'est qu'il veut instaurer un dialogue de Personnes à personne ; il s'adresse à l'homme tout entier, cœur et intelligence, et c'est de l'homme tout entier qu'il attend une réponse. C'est le même chrétien qui comprend et qui aime ; il comprend cordialement et il aime intelligemment ; l'amour suit patiemment les traces de l'intelligence, jusqu'au moment où il ne voit plus ni traces ni sentier. Il marche alors à la chaleur de Dieu. Quant à l'intelligence, qui assure devant Dieu la cohérence de notre marche, elle met sa joie à rejoindre les intuitions et les inventions de l'amour, car la lumière de Dieu est là, qui à la fois illumine et réchauffe. Et c'est pourquoi saint Paul s'écrie dans sa prière :

 

"Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur !" (Ep 1,18)

 

Le cœur, pour un sémite, donc pour saint Paul, sert autant à comprendre qu'à aimer. En cela les sémites ont merveilleusement compris l'homme et son unité. Quand on aime, le cœur a des yeux, le cœur voit, le cœur connaît, reconnaît et saisit. Mais les yeux du cœur ne peuvent vraiment s'ouvrir que dans la lumière du Dieu Trinité ; ils ne peuvent être illuminés que par le Père de la gloire. Et quand se fait cette illumination, sinon au baptême, où l'Esprit du Père et du Fils vient faire de nous des fils et des filles de lumière ?

 

Dès que cette nouvelle naissance nous a introduits, comme créatures régénérées, dans l'univers de la grâce, "les yeux du cœur", à l'intime de nous-mêmes, s'ouvrent progressivement à une connaissance supérieure de Dieu, à base de foi et d'amour, qui est une participation à la divine Sagesse, une connaissance existentielle qui s'épanouit en communion au Christ.

 

Et ce sont ces "yeux du cœur" qui nous donnent l'instinct des choses de Dieu, emplis qu'ils sont de la clarté de Dieu lui-même et d'un reflet de sa gloire. Ce sont eux qui gardent, comme des images d'amour, le souvenir des grâces de Dieu et du cheminement de sa tendresse, tels nos yeux de chair qui, au milieu de la nuit, n'oublient que lentement la lumière qui les a un instant éblouis. Les yeux du cœur sont l'organe de la fidélité, qui est la permanence de l'amour.

 

 

Quand notre foi s'affole, quand l'obéissance nous semble incohérente, quand notre intelligence se heurte au mystère de la Croix, les yeux du cœur, eux, se souviennent que tout cela fait partie du contrat d'amour passé avec le Christ.

Quand Dieu se fait attendre, quand nous sommes lassés du sacrifice, quand la monotonie vient nous siffler à l'oreille cet "à quoi bon ?", qui est un refus de l'amour, les yeux du cœur nous font voir, au-delà de l'horizon fermé, "quelle espérance nous ouvre l'appel de Dieu" (Ep 1,18).

Quand la souffrance du corps ou du cœur nous trouve sans force et sans héroïsme, quand la Croix tout à coup nous scandalise, parce que nous l'attendions ailleurs, plus tard, ou sous un autre visage, quand nous ne supportons plus le regard douloureux du Crucifié, les yeux du cœur nous rappellent "quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints" (1,19).

Quand nous sommes tentés de nous arrêter à mi-pente, de laisser à d'autres les grandes ambitions de la charité, quand nous nous laissons accabler par nos chutes et notre misère, jusqu'à désespérer de nous-mêmes en songeant avec tristesse à notre élan d'autrefois, nous voyons, des yeux du cœur, "quelle extraordinaire grandeur la puissance de Dieu revêt, en faveur de nous, les croyants,

comme en témoigne cette force souveraine qu'il a déployée en la personne du Christ, le ressuscitant d'entre les morts et le faisant siéger à sa droite dans les cieux" (1,19-20).

 

           

Et pourtant ces yeux ne voient qu'à travers un miroir, dans l'énigme de la rédemption. Que sera notre joie, quand ils verront face à face !

            Notre cœur ne connaît qu'en partie, bridé par les limites du temps et du péché. Que sera son bonheur, quand il connaîtra son Seigneur comme déjà il est connu de lui ?

           

Le Seigneur frappera, entrera, et nous souperons ensemble, lui avec nous et nous avec lui, et nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons tel qu’il est.

 

 

[ Page d'accueil ] - [ Textes de Paul ]

 

 



[1] Cf.P.Benoit, DBS, fasc.36, p.203.

[2] Avec Percy, L.Cerfaux (deuxième manière, Recherches Bibliques, V , DDB 1960, p.60-71, et M.Barth (51985), on maintient ici l'authenticité paulinienne d'Ep.