'Dia touto', la prière d'Ephésiens 1,18-23

 

 

 

Texte :

 

 

v.15 :   "Voilà pourquoi, moi aussi,

            ayant appris votre foi dans le Seigneur Jésus et votre charité pour tous les saints,

v.16 :   je ne cesse de rendre grâces à votre sujet,

            faisant mémoire (de vous) dans mes prières,

 

v.17:                afin que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père de la gloire,

                        vous donne un esprit de sagesse et de révélation,

v.18:                 les yeux du cœur ayant été illuminés,

                           pour que vous sachiez

                                    quelle espérance vous ouvre son appel,

                                    quelle est la richesse de la gloire de son héritage parmi les saints, et

v.19:                           quelle est l'extraordinaire grandeur de sa puissance envers nous,

les croyants,

                                    selon l'énergie du pouvoir de sa force,

 

 

v.20:                                       dont il a déployé-l'énergie dans le Christ,

                                                           l'ayant ressuscité d'entre les morts et

                                                           l'ayant fait asseoir à sa droite dans les sur-cieux,

v.21:                                                      au-dessus de toute Principauté, Domination,

   Puissance, Seigneurie,

                                                              et de tout Nom nommable,

                                                              non seulement dans ce monde-ci,

   mais encore dans le monde à venir.

 

v.22:    Et il a tout mis sous ses pieds, et

            il l'a donné, au sommet de tout, comme tête à l'Église,

v.23:               qui est son corps, la Plénitude de celui qui remplit tout en tous."

 

 

 

Trois parties :

 

Après la louange de Dieu qui nous a bénis dans l'Esprit Saint, et après le rappel de son mystère de salut, Paul prie pour les chrétiens d' "Éphèse".

1) Tout d'abord il remercie Dieu de les avoir attirés à lui dans la foi et la charité [je] (v. 15-16) ;

2) Puis il demande pour eux qu'ils parviennent à connaître l'espérance qui leur est ouverte par Dieu dans le Christ [nous/vous] (v.17-19).

3) Enfin (v.20-23) Paul entonne pour ainsi dire une nouvelle hymne à la gloire de la force souveraine de Dieu [il=Dieu, et le Messie].

 

Constantes :

 

- les lettres de Paul commencent toujours par l'action de grâces émerveillée ;

- action de grâces pour ce que les communautés ont reçu (foi, espérance, charité) ;

- demandes d'affermissement ;

- prose hymnique : substantif/verbe (energeia/energèsen), "Lui, tout, tous" (autos, pas).

 

v.15     "Voilà pourquoi, moi aussi,

 ayant appris votre foi dans le Christ Jésus et votre charité pour tous les saints,"

 Dia touto kagô

 akousas tèn kath'humas pistin en tôi kuriôi Ièsou kai tèn agapèn tèn eis pantas tous hagious,

 

 "Voilà pourquoi" (dia touto) : la formule de transition est ici un peu inattendue. Elle était mieux en situation dans Col 1,9.

 

"moi aussi" (kagô) : Pourquoi ce "aussi" ? – parce que Paul a "entendu, appris" la fondation de la communauté d'Éphèse (Col 1,9 ; 4,7; Act 20,4).

 

"foi/charité" : Comme en Col 1,4; l'espérance apparaît v.18. Foi en (en au lieu de eis).

 

"Seigneur Jésus" : le ressuscité ; "Christ" serait plutôt le Messie.

 

"les saints" : = les baptisés de la communauté.

 

 

v.16     "je ne cesse rendant grâce à votre sujet,

faisant mémoire (de vous) dans mes prières",

ou pauomai eucharistôn huper humôn

mneian poioumenos epi tôn proseuchôn mou,

 

"quand je fais mémoire" (cf. 1 Th 1,2; Phm 4; Rm 1,4).

 

 

v.17     "afin que le Père de notre Seigneur Jésus Christ, le Père de la gloire,

vous donne un esprit de sagesse et de révélation en sur-connaissance de lui",

hina ho theos tou kuriou hèmôn Ièsou Christou, ho patèr tès doxès,

dôèi humin pneuma sophias kai apokalupseôs en epignôsei autou,

 

"Père de la gloire": génitif de qualité (Père glorieux), si l'on y voit un sémitisme ;

                              ou : Père à qui l'on doit rendre gloire (1 Ti 6,15s; Apoc 4,11) ;

                              ou : génitif d'auteur (Père qui donne la gloire), cf. "des consolations"(2 Co 1,3; "des lumières" (Ja 1,17) ; "des esprits" (He 12,9).

 

"un esprit de sagesse et de révélation[1]" : Ici : esprit, et non pas Esprit ; une grâce spirituelle de sagesse et de révélation. (En 1,8 :"sagesse et intelligence"). Ep 1,17 reste proche de 1 Co 2,1-10; Is 11,2; Sg 7,7; 1 Jn 5,20. Sagesse et révélation ont leur source et leur but dans la connaissance de Dieu, grâce à ce qu'il fait savoir de lui. Epi-gnôsis[2], difficile à distinguer de gnôsis (3,19).

 

v.18 :   "les yeux du cœur ayant été illuminés

              pour que vous sachiez

quelle est l'espérance de votre vocation,

quelle est la richesse de la gloire de son héritage parmi les saints, et

v.19 :               quelle est l'extraordinaire grandeur de sa puissance envers nous, les croyants,

selon l'énergie du pouvoir de sa force

pephôtismenous tous ophthalmous tès kardias (humôn)

eis to eidenai humas

tis estin hè elpis tès klèseôs autou,

tis ho ploutos tès doxès tès klèronomias autou en tois hagiois, kai

ti to huperballon megethos tès dunameôs autou eis hèmas tous pisteuontas

   kata tèn énergeian tou kratos tès ischuos autou

 

"ayant été illuminés" : traduit comme accusatif absolu (autres possibilités : dépendant librement de "donne" ; dépendant librement de "humin"). "Illuminer les yeux" vient de Ps 12,3; 18,8; 2 Esd 9,8, etc. (mais aussi d'un fonds que Ep partage avec le Rouleau de la Guerre de Qumran, 1 QS 2,3.4; 4,2; 11,2.5s. Les philosophes disent "les yeux de l'âme". (Cf. "Les yeux du corps", dans le site personnel).

 

"l'espérance" : = la chose espérée. Voir Col 1,5b :"l'espérance qui vous est réservée dans les cieux, et dont vous avez naguère entendu l'annonce dans la parole de vérité, l'Évangile" .. Bref : ce qui nous attend dans les cieux, et que l'Évangile nous promet : la gloire.

 

"vocation" : l'appel chrétien °.

 

"richesse" : mot favori dans Ep (1,7.18; 2,7; 3,8.16), venu des Sapientiaux.

 

"gloire" : ici objet de l'espérance, à savoir l'héritage que Dieu prévoit pour nous.

 

Noter que jusqu'ici Paul ne cite pas la croix, où 1 Co 2,2-5 voyait la sagesse et la puissance de Dieu.

Toutes les formes du dynamisme : dunamis = la puissance, en général; energeia = la force en action; kratos = le pouvoir exercé; ischus = la force.

 

v.20 :   "dont il a déployé-l'énergie dans le Christ,

l'ayant ressuscité des morts et

             l'ayant fait asseoir à sa droite dans les sur-cieux,"

hèn enèrgèsen en tôi Christôi

egeiras auton ek nekrôn kai

kathisas en dexiai autou en tois epouraniois

 

"l'ayant ressuscité" (réveillé : egeiras) : Cf. Act 2,24; 3,15; 4,10 etc. et les discours de Pierre ; chez Paul 1 Th 1,1; Ga 1,1 etc.)

 

"l'ayant fait asseoir" : faire asseoir (factitif), comme 1 Co 6,4, mais ici Dieu est sujet ; s'asseoir (réfléchi), comme Ps 109,1.

 

"à sa droite" : Ps 109,1 (LXX) dit :"ek dexiôn). L'image exprime à la fois la faveur (Ps 80,18), la victoire (Is 41,10), et le pouvoir (Ex 15,6). Intronisation du Messie et de l'Homme, en v.22 (amalgamant les données des Ps 8 et 110).

 

"sur-cieux" : "hauts cieux", dit Bouttier.

 

v.21:    "au-dessus de toute Principauté, Domination,

Puissance, Seigneurie,

et de tout Nom nommable,

non seulement dans ce monde-ci,

mais encore dans [le monde] à venir";

huperanô pasès archès kai exousias

kai dunameôs kai kuriotètos

kai pantos onomatos onomazomenou,

ou monon en tôi aiôni toutôi

            alla kai en tôi mellonti ;

 

-          d'abord quatre puissances cosmologiques (Col 1,16; Ep 3,18) ;

-          puis tout l'au-delà des noms. Les rabbins opposent souvent 'ôlâm hazzeh/ôlâm habbo' ; la tournure est plus rare dans le Nouveau Testament (Mt 12,32; He 6,5).

 

"les Puissances" :     Elles sont envisagées par saint Paul dans Ep avec un certain pessimisme[3]. C'est une note qui tranche sur la présentation des Puissances par les autres épîtres, Col y compris. Il est probable que la pensée de Paul sur ce point ne s'est pas totalement unifiée.

 

Dans Col, les "puissances" apparaissaient comme neutres, voire bonnes en principe.

.  Paul les assimilait aux anges administrateurs de la Loi, pour ensuite mieux compromettre leur prestige aux yeux des Colossiens qui leur portaient une dévotion exagérée. "Puisque la Loi de Moïse est supprimée, disait en substance Paul dans Col, les Puissances n'ont plus rien à nous réclamer ; qu'elles rentrent dans le rang !" Elles ont eu un rôle glorieux dans le passé, mais présentement ce rôle devient équivoque, puisque ces puissances célestes n'ont plus aucune créance à présenter contre des chrétiens régénérés par le Christ.

.   L'Apôtre n'associait pas expressément ces hiérarchies, "créées et réconciliées dans le Christ" (Col 1,16.20), à l'empire des ténèbres qui nous tenait captifs (Col 1,13).

.   Mais, en Col 2,15, il est quand même dit que le Christ "a dépouillé les Principautés et les Puissances, qu'il les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal".

 

Mais dans Ep, les Puissances sont présentées comme franchement mauvaises.

 

Certes, dans deux passages, Paul n'attaque pas directement les hiérarchies célestes :

- Dans sa prière, en 1,21, il écrit :"Dieu a déployé sa force souveraine en la personne du Christ, le ressuscitant d'entre les morts, en le faisant siéger à sa droite, dans les cieux, bien au-dessus de toute Puissance, Principauté, Vertu, Seigneurie, et de tout autre titre qui se pourra nommer, non seulement en ce monde-ci, mais encore dans le monde à venir".

   On sent, dans cette énumération de Paul, une certaine impatience. Il ne cherche pas à dresser une liste complète, mais écarte d'un revers de main toutes les spéculations qui avaient cours chez les judéo-chrétiens de Colosses et d'Éphèse.

 

- En Ep 3,10 on peut lire :"Le mystère a été tenu caché depuis des siècles en Dieu, le créateur de toutes choses, pour que soit manifestée maintenant aux Principautés et aux Puissances célestes, par le moyen de l'Église, la sagesse infiniment variée en ressources déployée par Dieu".

   Ici également on décèle une critique sous-jacente : les esprits célestes ont été incapables de saisir le plan de salut de Dieu ;  c'est pourquoi ils ont incité les responsables Juifs à crucifier "le Seigneur de la gloire" (1 Co 2,8) ; aujourd'hui ils comprennent le mystère du salut de tous en contemplant l'Église, Corps du Christ sauveur (cf. 1 P 1,12).

 

Mais en Ep 6,12, Paul passe sans détour à l'offensive : il range les Puissances cosmiques au nombre des forces sataniques ; bien que subjuguées par le Christ et placées sous ses pieds, ces forces de ténèbres demeurent actives, et hostiles au message chrétien ; elles travaillent sous les ordres du Diable, de cet esprit malfaisant qui dirige les rebelles.

Voici ce texte, où saint Paul rappelle aux Éphésiens l'urgence et la nécessité du combat spirituel :

"En définitive, c'est dans le Seigneur et sa force souveraine qu'il vous faut puiser vos énergies.

 Revêtez l'armure de Dieu pour pouvoir résister aux manœuvres du Diable.

 Car ce n'est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter,

 mais contre les Principautés, contre les Puissances,

 contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres,

 contre les Esprits du mal qui habitent les espaces célestes".  (Ep 6,12)

Paul est ici tributaire des idées de son temps ; les Esprits sont censés gouverner les astres et par eux tout l'univers. Ils résident "dans les cieux" (Ep 1,10; 3,10; Ph 2,10) ou "dans l'air" (Ep 2,2), c'est-à-dire entre la terre et le séjour de Dieu. Ils ont renié Dieu les premiers, puis ils ont cherché à se rendre maîtres de la destinée des hommes en les asservissant au péché (2,2) ; mais le Christ les a vaincus en notre nom, et c'est avec la force du Sauveur que les chrétiens vont poursuivre la lutte Ep 1,21; Col 2,13; 2,15-20).

 

Ainsi Ep s'écarte de la pensée de Col et rejoint celle des épîtres antérieures où ces mêmes puissances étaient déjà présentées comme hostiles (Rm 8,28), coupables de la mort de Jésus au moins par ignorance (1 Co 2,8) et destinées à être réduites à l'impuissance comme des ennemis vaincus (1 Co  15,24).

Ces  réactions un peu agressives de saint Paul se comprennent aisément.  On sait maintenant que les Esséniens de Qumran insistaient beaucoup eux aussi sur la lutte contre les Esprits du mal (cf. Règle de la Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres, 1QM I,8-15; XIII,1-16), et qu'ils aimaient eux aussi à opposer avec une certaine raideur la lumière aux ténèbres, opposition que nous retrouvons en Ep 5,9-13.

 

Mais ces idées sur les puissances célestes et sur le cosmos qu'elles entendent régir n'entrent dans le champ de vision de Paul que comme cadre de l'humanité, ce qui est très biblique. Les prétentions des docteurs de Colosses ont forcé Paul à dire son avis ; et Ep a hérité quelque chose de ces discussions. Mais après tout les Puissances et le cosmos composent simplement la scène où se joue un drame, le seul drame qui intéresse l'Apôtre : le salut des hommes par l'union au Christ. 

 

 

"nom" : non pas associé à "kurios"(comme en Ph 2,9-11), mais au-dessus de tout ce qui est nommable (par Dieu !)

 

 

v.22 :   "Et il a tout mis sous ses pieds

et il l'a donné, au-dessus de tout, comme tête à l'Église"

kai panta hupetaxen hupo tous podas autou

kai auton edôken kephalèn huper panta tèi ekklèsiai,

 

"sous ses pieds" : Renvoie à Ps 8 en 1 Co 15,17; He 2,6-9, et à Ps 110 (Messie roi et prêtre) + Ps 8 (Adam, roi du monde actuel et du monde futur chez les rabbins).

 

"pieds … tête" : Cela nous ramène à Adam-Homme. Deux nouveautés par rapport à Col,15-20 :

-          en Ep, c'est Dieu qui donne le Christ comme tête ;

-          inversion des thèmes : en Col, c'est le Christ qui est tête du corps qui est l'Église ; en Ep, le Christ est donné comme tête à l'Église qui est son corps.

 

"au-dessus de tout(es) les créatures" : En Col 1, ce n'est pas le chef de l'Église qui devient tête du monde (danger de théocratie !), mais le chef du monde qui est donné aussi pour tête à l'Église. En Ep Paul combine les deux.

 

"l'Église" : première apparition en Ep : l'Église est en passe d'être personnifiée comme peuple messianique universel. Cheminement de la pensée de Paul : Christ/Tête, Église/corps, homme/femme.

Cf. Ep 2,16; 4,4-16; 5,23-30.

 

v.23     "qui est son corps, le plèrôme de celui/ce qui est rempli/remplit tout en tous.

 

Texte très dense qui permet plusieurs compréhensions.

 

Commençons par les deux sens possibles de plèrôme :

-          face active : ce qui vient remplir et prendre possession d'un espace offert, comme l'eau qui remplit un bassin ;

-          face passive : ce qui est rempli, comme le bassin rempli d'eau (voir : le temple, la demeure, le corps, autant de réalités qui peuvent être remplies par la gloire, la présence, le pneuma).

Selon la direction du regard, on dira que le Christ est le plèrôme de l'Église (il remplit) ou que l'Église est le plèrôme du Christ (elle est remplie de sa présence).

 

Ensuite il faut s'interroger sur la double ambiguïté de plèroumenou, Qui peut être :

-          un masculin : celui qui remplit ou est rempli ;

-          un neutre : ce qui remplit ou est rempli.

Ce qui donne cinq possibilités de traduction[4],

1.                  l'Église, corps du Christ, est le plèrôme de celui (=le Christ) qui est rempli totalement

(par Dieu) ; 

2.         l'Église, corps du Christ, est le plèrôme de celui (=le Christ) qui est rempli totalement

  (par l'univers des choses) ;

3.         l'Église, corps du Christ, est le plèrôme de celui (=le Christ) qui remplit tout en tous ;

                                                                                                                                  

4.         l'Église, corps du Christ, est le plèrôme de ce (=l'univers) qui est rempli totalement

      (par l'action du Christ) ;

5.         le Christ, donné pour tête à l'Église, est le plèrôme de ce qui est rempli (animé) totalement

                                                                                                          par lui (c'est-à-dire l'Église).

 

La solution 1 : a l'appui de Col 2,9; Jn 1,16 et 17 :"toi en moi, moi en eux, eux dans le monde".

TOB :"la plénitude de Celui que Dieu remplit lui-même totalement" ;

La solution 2 :   Benoit,

BJ : "la Plénitude de Celui qui est rempli tout en tout" ;

La solution 3 : classique, traditionnelle dans les versions , 1 Co 15,28; Ep 4,

Schlier, Gnilka,

Bouttier : "la plénitude de celui qui remplit tout en tous" ;

                        Schnackenburg : "die Fülle dessen, der alles in allem füllt" ;

M.Barth : "full of him who fills all things totally";

Osty : "la Plénitude de celui qui remplit absolument tout" ;

Grosjean (Pléiade) :"la plénitude de celui qui remplit tout en tout" ;

Einheitsübersetzung :"und wird von ihm erfüllt, der das All ganz und gar beherrscht"

La solution 4 : Schmitt.

La solution 5 : de la Potterie.

 

La traduction 3 semble la plus plausible.   (Vg : et plenitudo ejus, qui omnia in omnibus adimpletur !)  

 

 

Commentaire de Bouttier (p.92) :

 

"À la consommation des temps, à l'usage prédominant jusque-là du verbe remplir et du terme plèrôma qui concernait l'accomplissement de l'histoire au jour du Seigneur, répond en Col complété par Ep une "consommation de l'espace". Dieu a tout déployé dans le Christ ; le Christ, devenu plèrôme de la divinité (Col), communique cette plénitude à l'Église qui, à son tour, devient plérôme du Christ".

 

Commentaire adapté de P.Benoit, avec quelques modifications, DBS, fasc.36, p.203.

 

 L'Église occupe tellement le centre de la scène où se joue le drame du salut qu'elle en vient à la remplir toute et à se dilater jusqu'au grand cadre du cosmos. Certes, ce cadre n'a jamais intéressé Paul pour lui-même. Il s'est imposé à son regard dans la crise colossienne, et Paul, d'un trait, a résolu son cas : l'univers entier, la plénitude cosmique, le plérôme de la création, visible et invisible, tout cela est englobé dans la Plénitude du Christ, par qui tout a été créé, et par qui est venue la réconciliation universelle.

 

En Ep le cadre cosmique du salut retourne un peu dans l'ombre : l'Église envahit tout. Mais Paul, en écrivant Col, a découvert la richesse et la force du mot "plérôme" pour exprimer les réalités chrétiennes. Aussi reprend-il le terme dans Ep, mais, par un coup de génie, il l'applique à l'Église. "On parle, dans votre région, du monde comme d'un immense corps cosmique, comme d'un plérôme. Eh bien, ce plérôme, je le connais : c'est l'Église du Christ !" En tant que Corps du Christ, l'Église est à elle seule un monde, un cosmos. Tout fait partie de son domaine : elle est coextensive au Tout.

 

Elle n'est pas seulement le Corps du Christ, elle est son Plérôme (1,23), c'est-à-dire que, par delà les chrétiens qui sont le Corps  proprement dit, elle assume en quelque sorte toutes les forces de la création régénérée où se répandent les énergies du Christ ressuscité : le Christ remplit mystérieuse-ment tout l'univers. Paul disait déjà en Rm 8,19 :"La création aspire à la révélation des fils de Dieu". Ep 4,10 développe magnifiquement la même intuition :"Celui qui est descendu, c'est le même qui est monté aux cieux, afin de remplir tout". Le Christ a pour ainsi dire arpenté l'univers de la base au sommet ; il en a pris possession et l'enferme tout entier dans sa puissance de Seigneur (kurios[5]). Ressuscité et triomphant, il vivifie et enveloppe le monde nouveau,  car en lui, Homme nouveau, Dieu a recréé l'humanité et il a récapitulé l'univers.

 

L'Église, plérôme du Christ, se voit donc transportée en mystère sur le plan du cosmos et comme étirée aux dimensions de l'univers. De soi, bien sûr, elle reste limitée au groupe des humains, mais l'homme est le centre et la raison d'être du monde, et par la médiation de l'homme, c'est la destinée même de cet univers qui se trouve emportée dans l'orbite de l'Église. Cela ne revient pas à dire que les êtres animés et le monde animal participent au salut dans ce qu'il a de spécifiquement humain, mais ils y sont associés indirectement. S'ils ne peuvent être "sauvés", ils vibrent en tout cas au message du salut des hommes.

 

Le Christ ressuscité contient donc à la fois toute la Plénitude de Dieu "qui habite en lui corporellement" (Col 2,9) et toute la plénitude du monde nouveau. Par conséquent, tout chrétien qui s'unit à lui est "rempli vers toute la Plénitude de Dieu" (Ep 3,19), et se voit, au sein de l'Église, saisi dans l'immense brassage du salut universel.

La vision cosmique de Paul dans Col est ainsi mise maintenant au service de l'Église.

 

 

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[1] M.Bouttier, p.83, note 167, précise bien les deux termes :"Sagesse et 'apocalypse' associent les deux courants de la révélation biblique qui irriguent le judaïsme. Certes, ce v. n'entend pas les désigner comme tels, mais Ep se trouve à leur confluent. Sapience et apocalyptique sont issues de pôles opposés ; la sagesse a sa source dans la condition humaine au sein de la création de Dieu, et poursuit une quête de l'art de vivre à la lumière du secret des origines ; l'apocalyptique, elle, est fruit de la dramatique tragédie de l'histoire et tente d'y apporter sens et action à partir du dévoilement de la fin. Les deux courants ont mêlé leurs eaux : Qumran en est l'exemple. Les langages se recouvrent et, plus tard, l'hermétisme et la gnose seront le fruit de la conjonction. Ep atteste, à sa manière avec une force exceptionnelle, la fusion de leur capital linguistique : une pénétration du "mystère" de Dieu, celui des origines et du cosmos, et celui de l'histoire, pour prendre la dimension du présent."

On soulignera cependant que "mystère" a un sens bien particulier dans Ep : le plan longtemps caché et maintenant dévoilé dans le Christ, qui réunit dans un seul Corps les Juifs et les autres. Ce sens particulier de "mustèrion" concerne l'histoire.

[2] Rm 1,28; 3,20; Ep 1,17 et 4,13 (tou huiou); Ph 1,9; Col 1,9.10; 2,2; 3,10; 1 Ti 2,4; 2 Ti 3,7; 2,25; Tit 1,1; He 10,26; Phm 6; 2 P 1,2.3.8; 2,20.

[3] Ces développements sur les Puissances citent très souvent P.Benoit, Éphésiens, dans DBS, fasc.36 (1961), Col. 200-201.

[4] Bien résumées par M.Bouttier, p.90.

[5] Noter l'intuition du psalmiste :"moshél bigebûrâtô 'ôlâm" (Ps 66,7).